Parlez sans prélude !

Le découragement n’avait aucune prise sur Sandrila Robatiny; il n’affectait pas plus sa volonté, qu’un jet de coussins n’endommagerait un blindage de zark. Sa très longue vie lui avait donné moult occasions de surmonter des crises difficiles. Elle n’était pas née « femme la plus puissante des mondes », bien loin de là. Vraiment, bien loin en effet ! Un des traits de la personnalité de Sandrila Robatiny, certainement le plus significatif avant même sa fierté hypertrophiée et l’intempérance hystérique qu’elle partageait avec Bartol, était son indestructible entêtement. Entêtement qui l’avait élevée au niveau qu’elle occupait aujourd’hui sur la scène des mondes.

Il ne lui restait plus qu’un seul lien avec Bartol, et par là même avec les membres de l’Organisation bien que ceux–ci lui apparussent à présent d’un moindre intérêt, c’était cet appartement. Le seul moyen d’apprendre quelque chose était de le fouiller de fond en comble, mais pour ce faire être à l’intérieur était indispensable bien entendu. Encore une fois, elle descendit les l’escalier à toute allure. Au pied de l’immeuble, elle examina la façade. L’appartement de Bartol se situait au douzième étage, soit à quelque trente–six mètres. Ce n’était pas bien haut mais de toute façon cela ne changeait pas grand–chose, quelques dizaines de mètres en plus ou en moins, quelle importance ! Pas de classique gouttière, ni autre aspérité quelconque pour offrir une prise. À cette heure de la nuit, les passants étaient rares ; il n’y avait personne dans cette rue depuis un bon moment déjà. Un intervalle de quelque deux mètres cinquante séparait chaque étage. Grâce à la faible masse de son corps, dans les quarante–cinq kilogrammes seulement, et à la puissance de ses muscles assistés par des fibres à contraction, elle avait déjà sauté plus haut.

Elle se ramassa sur elle–même. Ses jambes se détendirent. Son premier bond l’amena sur le rebord de la première fenêtre, le deuxième sur la deuxième et ainsi de suite jusqu’à la douzième. Pour ne pas se faire repérer par les occupants, la moitié des appartements étant encore éclairée, elle était passée furtivement, le plus possible sur le côté. Peut–être une femme repéra–t–elle quelque chose ; elle mit un bref instant la tête à la fenêtre, puis entra. L’Éternelle ouvrit la fenêtre de Bartol et se glissa dans l’appartement.

La première chose qu’elle eut envie de faire fut d’évaluer l’heure et la vitesse à laquelle son guide protecteur était sorti ; était–il parti précipitamment ? Le moment de son départ ne pouvait être évalué avec une grande précision sans mesurer le facteur de dissipation de la chaleur propre au matériau constituant le sol. Elle tira par terre avec l’œuf tueur, en un point quelconque, prit du regard une mesure du rayonnement infrarouge dégagé par l’impact, et attendit très précisément trente secondes avant d’effectuer une seconde mesure. Le facteur de dissipation ainsi déterminé, elle prit la mesure du rayonnement émis par l’empreinte de Bartol au pied du lit. Estimation : le céph–logiciel afficha : 21 : 33 : 07. Ainsi donc, les événements s’étaient produits environ une heure et demie avant son réveil. La deuxième mesure, effectuée sur l’empreinte la plus proche de la sortie, donna : 21 : 33 : 26. Dix–neuf secondes pour faire… (Elle compta les pas en marchant à sa cadence). Vingt–sept pas. Dix–neuf secondes pour faire vingt–sept pas. Visiblement, aucune précipitation, conclut–elle. Il a même marché plutôt calmement. J’ai l’impression qu’il faisait des petits pas… Il faudrait que je compare avec d’anciennes traces… Ce ne doit pas être sa démarche normale, il devait être drogué ou…

Mais cette analyse pouvait attendre. Elle décida de fouiller l’appartement, sans oublier le moindre tiroir, dans l’espoir de découvrir des indices lui permettant de contacter des gens qu’il connaissait par exemple, ou bien autre chose, elle ne savait pas trop, n’importe quoi pouvant l’aider à retrouver Bartol. Mais, il n’y avait vraiment pas grand–chose. L’investigation sera vite faite, fut–elle déçue de constater. Cela réduisait le nombre de chances de trouver une piste intéressante. Derrière un paravent, vannerie en trois parties, elle avisa une sorte de commode sur laquelle une énorme pile de linge défiait toutes les lois de l’esthétique avec une insolence délibérée. Elle s’en approcha avec un sourire plein de tendresse, on eût dit qu’un peu de Bartol était là, devant elle. Au moment où elle s’apprêtait à affronter l’impertinent monstre de chiffons pour accéder aux tiroirs du meuble, elle entendit qu’on frappait discrètement à la porte. Son cœur explosa violemment et dans le temps d’un sursaut, elle fut devant l’entrée, la main droite sur la poignée. Mais elle se ravisa. Si ce n’était pas lui ! Pourquoi frapper à la porte ? Pourquoi n’utilisait–il pas son identificateur ? Un coup d’œil dans le judas confirma ses doutes, ce n’était effectivement pas lui. À moins qu’il eût encore changé son physique, mais c’était fort peu probable… d’autant que ça ne l’empêcherait pas d’utiliser son identificateur. Convaincue qu’elle tenait là sa chance de remonter jusqu’aux ravisseurs de Bartol, elle sortit l’œuf tueur, ouvrit brutalement la porte, et se jeta sur l’homme qu’elle maîtrisa sans difficulté. Elle n’était pas vraiment experte, ni en lutte, ni en quelque art martial que ce fût, mais sa force terrifiante lui conférait un avantage certain. Le nouveau venu fut fermement enserré dans ses bras, emmené dans l’appartement et jeté sur le fauteuil bien avant que ses membres n’eussent le temps d’esquisser la moindre manœuvre de défense. Malgré l’effort nécessaire pour maîtriser un homme moyen de la sorte, elle avait pu, en même temps, consciencieusement refermer la porte.

À présent elle était là, devant lui, solidement plantée sur ses longues jambes, les bras croisés, les dards brûlants de ses prunelles de déesse en colère fichés dans les yeux écarquillés de sa capture abasourdie. L’inconnu, largué sur le dos, les jambes en l’air, lutta pour trouver une position assise plus digne.

— Parlez sans prélude, dit–elle, sur un ton qui eut soumis une armée de farouches barbares.