Je grand très étonné !

Daniol Murat était entré dans la cellule de C12/5 ainsi qu’il le faisait depuis une quinzaine de jours. Comme d’habitude le jeune angémo l’avait accueilli avec une débauche de cris et de gesticulations, puis il avait bondi dans ses bras pour s’accrocher à lui.

— Aujourd’hui est un jour important, avait dit le psychologue. Je n’ai pas eu le temps de te préparer à ce que tu vas découvrir.

C12/5 n’avait pas bien compris, mais il avait senti que quelque chose de nouveau allait se produire.

— Tu vas aller vivre ailleurs. Je t’y emmène tout de suite. Ta première très grande surprise est pour tout de suite. Attention ! Accroche–toi ! Tu vas avoir le vertige.

C12/5 l’avait regardé dans les yeux en essayant de comprendre ce qui lui donnait un air si grave, mais il n’avait pas eu le temps de réfléchir beaucoup à ça. La porte de la cellule s’était ouverte. Ils avaient franchi l’ouverture et… soudain… Ils s’étaient retrouvés dans le couloir donnant accès à toutes les cellules. Daniol Murat s’était immobilisé un moment, guettant les réactions du petit être accroché à son cou. Les yeux de C12/5 étaient restés presque une seconde à regarder dans le vague, sans voir, incapables de faire la mise au point dans une perspective aussi profonde. Son cerveau percevait les images sans les interpréter, sans les comprendre. Puis les cristallins s’aplatirent pour focaliser les rayons lointains sur les rétines. Jamais encore son regard n’avait porté aussi loin. Plus de vingt mètres !

— Hé, oui ! avait confirmé Daniol Murat, le monde est plus grand que tu ne le pensais, mon petit ! Et tu n’as encore rien vu ! C’est une collection de surprises qui t’attend, aujourd’hui.

— Grand ! avait simplement déclaré C12/5.

— Grand, oui ! Beaucoup plus grand que ta cellule, en tout cas.

Quelque chose d’incroyablement insensé s’était rué dans l’esprit de l’angémo. Une révélation tonitruante avait tonné dans son intelligence. Une illumination grandissime avait fait éclater ses neurones en mille gerbes d’exclamations. Surprise totale ! Comment, en effet, un esprit isolé entre quatre murs eût–il pu avoir l’idée même d’un tel concept ? Aussi brillant fût–il ! aussi audacieuse que fût son imagination ! quelque pertinentes que fussent ses intuitions ! et aussi conquérante que fût sa volonté de se dépasser ! Fût–il par exemple le plus grand scientifique, philosophe, théologien ou esprit inclassable à la recherche de nouveaux concepts ! Comment aurait–il pu imaginer que le monde s’étendait derrière les murs qui le cernaient, tant fertile l’inventivité doit être pour seulement faire germer la question ? Même les humains, qui ne sont pourtant pas isolés avec, par conséquent, tout loisir d’échanger leurs spéculations, ont–ils trouvé une solution, un semblant d’idée, ne serait–ce même qu’une question pertinente au concept de l’infini ? Une question équivalente à celle que C12/5 aurait pu se poser au sujet de la limite de son monde ? Ou ont–ils tout simplement capitulé en renonçant à toute représentation mentale de quelque chose qui dépasse leur sens commun ?

Daniol Murat avait affectueusement caressé la tête du jeune découvreur. Il l’avait embrassé sur le front et s’était remis à marcher en disant :

— Allez ! Il faut y aller, tu vas en prendre plein les yeux et plein le cerveau.

L’angémo faisait des progrès stupéfiants. L’éthologue s’émerveillait tous les jours de son intelligence exceptionnelle. Déjà capable de formuler des petites phrases, il faisait encore de nombreuses erreurs, mais rarement deux fois la même, tant il enregistrait rapidement les corrections de son instituteur. Ils avaient emprunté plusieurs couloirs avant d’atteindre la salle des roulants communs. L’angémo avait gardé le silence, mais sa tête n’avait cessé de tourner, à droite, à gauche, vers le haut, vers le bas… Dans toutes les directions, de tous les côtés et en tous sens, ce qui, d’accord, veut dire la même chose, mais justement ! c’est bien pour dire !

Dans la vaste pièce qui contenait en permanence une cinquantaine de véhicules, l’éthologue s’arrêta un moment, pour laisser l’enfant profiter de cette nouvelle vision.

— Grand très beaucoup, dit ce dernier, en montrant le volume autour de lui.

— C’est très grand, oui, reconnu Daniol Murat. Mais attends–toi à voir plus grand encore. Beaucoup plus grand.

