Elle savait qu’elle avait besoin de dormir. Cependant, de même que la mort, le sommeil semblait lui être défendu lui aussi.
La chambre se trouvait dans l’obscurité et on distinguait à peine les contours des meubles. Ces petites ténèbres lui ramenèrent en mémoire des souvenirs insupportables : elle le revit enfermé dans la chambre et menant une vie inhumaine, mais du moins vivant, du moins près d’elle, du moins…
Ne pense plus à lui. Essaie de l’oublier. Il est
mort.
L’espace d’un instant, elle se demanda d’où provenait cette haine féroce, abyssale, que Saga lui témoignait. Elle essayait de pénétrer dans l’obscurité de son passé, mais elle ne trouvait que le vide. Elle était bien sûr incapable de résumer ses vies antérieures. La dame n° 12 occupait maintenant le corps menu d’une femme aux cheveux courts appelée Jacqueline, mais auparavant elle en avait été beaucoup d’autres, comme toutes les dames. Elle ne croyait pas lui avoir donné de raisons pour cette épouvantable fureur. Elle se la rappelait souriante, s’inclinant humblement devant elle lors des cérémonies…
Un bruit. Tout proche. A l’intérieur de la chambre.
Elle leva la tête, alarmée, mais ne vit rien d’autre que les silhouettes diffuses des objets révélées par la faible clarté qui parvenait de la persienne : une porte, une armoire, une chaise.
Calme-toi. Essaie de te reposer.
Elle croyait se rappeler qu’Akelos avait su ce que la nouvelle Saga cachait.
Akelos et elle avaient beaucoup parlé et "celle qui Devine" l’avait prévenue à de multiples reprises contre sa subalterne. En fait, Akelos ne lui avait jamais dit clairement ce qui allait se passer, mais Raquel se demandait maintenant si elle l’avait su et avait préféré se taire. Si c’était le cas, pourquoi s’était-elle tue ?
Elle s’agita, inquiète. Comme s’ils provenaient d’un autre monde, il lui vint à l’oreille une clameur d’objets qui se brisaient et des bribes d’une discussion entre les deux hommes. Ils se disputaient. Elle se douta qu’elle était le motif de la discussion, et cela lui déplut. Elle savait qu’ils essayaient de l’aider de bonne foi, mais elle pensait que c’était comme si, se trouvant au fond d’un puits qui arriverait au centre de la Terre, ils lui montraient des bouts de corde en lui assurant avec espoir qu’ils parviendraient à en sortir. Ils étaient soucieux, toujours attentifs à ce dont elle pouvait avoir besoin : elle avait dû feindre de dormir pour que l’homme aux cheveux blancs, le médecin, décidât de la laisser seule après l’avoir aidée à se mettre au lit.
C’étaient des hommes bons, des hommes forts, des hommes intelligents.
Dommage qu’ils ne fussent que des hommes.
Un autre bruit étrange. Elle regarda à nouveau autour d’elle. Elle se trompait : rien ne semblait avoir changé dans la pièce. Elle était cependant presque sûre d’avoir perçu le frôlement de petits pieds nus sur le sol.
Ne pense pas. Ne te rappelle pas. Résister. Tu dois résister.
L’une des choses que Rulfo avait dites cet après-midi-là était restée gravée dans son esprit : les rêves qu’Akelos leur avait envoyés. Où voulait-il en… ?
— Raquel.
Cette fois, elle ne se trompait pas. La voix avait résonné juste à côté d’elle.
Elle ouvrit les yeux et la vit, debout dans l’obscurité. C’était la fillette blonde, Baccularia. La persienne dessinait des rais de lumière sur son corps et le symbole aux feuilles de laurier scintillait sur sa poitrine.
— Nous avons enfin l’imago. Elle est là où tu avais dit. Nous t’en remercions. Maintenant il manque le plus important. Qui t’a aidée… ? Pourquoi as-tu recouvré la mémoire… ? Qui t’aide le plus à l’intérieur du groupe… ?
— Je ne sais pas ! Laisse-moi… !
Elle se boucha les oreilles, se retourna dans le lit et serra les dents. La petite voix chantante traversa cependant tous les obstacles comme si elle avait parlé directement à son cerveau.
