Il avait eu de la visite, mais cela ne le surprit guère. Il s’y attendait presque.
La porte donnant sur la rue était ouverte, et une simple pression lui permit d’accéder à l’intérieur. Il entra avec moins de prudence qu’il n’était raisonnable. En d’autres circonstances, il se serait inquiété bien plus, mais après des expériences telles que celle de cette nuit, le saccage de son foyer pouvait être considéré comme une simple anecdote. Il alluma les lumières et avança au milieu du désordre. Les livres éparpillés à terre ressemblaient à des oiseaux morts. Ses rares meubles avaient été vidés de leurs tiroirs et ces derniers renversés afin de mettre à découvert l’infinité de papiers inutiles qui collent à l’existence comme des excréments. L’ordinateur semblait indemne.
Rulfo croyait savoir ce qu’elles cherchaient.
Cette figurine les intéresse considérablement.
Cependant, plus que le motif exact de l’intérêt inhabituel pour une figurine en cire, c’était la raison pour laquelle les dames (s’il s’agissait d’elles, et il était convaincu que c’était le cas) s’étaient vues obligées d’effectuer ce genre de fouille qui l’intriguait. Si elles étaient si puissantes, si elles pouvaient se matérialiser dans l’air ou se transformer en fillettes, pourquoi n’étaient-elles pas capables de récupérer une chose qui leur appartenait ? Pourquoi l’avaient-elles menacé au théâtre et avaient-elles retourné de la sorte le dépotoir de sa vie ?
Il se pencha et commença à ramasser des livres. Il pensa qu’il devait appeler Raquel pour s’assurer qu’elle allait bien. Et il fallait convaincre César d’arrêter ses recherches. Il regrettait de lui avoir demandé de l’aide. Qu’elles constituent une secte ou non, les dames étaient une chose sérieuse, et elles l’avaient prouvé.
Soudain, sous un volume de Paul Celan, il surprit des yeux qui le regardaient.
Beatriz, couchée derrière une vitre, lui souriant sur l’une des nombreuses photos qu’il avait encadrées et qu’il conservait en haut de l’armoire. Sa soudaine apparition lui fit oublier ce qui s’était passé au théâtre et l’état général de la maison, ainsi que le sien.
Il ramassa le portrait en sentant sa mémoire s’allumer en lui. Les souvenirs ne disparaissent jamais, ils s’additionnent simplement dans l’obscurité ; à cet instant. pour Rulfo, des yeux verts humides s’éclairèrent à nouveau, les méduses inoffensives de mains douces et d’un rire qui ressemblait à un arpège céleste. Ta belle chevelure noire, ton doux regard vert.. .
Beatriz, le regardant de son éternité lustrée.
Il feignait de ne plus penser à elle, mais l’ancienne douleur revenait régulièrement. Que devait-il faire d’autre ? Il l’avait pleurée, il s’était entièrement immolé devant elle. Quoi d’autre ? Il devinait que la douleur, beaucoup plus puissante que la passion, manquait d’orgasme, de sommet, d’une culmination ultime après laquelle le soulagement pourrait opérer. La vie peut se rassasier de plaisir, mais elle est toujours affamée de douleur.
Il observa le tiroir du haut ouvert, grimpa sur une chaise et rangea le portrait avec les autres. Il souhaitait s’assurer qu’ils y étaient tous, mais pas maintenant. Il trouva intacte la bouteille de whisky qu’il avait achetée. Très attentionnés, merci. Il la tint à deux mains et sentit la froideur du verre. Il se coucha sans se déshabiller. Il n’ouvrit pas la bouteille avant de lui avoir conféré, avec les mains, la tiédeur d’un corps.
Quand il décrocha, il ignorait depuis combien de temps le téléphone sonnait.
— Salomón, qu’est-ce que tu fous… Ça fait des heures que je t’appelle… !
Le samedi se répandait dans la pièce, gros d’un soleil qui décortiquait cruellement son mal de tête.
— C’est incroyable, je t’assure… J’ai retrouvé le livre que Rauschen m’a envoyé, Les Poètes et leurs dames. J’ai passé toute la nuit à le lire… Mais je ne te dirai rien : il faut que tu viennes…
Laissez-les en dehors.
— Salomén ?
Laissez vos amis en dehors de cette affaire.
— Je suis toujours là, César.
