XIV

CONJONCTION FINALE

 

 

 

La nuit était lumineuse et étonnamment froide. Le conducteur mit le chauffage. Les deux autres passagers ne lui en furent pas reconnaissants : ils semblaient plongés dans de profondes réflexions. De temps en temps seulement la jeune fille murmurait quelque chose sur la direction à suivre. Elle ne pouvait pas anticiper : elle l’apprenait au fur et à mesure que le véhicule se déplaçait dans la ville.

Ils prirent la route de Burgos. Ils s’engagèrent sur une déviation puis une autre, moins connue. Ils parvinrent à un carrefour et optèrent pour une voie secondaire. Ils parcoururent une étendue de terrain dégagée. Une demi-heure de solitude plus tard à peine troublée par le passage d’autres véhicules, la jeune fille signala une masse d’obscurité et d’arbres sur la gauche, à mi-chemin entre deux villages. Ils se garèrent sur le bord, à côté d’un panneau d’interdiction de doubler, descendirent de voiture, et l’homme aux cheveux blancs sortit quelques objets du coffre.

Ils s’avancèrent dans un bois aux troncs d’arbres minces. Les branches crevassaient le cercle glacé de la lune et les chauves-souris bordaient l’air de leurs ailes pointues. Après plusieurs minutes de marche silencieuse, ils parvinrent à une clairière entre des champs cultivés. Plus loin dans la montagne, sur un promontoire, se détachaient de petites lumières, peut-être un hameau.

— Elles apparaîtront là-bas, dit la jeune femme sans hésitation. Et elle désigna la clairière.

 

Ballesteros s’assura pour la troisième ou quatrième fois que son fusil était chargé et les cartouches de rechange à sa disposition. Le métal, très froid, presque glacé, lui fit regretter de ne pas avoir pris la précaution d’emporter une paire de gants. Il sourit en y pensant.

D’ ici peu le froid aura cessé de t’ importer.

Il était conscient de la peur qu’il éprouvait, du fait qu’il appréciait encore cette existence si amère et pourtant si irremplaçable. Il était assis par terre, le dos appuyé contre un tronc. Pendant l’attente tendue, il s’imaginait en train de se contempler dans cette position, avec son fusil sur son pantalon en velours, et il lui était impossible de déterminer ce qu’il faisait là, comment il avait fait pour se retrouver dans cet endroit au milieu de la campagne et ce qu’il attendait en fait.

La jeune femme, à sa droite, accroupie derrière un buisson, bavardait à voix basse avec Rulfo. De quoi parlaient-ils ? D’imagos et de rituels. Il ne comprenait pratiquement rien à la conversation. Cette affaire nous concerne nous, pas toi, lui avait dit Rulfo quelques jours plus tôt. Tout à coup, un accès de panique s’empara de lui. Il éprouva la tentation de partir en courant. "Vous, restez là. Tu l’as dit, ce ne sont pas mes affaires", fut-il tenté de leur dire.

Mais bien sûr que ça te regarde. Bien sûr que si.

Il déchiffra les signes de sa montre. Minuit moins cinq. Un hibou demandait quelque chose avec insistance quelque part. Ballesteros s’efforça de le comprendre.

Bien sûr que ça te regarde.

Il pensa à ses patients. Il pensa à ses enfants. Il se rappela Julia. Tous les soirs il lui consacrait quelques minutes, et il ne ferait pas d’exception ce soir-là. Il supposa qu’il était presque sur le point de la rejoindre, et que c’était vraisemblablement ce qu’il était venu faire là. Cependant, où y avait-il de la place pour le ciel ou le paradis dans un monde dominé par le hasard des vers ? Où y a-t-il de la place pour Dieu, Julia ? Tu le sais, maintenant ?

Sa foi était devenue un point lointain et lumineux, comme les étoiles qu’il contemplait. Il serra l’arme sur sa poitrine, espérant simplement qu’il saurait bien faire les choses, qu’il ferait tout ce qu’il faudrait. Et si quelque chose dérapait… Eh bien, il était absolument sûr qu’il rejoindrait Julia, où qu’elle se trouvât.

Dans la solitude de l’attente, Ballesteros dit à sa femme qu’il l’aimait encore.

 

— Comment se présente le rituel de la Conjonction ?