— Tu as jusqu’à la prochaine réunion pour nous le dire, Raquel. Quand nous détruirons l’imago d’Akelos, toi aussi tu seras détruite si tu n’es pas sortie de ton silence pour nous… Et avec toi, tous ceux qui t’aident, qu’ils soient étrangers ou non.
Silence.
Elle resta allongée, le visage contre le mur, les mains sur les oreilles. Après un temps indéterminé, elle respira profondément, rassembla son courage, se tourna et regarda vers l’obscurité. La fillette semblait avoir disparu. Elle ferma les yeux un instant, tentant de se calmer, et à ce moment elle entendit l’autre voix.
— Maman.
Ce n’était plus Baccularia qui se trouvait devant elle.
Il était comme la dernière fois où elle se le rappelait, se tordant tout vivant sous les effets du vers de Jean de la Croix et empalé sur ce pieux comme un animal que l’on vient de chasser. Mais maintenant il la regardait et souriait. Son sourire était comme si la folie avait eu un visage d’enfant.
— Elles veulent que je te dise que ce sera bien pire pour vous que pour moi, maman…
Elle savait qu’il s’agissait d’une hallucination – il était mort—, mais elle ne pouvait éviter l’horreur.
— Bien pire, maman. Tu verras.. .
Alors tout éclata.
rougeoyante
Ballesteros arriva avant Rulfo. Bien qu’il pensât que ce n’était qu’un cauchemar, il croyait être préparé à tout.
Il ne l’était pas à ce qu’il vit en allumant la lumière.
Julia se trouvait debout près du lit, vêtue de l’ensemble qu’elle portait pour ce dernier trajet définitif en voiture. Sa tête avait été emportée au-dessus des sourcils.
— Eugenio. – La voix, ténue, grave, l’assourdit comme un cri. Tu sais combien de temps j’ai mis à mourir… ? Tu sais combien de temps peut mettre à mourir quelqu’un dont le cerveau a explosé… ? Elles t’assurent que tu ne vas pas tarder à le savoir. Tu le constateras par toi-même. Tu n’imagines pas, c’est une sensation très étrange… Tu ne peux pas voir. Tu ne peux pas entendre. Rien ne fonctionne plus en toi. Tu es incapable de bouger. Mais tu es plein de douleur. Tu n’es que douleur. – Elle s’approcha de Ballesteros en souriant, et ce faisant elle renversa du sang de son crâne découvert comme s’il avait été le bord d’une coupe. Tu n’as pas besoin du cerveau pour éprouver de la douleur, tu le savais… ? L’expérience sera très instructive pour toi, en tant que médecin. Je te parie n’importe quoi que tu vivras plus longtemps que moi. Et plus longtemps que nos enfants…
Alors tout éclata.
rougeoyante, la lumière
Rulfo resta pétrifié. Les cris de la jeune femme lui avaient fait penser qu’il allait contempler une chose horrible, mais il ne s’attendait pas à voir Susana dans cette pièce, debout devant lui, les bras dévorés jusqu’aux épaules.
— Il y a une chose que tu ne sais pas, Salomón, dit la jeune femme à voix basse, comme s’il lui avait été impossible de parler autrement. César et moi nous le savons maintenant : la vie ne s’achève pas avec la mort. Les seules choses qui s’achèvent à l’arrivée de la mort sont le bonheur et le bon sens. Les morts sont des êtres vivants qui sont devenus fous sous terre. C’est là le grand secret. Ils sont devenus fous de douleur. Bientôt tu seras l’un d’eux et tu sauras pourquoi.
— Tire-toi, dit faiblement Rulfo.
— Tu le sauras, Salomón, répéta le cadavre de la jeune femme. Plus tôt que tu ne le penses. Et César et moi on se réjouira. Quand tu sauras la vérité sur les morts.