— Tu viens ou quoi ?
— Je crois que je ne vais pas pouvoir. J’ai… beaucoup de choses à faire… aujourd’hui.
Tandis qu’il réfléchissait rapidement à une excuse plausible, il entendit les grognements à l’autre bout du combiné.
— Alors c’est nous qui allons venir… On sera chez toi dans environ…
— Non, attends, il vaudrait mieux…
Il savait qu’un César Sauceda enthousiasmé était beaucoup plus difficile à manipuler qu’en temps normal. L’espace d’un instant, il fut horrifié à l’idée qu’ils découvrent l’état de son appartement. Et il connaissait suffisamment son ex-professeur pour avoir la certitude que, même s’il lui disait sans ambages qu’il ne voulait pas le voir, celui-ci passerait sur sa grossièreté et débarquerait toutes sirènes dehors rue Lomontano avec Susana. Il supposa que la seule chose qu’il pouvait faire – surtout à ce moment, les idées brouillées par la cuite au whisky – était de feindre qu’il n’y avait rien de spécial.
— Il vaut mieux que je vienne. Donne-moi une heure.
Il raccrocha, s’assit sur le lit et inspecta le chaos de livres éparpillés par terre. Il ne rangerait rien : il allait prendre une douche, un café chaud et irait chez César pour tenter de le convaincre de ne pas mettre le nez dans ce tas de fumier.
Mais il devait d’abord vérifier deux choses.
Il alluma l’ordinateur, qu’il avait installé dans sa chambre, comme la télévision, pour laisser plus de place aux livres dans le séjour, et se connecta au réseau. Tandis que les pages se téléchargeaient sur l’écran, il sortit de sa poche le bout de papier indiquant le numéro de Raquel et le composa sur son téléphone mobile. Il entendit la voix dans le combiné tout en tapant l’adresse des moteurs de recherche habituels. "Telefônica vous informe que le numéro que vous avez composé…" Il recommença. avec le même résultat : Raquel lui avait donné un faux numéro. Pourquoi ?
Soudain, sur l’écran de l’ordinateur, apparut un gros titre de journal :
UN HOMME MET FIN A SES JOURS APRÈS AVOIR VIOLÉ ET ASSASSlNÉ SA FILLE DE SEIZE ANS
Il ouvrit la page, lut le texte plusieurs fois, regarda les photos.
Il sentit que la panique était une substance froide qui lui avait été inoculée dans le sang.
— Voyons. Pour commencer, une précision très simple. Comme je vous l’ai déjà dit, les histoires que l’on raconte ici n’ont pas été étayées. Il n’existe aucune preuve objective que tout cela soit avéré, et je crains qu’aucun enquêteur sérieux n’y croie. Mais vous me connaissez, je n’ai jamais été sérieux…
— Inutile de le préciser, remarqua Susana, assise sur le tapis. Son ensemble – foulard en soie, chemise et pantalon noirs – contrastait avec la couleur des motifs persans sur lesquels elle était appuyée.
Fidèle à son habitude, César avait réservé la révélation des secrets pour la fin du repas. Maintenant, après le café, il allait et venait en les regardant pardessus ses lunettes bleues. Le livre qu’il tenait à la main était un volume simple, à reliure noire.