— Il est assez complexe. La première étape consiste à réciter le phylactère d’Annulation à l’envers pour activer l’imago, c’est-à-dire, lui rendre ses pouvoirs originaux…

— Lui rendre ses pouvoirs ? Mais alors, Akelos…

— Akelos est morte physiquement, et le fait de lui rendre ses pouvoirs n’a aucune importance. Si l’imago n’était pas Activée, le rituel ne marcherait pas, puisque la Conjonction ne peut se faire sur des imagos Annulées. Ensuite, commence le véritable rituel. On récite certains vers et on les modifie. Parfois on les récite à l’envers. Cela peut durer plus d’une heure.

L’homme la regarda et acquiesça.

— Quand vas-tu intervenir ?

— Le plus tôt possible. Il est nécessaire d’empêcher le coven de s’unir entièrement. Il devient de plus en plus fort avec le temps.

Il approuva à nouveau et lui serra le bras. Elle lui rendit fugitivement son sourire en comprenant que l’homme voulait l’encourager. Mais elle n’en avait pas besoin. A l’intérieur, elle n’était que tension, désir de vengeance. Elle savait que le moment de se réveiller entièrement ou de s’endormir pour toujours était venu. Elle ne le ferait pas pour venger Akelos, bien que son amie eût également été leur victime. Ni en réparation de l’enfer que Saga avait fait de sa vie, de chaque cri de douleur avec lequel elle avait mesuré le temps depuis que celle-ci avait pris le pouvoir, des outrages et des humiliations auxquels elle l’avait soumise, de ce phylactère dans son dos qui l’avait transformée en une belle figurine d’argile.

Non. Par-dessus tout, elle le ferait pour lui, et pour ce que Saga lui avait infligé.

Là était son erreur. La plus lourde.

Attendant derrière les buissons tout en scrutant l’obscurité, elle pensa que c’était ce qui lui avait véritablement donné des forces pour dominer le vers-couteau et souhaiter l’utiliser.

Ton erreur. Ta grande erreur.

Elle tenta de se relaxer. Elle savait qu’elle n’aurait qu’une seule chance. Le plan qu’elle avait conçu était risqué : blesser gravement Saga. Tuer sa forme corporelle. Elle comprenait qu’elle ne pouvait plus rien faire pour sauver son fils, mais si la dame n° 12 tombait sa vengeance s’en trouverait satisfaite. Elle ne perdrait rien à essayer, ou du moins rien qui lui importât et, avec de la chance, elle réussirait. Elle avait besoin d’une opportunité. Ce qui arriverait ensuite lui était indifférent.

Que le couteau qu’elle avait dans la bouche atteigne son but, rien d’autre ne lui importait.

Qu’est-ce qui pouvait échouer ? Quoi… ?

Elle pressentait une menace aussi profonde que la nuit qui planait au-dessus d’eux.

Cependant, si ce vers respectait son obligation, elle pourrait mourir en paix.

Une pensée voulait prendre forme dans sa tête. C’était la pièce manquante. Mais il ne la trouvait pas.

Assis sur l’herbe sombre et regardant le firmament, il remarqua soudain un nuage à l’aspect de lion à la gueule ouverte engloutissant la lune. Il se prit à imaginer que les restes de cette lune expulsés par le lion formaient les étoiles. La Voie lactée était facilement reconnaissable dans la noirceur gelée. Il la contempla un instant. Une auréole pacifique de lumière lointaine. Il n’y avait pas de bruits autour d’elle. Les insectes hibernaient sous le froid intense. La jeune femme ne semblait même pas respirer, comme si elle hibernait elle aussi : elle était assise sur ses talons sans s’appuyer contre aucun arbre, contemplant fixement la clairière. Maintenant que la lune était cachée, son beau visage était voilé. La longue chevelure noire s’agitait sous les assauts du vent.

Et Ballesteros ? Il semblait plongé dans sa propre peur, le fusil entre ses jambes. Il avait le souffle aussi blanc que ses cheveux ou son visage. Rulfo lui souhaita bonne chance en silence. Il caressa à nouveau le manche et la surface argentée du couteau de chasse que le médecin lui avait laissé. L’espace d’un instant, il sourit en pensant au singulier équipement qu’ils avaient apporté : un vers, un fusil de chasse et un couteau. Mais l’ennemi qu’ils affrontaient était lui aussi singulier. Si aucune de ces trois armes ne parvenait à l’atteindre, même la dynamite n’y réussirait pas.

