Une fillette blonde, même s’il ne s’agit que de son apparence.
Il ne savait pas s’il devenait fou, mais il décida de la suivre.
Les rues étroites du centre de Madrid étaient un mirage de lieux identiques et différents. La fillette semblait toutefois connaître parfaitement son chemin. Elle quitta la rue Lomontano, prit une rue perpendiculaire et évita une moto garée sur le trottoir et un groupe de jeunes qui arrivaient en sens inverse.
Rulfo se tint à distance prudente. A un moment donné, après l’avoir vue tourner successivement à deux coins de rue, il la perdit. Il regarda des deux côtés et la découvrit devant une épicerie avec des pots de miel en vitrine. A cet instant, elle repartit. Elle m’attendait, pensa-t-il. Ça ne fait pas de doute, elle veut que je la suive.
Les cheveux de la fillette brillaient comme de l’iridium sous la lumière des lampadaires et son image se scindait dans le nickel des flaques. Rulfo éprouva la sensation affolante qu’il s’agissait d’une silhouette que lui seul pouvait voir, mais tout à coup un couple âgé l’appela, certainement dans l’intention de lui demander si elle s’était perdue ou si elle avait besoin d’aide. La fillette les ignora et poursuivit son chemin. Ainsi donc, elle n’était pas le fruit de son imagination, ni une apparition fantomatique : c’était une fillette, et il la suivait.
Ils traversèrent une petite place, s’engagèrent dans une rue peu fréquentée puis dans une autre encore plus déserte. Alors la petite s’engouffra dans un immeuble délabré en brique verdâtre. Rulfo observa la façade et compta quatre étages. Il entra dans le vestibule et appuya sur un vieil interrupteur en plastique, allumant l’unique ampoule. Un bruit de pieds nus lui parvint de l’escalier. Il se pencha à temps pour voir les cheveux de la fillette par-dessus la rampe. Il monta derrière elle. En arrivant au troisième étage, et après avoir tâtonné un instant sur les murs, il rétablit la lumière. La fillette n’était pas là mais on entendait toujours ses pas. Il monta au quatrième et s’arrêta net. Il était désert également. Mais l’escalier se poursuivait et les pas continuaient de résonner. Il y avait peut-être une terrasse ou une chambre de bonne.
Il gravit cette nouvelle volée de marches et parvint à un autre palier plongé dans les ténèbres. Il ne trouva pas d’interrupteur, mais le reflet jaune qui émanait des étages inférieurs lui permit de remarquer une porte dans le fond. Ouverte.
Soudain il se produisit quelque chose.
Un fait banal, mais qui le plongea dans l’irrationalité de la peur.
La balle sauta de la noirceur de la porte, rebondit trois fois, lui frappa les jambes comme un petit chat. rebondit contre le mur et la rampe. Rulfo suivit sa trajectoire comme un joueur de billard suit une boule qui peut décider de la partie. Quand la sphère s’arrêta, il pensa que la fillette allait arriver derrière. Ce ne fut pas le cas.
Le silence était absolu.
Sans très bien savoir quoi faire, il se pencha et ramassa la balle.
— Tu me la donnes ? demanda alors une voix douce provenant des ténèbres situées au-delà de la porte, une voix dotée d’une certaine qualité diaphane de lumière audible.
C’était indiscutablement la voix de la petite. Rulfo entendit sa propre respiration, comme s’il avait eu les oreilles bouchées.
— Tu me la donnes ? entendit-il à nouveau.
— Je ne te vois pas. Où es-tu ?
— Tu me la donnes ? répéta l’enfant.
L’espace situé au-delà du palier était d’une noirceur sans nuances.
Il devait s’agir d’une pièce condamnée, peut-être d’un grenier.
— Pourquoi est-ce que tu ne te montres pas ? Cette fois, il n’obtint pas de réponse. Il s’avança et pénétra dans l’obscurité, sentant que le centre de son estomac s’était transformé en un bloc de glace. Alors il la découvrit, ou crut la découvrir, devant lui : une boule de cheveux diffus qui lui arrivaient à hauteur du torse. Il tendit la main qui tenait la balle et la sphère rouge sembla léviter de ses doigts vers d’autres mains, plus petites.
Il ne pouvait voir les traits de la fillette, mais distinguait maintenant, outre ses cheveux – une ondulation de lumière –, une chose pareille à une ombre blanche sous la tête – peut-être le col de la crasseuse robe ancienne qu’elle portait, un éclair – le médaillon ? – et la rondeur de la balle.
Elle observait un silence parfait. Il ne l’entendait même pas respirer.
— Qui sont les personnes que tu cherches ? demanda soudain la fillette.
— Quoi ?
— Qui sont les personnes que tu cherches ?
Il réfléchit à l’étrange question. Que cherchait-il en fait ? Cherchait-il quelque chose ? Cherchait-il quelque chose depuis que tout avait commencé ?
Le pluriel lui fit soupçonner qu’il y avait une seule réponse possible.
— Les dames, dit-il. Une sueur glacée lui coulait dans le dos.
La masse de cheveux bougea, passa devant lui, vint sur le palier. L’escalier geignit à nouveau sous le poids des pieds nus.
