Elle s’habilla devant le miroir. Les vêtements qu’ils avaient achetés lui allaient très bien. Ce matin-là, elle mit un pull-over violet et un jean. Pour l’enfant, elle choisit un polo marron foncé et un pantalon en velours. Puis elle peigna ses longs cheveux noirs. Elle ne les attacherait pas, cela lui rappelait les mauvais moments. Aujourd’hui, tout avait changé.
Le miroir lui renvoyait l’image d’une jeune femme grande et belle. L’image habituelle. Mais elle n’était plus enfermée dans cette apparence.
Cela transparaissait dans ses yeux.
Elle pouvait y contempler son véritable aspect. Rien ni personne ne lui ferait plus mal, ni ne l’humilierait. Patricio était mort. Son fils et elle étaient libres.
Elle observa l’enfant. Il jouait avec les figurines en plastique sur le sol de la chambre, tournant le dos à la lumière encore incertaine de la fenêtre. Il ne souriait jamais, mais elle n’avait pas besoin de ça. A sa façon, il était un miroir : dans ce regard bleu et sur ces traits qui ne ressemblaient en rien aux siens elle pouvait se voir. Et elle s’apercevait que le petit la voyait également ainsi. Il ne se contentait pas de la regarder en silence comme si elle avait été une étrangère. Parfois, il lui parlait avec tendresse. Il semblait avoir perçu sa transformation avec la même intensité qu’elle.
Ce qui la préoccupait maintenant le plus était que Lidia lui dise, à travers les rêves, quelle autre chose elle devait faire. Elle était sûre de faire partie d’un plan, et elle voulait savoir lequel. Elle avait menti à l’homme pour éviter un interrogatoire : en réalité, elle n’avait pas fait d’autres rêves. Cependant, elle avait la conviction que ses intuitions étaient justes, comme elle aurait eu la conviction d’avoir un visage, même sans miroir pour le lui confirmer. Et elle avait menti aussi sur un autre point, plus important. Elle espérait que son mensonge risqué produirait de l’effet.
Elle se contempla une fois de plus, s’assurant qu’elle n’était pas différente des autres filles. Elle ne voulait pas attirer l’attention. Derrière elle, se reflétant dans le miroir, elle pouvait voir la fenêtre ouverte, le parking et la route dans la lumière de l’aube, avec la silhouette d’un petit village soulignant l’horizon. La chambre se trouvait au premier étage du motel et était très modeste. Pour elle, cependant, c’était un palais en comparaison de l’endroit où ils avaient vécu jusqu’alors. Ils étaient là depuis cinq jours et n’avaient pas encore osé sortir. Ou presque. Suivant le conseil de Rulfo, elle faisait toujours une courte promenade avant le coucher du soleil, bien qu’elle rentrât tôt. Cependant, ce matin, elle pensa qu’elle sortirait peut-être avec l’enfant. Les yeux du petit s’habituaient à la clarté, et les heures légères de l’aube seraient idéales. Oui, elle aurait plaisir à se promener avec son fils tandis que le soleil commençait à poindre sur les champs. Cela constituerait certainement pour tous les deux une merveilleuse expérience.
Elle allait le lui suggérer quand
elle ne put
elle surprit la silhouette derrière elle, dans le miroir.
Elle resta immobile, raide. L’enfant sembla percevoir aussi qu’il se passait une chose étrange, parce qu’il tourna la tête et observa la jeune femme.
elle ne put se
Sentant qu’elle se trouvait dans un cauchemar, elle se tourna lentement vers la fenêtre et s’y pencha. Le parking était vide.
Les battements de son cœur s’apaisèrent. Mais l’espace d’un instant (même si elle n’avait vu que son reflet dans la glace de l’armoire pendant une fraction de seconde), pendant un horrible instant, elle avait cru voir un homme qui…
Non. Elle se trompait. C’était impossible.
Il est mort. Ne pense plus à lui. Il est mort.
Elle acheva de s’habiller, prit l’enfant par la main,
elle ne put se rendormir
ils firent une courte promenade autour du motel. Elle ne vit rien d’étrange : le lieu semblait quasi désert. Elle ne tarda pas à en déduire que ses nerfs lui avaient joué un mauvais tour. Elle avait dû confondre avec quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup. Il est mort. C’est toi qui l’as tué.