Quelle était la pièce qui ne s’emboîtait pas ? se demanda-t-il à nouveau.

Akelos. Son minutieux plan s’étendant à travers le temps : la façon dont elle avait utilisé Alejandro Guerin pour transmettre à César le secret des dames, qui serait ensuite complété par les révélations de Rauschen ; comment elle avait laissé le portrait et la feuille de papier pour qu’il les trouve et que César se rappelât la légende ; les rêves, les phylactères chez Lidia Garetti et au centre de psychothérapie, l’imago. Toutes ces pièces tournaient dans son esprit en le défiant de construire une figure porteuse de sens.

Une image.

Ils étaient là pour… pour quoi ? Pour empêcher Akelos d’être détruite. Non. Quelle importance, pour eux… ? En fait, ils étaient là pour détruire Saga. Pour se venger.

Akelos avait été très astucieuse. Elle les avait choisis longtemps auparavant, faisant d’eux les protagonistes involontaires d’une intrigue inconnue : il était le réceptacle, Raquel l’ancienne Saga et Ballesteros les avait aidés à parvenir là où ils en étaient. Un plan très habile. Mais dans quel but ?

Au-dessus de leurs têtes se trouvaient les constellations. Quand il était enfant, son père avait tenté de lui apprendre à distinguer les plus connues. Chacune avait un nom et se différenciait ainsi des autres. En fait, il avait fini par penser que les constellations se ressemblaient beaucoup entre elles, et que seuls les noms leur conféraient une personnalité singulière…

Qu’est-ce que c’était ? Mon Dieu, quoi ?

Il tenta de récapituler ce qu’il savait, revenir en arrière, trouver une clé, un mot. Il était sûr qu’il y avait un détail auquel ils n’avaient pas prêté attention.

Les constellations… Les noms…

Il sentit soudain que la jeune femme bougeait. Un peu. Comme si elle avait voulu changer de position sans que personne s’en aperçût. Alors elle le toucha de la main.

— Elles sont là.

Il tourna la tête vers la clairière. Il ne vit rien de particulier. Le silence était immense.

— Qu’y a-t-il ? murmura Ballesteros.

— Elles sont là, répéta la jeune femme, tendue.

Mais il n’y avait que la forêt et les ténèbres. Le vent souffla. Les nuages qui voilaient la lune s’écartèrent. Une clarté d’argent dessina le contour des arbres et projeta des ombres sur la terre. Des ombres de troncs.

— Où ? demanda Rulfo.

— Là.

De minces ombres de troncs. Des ombres en forme

de femme. Des ombres de femmes immobiles. Des femmes alignées en face d’eux, debout dans le froid invétéré, aux yeux comme des calcédoines phosphorescentes, la chevelure dressée ou éparse éclairée par la lune, la peau lustrée et charnelle avec un brillant de nacre. Douze corps nus. Douze figures féminines. L’air était plein d’une odeur de sang caractéristique, comme si leurs bouches avaient été des blessures ouvertes. Le silence était profond. Rien ne bougeait dans la clairière : feuilles, herbe et air semblaient faire partie d’un décor. Au milieu de cet espace inerte, le mur de nudités irisées se détachait comme du muguet sur le fond noir de la nuit.

— Elles ne peuvent pas nous voir, entendirent-ils Raquel dire. Nous avons l’accès. Il est impossible qu’elles nous voient.

Sa voix était convaincante, mais ni Rulfo ni Ballesteros ne furent rassurés.

 

Chez elles tout était rituel, observa-t-il, perplexe. Même la fureur, l’obscénité. Il avait imaginé un sabbat désordonné et sauvage, mais il trouvait un office poli et lent où chaque geste semblait avoir été répété des siècles durant.

Les quatre premières se placèrent à quatorze pas, s’agenouillèrent aux quatre coins d’un rectangle imaginaire qui enfermait les autres, et elles inclinèrent la tête. Les quatre suivantes s’écartèrent de huit pas. La n° 11 en fit quatre et s’agenouilla. Saga resta au centre et leva la main droite, paume tournée vers le haut. Quelque chose y brillait. Rulfo le reconnut. C’était l’imago d’Akelos.