— On y décrit la rencontre de plusieurs poètes célèbres avec les êtres qui ont constitué pour eux une source d’inspiration. Mais l’idée qui donne leur unité aux différents récits repose sur la conviction que de telles rencontres n’avaient rien de fortuit ni d’exceptionnel. Bien au contraire : elles étaient préparées par la secte des dames. Et les êtres qu’ont rencontrés les poètes étaient surnaturels. – Susana fit une grimace moqueuse en direction de Rulfo et se gratta un genou. César lui adressa un regard de réprobation amusée. Oh, ne tirons pas de conclusions hâtives avant de tout savoir, cher public… Cette fantaisie est très élaborée, vous allez voir. L’auteur affirme que la légende des dames est très ancienne, et qu’elle a permis de tisser de nombreuses légendes : celle des Muses, des Gorgones, de Diane et Hécate ; Circé, Médée, Enotée et d’autres sorcières des poètes classiques ; Cybèle et Perséphone ; la völva scandinave, qui chevauchait un loup ; la Lilitu assyrienne et la Lilith biblique ; la Dame du lac du cycle arthurien, le Serpent blanc, les sorcières de Macbeth ; la Vénus d’Ille de Mérimée ; la Lamia de Keats, la Sorcière de l’Atlas de Shelley ; la Reine de la Nuit de Mozart, l’Alcinée et la Melissa de Haendel et l’Armide de Haydn… C’est toujours la même chose : des figures féminines puissantes et perverses, entretenant un lien quelconque avec l’art. Le poète et érudit Robert Graves fut l’un des premiers à signaler les liens de cette légende avec la poésie dans son ouvrage La Déesse blanche, mais il ne put jamais affirmer que les poètes étaient inspirés par des créatures réelles, même surhumaines… Ne me demandez pas comment elles les inspirent : tenez-vous-en à l’idée selon laquelle les dames sont des êtres capables de pousser les poètes à créer. Le livre parle peu d’elles. Il affirme qu’elles sont au nombre de treize, effectivement, et qu’on ne mentionne jamais la dernière, comme me l’ont dit mon grand-père et Rauschen, bien qu’il ne précise pas pourquoi. Elles reçoivent un numéro, un nom secret et un symbole sous forme de médaillon en or. Les noms proviennent du latin ou du grec et rappellent ceux des sorcières de tradition sataniste… – Il ouvrit le volume à l’une des pages qu’il avait sélectionnées et lut : "Baccularia, Fascinaria, Herberia, Maliarda, Lamia, Maleficiae, Veneficiae, Maga, Incantatrix, Strix, Akelos et Saga", qui est la n° 12, la dernière à posséder un nom…
— Tu parles de noms, dit Susana.
— Ce sont des noms classiques pour des sorcières, dont la légende provient des dames, c’est pour cette raison qu’elles ont reçu les mêmes. Je vous ai dit que Laure, la femme qui a inspiré Pétrarque, était en fait Baccularia, la dame n° 1. Fascinaria, la n° 2, inspira Shakespeare : ce fut la Dame brune de ses sonnets. On parle également d’Herberia, la n° 3, et de Milton ; de Maliarda, la n° 4, et de Hölderlin ; de Lamia, la n° 5, et de Keats ; de Maleficiae, la n° 6, et de William Blake… Et ainsi de suite jusqu’à Borges avec Saga. Je sais ce que vous pensez : que tout cela est un conte pour enfants mêlé à de la théorie littéraire. Je le crois moi aussi, en fait. Mais, comme dit le poète, "il a de la méthode".
Susana replia les jambes sur le tapis. Elle venait d’allumer un joint.
— Pour résumer, dit-elle : tout au long de l’histoire, des êtres mystérieux, qui revêtent la forme de belles femmes…
— Ou d’hommes séduisants, nuança César, de vieillards ou d’enfants… Ils peuvent revêtir n’importe quelle apparence, être n’importe qui…
— … inspirent les poètes. Très bien. Et pourquoi ? Quel intérêt ont-elles à agir ainsi ?
— C’est le nœud gordien. Le grand secret. Songez que la légende des Muses vient d’elles : des déesses qui donnaient aux artistes le halo créatif nécessaire… Mais… pourquoi ? Le sourire de César s’étendit au reste de son visage.
— Tu as déjà eu l’occasion de le constater, diagnostiqua Susana, les doigts plongés dans ses cheveux. César prit un air ambigu. Tu le sais bien, nom d’un chien ! rit-elle, et elle lui jeta un coussin qui se trouvait par terre.
Ils prennent ça pour un jeu, une de ces orgies domestiques qu’ils organisaient le week-end avec les amis, pensa Rulfo.
Il ne participait pas à l’amusement général. Une teneur grandissante lui glaçait les sangs. Il comprenait cependant ce qui se passait : grâce à cette aventure inédite, César et Susana avaient retrouvé le bon vieux temps et échangeaient des regards complices, des sourires, toute la gamme d’expressions qui constituent le langage privé d’un couple qui se sent à nouveau complice après une période d’éloignement. Il devait les empêcher de s’enfoncer chaque jour davantage dans ce dangereux marécage.
— Bon, tu veux nous le raconter une bonne fois pour toutes ? demanda Susana.