Alors tout éclata.
rougeoyante, la lumière de l’aube
C’était comme si un corps avait explosé à l’intérieur de la pièce : murs, sol et plafond étaient maculés de grosses taches de sang frais. La jeune femme criait dans son lit, le visage et les cheveux formant des grumeaux de couleur rouge. L’explosion de sang avait atteint Ballesteros et Rulfo, leur éclaboussant e visage et les vêtements. Le médecin ne voyait plus Julia : à sa place, il y avait une autre créature, une fillette blonde, la plus belle qu’il eût jamais contemplée. Elle était nue, elle portait un petit pendentif en or autour du cou et se tenait droite au milieu de la pièce comme un soldat satisfait de son travail. Ses cuisses et ses mollets luisaient de sang. Elle regardait Ballesteros avec des yeux aussi bleus et ouverts que le ciel sur l’océan.
Et elle souriait.
— Ne t’approche pas ! s’exclama Rulfo en le retenant. Ne t’approche pas d’elle… !
Mais Ballesteros lui désobéit. Il ne savait pas très bien ce qu’il comptait faire, peut-être rien, parce qu’il ne voulait pas non plus faire de mal à une enfant, mais il commença à gesticuler de façon désespérée comme s’il s’était trouvé devant un insecte repoussant.
Il l’entendit alors dire quelque chose, une phrase douce et rapide comme "Boire mort coupe rubis". et il se retrouva à brasser l’air. Il regarda à ses pieds juste à temps pour voir se glisser sous le lit, telles des bestioles rosées répugnantes, deux jambes minces.
Rougeoyante, la lumière de l’aube pénétrait par les vitres de la terrasse.
Aucun des trois n’avait trouvé le repos de la nuit. Ils ressentaient une extrême fatigue, mais également cette sorte d’anxiété qui accorde un vaste crédit de forces aux corps exténués.
— Le message était clair : elles nous ont laissés en vie parce qu’elles continuent à penser qu’il y a une autre traîtresse. Quand elles auront l’imago d’Akelos, elles se chargeront de nous. On a jusque-là.
Ballesteros tentait d’écouter Rulfo, bien que, de temps en temps, ses yeux se fermassent et qu’il dodelinât de la tête sans prévenir. Son corps lui réclamait de dormir, mais il n’était pas encore prêt à lui faire plaisir. Et, bien sûr, le moment venu, il ne se coucherait pas dans un lit. Il s’allongerait sur le canapé et laisserait le lit à Rulfo.
Après avoir vu cette chose disparaître sous l’un d’eux, les lits de son appartement lui donnaient la nausée.
Il se rappela un jour, dans son enfance, où son père avait poursuivi une souris dans les recoins de la vieille maison familiale jusqu’à la coincer sous un lit, et comment il avait pris sa respiration avant de se pencher en brandissant un tisonnier. Il venait de faire la même chose, il avait pris sa respiration avant de se pencher et de regarder.
Seule différence : son père avait tué la souris, pas lui.
Mais il était parvenu à voir, avant qu’elles disparaissent, une fine colonne vertébrale, de petites fesses serrées et deux jambes fluettes qui ressemblaient à des fouets brillants.
Ce n’était pas une souris, c’était une fillette sans vêtements. Et elle avait disparu en laissant derrière elle une pièce ruisselant de sang.
Rulfo lui avait expliqué qu’il ne devait pas accorder trop d’importance à ce qu’ils avaient vu, ou cru voir : il s’agissait d’images que les dames élaboraient avec des vers, de fausses projections créées pour les terroriser. Cependant, tout n’avait pas été une hallucination : le sang était très réel, bien que, par chance, ce ne fût pas celui de Raquel, qui n’était pas blessée, seulement couverte de la tête aux pieds par cette substance humide et en pleine crise de nerfs. Une douche tiède avait en partie réglé les deux problèmes. Ballesteros et Rulfo s’étaient également lavés et changés. Maintenant, la jeune femme portait le peignoir de Ballesteros (qui lui allait comme un manteau en cuir trop grand) et repliait ses longues jambes sur un canapé. Elle était pâle et bien sûr exténuée, mais semblait plus intéressée que jamais par ce que disait Rulfo.