— Elles se préparent à commencer le rite de l’Activation, murmura Raquel. La tension de son corps était évidente. Elle semblait calculer le moment précis de sauter. Ballesteros, penché derrière un tronc, serrait fort son fusil mais il avait perdu toute notion de ce qu’il devait faire, et il contemplait d’un air incrédule le groupe de créatures immobiles.

Un chœur presque musical de douze gorges différentes s’éleva comme le vent.

L’aura nera si gastiga

Saga déposa la figurine en un lieu à hauteur de sa tête, où elle resta comme suspendue à un clou invisible. Il y eut une pause tandis que les dames se levaient et se réunissaient à nouveau, cette fois autour de la figurine, dans un ample cercle de mains enlacées.

— Elles vont réciter le phylactère à l’envers pour l’Activer, murmura Raquel.

La formation du cercle ne relevait pas non plus du hasard : elle suivait le strict ordre hiérarchique du groupe, de Baccularia la fillette jusqu’à Saga. Chaque dame, à son tour, se joignait à la ronde en prenant la main de sa compagne et en tendant l’autre pour recevoir la suivante. Tout était réalisé dans la perfection monotone avec laquelle un poète veille à l’achèvement de ses vers. Elles ne faisaient pas de bruit en se déplaçant : c’étaient des corps de femmes mais on eût dit des anges. Même leur nudité n’évoquait rien à Rulfo, à l’exception des paroles.

— Quand vas-tu intervenir ? murmura-t-il à Raquel tandis que le cercle se complétait.

— Maintenant. Dès qu’elles seront toutes réunies, mais avant qu’elles commencent à réciter. C’est le moment où je peux leur faire le plus de mal…

Elle prenait sa respiration, ouvrait et refermait la bouche, relevait les épaules, passait la langue sur ses lèvres. La sueur éclairait son front et ses joues, mais Rulfo n’eut pas l’impression qu’elle fût dominée par la peur.

Elle va le faire. Elle va essayer. Si elle échoue, nous ne pourrons rien faire.

Elle observa à nouveau la clairière. Strix et Akelos, la 10 et la 11, les avaient déjà rejointes. Il manquait Saga. Elle la vit faire deux pas en avant, souriante, de l’autre côté de la rangée de corps, étendre ses bras minces et entrelacer ses doigts avec Akelos et Baccularia.

Ça y est. Cercle complet.

A ce moment Raquel se dressa.

Elle était consciente qu’il n’y avait pas de temps à perdre. L’accès lui avait procuré un tunnel, une cible à viser. Elle se concentra sur le corps menu de Saga et prononça son arme, Brise et eau, fit vibrer l’allitération dans l’air, pour moudre le grain, visa avec l’extrémité mortifère, Brise et eau, lui donna une impulsion. La dague de la strophe jaillit, émise par ses lèvres, et vola, ardente, très rapide, comme un regard amoureux.

Mais, un instant avant de la lancer, elle se rendit compte que quelque chose ne marchait pas.

Les dames ne bougeaient pas, ne réagissaient pas.

Elles l’attendaient. C’est un piège.

Elle sentit son dos se transformer en un lac de glace. Elle vit presque le Dàmaso Alonso que sa bouche avait poli et affûté perdre de la puissance et éclater, inoffensif, avant d’arriver à la clairière en laissant un écho musical dans l’air, comme celui que pourrait produire une comptine dans une cour de récréation.

Les dames brisèrent le cercle et leurs visages se tournèrent vers elle. Terribles tournesols. Aucune ne semblait étonnée. Elles souriaient toutes.

Rapide comme l’attaque d’un aigle de mer, Saga fit vibrer la nuit avec sa voix.

 

Le vent est un chien sans maître

Qui lèche la nuit immense

 

L’impact, énorme, toucha la jeune femme de plein fouet. Il lui coupa la respiration, la volonté, les sens. Sa bouche lança une plainte étrange, un cri de coq de bruyère, tandis que son corps se soulevait en l’air et reculait de plusieurs mètres. Rulfo fut lui-même surpris en pensant avec une froideur absolue que même le fusil de Ballesteros n’aurait pas produit un effet semblable à ce distique de Dàmaso Alonso. Il remarqua même l’ironie : Saga avait contre-attaqué avec le même poète.

