— Maintenant c’est pire.

— Eh bien cette fois il n’y aura pas de somnifères, alors si vous voulez partir, allez-y, affirma le Dr Eugenio Ballesteros sur un ton grandiloquent. Mais son expression ne révélait aucune contrariété, plutôt une certaine béatitude. Cependant, si vous vous décidez à me le raconter une fois pour toutes, peut-être…

Ballesteros était grand et corpulent, large d’épaules, la tête proéminente avec un capuchon de cheveux blancs et une barbichette un ton plus grisâtre. Il n’était pas irrité contre Rulfo, bien que celui-ci se fût représenté le lendemain après-midi, à l’improviste, à la fin de ses consultations. Ballesteros était le dernier médecin présent et le dispensaire n’allait pas tarder à fermer. En fait, il avait dit à son infirmière de partir. Mais il n’était pas pressé. Il souhaitait bavarder un peu avec ce type qui l’intriguait tant.

Rulfo lui raconta son rêve en détail : la maison avec le péristyle aux colonnes blanches, l’homme qui traversait le jardin et y pénétrait, la mort des femmes du rez-de-chaussée – peut-être les domestiques –, le crime brutal perpétré sur la femme de l’étage supérieur avec l’horrible scène de la tête qui bouge et parle.

— Mais, cette nuit, j’ai rêvé que je la voyais chez moi, morte, sur mon lit. Et elle répète la même chose, elle veut que je l’aide. Elle parle toujours de l’aquarium. Je sais qu’il s’agit de l’aquarium à la lumière verte que je vois dans le vestibule et qui se trouve sur le socle en bois… – Les dents de Rulfo mordirent une envie sur son pouce. C’est tout. Vous ne vouliez pas connaître mon cauchemar ? Eh bien c’est fait. Maintenant, aidez-moi. J’ai besoin de quelque chose de plus fort qui me fera dormir toute la nuit.

Ballesteros le regardait fixement.

— Vous vous étiez déjà rendu dans une maison de ce genre… ? Vous aviez déjà vu cet homme ? Et cette femme ? – Rulfo répondait que non. Vous reliez cela à un événement qui serait arrivé à une personne de votre connaissance ?

— Non.

— Salomón, dit Ballesteros après un bref silence. C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom, et Rulfo, étonné, le regarda. Je vais être franc. Je ne suis ni psychiatre, ni psychologue, mais médecin généraliste. Pour moi, ce serait facile de résoudre votre problème : une lettre pour le spécialiste, avec l’attente habituelle jusqu’au premier rendez-vous, ou un hypnotique plus puissant, et basta. Affaire classée. Je vois trop de patients à ma consultation, et je n’ai pas de temps pour les cauchemars.

Mais laissez-moi vous dire une chose : le corps humain ne perd pas de temps lui non plus. Tout symptôme a ses raisons, ses motivations. Même les cauchemars sont nécessaires pour que la machine fonctionne. – Il sourit et changea de ton. Vous savez ce que me disait un collègue à ce sujet… ? Que ce sont les flatuosités de l’esprit. Disons les pets de l’esprit, pour parler vulgairement. Des résidus d’une sorte d’indigestion. Mais ils n’ont pas d’importance. Ils nous permettent de rejeter notre trop-plein… Par exemple : vous dites que vous n’avez jamais vu cette maison aux colonnes blanches, ou cette femme, et je vous crois, mais vous pouvez vous tromper. Ensuite, il y a l’aquarium. Vous avez déjà eu un aquarium ?

— Non. Jamais.

Rulfo baissa la tête et resta songeur un instant. Ballesteros en profita pour consulter sa montre. Il devait partir, le dispensaire allait fermer. Mais il décida d’attendre un peu. Après tout, qui l’attendait à la maison ? D’autre part, ce patient continuait de l’intéresser. Sa présence ici et le fait qu’il se mît à parler, lui qui semblait si réservé et laconique, prouvaient, d’après le médecin, son besoin urgent de faire confiance à quelqu’un. il pensa que la seule aide qu’il pouvait lui apporter était cette conversation.

— Vous m’avez dit hier que vous viviez seul et que vous n’aviez pas beaucoup d’amis… Vous sortez avec une fille ?

— En fait, dit soudain Rulfo, je suis venu chercher un somnifère plus puissant. Je ne vais pas vous faire perdre plus de temps. Bonsoir.

"J’ai mis le doigt là où ça fait mal", se dit Ballesteros. Il vit Rulfo se redresser sur son siège, et un sentiment imprévu et incompréhensible s’empara de lui. Il eut soudain la certitude qu’il ne pouvait pas le laisser partir, que, si ce patient s’en allait, tous deux, le patient et lui, seraient perdus. Ballesteros avait cinquante-quatre ans et savait maintenant qu’il y a des moments où tout dépend d’un mot prononcé à temps. Il ignorait la raison d’une si étrange propriété de la vie, parce que le mot salvateur n’était pas toujours le plus judicieux ni le plus logique, mais c’était ainsi. Il décida de se lancer.