— Cela m’est revenu il y a un instant. Il n’y avait que douze dames dans la maison. Je n’ai pas arrêté d’y penser. La n° 13 reste cachée, non pas que ce soit la plus forte, bien au contraire. Celui qui la trouve peut détruire le groupe tout entier. Je propose d’essayer. C’est notre seule arme.
— Je suis d’accord, dit Ballesteros immédiatement. Je ne sais pas ce que c’est que tout ça, mais je sais qu’elles ont utilisé… l’image de ma femme pour menacer mes enfants… – Il s’arrêta. Il sentait des frissons en y repensant. Je veux leur faire du mal.
Rulfo regarda Raquel. Sa collaboration lui semblait indispensable. Si la jeune femme ne les aidait pas, il était sûr qu’ils n’arriveraient à rien.
— C’est absurde, dit-elle enfin. Elle parlait très lentement. Elle semblait faire un effort pour prononcer chaque phrase. Je vous entends dire des choses… Vous ne savez pas… – Elle remua la tête, comme si elle en avait assez de constater cette profonde ignorance. C’est un coven… Nous n’avons pas la moindre chance contre un coven. Nous ne l’aurions même pas devant une seule d’entre elles… Vous êtes… Nous sommes de simples humains, pas elles.
— Que sont-elles ? demanda Ballesteros. Que peut bien être cette gamine ? Que sont-elles toutes ?
— Des sorcières, répliqua la jeune femme. Le médecin sourit après une pause, mais ses yeux avaient perdu toute trace d’humour.
— Des femmes montées sur des balais qui dansent pour le sabbat… ? Ça n’existe pas.
— Tu as raison. Ça n’existe pas. Mais les sorcières, si. Elles ne montent pas sur des balais et ne dansent pas pour le sabbat : elles récitent des vers. Ce sont les dames. Leur pouvoir est la poésie, le plus grand de tous. Rien ni personne ne peut rien leur faire. Rien ni personne ne peut les affronter.
Rulfo frissonna en percevant l’orgueil enfoui mais évident que révélait le ton de sa voix.
— Quoi qu’il en soit, intervint-il avec une emphase renouvelée, rien de cela ne nous serait arrivé sans les rêves. On aurait continué à mener notre vie et on serait probablement morts en ignorant l’existence des dames, comme la majeure partie des sens… Elles n’interviennent jamais directement.
Elles inspirent les poètes puis elles utilisent leurs vers, mais elles le font en coulisses depuis des siècles. Ce qui nous est arrivé est simplement que nous nous sommes trouvés sur leur chemin. Et nous l’avons fait parce que l’une d’elles, Akelos, nous a appelés, nous a demandé de l’aide. Maintenant je suis sûr que les plans d’Akelos ont été lents et complexes : Leticia Milano, le grand-père de César, le portrait et la liste des dames que j’ai trouvés chez Lidia Garetti… Je crois qu’Akelos nous a laissé des pistes dans le passé pour que nous parvenions à ce point. Cela signifie que nous pouvons aller plus loin. Nous pouvons leur faire du mal en trouvant la dame n° 13…
— Il est impossible de la trouver, Salomón. – La jeune femme secoua la tête. Impossible.
— Pourquoi en es-tu si sûre ?
— Je le suis.
— Alors, dit Rulfo avec une rage froide, la solution est plus facile. Continuons à attendre les bras croisés que Saga envoie Baccularia nous torturer à nouveau avec des images de nos êtres chers. Ce sera peut-être ce soir, cette nuit, demain, la semaine prochaine ou dans un mois… Et quand elle se lassera, on attendra qu’elle en finisse avec nous comme avec ton fils…
— Ne parle pas de lui.
L’avertissement, prononcé avec la même douceur que tout ce qu’elle avait dit jusqu’à présent, sous-entendait une menace qui fit se raidir Rulfo. L’espace d’un instant, il contempla ses yeux froids derrière l’épaisseur des cheveux humides. Presse-la. Fais-la réagir. Il prit une inspiration et poursuivit, élevant la voix.