— Du calme, ne sois pas impatiente… J’ai trouvé la clé dans la rencontre de Milton avec Herberia, la n° 3, "celle qui Punit". Je vous explique. Le poète anglais John Milton fit un voyage en Italie dans sa jeunesse, entre 1638 et 1639. C’est l’exacte réalité historique. Mais ici, on affirme que, pendant son séjour dans ce pays, il entra en contact avec la secte et assista à plusieurs de ses étranges rituels. Bien sûr, d’après ce livre, rares sont les poètes qui en ont connu l’existence réelle. Milton était l’un d’eux. Il en vint même à contempler Herberia sous l’apparence d’une jeune Toscane appelée Alessandra Domi. Il la vit danser au soleil pendant un de ces rituels, et la nuit qui suivit
les flammes
il assista à une séance de punition dans la grotte où elles se réunissaient… Allons bon, Susana, tu reprends ton air incrédule… Je te demande juste d’écouter jusqu’au bout
les flammes dansant devant ses yeux
après tu donneras ton avis… Je vais vous lire les paragraphes où l’on décrit la séance… Préparez-vous à écouter la chose la plus étrange que vous ayez jamais entendue…
Les flammes dansant devant ses yeux.
Les flammes, hypnotiques, étincelant comme des fouets. Comme ce corps étonnant qu’il avait vu dans la lande déserte des environs de Florence.
On l’avait conduit vers des rochers à travers un champ de seigle. Là, sous un torrent argenté, se trouvait l’entrée. Son guide était un habitant de Ravenne âgé de dix-sept ans qui portait une pèlerine foncée, et la peur se lisait sur son visage.
On lui avait promis qu’il la verrait.
Et on lui avait assuré, également, qu’ il souhaiterait bientôt ne jamais l’avoir vue.
Ils descendirent les marches en pierre jusqu’à une vaste caverne éclairée par la lumière des brûle-parfums. Le sol de l’entrée était couvert de mosaïques de style pompéien. Des dessins de géants aux cent mains parcouraient les murs jusqu’au plafond. La grande salle plongeait dans le rocher. Au centre se tenait un autel en pierre dissimulé sous des tentures noires et entouré de flammes dansantes. Un miroir encadré d’appliques portant des bougies décorait le fond et, des deux côtés, d’ étroits escaliers conduisaient aux pièces supérieures. Des individus masqués et silencieux formaient le chœur. Il faisait un froid glacial, et le jeune Milton s’emmitoufla davantage dans sa cape.
Il régnait une atmosphère d’expectative. Tout le monde attendait le châtiment.
Le condamné et Milton étaient les seuls à ne pas porter un masque. Le premier se tenait debout devant l’autel, vêtu d’une tunique blanche. Il n’était pas attaché, mais semblait incapable de bouger, ou ne le souhaitait pas. Son expression était celle d’un agneau. Il s’agissait d’un homme mûr, à la barbe en bataille. Milton savait qu’il avait été condamné pour avoir parlé d’Elles devant des gens auprès de qui il n’aurait pas dû le faire. Et il soupçonnait que cette invitation à assister à ces ordalies constituait un sérieux avertissement.
Tandis qu’il observait les flammes resplendissantes, il se rappela la dernière conversation qu’il avait eue à Florence avec l’un des membres de la secte, un hiérophante d’une certaine importance. Il le lui avait dit à de multiples reprises : le nom et le symbole de chacune, l’inconcevable ancienneté de la secte, les figurines de cire qu’elles réalisaient, appelées imagos, grâce auxquelles elles pouvaient vivre éternellement… Et leur travail consistait à rencontrer et à inspirer les poètes. Il l’avait interrompu pour lui demander pourquoi elles faisaient ça. Le hiérophante n’avait pas répondu : il lui avait simplement conseillé d’assister le soir même à la séance de punition.
Il était là pour connaître cette dernière énigme.
Un mouvement sur l’un des escaliers du fond attira son attention.
Le gamin, aux cheveux longs et noirs et aux lèvres rouges, ne devait pas avoir plus de douze ans. Il portait une tunique légère vermillon et l’un des hiérophantes le conduisait par le bras. Ils descendirent les marches dans un épais silence et s’avancèrent vers l’autel. L’ enfant écarquillait ses yeux sombres. En découvrant le condamné, il voulut le rejoindre, mais les mains vigoureuses qui le tenaient l’en dissuadèrent.
— Qui est-ce ? demanda Milton à l’homme masqué qui se trouvait le plus près de lui.