Les lumières s’étaient éteintes et Rulfo dut descendre au quatrième étage dans l’obscurité complète. Quand il appuya sur le bouton de la minuterie et se pencha sur la cage d’escalier, il vit le petit bras nu glisser sur la rampe.
La fillette ayant une certaine avance sur lui, il descendit les marches deux à deux, mais en arrivant dans le vestibule il ne la trouva pas. Marmonnant entre ses dents, il gagna la rue. Il l’avait perdue, c’était incroyable.
Éperdu, il repassa la porte d’entrée. Au-delà de la rangée de boîtes aux lettres, il découvrit un autre escalier qui plongeait vers une porte fermée. Il s’agissait sans doute d’une petite cave destinée à héberger les compteurs, à en juger par le bruit de chronomètre qui résonnait à l’intérieur. Il lui vint une pensée absurde : elle lui avait posé une question tout en haut de l’immeuble, et si maintenant elle l’attendait là, tout en bas ?
En haut, en bas.
C’était une pensée irrationnelle. La petite ne pouvait pas être entrée dans cette cave sans qu’il l’eût aperçue. En fait, il était persuadé que la porte serait fermée à clé.
En haut, en bas.
Malgré tout, il supposa qu’il ne perdait rien à essayer. Il descendit le petit escalier et tourna la poignée. La porte n’était pas fermée.
Il s’agissait effectivement du local des compteurs. Un mécanisme tintait, programmé pour éteindre rapidement l’éclairage du vestibule. La pièce était minuscule et, à la différence du grenier, visible dans sa totalité grâce à l’ampoule suspendue au plafond et que Rulfo alluma en pressant un bouton. Un seau et des ustensiles de ménage s’entassaient dans un coin. Il flottait une odeur de lessive et de moisissure.
La fillette n’était pas là.
Et derrière lui ?
Il se retourna, préparé à la voir. Mais il s’était à nouveau trompé. Il n’y avait personne. Il respira profondément, poussa la porte pour la fermer
et découvrit
la fillette debout
dans le local des compteurs, barrant de son petit corps la vision des choses qu’il avait contemplées sans aucun empêchement une fraction de seconde plus tôt. Il étouffa un cri, comme s’il avait découvert la présence d’une tarentule dans un coin familier. Il lui sembla que l’air s’était coagulé pour former cette silhouette menue.
La fillette ne souriait plus.
— Pourquoi est-ce que tu les cherches ?
La lumière de l’ampoule lui permettait de l’observer mieux que jamais. Elle était un peu plus âgée qu’il ne l’aurait cru, onze ou douze ans, ses cheveux blonds se répandant sur ses épaules en mèches touffues, et les yeux bleus comme des bleuets, aux sclérotiques presque vides. La robe, vert sombre avec un col blanc, était déchirée en plusieurs endroits, surtout vers le bas, qui laissaient voir de petites jambes droites et maigres. Le médaillon doré avait la forme d’une branche de laurier. La balle rouge qu’elle tenait présentait un curieux contraste avec le vert de la robe et avec la peau, d’une pâleur que Rulfo n’avait jamais vue auparavant, d’une blancheur de minéral froid, où les fils des veines se détachaient comme les fissures d’une porcelaine brisée et recollée.
Elle était immensément belle.
— Pourquoi est-ce que tu les cherches ? répéta la voix bien timbrée, sans emphase.
— Je veux les rencontrer, murmura-t-il.
La fillette bougea à nouveau. Elle s’avança vers lui. Rulfo la laissa passer. Il se rappela un cadeau que ses parents lui avaient fait un jour : une sorte de jeu aux questions basiques avec un petit personnage qui désignait au moyen d’une baguette les bonnes réponses sur une feuille de papier grâce à la présence d’un aimant. Il pensa à cet instant que la fillette se comportait de la même façon. Il n’y avait aucune émotion dans ses gestes : il répondait et elle allait d’un lieu à l’autre. La différence était qu’il ignorait pour l’instant si ses réponses étaient exactes.
Baccularia. Celle qui Invite.
La fillette gagna la rue et Rulfo la suivit. Il faisait froid. Il la vit s’arrêter sur le trottoir, serrant la balle rouge.
— Comment est-ce que tu les cherches ? lui demanda-t-elle quand il s’approcha.
Ce sont des questions rituelles. On dirait qu’elle évalue si je peux être "invité".
— En te suivant, dit Rulfo sans hésiter.
A cet instant, la fillette traversa la chaussée et poussa une double porte imposante située en face de l’immeuble. Rulfo eut l’impression qu’il s’agissait d’un garage ancien mais, en levant la tête, il put lire le panneau aux ampoules éteintes qui était suspendu au-dessus de l’entrée : "Théâtre."
