Volaille et flammes de l'enfer

Une centaine de mètres plus loin, le Guide–Protecteur avait obliqué à gauche. Là, hors d’atteinte des caméras du zark, il s’était arrêté pour regarder alternativement de chaque côté de la rue, en disant :

— On va se catapulter de la zone. N’aie pas peur. M’occupe de tout. On va partir d’ici.

Comment cela ? aurait–elle pu se demander ! Mais l’arrivée, inexplicable et providentielle, d’un roulant avait tué la question dans l’œuf. Le Guide–Protecteur l’avait délicatement allongée à l’intérieur du véhicule, veillant à ce qu’elle fût dans une position confortable. Elle l’avait ensuite vu poser l’extrémité de son doigt dans le renfoncement de l’identificateur génétique et entendu indiquer sa destination.

— > Chez moi.

Puis en souriant d’un air rassurant :

— L’effet ne durera pas. Tu vas bientôt pouvoir bouger. Ce n’est qu’une question de temps. Tout dépend de la dose que tu as reçue. Mais je vois que tu arrives déjà à me suivre des yeux… Tu n’as pas dû en recevoir beaucoup.

La paralysie commençait à se dissiper en effet. Elle avait même pu lui rendre son sourire en hochant légèrement la tête.

— Ah tu vois ! C’est presque fini. Tu commences déjà à bouger. Je pense que tu n’as été atteinte qu’une seule fois.

En quelques millisecondes, le roulant avait interrogé le Réseau pour savoir où habitait le passager identifié, puis il avait aussitôt démarré pour se diriger vers l’adresse indiquée.

— Moi, avait–il poursuivi, la première fois qu’un fliqueur m’a paralysé, j’ai reçu une dose géante. Je suis resté comme une flaque plus de trois heures. Les copains étaient trop occupés pour penser à me rassurer. Je me suis fait du souci. Tu peux croire que quand j’ai commencé à bouger un peu, juste les doigts, j’étais heureux. Une des plus grandes joies de ma vie !

Au prix d’un violent combat contre l’inhibiteur neuromusculaire, elle était parvenue à s’asseoir. Elle avait alors détaillé l’homme qui venait de la porter dans ses bras. Il était vêtu d’un pantalon caméléon à la mode et d’une chemise rouge en blastor. Les sièges du roulant étaient configurés pour former deux banquettes latérales. Ils se faisaient face, elle, assise sur la banquette gauche, lui, avachi sur celle de droite. Essayant de parler elle y était parvenue sans trop de difficulté, l’effet du paralysant s’était apparemment presque dissipé.

— Merci, dit–elle pour commencer.

Il avait libéré un grognement confus particulièrement insolite qui, malgré son caractère méprisant à l’égard des sons articulés, était étonnamment parvenu à concentrer la force expressive de plusieurs phrases. En effet, la chose produite par ses cordes vocales parut signifier tout à la fois : « Oh ! ne me remerciez pas, ce n’est rien. Enfin, si ! remerciez–moi après tout. Pensez à être sympa avec moi dès que l’occasion se présentera. N’oubliez pas surtout ! Mais… faisons comme si modestement je refusais d’en tirer toute gloire. Donc, je disais, ne me remerciez pas, rien que de naturel, n’est–ce pas ! »

— Pourquoi as–tu fait cela ?

Peut–être n’avait–il pas su quoi répondre ! Toujours est–il qu’il avait répété :

— Cela ?

— Oui cela ! Pourquoi t’es–tu placé dans cette situation difficile ? Tu n’avais pas besoin de chercher la bagarre. Le zark t’avait identifié et tu étais en règle.

— Situation difficile ? En règle !

Une seconde, elle s’était demandé s’il n’était pas un peu demeuré.

— Je ne suis pas dans une situation difficile, avait–il affirmé. Et… qui te dit que je suis en règle ?

Elle avait réfléchi un moment, sans rien dire, en posant distraitement son regard sur la vidéo–plaque du roulant, à la surface de laquelle le point rouge représentant leur position glissait sur le plan de Marsa. Était–il sûr de lui et avait–il envie de jouer les mystérieux, ou était–il un peu simple d’esprit ? Il était urgent de trouver une réponse à cette question.

— Comment comptes–tu leur échapper ? Tu t’es identifié. Ils savent qui tu es. En ce moment même, ils savent que tu es dans ce roulant.

— Non !

— …! Non ?

— Non ! Ils ne le savent pas.

— J’aimerais partager ton optimisme, mais tu ne sembles pas réaliser…

— Tu veux dire que tu me trouves géantissimement naïf, hein ?

— En tout cas, tu sous–estimes leurs moyens, avait–elle répondu, amusée et surprise par l’adverbe inconnu.

Il s’était esclaffé. Littéralement esclaffé ! un grand rire chaud plein de bonne humeur. Un peu comme si elle venait de lui raconter une blague excellente.