Tout se passa très vite. Le corps de la jeune femme brisa plusieurs branches avant de s’effondrer entre les buissons en soulevant des nuages de poussière. Alors, comme si quelqu’un l’avait tirée par les pieds, elle s’approcha en glissant sur la terre et s’arrêta devant les deux hommes, allongée sur le dos, le pull-over remonté sur sa poitrine de façon à découvrir son ventre. Mais elle était vivante. Elle haletait et agitait la tête. Son regard croisa une fraction de seconde celui de Rulfo et celui-ci put remarquer qu’il n’y avait pas de peur dans ces yeux mais une sorte de chagrin, d’infinie tristesse, comme si elle lui avait demandé pardon de son échec. Soudain, à la même vitesse scintillante à laquelle tout se déroulait, avec un bruit désagréable de déchirure, émergèrent de ses chevilles et de ses poignets de fines bandes cristallines, si fines qu’on les voyait à peine. Leur apparition ne fit presque pas couler de sang. Les cordons exécutèrent une rapide cabriole en l’air et commencèrent à s’enrouler autour de ses extrémités et des troncs proches, attachant et tendant ses membres en un X forcé. La jeune femme s’arc-bouta et lança un hurlement imprévu, insupportable. Un braillement de douleur pure. Ballesteros ne put que comprendre ce qui arrivait. Ses nerfs. Ce sont les nerfs de ses bras et de ses jambes. Mon Dieu, elle l’attache avec ses propres nerfs.

— Tu as osé utiliser la poésie contre nous… dit Saga de la clairière, et plusieurs dames reprirent en chœur comme un écho : "Tu as osé… la poésie…" La n° 12 poursuivit, grave, impassible : A la maison, nous t’avons laissée vivre à crédit. Maintenant tu vas aussi payer les intérêts. Tu nous diras comment tu as obtenu un accès. Tu parleras, même sans langue…

La jeune femme se contorsionnait bouche ouverte, en proie à une douleur qui la rendait muette, qui faisait voler en éclats sa volonté et ses forces. Ses nerfs se frayaient un passage sur sa chair comme la croissance d’une mauvaise herbe. Ils surgissaient de son ventre, poussaient les yeux hors de leurs orbites, rongeaient l’ivoire des dents, se glissaient comme des vers le long de ses vertèbres. Une infinité de fouets de fibres, de voies de clous et de verre brisé, d’alarmes pointues, de porcs-épics malades de rage.

Ballesteros fut le premier à réagir. Il ignorait ce qu’il faisait et ce qu’il contemplait. Il était médecin, mais il n’avait jamais vu, ni soupçonné, ni pu imaginer rien de semblable à ce qui arrivait à la jeune femme. Il se leva avec beaucoup plus d’agilité que sa corpulence ne l’aurait laissé présager. Son visage semblait sculpté dans le marbre. Ses bras tremblèrent en soulevant le fusil et en visant.

— Non ! l’avertit quelqu’un (la voix de Rulfo, peut-être). Va-t’en… ! Tire-toi… !

Naturellement, c’était déjà fait. Il n’était plus là mais à sa consultation ou chez lui, devant sa télévision, dans sa modeste solitude. L’homme qui empoignait le fusil et visait en direction de la rangée de douze silhouettes n’était pas lui, mais une réplique devenue folle. Rien de ce qu’il faisait ou voyait n’était réel.

La lumière se dissipa bien avant le son assourdissant, mais quand celui-ci se défit également Ballesteros put constater deux choses : qu’il était parvenu à tirer des deux canons simultanément et que les dames étaient toujours debout, indemnes, à le contempler.

Donnez-moi du temps, demanda-t-il mentalement, comprenant que c’était un désir absurde et inutile. Donnez-moi juste du temps.

Il ouvrit le fusil et sortit les cartouches de rechange. Donnez-moi du temps. Il introduisit la première. Il entendit une voix dans la rangée de femmes et vit que celle qui occupait la place n° 4, une jeune fille aux cheveux bruns et au visage innocent dont le symbole de serpent glissait entre ses seins, avait commencé à dire quelque chose en souriant.