Rulfo tendit la main vers un livre qu’il avait posé sur la table, mais le médecin le devança et lut :

— Anthologie poétique— , de Cernuda… Diantre. Vous aimez la poésie ?

— Beaucoup.

— Vous êtes poète ?

— J’ai écrit de la poésie, mais je suis professeur, je vous en ai parlé hier.

— Disons que si vous avez écrit des poèmes, vous êtes aussi poète, non ? – Rulfo eut un geste vague et Ballesteros poursuivit. Hou, je reconnais que je suis incapable de lire ça. En fait, il est rare de rencontrer quelqu’un qui lise de la poésie, vous ne croyez pas… ? Dites, qui en lit, aujourd’hui… ? Enfin, ma femme aimait ça. Pas énormément, mais en tout cas plus que moi…

Il parlait en feuilletant l’ouvrage, comme s’il ne s’était pas adressé à Rulfo. Du coin de cependant, il voyait que celui-ci restait immobile. Il ignorait s’il l’écoutait ou non, mais cela ne l’intéressait plus : il avait ouvert la porte pour que ce type se penchât un peu à l’intérieur, et s’il déclinait l’invitation, c’était son problème. Il continua à parler comme s’il avait été seul.

— Je suis veuf. Ma femme s’appelait Julia Fresneda. Elle est morte il y a quatre ans dans un accident de voiture. Je conduisais et j’en suis sorti indemne, mais je l’ai vue mourir. Nous formions un couple heureux depuis presque trente ans, avec trois enfants, qui sont grands et indépendants. Ce n’était pas une passion débordante, poétique, passez-moi l’expression, mais une joie tranquille et sûre, comme de savoir que le soleil se lèvera demain. Depuis qu’elle est morte, je fais régulièrement des cauchemars. Mais notez qu’elle ne m’apparaît jamais. Ce sont parfois des oiseaux qui veulent me crever les yeux, d’autres fois des étoiles qui se transforment en œil de monstre… Ce n’est jamais Julia. Elle ne me ferait pas peur, la pauvre. Mais c’est sa mort qui a provoqué ces rêves en moi. Croyez-moi, ce sont des pets mentaux. Ils n’ont pas d’importance, ajouta-t-il, bien qu’il semblât très affecté.

Il y eut un silence. Rulfo s’était rassis. Ballesteros leva les yeux du livre et le regarda.

— A vous aussi, il vous est arrivé quelque chose. Je le sais, ça se sent… Hier, quand je vous ai vu pour la première fois, j’ai su que vous, comme moi… Bref, excusez-moi si je me trompe… J’ai su que vous supportiez vous aussi le poids d’un mauvais souvenir… Je ne prétends pas vous le faire raconter, je veux simplement vous dire que les cauchemars peuvent venir de là. Et je vous assure que peu importe le temps qui s’est écoulé : les tragédies sont toujours jeunes.

Soudain, le monde commença à se liquéfier pour Rulfo : la silhouette de Ballesteros, la table, la lampe de bureau, la civière, le tensiomètre,

 

il pleuvait

 

la planche anatomique accrochée au mur. Tout devint sombre et liquide. Il sentit son visage en feu et une brûlure au fer rouge à la gorge. Il ne parvenait pas à comprendre ce qui lui arrivait. Avant qu’il ait pu s’en rendre compte, il parlait déjà.

— Elle s’appelait Beatriz Dagger. Dagger, avec deux g. Nous nous sommes rencontrés il y a quatre ans.

 

Il pleuvait obstinément. Elle est morte il y a deux…

 

Il pleuvait obstinément.

 

Rulfo pouvait cependant voir un lointain éclat d’étoiles de la grande fenêtre de sa chambre, y compris à travers les interstices entre les gouttes d’eau. Beatriz lui avait dit quelque chose au sujet de la coïncidence de la pluie et des étoiles dont il ne parvenait pas à se souvenir maintenant. Cela portait-il bonheur ou malheur ? Ce dont il se souvenait bien, c’était du baiser qu’elle avait déposé sur son front avant de partir, tiède en comparaison avec sa fièvre, presque maternel. Et de ses mots : "Tu es patraque", lui avait-elle dit, c’était le terme qu’elle avait employé. Il lui fallait se soigner jusqu’à son retour, qui n’allait pas tarder. Elle devait se rendre à Paris pour y consulter quelques "gros volumes" en rapport avec sa thèse, qui traitait de l’évolution de la réponse anxieuse face à diverses stimulations. Il s’agissait d’un voyage anodin, pas plus de trois jours. Il l’avait accompagnée à Louvain le mois précédent, et à Florence. Ils cherchaient toujours le moyen de rester ensemble. Mais en ce jour de novembre Rulfo avait attrapé un gros rhume et Beatriz fit une grimace de contrariété quand il insista malgré tout pour venir.