— Tu sais ce que j’aimerais, Raquel… ? J’aimerais que tu regardes la véritable coupable de cette façon. Mais bien sûr, Saga est trop puissante, hein… ? Qu’a-t-elle fait de toi, à force de te donner des coups de fouet… ? – Il vit trembler ses lèvres charnues. Mais seulement ses lèvres. Ses yeux le regardaient avec une noire et terrible dureté. Qu’a-t-elle fait de la puissante Saga que tu as été… ? Après t’avoir piétinée, plongée dans la boue, fait vivre dans une humiliation totale… Que t’a-t-elle fait d’autre… ? Je vais te le dire. Elle t’a dépouillée de la seule chose que tu aimais, de la seule chose que tu aies vraiment aimée…
— Tais-toi.
— … elle l’a torturé et assassiné sous tes yeux, et maintenant elle rit de ta souffrance tandis que tu t’agenouilles devant elle et que tu gémis : "On ne peut rien faire, c’est impossible, c’est impossible… !"
Soudain, il se passa quelque chose. Les deux hommes le sentirent en même temps.
Ce fut comme si la température de la pièce avait baissé de plusieurs degrés. Rulfo, qui s’apprêtait à reprendre la parole, s’interrompit brusquement.
— Soit, dit-elle. Sa voix n’était pas différente : c’était celle d’une femme jeune, celle de Raquel. Mais les deux hommes frissonnèrent en l’entendant. Soit, répéta-t-elle, plus bas.
— Tu vas nous aider ? demanda Rulfo, sur un ton presque implorant.
La jeune femme acquiesça de la tête une seule fois. Ni Rulfo ni Ballesteros n’eurent de doutes sur la sincérité de ses intentions.
— La dernière dame est celle qui donne sa cohésion au coven, pour cette raison la plus faible… Elle n’apparaît jamais aux autres : elle reste cachée quelque part et, de là, elle intervient en réunissant le groupe. Son identité et le lieu où elle se cache sont les premières informations qu’elles effacent en toi quand elles t’excluent.
— Elle possède elle aussi une imago ?
— C’est justement le lieu où elle se cache. On l’appelle un réceptacle. Ce n’est pas nécessairement une figurine en cire, comme pour les autres : cela peut être n’importe quoi, y compris un être vivant. Il est pratiquement impossible de le trouver.
— Mais si on tombait dessus et qu’on le détruise…
— Le réceptacle ne peut être détruit… Cependant, le seul fait de le trouver et de la faire sortir mettrait le coven en danger. Mais ce ne serait que le premier point en notre faveur : ensuite nous devrions affronter le coven.
La jeune femme se tut, attendant une nouvelle question. En évaluant cette information, Rulfo se rappela ses derniers rêves : les portes en verre flanquées de sapins, la chambre avec le numéro 13 indiqué sur la porte et l’énigmatique phrase d’Akelos : "Le patient de la chambre n° 13 le sait." Mais qu’est-ce que cela signifiait ? Etait-ce une piste pour trouver le réceptacle… ? Et, si c’était le cas, comment l’interpréter ? S’agissait-il d’un endroit réel ? Ballesteros n’avait su relier sa description à aucune clinique de sa connaissance.
Il se rappela alors autre chose.
— Attendez : les recherches d’Herbert Rauschen… César soupçonnait ses rapports sur des élèves et des professeurs d’avoir pour objet de trouver cette dame. Je me demande s’il cherchait le réceptacle, et s’il l’a trouvé…
— Mais elles ont éliminé Rauschen, objecta Ballesteros. Tu me l’as dit toi-même.
— Oui, mais César a emporté ses dossiers et les a examinés… Il ne répond pas au téléphone, mais je vais essayer d’entrer chez lui coûte que coûte et de les trouver. C’est notre seule chance.
— Bonne idée, reconnut Ballesteros. Et nous ?
— Il vaut mieux que vous restiez là jusqu’à mon retour.
Ils se tournèrent vers elle. La jeune femme semblait songeuse, les jambes pliées sur le canapé sous le peignoir de Ballesteros, les genoux soulignés par la lumière de l’aube. Ses cheveux noirs lui peignaient des ombres sur le visage. Elle était incroyablement belle. Si belle qu’elle semblait défendue. Ballesteros la regardait avec un intérêt non exempt de certaines nuances auxquelles il ne souhaitait pas penser et que sa conscience lui reprochait.