— Très beaucoup plus grand, oui !

Un roulant arriva par une autre entrée et se gara dans une des cinq rangées. Le doigt de C12/5 se tendit vers les trois passagers qui en étaient descendus :

— Hommes ! hommes !

— Des hommes, oui, acquiesça Daniol Murat.

Il y avait deux femmes et un homme, mais le psychologue avait jugé que ce n’était pas le moment de parler de cette différence. Pour la première fois de sa courte existence, son élève apercevait d’autres humains que lui.

— Trois hommes, précisa l’enfant en brandissant trois doigts tendus devant le nez de son porteur.

— Trois hommes, oui. Tu as raison.

— Trois hommes plus un Daniol, égal quatre hommes.

— Oui, quatre, ton calcul est juste.

Daniol Murat se remit en marche. Sur son visage était collé un sourire admiratif et tendre. L’angémo s’était révélé tout aussi doué pour les mathématiques que pour le langage. Depuis deux jours, il l’appelait par son prénom et cela le troublait beaucoup, d’autant plus qu’il se sentait honteux de ne pas pouvoir lui rendre cette politesse. Comment pourrait–il donner un nom à cette petite créature ? Alan Blador lui avait assez répété que cette tâche incomberait aux futurs maîtres. Les Polikant en l’occurrence. Arrivé devant le premier roulant, l’angémo tendit une seconde fois son doigt vers les trois silhouettes qui s’éloignaient :

— Eux et toi, hommes ! Moi, quoi ?

— Angémo, répondit l’humain en s’installant sur une des banquettes du roulant. Tu es un angémo.

— Je es un angémo, répéta C12/5. Vous es quatre hommes.

— Il faut dire : Je SUIS un angémo, corrigea Daniol Murat. Et… Vous ÊTES quatre hommes.

Mais le petit être ne paraissait plus concentré sur ce sujet. Il n’entendit apparemment pas Daniol Murat indiquer l’adresse de destination au véhicule. L’intérieur de ce dernier avait capté son attention. L’équipement était pourtant plutôt sobre, mais tout ce qui est nouveau est merveilleux à cet âge ; seuls les adultes perdent le goût de la découverte et pensent que le merveilleux ne peut être qu’ailleurs. L’habituelle vidéo–plaque affichait des renseignements divers et variés, selon les dernières manipulations de son interface : heure, vitesse, températures extérieure et intérieure, plans ou cartes… Quelque dix boutons ou tirettes permettaient d’ouvrir des compartiments de rangement de différentes tailles qui captivèrent l’attention de l’angémo. Comme tout enfant humain l’eût fait à sa place, il se mit en devoir de toucher tout ce qui titillait sa curiosité, en tapotant du bout d’un doigt exploratoire, en griffant d’un ongle investigateur, en tirant entre un pouce et un index complices, en poussant d’un pouce testeur. Il s’affaira tant et si bien, à ouvrir et fermer des couvercles et à examiner l’intérieur des volumes de rangement, qu’il ne considéra l’extérieur du roulant qu’une fois sur la terrasse de l’immeuble, interpellé par le changement de luminosité.

Alors ! Deuxième déferlante d’émotions. Choc ! Fascination !

La vastitude de l’espace s’étirant dans toutes les directions fit tituber son regard, lui donna le vertige. Devant et sur les côtés, la vue portait jusqu’à l’horizon. Dans l’azur sans nuages, elle se perdait, ne rencontrant aucune prise pour s’y accrocher. Le glissement de la perspective indiquait qu’ils se trouvaient à l’intérieur de quelque chose qui se déplaçait. Ou… que le monde tout entier se déplaçait sous eux. Son cerveau choisit rapidement la première solution. Ce n’était après tout qu’une variante de la marche. En haut, une lumière brillait tant qu’il ne put la regarder sans que ses yeux ne tentassent de se fermer ou de se détourner.

— Je suis un angémo grand étonné, dit–il.

— Je sais bien que tu es très étonné.

— Oui ! confirma C12/5, le nez écrasé et les deux mains à plat contre la vitre. Je grand très étonné ! Je suis un angémo grand grand très étonné.

Leur roulant s’arrêta sur le plateau chargeur d’un des volants disponibles. Comme une mâchoire inférieure qui se ferme, cette surface monta dans la gueule de la machine aérienne qui parut les avaler. Les deux machines échangèrent quelques bits et ils se hissèrent aussitôt vers le plafond bleu de la Terre, dans les abysses duquel les yeux émerveillés de C12/5 sombraient grands ouverts.