— Hors de question. Tu es patraque. Tu restes à la maison. Je reviendrai sans tarder pour m’occuper de toi.

C’était presque la première nuit – à son avis, et il ne croyait pas se tromper – qu’ils ne passaient pas ensemble depuis qu’ils se connaissaient. Et soudain, en y pensant, il s’aperçut de la date et regretta de ne pas l’avoir sue avant : il fut presque tenté de l’appeler à Paris pour le lui dire, bien qu’il fût déjà assez tard, et il ne voulait pas la réveiller.

Ce jour-là, cela faisait deux ans qu’ils s’étaient vus pour la première fois.

C’était le jour où il avait pendu la crémaillère de ion appartement d’Arguëlles. Presque tous ses amis étaient venus, ainsi que de nombreuses connaissances, de même que sa sœur Emma, qui vivait à Barcelone avec un jeune peintre et se trouvait de passage à Madrid. Rulfo était content de recevoir tant de gens dans sa nouvelle maison, bien que l’absence de son amie Susana Blasco se fît cruellement ressentir ; mais Susana vivait maintenant avec César, et Rulfo ne l’avait pas vue depuis des mois. Malgré tout, il était de bonne humeur, ouvert à toute possibilité. Il n’avait pas prévu celle qui l’attendait.

Ensuite, ils en riaient ensemble – son rire cristallin, qui semblait se répandre de ses lèvres – en se rappelant que c’était la faute de Cupidon. Le séjour flambant neuf de son appartement comptait quelques sculptures, et l’une d’elles, debout sur une étagère, était un petit Cupidon à l’arc tendu et à la flèche pointée en l’air, cadeau d’Emma, qui aimait tant l’art classique. Pour une raison quelconque, Rulfo, qui avait jusqu’alors joué le rôle d’amphitryon satisfait, s’arrêta un instant pour examiner cette pièce, et, sans le vouloir, suivit la direction indiquée par la flèche. Il découvrit une ligne exacte et franchissable, un couloir vide entre les invités qui s’arrêtait à une personne de dos. Cupidon visait dans sa direction. C’était une jeune fille élancée, à la veste beige, aux cheveux châtain foncé coiffés en queue de cheval, un verre à la main. Elle était absorbée dans la contemplation de sa collection de recueils de poésie.

La première chose qui attira son attention fut qu’il ne parvenait pas à se souvenir de qui elle était, ni même s’il la connaissait ou non. Intrigué, il s’approcha

Elle se retourna en même temps. Ils s’observèrent en souriant et il se présenta le premier.

— On ne se connaît pas, lui dit Beatriz de la voix qu’il entendrait ensuite tant de fois et qui peuplerait tous ses silences. Je viens d’arriver. Je suis une amie d’une amie d’un de tes amis… Ils m’ont parlé de cette fête et j’ai décidé de les accompagner. Ça t’ennuie ?

Ça ne l’ennuyait pas. Elle avait vingt-deux ans, un père allemand et une mère espagnole, pas d’autre famille. Elle avait fait des études de psychologie à Madrid et venait de commencer sa thèse de doctorat. Ils ne tardèrent pas à découvrir qu’ils avaient de nombreux points communs, y compris la passion pour la poésie. Deux mois plus tard, elle quittait son petit appartement d’étudiante, qu’elle partageait avec une amie, pour s’installer chez lui. Elle lui lut une lettre qu’elle avait écrite à ses parents, pour leur annoncer qu’elle avait rencontré "le meilleur homme du monde". Depuis lors, le bonheur avait été aux commandes de leurs existences.

Il se rappelait ce Cupidon quand le téléphone sonna. Il sursauta. La fièvre avait monté. A la fenêtre, il avait cessé de pleuvoir et les étoiles avaient disparu.

Le téléphone sonnait.

D’une certaine façon, il comprit que cet appel était sur le point de changer entièrement sa vie.

Il décrocha d’une main tremblante.

— Ses parents lui avaient donné mon numéro et lui avaient demandé de m’annoncer la nouvelle. C’était un type de l’ambassade d’Espagne à Paris. Il me dit que tout s’était passé très vite. – Il leva la tête et regarda le médecin. Elle avait glissé dans la baignoire de l’hôtel, s’était cognée à la tête et avait perdu connaissance… La baignoire était pleine et elle était morte noyée. Une mort romantique, non ?