Il vit la mort dans ce sourire.

 

Je donnerai ton cœur pour aliment

 

Il ne comprit pas s’il s’agissait d’un vers, il n’en reconnut pas l’auteur ni ce qu’il provoquait, mais il sut, avec une certitude absolue, que tout était fini. C’est la fin, pensa-t-il au cours de cette faible fraction de seconde, tandis que la dame récitait. Il voulut se rappeler Julia. Il voulut le faire de façon consciente, tant qu’il était encore maître de ses idées, de ses désirs, de sa volonté. je t’aime, pensa-t-il. Soudain, une douleur terrible, frénétique, profonde et ferme comme une morsure de rottweiler, lui crocheta la tête. Il lâcha son fusil, chancela, frappa un tronc d’arbre. Il ne parvint pas à penser à autre chose.

Des jets compacts de sang coulèrent du nez, des yeux, de la bouche et des oreilles du médecin comme si son crâne avait explosé à l’intérieur. Son cri se transforma en un gargouillis incompréhensible et son grand corps massif frappa à nouveau l’arbre une fois, deux fois. Il y eut une pause. Ballesteros, encore debout, se tint les tempes comme s’il avait voulu vérifier exactement ce qui s’était passé dans cette calebasse. Alors, une énième bouffée le jeta à terre.

Rulfo n’éprouva pas de peur, juste une peine très profonde qui lui serrait la gorge et lui humidifiait les yeux. Il aurait souhaité, plus que tout au monde, éviter cette fin à ses amis. C’était lui qui avait échoué, pas eux.

Il décida qu’il ne pouvait pas les décevoir.

Il saisit le couteau, se redressa, avança vers la clairière. Mais sans se presser : il marcha lentement, avec un calme inhabituel, comme s’il s’apprêtait à donner la main ou embrasser les lèvres de ces douze silhouettes immobiles. Il distingua le corps mou et blanchâtre de la femme obèse et changea de direction, marchant vers elle.

La dame le contemplait en louchant, les lèvres violettes allongées comme celles d’un étrange saurien. Elle commença à réciter.

— Comme le fu… – Elle s’arrêta, secoua la tête, corrigea : Comme le fruit foi… Non, je me trompe… Comme le fufu… – Les dames réagirent par une hilarante explosion d’éclats de rire. La femme obèse rougit. Ne me rendez pas nerveuse, mes sœurs… – Rulfo continuait à approcher. Son regard exprimait une chose effrayante, mais la femme obèse n’était absolument pas effrayée. Ah, bon… ! – De petites gouttes de salive sortirent de sa bouche tandis qu’elle récitait, en pointant Rulfo du doigt :

 

Comme le fruit se fond en jouissance

 

Au moment où il soulevait le poignard, une faiblesse sans appel le fit tomber à genoux avec un bruit de sac vide et s’effondrer à plat ventre sur l’herbe. Il resta plus qu’immobile : mou, sentant que le poids du couteau lui fracturait les doigts, entendant la voix de la dame dans les hauteurs.

— Pourquoi est-ce que vous riez ? Je suis vieille maintenant, je ne me souviens pas bien de tout…

La rage prit le commandement en lui et fit l’impossible pour le soulever. Mais le vers de Paul Valéry l’avait plongé dans un vide dépourvu de sensations, un cimetière de chair tétraplégique, marécageuse, du fond duquel il contempla sans espoir les jambes de ses tourmenteuses. Il écouta, alors, la voix juvénile de Saga.

— Quels êtres pauvres et pathétiques. Malgré tout, vous êtes des corps avec lesquels nous pouvons faire des choses… Nous détruirons l’imago avant. Puis nous nous occuperons de vous. La vie émane des mots et elle y retourne : tant que les derniers ne seront pas prononcés, vous resterez vivants et conscients, vous arriverez à toucher le fond et contemplerez ce qui se cache à la racine du monde, au juste centre de la réalité, au milieu de la glace et du silence. Et cela vous contemplera. Ce ne sera pas un moment très agréable, mais nous vous assurons qu’il sera très long.

Le cercle se reforma. Positions, mains entrelacées. Rulfo observait tout dans l’herbe. A quelques centimètres de distance de sa tête se posèrent des talons, des pieds nus, blancs, il ne sut pas à qui ils appartenaient.