Mais elle était toujours inquiète quand elle regagna la chambre.
Il ne put se rendormir.
Il prit une douche, mit des vêtements propres, enfila sa veste et constata que la figurine était toujours à sa place. C’était dimanche. Il restait deux jours. Mardi, tout serait enfin terminé, bien ou mal, et cela le rassurait de le savoir.
Il tenta de réfléchir au rêve qu’il venait de faire, mais le téléphone l’interrompit. Il entendit la voix de César comme une lumière dans la nuit.
— C’est fantastique, Salomón… des rapports de détectives, des biographies d’élèves et de professeurs de différentes universités… C’est le contenu de presque tous les dossiers que j’ai examinés. Et, ici et là, des commentaires très révélateurs de Rauschen lui-même… J’en ai tiré quelques conclusions. Tu as le temps d’écouter ton cher professeur une fois de plus… ? Je t’explique. On est à Vienne, au début des années 1970. Un étudiant naïf et assez banal possédant une licence de lettres appelé Herbert Rauschen intègre un groupe d’expériences poétiques : Die Sphinx. Ils récitaient et commentaient des vers d’auteurs allemands, mais c’était sans doute une couverture pour recruter des adeptes. Ce qui est sûr, c’est qu’à partir de ce moment la vie de notre ami change du tout au tout : il quitte son travail, part à Paris, et son compte courant se met à gonfler à une époque où toute l’économie européenne était en crise. Il publia des articles, voyagea… Puis il émigra à Berlin. Coïncidant avec son arrivée dans cette ville, une imprimerie allemande publia les premiers exemplaires des Poètes et leurs dames, d’un auteur anonyme… Première hypothèse, élève Rulfo… ?
— Rauschen est l’auteur des Poètes et leurs dames, dit Rulfo.
César émit un petit rire étouffé.
— Mon cher élève, tu as toujours eu beaucoup d’intuition. Je suis parvenu à la même conclusion par la voie du raisonnement. A mon avis, il est entré dans la secte à Paris, mais il n’a pas aimé ce qu’il a vu et il a décidé de parler d’elles. Il a écrit cet ouvrage, l’a fait imprimer et a parcouru le monde en l’offrant à toutes les personnes qu’il rencontrait, presque toutes expertes en poésie, comme lui. Je dirais qu’il s’est tout d’abord contenté d’informer les gens de ce qui arrivait sous prétexte d’une "légende". Mais, en 1996, après être tombé dans une étrange dépression, il passa à l’action : il commença à faire des recherches dans différentes universités européennes, se transforma en limier… Il suivait une trace précise. Laquelle ?
— Cette fois, je me rends.
— — La dernière dame. Il voulait rencontrer la n° 13. – Il y eut un silence. Rulfo écoutait très attentivement. Voici l’explication de son épouvantable châtiment… Écoute ça. La dernière dame se cache mieux qu’aucune autre, non pas que ce soit la plus puissante, mais, précisément, parce que c’est la plus vulnérable… Le talon d’Achille de la secte, Salomón. Celle qui donne une unité au groupe. Sans elle, les autres ne seraient qu’un ensemble de créatures éparses. "Celui qui trouvera la dame n° 13 peut détruire le groupe tout entier", c’est Rauschen lui-même qui le dit. Il commença sa recherche sans doute dans le but d’en finir avec la secte. Tu dois te demander pourquoi. Que s’est-il passé il y a six ans pour qu’un ancien membre de la secte, sachant quel terrible risque il encourait, décide de les affronter ? Voici la partie la plus confuse de l’histoire. – On l’entendit tourner des pages. César poursuivit : Au début de 1996, il y eut une sorte de remue-ménage dans le coven… C’est comme ça que s’appelle le groupe des treize dames, le cœur de la secte : coven. C’est le terme anglais pour désigner les conventicules de sorcières de la Renaissance. En fait, la légende du coven de sorcières vient d’elles… – Soudain, il s’interrompit et émit un petit rire. Tu sais le plus terrible de tout, Salomón… ? Elles sont comme nous : médiocres, opportunistes, ambitieuses et lâches… Ce sont des sorcières, en effet, mais modernes. Elles veulent monter en grade, accroître leur pouvoir, contrôler leurs sujets… Et elles sont toutes très méfiantes les unes envers les autres, comme les yuppies des grandes entreprises. Je continue. Comme je te le disais, à cette époque il y eut un scandale au coven : Saga, la n° 12, la chef du groupe, fut accusée d’un manquement, jugée et exclue, et une autre Saga prit sa place. Rauschen ne précise pas la faute commise par l’ancienne chef et sa destinée finale mais, en ce qui concerne celle qui lui a succédé, il n’est pas avare d’épithètes : il la définit comme "la pire chose qui soit arrivée à la secte depuis des siècles"…
La pire de toutes. Rulfo revoyait l’enfant tenant le douzième soldat en plastique. Il serra fort le combiné tandis que la voix de César poursuivait, sur un ton presque chantant.