— Son fils cadet. Il va recevoir le châtiment à travers son fils. C’est ainsi qu’ elles procèdent.
Personne ne parlait ni ne criait. Le silence qui régnait dans cet antre donnait l’impression que la mort occupait plus d’ espace que la vie.
Un autre mouvement. Provenant cette fois de l’escalier opposé.
Milton la reconnut immédiatement. Alessandra Dorni portait une longue tunique noire ornée d’arabesques argentées et foulait les marches avec une indifférence suprême, la tête droite, le visage beau et impénétrable, le médaillon en or en forme de serpent oscillant entre ses seins. En arrivant au pied de l’escalier et avec la même gesticulation mécanique, elle avança vers l’autel. Les adeptes s’agenouillèrent sur son passage et le condamné détourna le regard.
Les yeux d’ Alessandra Dorni décochaient les rayons verts qu’émet le soleil qui se couche sur la mer. Milton se rappellerait toujours ces yeux sans âge et les joues pâles, l’étrange sourire qui semblait dessiné par un artiste qui n’ aurait pas connu le bonheur.
Herberia. Celle qui Punit.
L’enfant fut dépouillé de sa tunique légère. Son corps était un bloc de neige devant les vêtements noirs de l’adepte qui le maintenait. Un autre acolyte au manteau vermeil présenta à la dame un petit récipient en forme de corne. Alessandra y plongea les doigts et les ressortit tachés de rouge. Elle commença à écrire quelque chose sur la poitrine de l’enfant, sur la maigre ride des côtes, tandis que sa douce voix planait à l’ intérieur de la grotte en déclenchant des échos. Le jeune Milton n’avait jamais entendu prononcer ainsi l’ italien. Il reconnut malgré tout le vers que la dame récitait en écrivant sur le corps de l’ enfant. L’ homme masqué à côté de lui l’avait également identifié.
— Dante… murmura-t-il. Et Milton perçut le tremblement manifeste de sa voix. Dante est un châtiment très cruel pour un adulte, mais presque obscène pour un enfant si jeune.. .
Alessandra avait fini. L’ espace d’un instant, on eût dit qu’il ne se produisait rien : l’ enfant se débattait entre les mains qui le tenaient, les lettres du vers encore humides sur son corps.
— Je vous suggère de ne pas regarder, signor Milton… murmura l’adepte.
Mais il était trop tard pour lui. Sa curiosité avait été retenue par la scène comme une mouche par du papier collant.
Soudain, l’enfant ouvrit la bouche et cria.
En observant ce qui arriva alors, John Milton sut avec une certitude absolue que cela allait lui coûter la raison.
Ou la lumière de ses yeux.
— Il perdit cette dernière : il devint aveugle des années plus tard. – César sourit. Tout cela est pure fantaisie, bien sûr, une sorte de métaphore pour expliquer la création du Paradis perdu, que Milton, complètement aveugle, dicterait à sa fille et à un écrivain qui collaborait avec lui, Andrew Marvell. Il s’agit d’une poésie étrange qui décrit Satan avec une certaine bienveillance et Dieu comme une créature vengeresse. Le conte s’achève par l’affirmation que la seule chose qui sauva Milton de la folie furent de relatives ténèbres : il oublia presque tout ce qu’il avait vu dans cette grotte, mais ses yeux, qui avaient une bien plus grande mémoire, décidèrent de mourir avant.
Susana poussa un soupir comme si elle avait retenu son souffle jusqu’alors.
— Quelle idiotie. Et la torture de ce pauvre enfant a consisté à lui écrire un vers de Dante sur la poitrine ?