Le cercle. Positions et hiérarchies. Noms et constellations. Aucune dame ne pouvait éviter sa position, son ordre, son nom secret, son symbole…

l’imago.

Les noms. Les noms d’ étoiles et de constellations. Mais toutes les constellations se ressemblent… seuls les noms les distinguent.

l’imago. le plan

Soudain tout devint complètement évident pour lui.

l’imago. le plan était l’imago

Gastiga si nera l’aura. Le phylactère avait été récité à l’envers. Il y eut un silence. Alors les pieds s’écartèrent de lui. Le cercle se brisait à nouveau. Il soupçonna que Saga venait de faire la même découverte.

Mais juste une seconde trop tard.

L’imago. Le plan était l’imago.

Vous venez de l’Activer. Mais ce n’ est pas l’imago d’Akelos, idiotes.

Il ignorait ce qui lui arrivait, bien que la confusion qui s’était déchaînée autour de lui fût évidente. Il ne pouvait pas sourire, mais ses pensées, soudain, devinrent des sourires en lui.

Une chose si simple, mais si difficile à comprendre pour vous… Les noms, les mots qui constituent votre unique identité… Les mots des noms.. .

A l’intérieur de son champ de vision, pénétrèrent d’autres pieds nus. Il vit une inconnue s’avancer vers les dames. L’espace d’un instant, il lui sembla que c’était Raquel. Mais ce n’était pas elle. Ça ne l’avait jamais été, du moins pas sous cette forme. Le tatouage dans son dos avait disparu. Il éprouvait presque le désir de rire à l’intérieur de son anatomie invalide.

Vous avez Activé l’imago de Raquel, imbéciles. Akelos les a certainement échangées avant de mourir. Comment s’y est-elle prise… ? Elle a effacé les noms, les a intervertis, a plongé sa propre figurine dans l’eau, s’est Annulée elle-même, et a gardé celle de Raquel, qui est celle que vous avez plongée dans l’aquarium et que vous venez d’Activer… Mais Raquel n’était pas morte : elle était là, à l’intérieur de la jeune femme. Voilà en quoi consistait tout le plan : nous amener ici et attendre ce moment…

La véritable Raquel était d’une stature inférieure à celle de la jeune fille, bien que sa complexion fût parfaite. Elle avait les cheveux courts et couleur paille. Rulfo ne pouvait la voir que de dos.

Et l’ une de vos lois affirme qu’il ne peut y avoir deux dames du même rang dans la hiérarchie à l’intérieur du coven… parce que la plus ancienne a la préséance.

Les dames laissaient passer la nouvelle arrivée avec des regards déférents et des silences tremblants.

 Rulfo ne pouvait pas voir l’expression de Saga, mais il priait pour que ce fût celle qu’il imaginait.

Dans le sombre intérieur du corps de Jacqueline, les yeux qui ne battaient jamais des paupières virent s’approcher Raquel et prirent congé de la lumière.

Ce n’était plus seulement Raquel. C’était, à nouveau. Saga. Et Jacqueline contempla, fascinée, son port majestueux, ses mouvements de dame et le sérieux funèbre de son visage, où les yeux brillaient comme des hydrophanes. Elle sentit sa propre faiblesse, sa nullité, et comprit qu’elle redevenait sa servante séculaire. Et Saga s’approchait d’elle avec la lenteur d’une reine. Ou d’un tigre.

Malgré la terreur profonde qu’elle éprouvait, elle ne put s’empêcher de s’étonner du plan magistral et simple d’Akelos, la trame que la Maîtresse du Destin avait su tisser. Tout devint évident pour elle, si évident que, hormis la terreur, une certaine émotion exultante l’envahit. Elle avait une prédilection pour la connaissance, et elle connaissait enfin.