— D’accord, dit-elle enfin. Et elle répéta : D’accord.
Il rentra ce jour-là, le soir. C’est notre seule chance, pensait-il tandis que le vieil ascenseur montait. Si les dossiers ne sont pas là et qu’elles ont éliminé César… Mais il ne souhaitait pas affronter ça. Pas encore.
La porte de l’appartement sous les toits était fermée et silencieuse. Il se rappela le jour où il était venu leur rendre visite, quelques semaines plus tôt, pour les entraîner dans cette horreur. Il sut qu’il n’y avait qu’une façon d’expier sa faute. Il sonna et attendit. Il sonna encore. Et encore. Il s’apprêtait à forcer la serrure quand il perçut de légers bruits à l’intérieur. Béni sois-tu, César, tu es vivant.
La porte s’ouvrit, mais Rulfo fut étourdi en contemplant le visage qui le regardait dans l’encadrement de la porte : un spectre aux cheveux gris hirsutes et aux joues creuses. La puanteur parvint ensuite à ses sens comme un autre petit fantôme inséparable.
— Salomón… ? Entre.
L’intérieur de l’appartement était plongé dans l’obscurité et les odeurs : la faute de la première en incombait aux persiennes, l’une d’elles oblique et cassée ; les possibilités des dernières se répartissaient entre la pourriture, le tabac, la marijuana, la transpiration et un parfum âcre de papier brûlé. Il y avait une chaise renversée, un rideau à terre, des bouteilles d’alcool brisées, des livres et des revues éparpillés et d’énormes taches sur les jolis tapis. Il ne restait rien du lieu sophistiqué où, un jour, César et Susana avaient joué au bonheur.
— Que s’est-il passé, César ?
Son vieux professeur le regarda comme s’il s’était agi de la plus inattendue des questions. Il ne portait pas l’un de ses luxueux peignoirs en soie, mais une chemise longue autrefois bleu marine, et un pantalon en velours. Il était en chaussettes. Soudain il porta un index tremblant à ses lèvres.
— Chut… ! Pas si fort… Je ne veux pas la réveiller…
Rulfo se raidit.
— Qui ?
— Qui veux-tu que ce soit… – César s’était écarté et marchait courbé dans le désastre du séjour. Susana.
— Susana est là ?
Rulfo sentait dans sa gorge l’obstacle dense de la peur.
— Bien sûr, comme toujours. Dans la chambre.
Ils avancèrent comme des spectres jusqu’à la chambre close où ils avaient discuté lors de sa dernière visite. César saisit la poignée et la fit tourner. La porte s’ouvrit au millimètre, découvrant un rai de .lumière, la moquette épaisse, le téléviseur…
Rulfo regardait l’ensemble, très tendu, les poings Serrés, espérant voir apparaître à tout moment Dieu savait quoi. Son cœur était devenu un maillet manipulé par un fou.
— Susana ? appela César. Susana… ? Regarde qui est là…
La porte s’ouvrit entièrement.
Il n’y avait personne dans la petite pièce.
César sembla déconcerté.
— Elle doit être… Bien sûr, dans la chambre… – Il se retourna alors vers Rulfo et lui montra les dents. Pourquoi tant d’intérêt, Salomón… ? Tu baises toujours avec elle ?
Il y avait toujours eu deux Rulfo, et le premier regardait d’un mauvais œil les impulsions irrationnelles du deuxième : il se détesta lui-même quand il saisit César par la chemise et le jeta sur le canapé, ce meuble étincelant dont son ancien professeur était si fier. César se laissa maltraiter comme la marionnette d’un ventriloque et, une fois là, il ne fit aucune tentative pour se lever. Simplement, il lui sourit avec une grimace aux dents dévastées.
— Ne t’en fais pas… Je me suis habitué depuis longtemps à votre histoire… Et puis, c’est toi qu’elle préfère… Le cher élève… Avec moi elle n’a même pas de quoi commencer…
Il décida de ne pas l’écouter. Il est devenu fou. Elles ont dû venir le voir. Il doit avoir un vers sur le corps. Il était épuisé et commençait à comprendre que cet état lui affectait les nerfs. Il recula en chancelant et se laissa tomber sur la moquette. Les deux hommes haletèrent pendant un moment.