— Et à le réciter. C’est ce que l’auteur appelle des "phylactères" : des vers qu’on écrit sur un objet ou un corps tout en les récitant. L’effet dure alors beaucoup plus longtemps et il est plus intense… Oui, l’effet", tu as bien entendu, Susana… Mais j’anticipe sur ma propre explication. Comme je l’ai dit, cette histoire est une fable, mais il s’y révèle métaphoriquement ce "secret" que Milton voulait corroborer et qui constitue la principale énigme de la légende : pourquoi les dames inspirent-elles les poètes… ? – Le livre ouvert, César fit un geste significatif dans leur direction. Tel que je l’ai compris, ce "secret" est le suivant : le langage humain n’est pas inoffensif. Nous le constatons tous les jours, même dans les discours des fanatiques et des politiques… Les mots altèrent la réalité, produisent des choses, mais uniquement s’ils sont récités de façon déterminée et dans un ordre déterminé. Dans des temps anciens, ces combinaisons de paroles puissantes, parfois dépourvues de signification, ont été compilées sur des tablettes ou des parchemins dont les fins n’avaient rien d’artistique ni d’esthétique. Mais les personnes qui contrôlaient ce pouvoir ne connaissaient pas l’infinité des combinaisons de mots dans toutes les langues possibles. Pour les découvrir, elles avaient besoin d’une aide extérieure. Et elles décidèrent de transformer leur recherche en art, en esthétique. Ainsi naquit la poésie et ainsi naquirent les poètes.
Il s’arrêta et les regarda. Les poètes, vous le savez, composent des chaînes de mots appelées des vers dont ils ne comprennent parfois pas très bien la signification eux-mêmes. Les dames (ces êtres qui. avec le temps, ont contrôlé ce pouvoir étendu) sont capables de percevoir quels poètes possèdent le plus grand potentiel créatif. Elles revêtent alors l’apparence de belles créatures, les inspirent puis fouillent dans leurs créations afin de trouver les lignes susceptibles de produire des effets et que l’on appelle des "vers de pouvoir". L’auteur de ce livre compare les poètes aux "baguettes de devin", vous savez, ces branches qui sont censées trembler à proximité d’un objet caché… C’est une bonne métaphore. Les dames utilisent les poètes pour exhumer les sons les plus puissants de tous les langages.
— Je vois… – Susana semblait enthousiasmée. C’est une idée fascinante, tu ne trouves pas, Salomón… ? Voyons si j’ai bien compris : les mots produisent des choses, non… ? J’imagine que certains en produisent de bonnes et d’autres de mauvaises… Et les poèmes ont servi à transmettre ce secret au fil des siècles… Par exemple, dans un sonnet de Neruda ou dans un poème de Lorca, il se cache peut-être des mots qui pourraient… Je ne sais pas… Des mots qui, si on les récitait, nous feraient voler dans les airs, non… ? – Elle se mordit le pouce en riant.
— Remarque que tous les vers ne sont pas puissants, Susana, remarqua César. Selon cette théorie, la poésie n’est le plus souvent qu’esthétique et sert, pour ainsi dire, de "couvercle" destiné à cacher la vérité. Même à l’intérieur des poèmes qui contiennent du pouvoir, seuls quelques vers le recèlent. Mais, bien sûr, ils ne sont pas faciles à trouver, et encore moins à réciter : seules les dames peuvent le faire. – Il se tourna vers Rulfo et sourit. Maintenant, le plus surprenant, ce sont les points concomitants avec ton histoire, Salomón, tu ne crois pas… ? L’objet que cette fille et toi avez retiré de l’aquarium peut être une "imago", cette figurine avec laquelle elles vivent éternellement, les vers de Virgile et de Dante que tu as trouvés seraient des "phylactères", ils ont fait s’ouvrir les portes de la maison, s’éclairer l’aquarium, et t’ont permis de trouver le portrait de mon grand-père et l’imago… Une curieuse histoire, oui. Complètement irréelle, mais pas mal agencée. En fait… – Le regard de César était devenu songeur. Ne pourrait-elle être épaulée par la science ? Que savons-nous de la matière ? Et si les ondes que nous déclenchons en parlant pouvaient altérer l’orbite des électrons environnants au point de produire de grands changements dans la réalité… ? Observez, de plus, que la composante sonore est de mise dans tous les "enchantements", l’abracadabra" et ce genre de choses… Et si cette simple composante était la cause réelle de l’effet… ? Pensez aux prières, aux oraisons envers les saints qui, d’après la croyance populaire, peuvent donner des résultats précis… Rappelez-vous que Dieu est le "Verbe", et crée le monde avec la parole… Et "poésie" vient de poiêsis, qui signifie en grec "création". Tout cela ne pourrait-il pas être de vagues métaphores qui tournent autour du pouvoir occulte du langage et de sa transmission secrète par le biais de la poésie… ? Ah, Susana, je vois que ton expression a changé. Tu n’as plus l’air aussi sceptique. – Soudain, après une pause destinée à produire son effet, César ferma le livre d’un coup. Le bruit fit cligner des yeux Rulfo et Susana. Mais, comme je le dis, il s’agit de la simple fantaisie d’un auteur pas trop médiocre…
— Herberia, ô belle et terrible déesse, pardonne à ton esclave Susana, mais je dois quitter cette fort intéressante réunion, quel dommage. – Elle étira ses bras délicats. Je ne peux pas manquer le dîner de ce soir avec les huiles du théâtre… Ce sont eux qui vont mettre le fric dans mon prochain projet. Et puis il y aura peut-être quelques journalistes que je compte interroger au sujet de Lidia Garetti… Je vais prendre une douche. Je te verrai avant de partir, cher élève Rulfo ?
