Donnez-moi un angémo

Daniol Murat avait une idée en tête quand il entra dans le bureau du grand directeur. Celui–ci venait de terminer son entretien avec la redoutable Sandrila Robatiny et son visage portait encore des traces de son air penaud.

— Vous vouliez me voir ? dit–il en tapotant rêveusement ses accoudoirs du bout des doigts.

— Oui.

— Avez–vous déjà la liste des changements à réaliser pour améliorer les méthodes d’éducation ?

— Non. Pas encore. Je viens d’avoir une idée et je voudrais vous en parler. Pour tout dire, il s’agit même d’une requête.

— Hummm… je vous écoute, dit Blador en tendant mollement un bras vers un fauteuil pour inviter Daniol à s’asseoir.

Daniol s’exécuta et lâcha tout de go :

— Donnez–moi un angémo.

— Vous voulez dire…

— Oui, je veux un C12.

— Mais…

— Confiez–moi l’éducation de l’un d’entre eux. Je voudrais simplement démontrer que mes méthodes d’éducation donneront de meilleurs résultats.

— Vous voulez vous occuper personnellement d’un de ces singes en particulier ?

— Oui.

— Lequel ?

— Cela n’a aucune importance, ils sont tous identiques.

— Oui bien sûr…

Le grand directeur fit glisser plusieurs fois ses pouces, dans un mouvement de va–et–vient, sur l’intérieur des accoudoirs, pour le pur plaisir de goûter la texture du cuir. Sur le point de répondre, il se ravisa et resta silencieux, apparemment profondément concentré sur ses impressions tactiles. L’éthologue attendit patiemment en croisant les jambes.

— Préférez–vous que je vous reparle de ce sujet plus tard ? demanda–t–il au bout d’un moment.

— Non, j’accepte. Mais… à condition que votre manière de procéder puisse être applicable à grande échelle. Vous comprenez ce que je veux dire, n’est–ce pas ! Nous ne pouvons pas éduquer ces singes en les prenant sur les genoux pour leur prodiguer toutes sortes de gentillesses. Vous devez garder à l’esprit que l’instruction doit être automatisée pour être parfaitement contrôlée. Nous ne voulons pas créer des individualités. Pour maîtriser la vente d’un produit il est préférable de bien le connaître. Il est très important de leur faire acquérir à tous exactement les mêmes connaissances, strictement les mêmes. C’est capital. Gardez également une autre chose à l’esprit : le prix de revient. C’est une préoccupation qui doit rester majeure. J’aimerais m’assurer que vous avez bien compris.

— J’ai parfaitement bien compris. Mais cela entre en contradiction avec ma demande, dès lors que je sollicite l’autorisation de m’occuper d’un seul d’entre eux. C’est comme si je vous demandais un seul verre d’eau et que vous me répondiez : d’accord, mais il faut boire toute la mer ! Celui dont je m’occuperai sera forcément différent des autres.

Alan Blador ne comprit pas le rapport avec cette histoire de verre d’eau et de mer, mais il ne s’en inquiéta pas outre mesure. Ce n’était pas la première fois qu’un « C’est comme si » du psychologue lui échappait.

— Certes ! À la fin de votre expérimentation il y en aura un de différent. Nous le considérerons comme un prototype. Nous le garderons pour nous, ou nous le détruirons.

Le grand directeur regretta ses quatre derniers mots au moment même où il finit de les prononcer. Daniol Murat lui adressa une expression chargée d’indignation qui semblait peser des millions de tonnes.

— Je ne voulais pas dire ça, Daniol…

Le regard de Daniol Murat parut peser encore plus lourd, de plus en plus lourd. Non pas qu’il exprimât quelque sévère jugement, au contraire même ! C’est parce qu’il était plutôt identique aux regards naïfs et purs des très jeunes enfants, qu’il était si pesant ! Il semblait tout simplement dire : « C’est triste ce que vous dites, ça me fait de la peine dans le cœur. »

— Excusez–moi, Daniol. Laissez–moi seul s’il vous plaît. Je vous donne mon accord, mais… n’oubliez pas mes directives, et pensez à mes recommandations.

Le psychologue se leva sans répondre et quitta le bureau du grand directeur qui le regarda partir en éprouvant soudain une accablante tristesse.