— Ce fut l’arrivée au pouvoir de la nouvelle Saga qui poussa notre ami à consacrer le reste de sa vie à tenter de les détruire. D’après lui, cette créature est une menace imprévisible. Elle voulait devenir la chef, et maintenant qu’elle y est parvenue elle en jouit en déversant sa fureur sur tout être vivant… Tu te rends compte… ? Des siècles entiers de poésie réduits à cette simplicité : l’ascension d’une étrangère ! Une sorte de "Je veux être calife à la place du calife"… Mais bon, pourquoi m’étonner ? N’arrive-t-il pas toujours la même chose depuis Zeus et Satan ? Même cet imbécile d’Hitler est un bon exemple… – Il rit à nouveau d’une voix de fausset, comme si une machine riait à sa place. Soudain, Rulfo fut horrifié. Il devient fou, pensa-t-il. La voix de César poursuivit, plus aiguë d’un ton : Je dois te dire, cher élève, au cas où tu ne le saurais pas, que les dames sont des êtres humains de chair et d’os, ou du moins elles semblent l’être… De jeunes célibataires, belles et richissimes, qui s’entourent de luxe et de solitude, comme ta fameuse Lidia Garetti. Elles ne se réunissent que pour célébrer leurs, disons, cérémonies, dans ce que nous appellerons un siège central, une maison du Sud de la France, en Provence, cette région si belle que l’on connaît comme les "gorges" de la rivière Ardèche… Un bon endroit pour les déesses des vers, hein… ? La Provence, les troubadours, le berceau de la poésie lyrique, le mont Ventoux que Pétrarque a gravi… Et les "gorges"… Impossible de trouver meilleur endroit, pour celles qui nous contrôlent par la voix ! – L’éclat de rire obligea Rulfo à éloigner le combiné pendant un instant. Rauschen assista manifestement à l’une de ces cérémonies. Elles ont lieu à des moments particuliers de l’année. parce que le pouvoir du coven réuni est supérieur à la somme de ses parties, mais, pour ce faire, elles doivent se réunir à des dates précises, comme le dictent les légendes de sorcières et les sabbats : solstices. équinoxes et veilles de festivités aussi anciennes que l’homme… comme la nuit du 31 octobre, Halloween. veille de Toussaint, c’est-à-dire après-demain. – César fit une pause significative. A propos, elles t’ont donné rendez-vous cette nuit-là, je me trompe ?… – Rulfo pensa que mentir n’avait plus de sens. Il entendit alors un autre éclat de rire. Ha, ha… ! Elles te demanderont peut-être des bonbons… ! Je te remercie du soin que tu as mis à me le cacher, Salomón, et je sais pourquoi tu l’as fait, mais ne t’inquiète pas : après avoir vu la langue de Rauschen revenir dans sa bouche comme quelqu’un qui éructe une truite vivante, je ne t’accompagnerai pas à ce rendez-vous même pieds et poings liés… – Éclat de rire. Je te conseille une nouvelle fois de leur donner la figurine et basta. C’est tout ce qu’elles veulent. J’insiste : ne te mêle pas de leurs problèmes de "promotion interne"… – Nouvel éclat de rire. S’il te plaît, donne-leur la figurine, je t’en prie, et qu’elles se débrouillent avec.
— Rauschen dit quelque chose sur Akelos ?