— Toutes les morts sont vulgaires, répliqua Ballesteros sans se troubler devant le sarcasme. Ce qui est romantique, c’est de rester en vie. Mais vous avez remarqué les détails ? La baignoire, l’aquarium…

— Oui. Je viens de me rappeler que, cette nuit, j’ai entendu des bruits dans la baignoire avant de voir cette femme morte.

— Vous comprenez maintenant ce que je vous ai dit quand j’ai parlé de "résidus" de l’esprit ? La baignoire et l’aquarium sont une seule et même chose : des endroits remplis d’eau. Nous sommes à la mi-octobre, le mois prochain il y aura exactement deux ans que cette jeune fille est morte, et votre cerveau a déjà commencé à fêter l’anniversaire de son propre chef. Mais ne vous laissez pas atteindre. Ce qui est arrivé n’est pas votre faute, bien que je sache que vous ne me croyez pas. C’est là le premier démon que nous devons expulser : nous ne sommes pas coupables. – Il ouvrit ses grandes mains, embrassant un espace invisible de l’air. Elles sont parties, Salomón, c’est tout ce que nous savons. Notre devoir est de leur dire au revoir et de continuer à avancer.

Après un instant de silence, Rulfo sentit pour la première fois l’humidité sillonner ses joues. Il s’essuya avec la manche de sa veste et se leva.

— D’accord. Je ne vous dérangerai plus.

— Vous oubliez votre livre, lui fit remarquer Ballesteros. Et venez me voir quand vous voudrez. Ça ne me dérange pas du tout.

Ils se serrèrent la main et Rulfo sortit du cabinet sans ajouter un mot.

Avant même d’arriver à son appartement de la rue Lomontano, il découvrit qu’il se sentait plus lucide que jamais. Peut-être tout ce dont il avait besoin était-il de parler à quelqu’un comme il l’avait fait avec Ballesteros. Depuis la mort de Beatriz, sa solitude était allée croissant : il avait quitté son poste de professeur, vendu l’appartement d’Argüelles et rompu le contact avec ses amis de toujours. Seuls César et Susana l’appelaient de temps en temps, mais naturellement, après tout ce qui s’était passé entre eux, il était impensable de renouer.

Elles sont parties. Notre devoir est de leur dire au revoir et de continuer à avancer.

Les décisions impulsives étaient un de ses traits de caractère. A ce moment, il se proposa de trouver un travail stable. Jusqu’à présent, une invincible inertie l’avait empêché d’affronter le problème avec l’énergie nécessaire. Il était cependant certain que, s’il s’y mettait, il pourrait finir par trouver un emploi adapté à ses capacités. L’argent du petit héritage reçu de son père fondait et il ne lui restait plus rien de la vente de l’appartement. D’autre part, la simple idée d’emprunter à ses sœurs le dégoûtait. Il fallait bouger, mais il n’avait jusqu’à ce jour pas trouvé la force de le faire. Il se sentait maintenant des élans nouveaux.

Elles sont parties, c’est tout ce que nous savons.

Il occupa le reste de l’après-midi à peaufiner son CV sur son ordinateur et l’imprima en plusieurs exemplaires. Puis ïl voulut donner quelques appels téléphoniques, mais il consulta l’heure et décida de les remettre au lendemain. Il prit une douche, fit réchauffer une omelette à laquelle il avait à peine touché au déjeuner et la dévora avec appétit. Il se coucha et alluma la télévision. Il décida de ne pas prendre les somnifères qu’il lui restait : il s’endormirait devant son poste et, si le cauchemar revenait, il le supporterait. Il en comprenait maintenant clairement l’origine, et il ne s’en inquiétait plus autant.

Il passa d’une chaîne à l’autre jusqu’au moment où il tomba sur un film qui, au début, lui sembla divertissant, mais ensuite il s’ennuya et coupa le son. Il s’endormit pendant une scène où le héros s’avançait dans un bois de genévriers strié par la lune. Il ne sut pas quelle heure il était quand il se réveilla, mais il faisait encore nuit. Le film était fini et la télévision continuait à offrir des images silencieuses : une sorte de débat avec des personnes assises en cercle. Il s’aperçut que le rêve ne s’était pas répété et l’interpréta comme un retour apparent à la normale. Il se tourna pour consulter l’heure à son réveil et, à cet instant, ses yeux s’arrêtèrent sur l’écran de la télévision.

L’image avait changé. Il n’y avait plus de gens assis mais un paysage nocturne avec des types en uniforme de policiers qui allaient et venaient et une présentatrice qui parlait devant un micro.

Et, dans le fond, une maison avec un péristyle à colonnes blanches.