Il s’approcha et entra. Il vit un vestibule poussiéreux. Dans le fond, il aperçut une autre porte battante d’où provenait une certaine lumière. La fillette avait disparu. Il avança, ouvrit la porte et pénétra dans une petite salle dont la scène était envahie par des échafaudages et des pivots en métal. Les lumières de la scène étaient éteintes, seules celles de l’orchestre étaient allumées. Il y avait quelqu’un d’autre dans le théâtre : un homme assis au premier rang, à l’extrême droite. Le silence ressemblait presque à un présage. Rulfo marcha dans le couloir et, en arrivant au premier rang, il observa l’inconnu. D’âge mûr, les cheveux coupés en brosse et grisâtres, des lunettes à monture dorée et un collier de barbe avantageux. Il était habillé avec élégance : veste en coton, chemise à rayures bleues et cravate jaune.
— Asseyez-vous, monsieur Rulfo, proposa l’homme sans le regarder, poliment, en lui indiquant le fauteuil contigu.
Il ne fut pas très étonné de constater que l’on connaissait son nom et que l’on se comportait avec lui comme si on l’avait attendu. Il obéit. Bien droit et raide contre le dossier, l’homme continua à parler sans le regarder, sur un ton automatique.
— Qu’attendez-vous d’elles ?
Rulfo crut commencer à comprendre ce jeu de questions-réponses.
— Je ne sais pas, répondit-il. Peut-être de les rencontrer ?
L’homme hocha la tête.
— Oh, non, non, non. Ce sont elles qui veulent vous rencontrer. Voilà comment ça marche : ce sont toujours elles qui veulent et nous qui obéissons… Je vous préviens que c’est un honneur. Personne n’y parvient aussi rapidement. Mais, à vous, elles vont vous ouvrir la porte. C’est un grand honneur pour un étranger.
— Quel rapport avez-vous avec elles ?
— Nous avons tous un rapport avec elles, répliqua l’homme. Ou plutôt, elles sont une partie du tout, reprit l’homme. Mais, dans votre cas, ne vous faites pas trop d’illusions : vous possédez quelque chose qui leur appartient, et elles souhaitent le récupérer. C’est aussi simple que ça.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il, bien qu’il se doutât de quoi il s’agissait.
— L’imago.
— La figurine que nous avons retirée de l’aquarium ?
— Bien sûr, de quoi d’autre s’agirait-il, vous me surprenez. – En parlant, l’homme souriait. Cependant, en étudiant mieux son expression, Rulfo se rendit compte qu’elle était forcée : comme s’il avait eu une arme pointée dans le dos. Je peux vous demander ce que vous avez fait de l’imago, vous et cette fille, monsieur Rulfo ?
Rulfo médita sa réponse. Il ne voulait pas révéler que la figurine se trouvait chez Raquel.
— Puisque vous savez tout, pourquoi est-ce que vous ne savez pas ça aussi ?
— L’imago doit rester dans le sachet en toile, sous l’eau, dit l’homme, éludant la réponse, dans une Annulation complète. C’est très important. Rendez la figurine, et tout ira bien… Elles vous diront quand et où elles vous retrouveront. Mais elles veulent vous faire une autre recommandation, poursuivit-il, sur le même ton impersonnel. Seuls vous et cette fille pourrez venir au rendez-vous, avec la figurine. Vous m’avez compris, monsieur Rulfo ? Laissez vos amis en dehors de ça. Cette affaire ne concerne que vous, cette fille et elles. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Oui.
Il frissonna. Comment savaient-elles qu’il venait de parler à César et à Susana ?
Alors l’homme se tourna vers Rulfo pour la première fois et le regarda.
— Elles veulent que je vous dise que je les ai trahies un jour… et ma fille en a payé les conséquences. Je m’appelle Blas Marcano Andrade, je suis directeur de théâtre.
Comme si ces mots constituaient le signal convenu, un fastueux orchestre de musiciens invisibles illumina la scène de cuivres tandis que les feux de la rampe, aveuglants, s’allumaient. Alors une silhouette apparut sur un côté. C’était une adolescente aux cheveux châtains et au corps mince. Elle portait un justaucorps moulant couleur chair et semblait âgée de quinze ou seize ans. Ses traits présentaient une vague ressemblance avec ceux de Marcano. Adoptant une posture gracieuse, elle se pencha et salua comme si le théâtre avait été comble.
— C’était ma fille, dit Marcano sur un ton différent, comme si on lui avait pour la première fois permis de montrer ses émotions.
La jeune femme saluait et distribuait des baisers au parterre, entre deux belles révérences, au rythme d’une valse stridente, mais, tout en l’observant, l’esprit de Rulfo se perdit dans une certitude terrible et inhabituelle.
Elle était morte.
Elle se penchait, souriait, embrassait l’air, mais elle était morte.
Cette fille était morte. Il le sut à cet instant précis.
La jeune femme finit de saluer et sortit de scène par le côté des coulisses par lequel elle était arrivée. La musique s’arrêta sur un coup de cymbales abrupt et la scène retomba dans l’obscurité.
— Les châtiments qu’elles exercent sont terribles, dit Marcano dans le puissant silence qui s’ensuivit. Rendez la figurine, monsieur Rulfo.
Les lumières de la salle commencèrent à s’éteindre tandis que Marcano restait paralysé, comme si un mécanisme intérieur était arrivé en bout de course.
Rulfo se leva, chercha la sortie et gagna la rue, essoufflé.