— J’oubliais. La dame n° 11, Akelos, a trahi le coven en aidant l’ancienne Saga. Rauschen ne précise pas comment et n’ajoute rien, mais… dernière hypothèse, cher élève… ?
— La nouvelle Saga ordonna d’exclure aussi Akelos, dit Rulfo, comprenant.
— Exact. Et pas seulement ça : de l’éliminer pour toujours. Y compris son imago, la figure qui leur permet de vivre éternellement en passant d’un corps à un autre. Tu sais pourquoi elle était plongée dans cet aquarium ? Rauschen le mentionne au passage, en parlant des différentes cérémonies : il existe un rituel qualifié d’"Annulation" qui prive la dame en question de pouvoir si son imago est plongée dans l’eau avec le phylactère approprié… mais c’est le premier pas. Pour détruire l’imago, elles ont besoin d’un autre rituel plus complexe… et, naturellement, pour le mener à bien, il leur faut l’imago… – Il rit à nouveau doucement. Sans doute, Miguel Robledo, l’assassin de Lidia Garetti, ne faisait-il pas partie de la secte, mais il a été manipulé par elles pour entrer dans la maison, liquider les bonnes et torturer la dame avec raffinement… après avoir plongé sa figurine dans l’aquarium.
Et nous l’avons récupérée poussés par ces rêves, pensa Rulfo.
— Qu’y a-t-il sur la dame n° 13, César ? Qu’a trouvé Rauschen sur elle ?
On entendit un tintement de verre entrechoqué. Il boit, pensa-t-il.
— Ah, cette question est à noter, cher élève… On n’en sait pas encore assez pour y répondre. En fait, je crois que personne ne pourrait répondre à ça. Rauschen n’a laissé de rapports que sur les élèves et les professeurs… Il est évident qu’il soupçonnait la mystérieuse dame d’être liée à quelqu’un de l’université… Mais qui, où ? Peut-être en Espagne, non ? Rappelle-toi qu’il est venu y vivre… Mais ce n’est qu’une supposition… Ce qui me fait le plus peur, tu sais ce que c’est ? Qu’elles lui permettent de conserver tous ces dossiers. Je soupçonne les dames de se sentir beaucoup plus sûres que les dépravés… – Il fit une pause et poursuivit sur un autre ton. Je sais que je suis un maudit froussard de ne pas t’accompagner mardi soir, mais… Bon, disons que je préfère risquer ma vie de la façon la plus commode… Pour Susana, c’est réglé. Hier on a discuté ferme, mais j’ai obtenu ce que je voulais : elle a quitté Madrid, je crois qu’elle est allée chez ses parents. La distance ne nous fera pas de mal. Bien sûr, elle n’a pas accueilli la nouvelle avec son plus beau sourire, mais je ne me le pardonnerais jamais si…
— Je comprends, dit Rulfo.
— Salomón, sérieusement : ne joue pas les héros et rends-leur la figurine. Si elles veulent faire du mal à Akelos, c’est leur problème… Nonobstant, je te souhaite bonne chance, cher élève. Ce fut un plaisir et un honneur pour moi d’avoir été ton professeur et ton ami, malgré nos différences… Et ne nous plaignons pas trop, écoute : après tout, on pensait tous les deux que ça valait la peine de mourir pour la poésie, tu te rappelles… ?
— On ne va pas mourir, César, dit Rulfo sans accompagner César dans ses ricanements, sentant ses yeux humides et une sensation de brûlure dans la gorge.
— Elles ne laisseront pas de témoins, haleta soudain la voix de l’ex-professeur, lente, sombre. Rulfo se rappela que c’était le ton sur lequel il achevait ses cours. Maintenant je comprends la terreur qui s’était emparée de mon pauvre grand-père… Je prie pour que, au moins, elles ne trouvent pas Susana… Elle ne sait pratiquement rien… Elle a peut-être une chance d’en réchapper… Au revoir, mon cher… Fais attention à toi.
La conversation par téléphone s’interrompit, pas dans l’esprit de Rulfo. Elles ne laisseront pas de témoins. Il sentit sa gorge se nouer, comprenant toutefois que ce n’était pas sa propre destinée qui le peinait le plus, mais celle de César Sauceda, son vieux professeur, l’homme qui avait cru que la vie était poésie.