— César, aide-moi, demanda Rulfo. Si tu peux me comprendre, aide-moi. Je veux les détruire. Pour ce qu’elles ont fait à Susana… Pour ce qu’elles t’ont fait à toi…
— Tu ne pourras pas. – Il leva une main tremblante. Oublie ça. Elles ne peuvent pas être détruites. Elles sont de la poésie. Morir non puote alcuna fata mai… Les fées ne peuvent pas mourir, c’est l’Arioste qui le dit.
— Laisse-moi essayer.
— Non, n’y songe même pas. Non, non, non. Tu finiras comme mon grand-père. Il en a beaucoup profité, ce foutu vieux, mais il est devenu fou à lier… Tu dois faire attention… La poésie ne pardonne pas. Elle a des serres de milan. Tu te souviens de Leticia Milano… ? La poésie t’accroche et t’emporte dans les airs jusqu’à ce que tu ne puisses plus respirer… Jusqu’à ce que l’oxygène t’incendie les poumons et le cerveau. Il faut être… respectueux.
— Où sont les dossiers que tu as rapportés de chez Rauschen ?
— Je les ai lus. Tous.
— Je suis venu pour que tu m’en parles. Où sont-ils ?
— Ici.
Il désigna sa tête.
— Mais le CD, où est-il ?
— Détruit. L’ordinateur aussi…
— Comment… ?
— Chut… ! Ne crie pas, s’il te plaît. J’ai mal à la tête. Et puis tu vas la réveiller. Susana est en haut. C’est incroyable, ce qu’elle me raconte toutes les nuits.
Rulfo ferma les yeux, mais cette fois il ne perdit pas le fil. Il tentait de raisonner.
— Susana te parle… la nuit ?
— Bien sûr, si ça ne te dérange pas. Si tu crois que tout n’est que "faire l’amour comme des enfants", comme disait Rimbaud… Elle a la peau si froide que tu n’aurais pas besoin de mettre de glace dans le whisky si tu le laissais un moment entre ses seins. Mais c’est toujours un plaisir d’être avec elle… C’est une fille qui flanque le frisson… ! Le frisson, c’est le cas de le dire !
Il pensa, en tressaillant, que César pouvait parler de Baccularia, ou peut-être de Lamia. Ou peut-être était-ce une projection d’elles dans son pauvre cerveau. Maintenant il regrettait terriblement de l’avoir frappé.
— Qu’est-ce qu’elle te dit ?
— Oh, trop de choses… Ça me fait bander, de l’entendre parler, quoi qu’elle raconte. Mais elle m’a enlevé la poésie. C’est ça le pire. Elle l’a balayée d’un coup, zou. J’ai brûlé mes livres. Enfin, je suis en train… Je sélectionne, et je jette au feu… Je suis don Quichotte et le curé à la fois. Mais ça ne sert à rien, parce que je suis en train de devenir poésie. Tu sais comment c’est… ? Une sensation très étrange… Comme si les fenêtres de ta tête étaient ouvertes et que les oiseaux pouvaient te traverser de là à là. – Il désigna ses tempes. Comme un coup de feu, tu comprends… ? De sorte que… c’est très difficile… de les détruire… parce qu’elles font de toi ce qu’elles sont. Le pire est que repousser la poésie est également de la poésie. Bricht das matte Herz noch immer… C’est la même chose avec l’amour. La poésie est la maladie du monde, Salomón, la fièvre de la réalité. Elle guette l’homme au coin de la rue. Tu marches tranquillement et un jour, au moment où tu t’y attends le moins, la poésie bondit et… te dévore.
— César…
— Elles sont treize. Comme les treize dernières lignes d’un sonnet… Les sonnets ont quatorze vers, mais, dans la symbolique qu’elles utilisent, le premier vers ne possède pas de numéro : ce sont nous, les humains ; et le dernier n’a pas de nom : c’est la n° 13.
— Dis-moi où est la n° 13.