— Je te fais rire ?

— Tu es très observatrice, je vois (Nouveau rire). Géante géanture ! tu vois bien que oui, avait–il avoué. Tu me fais penser à une petite fille qui découvre des choses et qui s’empresse de vouloir me les enseigner.

Elle s’était vexée.

— Je ne cherche pas à t’enseigner quoi que ce soit. Je voudrais simplement m’assurer qu’ils ne vont pas nous retrouver. Or, ton inconscience ne me rassure pas. J’aimerais autant poursuivre seule mon chemin. Je te remercie encore une fois pour ce que tu as fait pour moi.

— Ne te fâche pas. Tu m’as surtout fait rire parce que c’est toi, à vrai dire, qui sous–estimes leurs moyens. Ce n’est pas moi ! C’est bien toi, grande géanture !

— Je ne comprends pas, s’était–elle étonnée. Moi, je les sous–estime ? Mais c’est toi qui… depuis tout à l’heure tu es si sûr de toi que…

— Je suis certain d’une chose. S’ils le savaient, ils nous auraient déjà repris. Nous ne serions pas tranquillement en train d’en discuter. Tu vois ce roulant dans lequel nous sommes… il aurait bloqué toutes ses portes, et il nous aurait automatiquement livrés à eux. Ils n’auraient même pas eu besoin de se déranger. J’ai paralysé deux de leurs gardiens en zark sous leurs yeux. Enfin, je veux dire sous les réseaucams. Cela s’est passé il y a maintenant presque six minutes et nous sommes toujours en liberté. Comme j’te disais, s’ils savaient que nous avons pris ce roulant, crois–moi, nous serions déjà entre leurs mains. La seule explication que l’on puisse donner au fait que nous soyons toujours libres, en tenant justement compte de leurs moyens, c’est qu’ils ne savent pas où nous sommes.

Ce qu’il disait tenait debout, avait–elle dû reconnaître. Elle en fut rassurée ; il n’était sans doute pas idiot, en fait.

— Je vais te convaincre définitivement ! Tiens, regarde, là ! ce trou gros comme un pouce, au milieu du plafond. Ne t’es–tu jamais demandé ce que c’était ?

Elle n’avait pas osé répondre qu’elle n’avait plus utilisé de transport en commun depuis… plus d’un siècle, autant qu’elle s’en souvienne et qu’à cette époque les véhicules étaient beaucoup plus primitifs. Aussi, pour toute réponse, elle avait eu une moue interrogative.

— Soporifique ! avait–il confié.

— Soporifique ?!

— Oui, Soporifique ! Pour te ramener dans leurs serres, ils libèrent une rasade de gaz pour t’endormir. Ils verrouillent les portes et tu arrives chez eux en dormant comme un bébé. Donc… tu vois, ils ne savent pas !… tu peux te détendre.

Elle avait souri.

— Cela ne me dit pas pourquoi tu as fait ça pour moi.

— J’ai bien vu que la perspective de t’identifier ne t’enchantait pas.

— Tu as bien vu, mais tu ne réponds pas à ma question. Pourquoi tu as fait ça pour moi ?

— Tu sembles oublier que je suis ton Guide–Protecteur.

Elle avait souri derechef.

— Je tâcherai de m’en souvenir, avait–elle promis. Mais… maintenant que me voilà convaincue, pourrais–tu m’expliquer comment tu as réussi à les semer ?

— Oh ! vraiment, très simple, avait–il assuré.

Mais… il avait répondu tout à côté de la question posée :

— Tiens, regarde avec quoi je les ai fait roussir dans leur zark.

Il avait montré une plaque circulaire de cinq centimètres de diamètre. Grise, souple, d’une épaisseur de trois millimètres, pas davantage.

— …?

— Une thermine.

— Hum… ?

— Regarde, on décolle cette petite feuille métallique là, et ça découvre une surface collante. Mais je ne le fais pas pour ne pas la gaspiller. Ne jamais gaspiller les munitions.

— Hum ! Hum !… Je vois.

— Et… Hop ! tu la colles sur le zark. Cinq secondes après avoir découvert la surface collante la thermine commence à chauffer. Tu connais la suite.

— Et… comment tu as réussi à les semer ? avait–elle insisté.

Ses oreilles avaient donné l’impression de ne pas être conçues pour entendre cette question–là. Il avait sorti une petite boîte de sa poche pour proposer une pilule de kokibus.

— Ce n’est pas du gratuit, avait–il assuré.

Personne n’ignorait que le kokibus distribué gratuitement contenait un additif destiné à provoquer une pharmacodépendance et tout le monde savait que celui qui était payant, dans n’importe quel centre distributeur, ne contenait pas cet additif.