Et maintenant ils allaient tous mourir parce qu’il avait raison.
Il consacra le reste du dimanche et le lundi à la même occupation : tourner inlassablement aux abords de Lomontano. Il choisissait alternativement les étroites ruelles du centre ou la largeur anonyme de Gran Via, et contemplait les passants pressés. Sur ces visages concentrés et ces allées et venues de personnes aussi diverses se croisant dans un Madrid atteint de tachycardie, il ne put trouver aucune trace de l’étrange monde des dames. C’était comme si elles étaient devenues irréelles, comme si elles n’avaient jamais existé. Il en vint même à penser que tout cela n’était qu’une fantaisie forgée par des déséquilibrés tels que César et lui. Mais la présence de la figurine en cire dans sa poche le ramenait régulièrement à la réalité. Non, pas à la réalité, nuançait-il : A la vérité.
Le lundi après-midi, quand il rentra chez lui, les yeux soucieux de la concierge l’arrêtèrent dans le vestibule.
— Une jeune femme est venue vous voir. Elle vient de monter.
Il crut savoir de quoi il s’agissait. Pourquoi est-elle venue ? se demanda-t-il en montant rapidement l’escalier. Lui est-il arrivé quelque chose au motel ? Mais, devant sa porte, il constata qu’il s’était trompé du tout au tout.
— Tu en fais une tête, sourit Susana. A qui t’attendais-tu ?
Elle se rongeait les ongles. C’était son vice secret ; il devenait inévitablement public quand elle était nerveuse. Comme en ce moment.
— Il m’a dit que mon travail de pute était terminé… Enfin, il ne l’a pas formulé en ces termes, bien sûr… Il appelle ça : "Besoin de repositionner sa vie." Et il m’a renvoyée sans indemnités. "Va chez tes parents pendant quelque temps." Le salaud. Je peux t’assurer que je ne souhaite pas même à mon pire ennemi la journée que j’ai passée hier. Bien sûr, je suis partie sans discuter ; j’aurais été incapable de m’abaisser à lui demander quoi que ce soit… Mais je ne suis pas allée chez mes parents, je suis chez une amie…
Elle portait un ensemble marron foncé, des collants amande, des sandales à talons hauts et un ruban de crêpe autour du cou. Elle sentait le parfum et l’alcool. Rulfo se rendit compte qu’elle avait bu avant de venir.
— Oh, bien sûr, je l’ai insulté, je lui ai dit beaucoup de sottises, mais il s’est contenté de répondre que ce n’était pas une séparation définitive mais un "repositionnement". Ou ce qui revient au même : il veut être seul. Je le distrais. En fait, tout ça m’a pas mal déprimée. Mais aujourd’hui lundi je me suis réveillée plus calme et j’ai vu les choses dans une optique différente. Je crois bien connaître César, et j’envisage deux possibilités : ou il en aime une autre, ou il lui arrive quelque chose de grave. – Ses yeux étincelèrent, moqueurs, tandis qu’elle souriait. Sincèrement, je privilégie la deuxième. Et toi ? Rulfo ne répondit pas. Il but une gorgée de whisky. Susana l’imita. Je me suis rappelé d’un seul coup que ces derniers jours il était très occupé avec toi et tes aventures… Vous tramiez des choses ensemble, vous vous enfermiez pour faire des messes basses comme des vieilles… Bref, j’ai pensé, folle que je suis, que tout cela avait un rapport avec le voyage éclair que vous avez fait vendredi à Barcelone, et sur lequel César n’a pas voulu me donner de détails. C’est pour cette raison que je suis là, pour te poser des questions. Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te demander de m’héberger… Je veux juste que tu me dises si je me trompe.
— Je ne sais pas ce qui arrive à César. C’est à lui que tu devrais le demander, pas à moi.
Elle eut une réaction inattendue. Elle avait fini son deuxième verre quand elle le posa brusquement sur la table d’un coup sonore. L’espace d’un instant, Rulfo pensa que le verre s’était brisé entre ses doigts.