Elle sut pourquoi aucune d’elles n’avait pu voir l’imago : leurs efforts étaient dirigés vers l’imago d’Akelos, mais il ne s’agissait pas de l’imago d’Akelos. Elle sut la raison pour laquelle Raquel avait recouvré la mémoire : l’imago qu’elle avait sortie de l’aquarium était la sienne, et quand elle était apparue, les souvenirs avaient commencé à émerger eux aussi. Elle sut également pourquoi Akelos avait recruté le réceptacle par le biais de ces rêves et provoqué sa rencontre avec Raquel et le vol de la figurine : il fallait qu’ils ouvrent un accès au coven et se présentent ici cette nuit. Elle comprit pourquoi Raquel avait dû parcourir ce long et douloureux chemin de retour : si elle ne l’avait pas fait, la restitution de ses pouvoirs à un esprit comme celui de la jeune femme l’aurait tuée. Maintenant, enfin, elle savait tout.

Akelos avait simplement déplacé les mots sur les figurines en cire et y avait déposé des vers pour empêcher que quelqu’un s’en aperçût. Génial : quand les mots se déplacent, il n’existe pas de mots pour le savoir.

Elle s’était toujours souciée de la mauvaise figurine.

Une certitude encore plus grande s’empara alors d’elle : Akelos avait deviné que le coven expulserait Raquel et qu’elle, Jacqueline, prendrait le pouvoir, et elle avait tout préparé pour arrêter ce processus. Il n’existait pas, il n’avait jamais existé d’autre traîtresse qu’Akelos depuis le début. Même de sa mort, même Annulée, elle avait tiré les ficelles pour obtenir… quoi ? Faire revenir la Saga expulsée et l’éliminer elle. Admirable.

Et, si cela était vrai, alors, le fils de Raquel…

Bouleversée par cette dernière révélation, elle tomba à genoux tout en se dépouillant du symbole, le petit miroir en or, pour le tendre à son ancienne reine. Elle savait parfaitement quel serait son destin. Elle savait que Raquel montrerait moins de pitié qu’elle n’en avait elle-même montré envers la jeune femme : elle ferait bien pire que de la transformer en un corps d’étrangère, bien pire que de la fouetter, de la livrer à des étrangers, de l’humilier ou de la torturer et de tuer son être le plus cher. L’effrayante vengeance qu’elle apercevait déjà, le châtiment que Raquel lui infligerait certainement, la faisait trembler, claquer des dents, respirer avec difficulté. Mais le fait d’avoir enfin tout compris ajouta à quelques expressions un geste qu’elle n’aurait jamais pu prévoir.

Elle sourit.

 

La dame n° 12, récemment intronisée, prit le symbole, le mit à son cou et contempla son ancienne servante agenouillée à ses pieds : on aurait dit une gamine morte de froid, une élève en voyage scolaire qui aurait perdu tous ses vêtements quelque part tans la forêt. Elle n’était plus rien d’autre.

Elle ne souhaitait pas lui parler. Ni même la regarder. Elle avait de nombreux projets de vengeance, très complexes, mais elle avait du temps pour les mener à bien. Elle décida pourtant de lui poser une question. La seule qu’elle lui poserait jamais. Les derniers mots qu’elle lui adresserait alors avant de renverser comme une avalanche toute la douleur possible sur ce qui n’était plus qu’une fragile créature nue. Elle les prononça sans émotion, entre ses dents, avec un léger murmure.

— Pourquoi as-tu tué mon fils ?

Elle fut surprise de recevoir une réponse immédiate.

— Pour la même raison que celle pour laquelle tu l’as conçu, même si tu ne le sais pas. – Jacqueline n’osait pas lever la tête, mais elle continua à sourire Pour qu’Akelos puisse m’éliminer.

 

Loin d’elles, les yeux de Rulfo se fermaient. Il lui fut agréable de partir sur une dernière image : la femme obèse, à l’écart des autres, pâle, tremblante, cherchant inutilement de l’aide, sachant que le destin l’avait déjà condamnée, de même que Saga…

Mais tandis que les corps des dames et l’herbe sur laquelle il était étendu commençaient à se transformer en un même crépuscule pour lui, et l’obscurité, comme une pièce finale, s’infiltrait dans ses pupilles, un nouveau sentiment l’assaillit, étrange, inexplicable : il lui sembla qu’il vivait une hallucination. Qu’il était devenu fou après la mort de Beatriz et que tout cela ("sorcières", "vers de pouvoir", "vengeances surnaturelles") n’était que le résultat,

la conclusion ultime

 de

sa

 folie.

Il plongea dans les ténèbres avec cette certitude.