Elle avait refusé. Ce n’était pas le moment. Toute sa vigilance devait être gardée pour faire ce qu’elle prévoyait d’entreprendre. C’est–à–dire utiliser le matériel d’accès au Réseau de cet homme pour effectuer des recherches et pour laisser des messages. Par la suite, ou alors juste avant, l’ordre des tâches n’avait pas vraiment d’importance, il était malheureusement nécessaire de se débarrasser de ce témoin afin qu’il ne puisse être interrogé par les enquêteurs de So Zolss. Ils ne tarderaient pas à arriver dès qu’elle aurait fait son travail sur le Réseau. Elle n’aimait pas tuer. Ce n’était pas facile. Surtout sous l’effet du kokibus qui exacerbait sa sensibilité. D’autant plus que quelque chose d’imprévu troublait son plan : ce type venait tout de même de la sortir d’un très mauvais pas.

Elle s’était sévèrement réprimandée. D’où lui venait donc cette soudaine sensiblerie ? Non, ce n’était vraiment pas le moment de prendre du kokibus. Elle était en guerre contre So Zolss. Ce fat n’allait pas tarder à comprendre qu’on ne manque pas impunément de respect à Sandrila Robatiny. La vigueur de sa détermination avait contracté ses mâchoires et fait sortir de ses yeux les flammes de l’enfer.

— Nous allons nous arrêter quelques minutes, avait–il dit, je vais faire quelques achats. On mange ensemble ce soir pas vrai ! Qu’est–ce qui te ferait plaisir ?

— Ben…

— J’ai repéré un truc géant dans la gamme Anciengoût. Ça s’appelle une volaille ! Tu connais ?

— Je connais, oui… mais…

— Bien ! s’était–il emballé. Négociation terminée ! Je ne vais tout de même pas t’inviter à manger de la pâte de Moclandd ! On est d’accord pour une volaille ? C’est géant ! Il paraît que ça imite je ne sais quelle bestiole, une sorte d’oiseau qui se mangeait autrefois.

Avant de répondre, elle l’avait gratifié d’un sourire gêné si charmant qu’il était resté figé en contemplation plusieurs secondes.

— Une volaille Anciengoût ! Tu vas te ruiner ! De l’algante fera l’affaire.

— Super ! On va prendre une volaille de deux kilos. C’est géant !

Puis, afin de s’adresser à la voiture robot, il avait touché l’identificateur avant d’ajouter :

— > Arrêt devant le distributeur nord.

Peu importe ce que ça lui coûte, avait–elle pensé. Pourquoi donc, se préoccuper de ça ? De toute façon il va mourir.

Moins d’une minute plus tard ils s’étaient arrêtés au centre de distribution indiqué.

— < Nous sommes arrivés, avait dit la machine. La société Marsa–Transport vous souhaite une bonne soirée. Votre compte sera débité de trois ranks dix–sept.

— > Je veux acheter, place–toi en position au lieu de raconter des fécaleries ! s’était exclamé l’homme, en posant encore une fois la pointe de son index dans l’identificateur.

— < La société Marsa–Transport a le regret de vous avouer que la fin de votre commande vocale n’a pas été interprétée. Pouvez–vous la prononcer une seconde fois, s’il vous plaît ?

— > Je voudrais effectuer des achats, avait–il répété, en haussant les épaules.

— < Commande vocale interprétée, votre véhicule va se placer en position de chargement.

Cette scène avait amusé Sandrila Robatiny. Il y avait si longtemps en effet qu’elle n’avait pas utilisé un roulant commun. Le véhicule avait manœuvré pour pénétrer dans une des cellules de livraison. Une centaine de ces tunnels perpendiculaires à la rue s’enfonçaient dans les entrailles du centre de distribution nord. Sur la vidéo–plaque du roulant, le plan de Marsa avait disparu pour laisser la place à une liste de choix. « Alimentation Vêtements Loisirs Autres ». L’homme avait ignoré ce menu pour commander directement ce qui l’intéressait.

— > Distributeur, deux boîtes de cent pilules de kokibus. Une volaille Anciengoût  de deux kilos. Commande terminée.

Cinq secondes plus tard, à l’arrière du roulant, un panneau carré découpé dans le plancher était descendu, ouvrant un trou d’un mètre de côté environ. Il était aussitôt remonté, chargé des provisions commandées.

— < Votre commande vient d’être livrée à l’arrière de votre roulant. Confirmez–vous que la livraison vous donne satisfaction ?

— > Je confirme, avait dit l’homme en jetant un rapide regard sur le contenu du plateau.

— < Désirez–vous que le paiement de cette marchandise soit assumé par la dernière personne identifiée par le roulant ?

— > Distributeur, oui !

— < Votre compte sera débité de trente ranks vingt–deux. Service–Distribution vous remercie et vous souhaite une bonne soirée.