— Putain, pour quoi est-ce que vous me prenez… ? Pour une balle de tennis ? Maintenant je suis dans ton camp et tu m’envoies dans le sien ? – Elle se penchait en avant, le fixant de son regard bleu, sa coûteuse coiffure flottant sur sa tête. Puis sa voix s’adoucit. Je vais t’avouer quelque chose : avant, ça me plaisait. J’adorais que vous vous battiez pour moi. Sérieusement… Et je peux t’assurer que ce n’était pas pour satisfaire mon ego. Enfin, pas juste pour ça. Je voulais vous voir sortir les griffes parce que je savais… Je savais que quand vous signeriez le traité de paix vous me regarderiez et vous me diriez : "Ah, tu es toujours là, Susana… ?" Il y a longtemps que j’ai compris que vous n’avez besoin de moi que lorsque vous êtes des ennemis… – Rulfo baissa la tête sur son verre. Elle parlait toujours, de plus en plus bouleversée. Et maintenant, que s’est-il passé… ? Eh bien tu es arrivé avec ta merveilleuse aventure, et il a dit : "Fantastique ! La consolation de ma retraite… !" Vous vous donnez à nouveau la main et je suis de trop, n’est-ce pas… ? Bon, voici la grande nouvelle : je ne vais pas vous laisser continuer à jouer avec moi. Dans le fond, César croit que je suis le genre de femme qui couche avec celui qui a le plus d’argent. Mais je lui montrerai que son fric ne m’intéresse pas du tout, pas plus que sa maison et ses aventures. – Elle se tut un instant ou, plus exactement, elle cessa de parler sans observer de silence : elle reniflait, respirait bruyamment. Rulfo se rappela que César appelait ça "les neumes de la douleur". Maintenant dis-moi sincèrement si tout cela a un rapport avec votre merveilleux voyage dans le train fantôme. Cela me rassurerait.
Rulfo décida de répondre à une question différente, qu’elle n’avait pas formulée.
— César n’a pas cessé de t’aimer, Susana. Je suis sûr qu’il veut juste prendre des distances pendant quelque temps.
Elle le regardait, les yeux écarquillés. Subitement, Rulfo fut assailli par un souvenir : le jour où ils avaient fait l’amour par terre dans le duplex sous les toits, profitant d’une absence de César et où il l’avait enlacée par-derrière en lui pressant les seins tandis qu’il l’embrassait dans le cou.
— Cela un rapport avec votre histoire ? insista-t-elle.
— Non, pas que je sache. A Barcelone, tout ce qu’on a fait, c’était aller rendre visite à un homme malade. On n’a rien trouvé. Je crois que César n’y pense plus.
— Alors qu’est-ce qu’il a, à ton avis ?
— Je ne sais pas mais, sincèrement, je ne crois pas qu’il te cache quelque chose.
Rulfo ne la regardait pas en parlant. Il était sûr qu’elle allait gober ce qu’il lui disait, de même qu’elle avait gobé ce que lui avait dit César. On doit la protéger tous les deux. Mais après un silence, elle dit une chose inattendue :
— J’ai fait des recherches sur Lidia Garetti. – Elle le regardait fixement. Rulfo s’efforça de paraître indifférent. Tu vas les trouver très révélatrices. J’ai parlé à l’une de mes amies journalistes. Elle m’a appris que la pauvre Lidia était une jeune millionnaire qui avait toutes les caractéristiques de la fille à papa : solitaire, riche, héritière d’une fortune fabuleuse qu’elle ne savait comment dépenser. abonnée à la drogue et aux crises de nerfs, en psychothérapie… Tu imagines une sorcière névrosée… Je t’en prie, Salomón, Lidia n’était absolument pas un être surnaturel mais une célibataire millionnaire qui vivait dans l’attente du prince charmant. Malheureusement, ce fut le prince noir qui lui rendit visite. Mais les horreurs que lui fit subir ce psychopathe drogué sont semblables à n’importe quelle horreur de l’histoire. Il n’y a pas d’autre mystère. Il n’y a rien d’autre… Je te jure que… – Soudain ce fut comme si elle avait laissé tomber un masque : ses sourcils se transformèrent en rides, ses lèvres en muqueuses tremblantes. Salomón, j’ai peur… – Elle tendit les bras comme si elle avait voulu être tenue fortement avant de tomber dans un abîme. Rulfo l’accueillit sans rudesse. J’ai très peur… ! J’éprouve… Je ne sais pas très bien quel… mais je te jure que, dans le fond, je ne me moque pas de ce qui est en train d’arriver… ce qui est en train de nous arriver à tous… Je ne voudrais pas qu’il survienne un malheur à César ! Ni à toi… ! Ni à toi… !