— Peut-être, dit Rulfo.
— Sinon, je suis sûre que, maintenant, on va se voir plus souvent… On a un grand mystère à résoutdre,n’est-ce pas, César ?
César fit une réponse vague et Rulfo perçut son malaise soudain. Il se sert de cette affaire comme d’une friandise, mon Dieu. Comme s’il vivait avec une fillette et qu’il devait lui offrir des sucreries pour la retenir.
— On peut parler, César ? demanda-t-il quand Susana monta l’escalier et ferma la porte de la chambre.
— On est déjà en train de parler.
— On pourrait continuer au local ? Il existe toujours ?
César sembla comprendre. Ses yeux brillèrent.
— Oui, viens.
Le "local", comme l’appelaient les membres du cercle littéraire de César, se trouvait juste à côté du séjour. C’était une petite pièce que son propriétaire avait consciencieusement protégée des regards extérieurs grâce à une fenêtre aux vitres fumées. Elle contenait le grand poste de télévision et les cassettes vidéo qu’il avait filmées pendant des fêtes et des jeux en société. La moquette blanche moelleuse invitait au dépouillement, et Rulfo avait plus d’une fois accepté cette invitation. Maintenant, tout cela appartenait au passé. Dans le "local", les conversations étaient plus intimes, et personne ne pouvait les entendre de la chambre ou du séjour.
— Laisse tomber, César, dit Rulfo, quand César ferma la porte pour isoler la pièce.
— Laisser tomber quoi ?
— Cette question. Point final. Passe à autre chose et arrête d’exciter Susana.
— Tu es fou ?
— Oui, admit Rulfo. Tu es en droit de le penser. Je suis devenu fou. J’ai imaginé des choses qui n’existaient pas. Je ne suis jamais allé chez Lidia Garetti. Tout cela n’est qu’une fantaisie.
Le sourire de César avait fondu bien avant que Rulfo eût fini de parler. Il le regardait droit dans les yeux.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Salomón ?
Il décida de le lui raconter. Il donna peu de détails, mais lui fournit les grandes lignes des événements de la nuit précédente : la fillette à la robe déchirée, le théâtre, la fouille de son appartement. En lui rapportant la conversation qu’il avait eue avec Blas Marcano, il crut qu’il allait vomir.
— Blas Marcano Andrade, directeur de théâtre : cherche-le sur Internet… Il a violé et assassiné sa fille de seize ans, Soraya Marcano, en 1996, puis il s’est suicidé. Mais je lui ai parlé hier soir et j’ai vu sa fille… Ne me demande pas comment je le sais, mais je suis sûr que c’étaient eux. Marcano était peut-être un membre de la secte puni pour avoir commis une indiscrétion, comme le condamné que vit Milton. Je ne comprends pas comment, mais…
César ôta ses lunettes et s’assit lentement sur l’énorme canapé au dossier lustré parsemé de clous qui trônait dans la pièce.
— C’est incroyable, murmura-t-il. Je n’aurais jamais cru que… Oh, je t’en prie… ! Et même… même quand j’ai eu fini de lire ce livre, je continuais à croire que tout cela n’était que des fables, des légendes mêlées aux souvenirs de mon grand-père et à tes propres expériences… Je t’en prie… ! Tu te rends compte de ce que ça veut dire… ?
— Je n’ai pas cherché à t’enthousiasmer, César. Bien au contraire. Elles sont dangereuses.
— Je n’en doute pas. Je vois à quel point elles sont dangereuses. Mais elles ne te feront pas de mal si tu leur rends la figurine. C’est ce qu’elles veulent, non… ? A ta place, je la rendrais. Quels que soient les moyens par lesquels elle t’est parvenue, ce n’est pas à toi qu’elle appartient, mais à elles.
