Le choix du numéro 5

C12/5 ne savait pas qu’il était discrètement observé par un homme. Il ne savait même pas encore ce qu’était un homme, cet enseignement lui serait donné plus tard. Pour lui, l’univers tout entier se résumait à la pièce de quatre mètres de côté dans laquelle il se trouvait, depuis aussi loin que portait sa mémoire. Il n’était pas le seul à avoir cette conception du monde. Ses neuf semblables, tous comme lui des clones issus des même codes génétiques, vivaient séparés, chacun à l’intérieur d’un espace rigoureusement identique. Dans un angle, un matelas. Diamétralement à l’opposé, une fausse guenon. Dans un autre angle encore, l’appareil sanitaire dans lequel ils devaient faire leurs besoins. Au centre, la scène de projection tridimensionnelle utilisée pour dispenser les leçons de vocabulaire. Çà et là, sur les murs, des appareils de prise de vue et de diverses mesures permettaient de les surveiller.

Après l’enseignement d’un début de vocabulaire, le programme prévoyait parallèlement l’apprentissage de la manipulation des objets. Ce programme expérimental était souvent remis en question, car c’était la première fois que l’on entreprenait d’élever des angémos de Classe 12.

Angémo : nom commun né de la siglaison du syntagme : « Animal génétiquement modifié ». Classe 12, ou C12 : indiquait qu’il était question d’angémos capables de soutenir une conversation. Afin de conserver l’intérêt du public pour ses produits, Amis Angémos s’était lancé dans une escalade pour proposer toujours plus de spectaculaire. Certaines associations, chacune pour des raisons différentes, s’opposaient à la création d’angémos, mais elles avaient beaucoup de mal à se faire entendre ; les quantités d’argent que rapportait ce marché étaient si grandes !

Peu après avoir quitté le grand directeur, l’éthologue était entré dans son bureau depuis lequel il observait avec attention C12/5 sur la scène de projection tridimensionnelle, qui siégeait au centre de la pièce. Il lui incombait, eu égard à sa fonction au sein d’Amis Angémos, de s’occuper de tous les C12 et il le faisait régulièrement, mais désormais le numéro 5 concentrerait son attention plus que les autres. L’expérimentation de sa propre méthode d’éducation s’appuierait sur ce dernier. Le choix du numéro 5 s’était imposé pour une raison sans aucun rapport avec une quelconque comparaison. Dans le long couloir qui donnait accès aux dix cellules, la cinquième occupait la position la plus proche de son bureau. C’est donc uniquement pour cette raison pratique qu’il avait fait ce choix. Il n’avait, pour l’instant, pas encore le droit de rencontrer physiquement l’angémo, mais il entretenait l’espoir d’obtenir cette autorisation rapidement.

La première mesure qu’il prit, fut de permettre à C12/5 (On prononcait C douze cinq) de rester autant de temps qu’il le souhaitait sur sa fausse mère. Il débrancha donc le dispositif d’électrisation relié au mannequin. Puis, il décida de ne pas attendre le moment prévu par le programme établi en proposant quelques objets à l’angémo, dans le but de lui faire découvrir de nouvelles sensations tactiles, et pour qu’il puisse commencer à exercer l’agilité de ses mains.

Il se rendit dans la pièce qui contenait le stock d’objets pédagogiques et les systèmes de distribution. Devant les formes et les couleurs hétéroclites, il hésita entre un cylindre et une sphère, puis entre la sphère et un cône, choisit finalement un cube rouge et le déposa dans un renfoncement du mur qui portait le numéro cinq. Le long du même mur, à une hauteur d’un mètre cinquante environ, s’alignaient dix renfoncements identiques numérotés de un à dix. Il toucha un bouton situé sur une console. Un léger ronronnement indiqua que les dix mécanismes chargés d’entraîner le matériel pédagogique dans les cellules entraient en action ; afin d’éviter toutes différences de comportement entre les élèves, le programme avait prévu ce moyen d’approvisionnement synchronisé de sorte que les dix angémos reçoivent le même objet, au même instant. Daniol Murat fut soulagé de constater que l’appareil acceptait de fonctionner pour un seul chargement. On ne lui avait pas demandé son avis pour établir le cahier des charges de sa conception et il aurait pu être doté d’un système de surveillance, l’obligeant à alimenter les dix cellules. Il se précipita dans son bureau pour voir le cube arriver dans le petit univers de C12/5 et pour observer les réactions de ce dernier.