— Susana, calme-toi… – Il écarta son visage et la regarda dans les yeux. Il ne va arriver aucun malheur à personne.
Soudain, sans transition,
il passa
il vit ses lèvres s’approcher
il passa les portes
— Non, Susana… murmura-t-il entre ses dents. Mais il comprit à quel point il avait besoin d’étouffer sa propre peur
il passa les portes en verre
avec le tremblement d’un autre corps.
Il passa les portes en verre, flanquées de petits sapins, traversa le vestibule, longea des couloirs sombres et parvint à la porte sur laquelle figurait le numéro 13. Brusquement, il comprit quelque chose. S’il s’agissait d’une clinique, comme il le croyait, alors c’était la chambre du patient de la devinette de Lidia.
II s’empressa de l’ouvrir et d’entrer.
Mais ce qui l’attendait là était la même (belle) créature (horrible) à l’air d’une enfant qu’il connaissait déjà. Cette fois elle était nue, le symbole de la feuille de laurier scintillant sur son torse délicat et asexué.
— Soyez le bienvenu, monsieur Rulfo.
Il pensa qu’il aurait pu écrire cent vers en contemplant ce visage. Mais, avec la même certitude, il sut qu’il les aurait jetés au feu après les avoir écrits s’il s’était aperçu, comme c’était le cas maintenant, de l’épouvantable absence de signification qu’évoquait cette beauté. C’était comme de se réveiller un jour et de découvrir que la personne qui dort à côté de vous a une peau en bois, ou que le visage mille fois rêvé est un masque en carton.
— Demain soir j’irai à ce rendez-vous, dit Rulfo avec mépris. Je vous remettrai l’imago et vous nous laisserez tranquilles. – La dame le regardait toujours sans se départir de son sourire. Mais si vous nous faites du mal… Si vous faites du mal à Raquel ou à son enfant, à César ou à Susana, je vous détruirai. Tu peux transmettre à ton adorable chef.
— Nous sommes coéternelles, monsieur Rulfo, murmura la fillette. Sa voix évoquait l’écho des galets roulés par les vagues. Nous existions ab initio. Il s’agit d’un rêve, mais ne comptez pas nous détruire, même en rêve.
— Je vais faire autre chose que rêver : je trouverai la n° 13, votre point faible. Je la trouverai, et j’en finirai avec vous.
— Elle est très facile à trouver. Elle est là.
Tout à coup, il s’était passé quelque chose. La fillette avait disparu. Dans le miroir se dressait à nouveau l’image de Lidia Garetti. Son corps était mutilé.
— Ici, répéta Lidia, et du sang coula de ses yeux. Le patient de la chambre n° 13. Cherche-le.
Rulfo sentit alors qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la chambre. Il le sentit comme il aurait pu sentir le froid en introduisant la main dans un congélateur. Le patient de la chambre n° 13. Il se retourna lentement, incapable de se rappeler comment on respirait, ce qu’il fallait faire pour penser. La simple éventualité de contempler cette nouvelle présence, quelle qu’elle fût, le terrorisait plus que tout ce qu’il avait vécu jusque-là.
Derrière lui se trouvait, encore une fois, la fillette. Elle était maintenant debout au plafond, comme une lampe douce. Elle l’observait de là avec des yeux :elles deux lunes avec un halo ou un planisphère éclairé de l’intérieur. Elle ouvrit alors la bouche (il crut apercevoir sa luette noire, ronde).
— Ne manquez pas le rendez-vous, monsieur Rulfo. Nous vous attendons.
et tout son corps se transforma en autre chose.
Rulfo ne se rappela jamais cette nouvelle image, mais le seul fait de la contempler produisit en lui une fugace ablation du bon sens. Il se réveilla en criant, se croyant fou et incapable de vérifier qu’il ne l’était pas.
Il se trouvait seul dans la chambre. Susana était déjà partie, bien que le lit conservât des traces de son parfum. Le jour se levait.
Il restait moins de vingt-quatre heures.