— La question n’est pas de savoir si je la rends ou non. La question, c’est que vous devez oublier définitivement cette foutue affaire, et je maudis l’heure où j’ai eu l’idée…
— Je peux encore t’être utile, cher élève. – César l’arrêta d’un geste. Pour rencontrer Herbert Rauschen, tu te rappelles… ? C’est le seul qui puisse nous en apprendre plus que nous n’en savons déjà, ce qui ne figure pas dans le livre, la dame n° 13… Pourquoi m’a-t-il dit qu’elle était si importante ? Pourquoi le livre ne la mentionne-t-il pas… ?
— Elles ont dû s’arranger pour faire taire Rauschen. Et elles agiront de même avec vous deux si…
— Et si ça n’est pas le cas… ? Et s’il se cache… ? Et si on peut lui parler, à lui ou à quelqu’un qui sait la même chose que lui… ?
— Je ne veux pas en apprendre plus, trancha Rulfo. Je veux juste que tout cela s’arrête.
— Salomón. – César tendit le bras et alluma la lampe qui se trouvait près du canapé. Sous cette lumière tamisée, son visage sembla se scinder en deux, comme une phase de la lune. La poésie a été ma principale raison d’être. Et la tienne aussi, admets-le. Je te connais bien et je sais que tu es un mécréant comme moi, pas aussi éhonté toutefois… Un hédoniste superficiel. Mais la poésie a été notre sacrement, notre seul dieu, notre éthique.
— César…
— Laisse-moi terminer, élève Rulfo. Je t’ai appris à l’aimer, nie-le si tu l’oses. Nie que mes cours te fascinaient, ou les séances qu’on improvisait ici même, à cet endroit précis, avec Susana, Pilar, Alvaro, David… Tous ceux qui, comme toi, ont cessé de venir ici depuis longtemps… Toi et moi nous sommes faits du même bois : la poésie nous désarme, nous détruit. Aujourd’hui elle ne plaît qu’à un petit nombre, mais, nous, nous avons toujours su qu’elle renfermait un abîme… C’était ce que mon grand-père appelait "l’horreur pure". Et là, subitement, que s’est-il passé… ?
— César, écoute-moi…
— Laisse-moi parler ! – César se leva avec une rapidité inhabituelle et éleva la voix. Que s’est-il passé… ? Nous avons enfin trouvé cet abîme et nous nous sommes penchés dessus. Nous le contemplons. Et je sais que tu vas sauter. Je le sais. Tu vas sauter. La tentation est trop forte… Alors, pourquoi veux-tu m’empêcher, moi qui suis plus vieux et qui ai moins de perspectives que toi, de sauter aussi ?
— Et Susana ? demanda Rulfo doucement, en désignant la porte. Tu la tiendras par le bras pour qu’elle saute avec toi ? – Rulfo se sentit soudain exploser. Tu ne te rends pas compte de ce que tu fais… ? Tu es en train de transformer ça en un nouveau sujet fascinant à la sauce Sauceda… ! Mais cela est réel, mon cher professeur ! Je ne comprends pas comment ni pourquoi, mais c’est réel et dangereux… ! Cette fois, il ne s’agit pas de jouer avec les esprits, de manger des hosties tartinées de foie gras ou d’invoquer le diable avec Susana nue en guise d’autel et toi habillé en Anton Szandor La Vey*… ? Cela est réel ! – Il remarqua qu’il transpirait. Il baissa la voix pour ajouter : Et très dangereux.
— Donne-leur cette figurine et elles ne nous feront pas de mal, dit César après une pause, mortellement sérieux.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ? A ce moment, la porte s’ouvrit. Susana, en peignoir de bain, leur sourit.
— Qu’est-ce que vous faites là ? Vous conspirez ?
Les deux hommes la regardèrent et sourirent presque en même temps.
— Je m’en vais, dit Rulfo. Merci pour le déjeuner.
La lumière automnale de l’après-midi déclinait quand il sortit dans la rue. César avait raison : il allait leur donner la figurine. Il leur donnerait cette foutue figurine, si c’était ce qu’elles voulaient.
Il monta en voiture en souhaitant de toutes ses forces savoir retourner chez Raquel.