— Dans le vide…
Maintenant César semblait à moitié endormi. En poussant un cri de frustration, Rulfo se leva et sortit de la pièce sans se soucier de fermer la porte.
Le CD. Il l’a peut-être gardé.
Il parcourut le séjour et remarqua l’ordinateur portable de César par terre. L’écran était détruit et il n’avait plus de disque dur. Il écarta les piles de livres à coups de pied. Dans la cheminée, il découvrit une énorme masse de papier carbonisé et des restes de suie sur le tapis. Il y avait une forte odeur de roussi et le tapis était brûlé par endroits. Il eut vaguement conscience du danger que cela représentait, mais il n’avait pas le temps de s’en inquiéter. Il retourna le tas de feuilles noircies sans rien y trouver. Il se rendit dans la cuisine et fouilla en vain dans la poubelle, qui se trouvait curieusement presque vide : à peine y avait-il quelques serviettes en papier froissées.
— Tu sais que mon grand-père était un sale pédéraste ? César continuait à lui parler de l’autre pièce.
— Oui, dit Rulfo sans écouter, et il sortit de la cuisine.
La chambre.
Je te parle sérieusement, Leticia Milano l’a rendu fou en lui fournissant des gamins à Paris… Je t’avouerai que… Eh ! Où vas-tu… ? Tu vas réveiller Susana… !
Rulfo montait l’escalier en direction de la chambre mansardée. C’était le dernier endroit qu’il lui restait à fouiller.
Il sentit l’épouvantable puanteur à mi-chemin. C’était bien pire qu’au rez-de-chaussée.
Ne fais pas de bruit… Si elle se réveille, elle va se fâcher… Tu la connais…
Se bouchant le nez d’une main, il poussa la porte.
La scène lui rappela ce qui s’était passé chez Ballesteros la nuit précédente. Le sang avait séché depuis longtemps sur les murs. Mais, par terre, au pied du lit, au milieu d’une mer immobile et épaisse rouge foncé, il y avait autre chose. Il ne sut tout d’abord pas ce que cela pouvait être. Une boule humide, un animal lové. 11 distingua alors les lignes d’une colonne vertébrale pliée en deux, des jambes pliées et rongées jusqu’aux genoux, des moignons de bras, la chevelure couleur paille salie et collée au crâne et (quand il fit le tour de cette chose)
Ouroboros
la bouche ouverte, fracturée, appuyée sur l’une des jambes,
C’est Ouroboros
enfin paralysée.
Il avait pensé tuer César avant de partir, mais le courage lui avait manqué sur la fin. Il n’avait découvert aucun vers sur son ventre, mais il soupçonnait les dames d’avoir fait preuve d’une grande subtilité avec son ancien professeur et ami. Elles l’avaient rendu fou, simplement, en faisant revenir Susana auprès de lui.
C’ est vrai ? De retour à la maison. Une grande subtilité, Saga. Je te félicite.
Il conduisait au milieu des lumières clignotantes et humides, avec toute la rage dont l’accélérateur était capable. Il ne leur restait plus qu’une possibilité, que Raquel se rappelât un détail important.
Une voiture lui barra le passage à un carrefour et Rulfo fit sonner son Klaxon comme une trompette abîmée. Il entendit des insultes mais continua.
Raquel était leur seul espoir. Mais quelle autre chose allait-elle se rappeler qu’elle ne se fût pas déjà rappelée ?
Ou bien Lidia. Que Lidia communique à nouveau avec eux. Mais il était sûr que les rêves étaient maintenant terminés. Était-il vrai qu’une autre dame du coven tentait de les aider… ?
Un feu de circulation le menaça de sa lumière jaune. Il pensa qu’il avait le temps de passer, mais la voiture qui était devant lui freina et, maugréant entre ses dents, il se vit obligé d’en faire autant.
Qu’allait-il dire à Ballesteros et à la jeune femme qui attendaient son retour avec impatience ? Je regrette. Fausse piste. On ne peut pas compter sur les dossiers de Rauschen.
Le feu tardait à passer au vert. Impatient, il détourna le regard vers le trottoir.
Et il vit une porte coulissante en verre flanquée de deux petits sapins.