La jeune Jacqueline contemplait le paysage depuis un divan de la terrasse de sa villa sur la Côte d’Azur, construite sur une falaise. Des dizaines de mètres plus bas, à ses pieds, rugissait l’inlassable machinerie de la mer. Il faisait nuit et au loin avait éclaté une tempête électrique muette. Une brise froide, encore supportable à cette latitude, agitait les plis de son peignoir à rayures.

Elle était entourée d’impressions agréables, mais elle se serait sentie tout aussi bien dans un cercueil sous terre ou au milieu des flammes. Ses plaisirs profonds et minutieux n’avaient rien à voir avec la réalité qui l’entourait. C’étaient des bonheurs d’un autre genre, des jouissances intimes qui la submergeaient dans un paradis de sensations dont elle pouvait prolonger la durée selon sa fantaisie.

Jacqueline n’existait que depuis vingt-deux ans. C’était une jeune femme espiègle, mince, de petite taille, les cheveux courts et les yeux marron. Née à Paris, elle était riche, vivait seule, n’avait pas de famille ni d’amis, semblait heureuse. Et elle était très aimable. C’était ainsi que la considérait la troupe d’immigrés qui servait dans sa luxueuse résidence. Toujours souriante, toujours joyeuse, mademoiselle. Très aimable.

Quant à ce qu’il y avait en elle, l’autre, celle qui habitait dans son regard et ne battait jamais des paupières, elle était plus ancienne que de nombreuses choses qu’elle contemplait en ce moment. Parfois, Jacqueline s’amusait à réfléchir à ce qu’en penseraient ses femmes de chambre, ses domestiques, tous les étrangers qui s’occupaient activement chaque jour de sa maison et de sa personne, de l’autre. A ce qu’ils diraient s’ils pouvaient la voir et être capables, ensuite,

de penser

ou de respirer.

Ses lèvres s’incurvèrent en un doux sourire. En communion avec ce geste suave, l’horizon s’illumina d’un éclair.

Les plaisirs de Jacqueline étaient réellement très étranges, parce que c’étaient ceux de l’autre. Par exemple, réciter des vers avec Madoo. Ou tatouer des phylactères sur des corps étrangers pour observer les résultats. Ou jouer à humilier son ancienne reine. Mais, naturellement, rien de cela n’était très important. Ce qui l’était vraiment était d’avoir la capacité de faire céder la réalité.

La réalité était si faible. Comme un fœtus à l’intérieur d’un utérus : c’était ainsi. Aucune de ses sœurs ne s’était aperçue comme elle de cette évidence.

Comme cette réalité endormie était démunie, fragile ; comme elle était semblable à un voile impalpable et tremblant.

Dans sa bouche gisait un Rimbaud qui pouvait griffer ce voile et le mettre en pièces. Dans sa bouche nichait un Horace que le monde n’avait jamais entendu et un Shakespeare qu’aucune de ses sœurs n’avait récité de la façon dont elle était capable de le faire. Un jour, elle les réciterait, juste pour leur prouver à quel point ce rideau était mince, à quel point il pouvait être simple de l’arracher. Un jour, elle lâcherait ce Rimbaud, cet Horace et ce Shakespeare, et le monde changerait de visage. Elle le ferait. Elle était Saga. Maintenant elle pouvait tout faire.

Elle connaissait également un Eliot. Elle l’avait préparé dans sa langue. Il était petit et n’appartenait pas à La Terre vague mais aux Quatrains. Il était pourtant décisif. Il servait à obtenir de l’information. La connaissance était sa spécialité, son point fort. Pour devenir Saga, elle avait suivi un processus très, très lent, mais les résultats compensaient amplement l’attente.

Aujourd’hui, son ère était venue.

Un autre éclair aveugla l’horizon. Elle cligna des yeux, pas les yeux qui regardaient à travers elle.

Il restait une affaire à régler, mais elle se résoudrait de façon aussi efficace et immédiate que cet éclair. Une question insignifiante dans l’étendue des choses qui emplissaient son monde. Mais elle désirait la résoudre.

La Conjonction finale. Elles avaient maintenant récupéré l’imago d’Akelos. Il fallait réunir le groupe pour la détruire. Voilà. Aussi simple que ça. Ses sœurs avaient même oublié cette dernière tâche. Pas elle.

C’était une question futile, mais indispensable. Elle était impatiente de se débarrasser de l’ancienne Akelos pour toujours. Le fait qu’elle existât encore l’inquiétait, bien que son corps fût mort et elle Annulée. Elle avait été sa grande adversaire, bien plus que Raquel, la vaincue. Et elle connaissait à fond la seule chose que Jacqueline ignorât complètement : le destin. Leurs chemins étaient invisibles mais réels, et quand Jacqueline s’engageait sur l’un d’eux, elle découvrait qu’Akelos l’avait déjà parcouru longtemps auparavant. Celle qui lui succédait n’avait pas encore réussi à égaler, même de loin, le vaste pouvoir et l’expérience accumulés par l’ancienne dame. Pis encore : Akelos avait régné sur une immense obscurité, dont Saga ne possédait qu’une partie. Et cela l’effrayait, parce qu’elle aurait dû disposer de toute l’obscurité possible.

Nonobstant, les jours de l’antique Akelos étaient comptés.

Il restait à vérifier si quelqu’un collaborait avec elle. Il restait à pénétrer dans l’étrange silence qu’hébergeait l’esprit de Raquel. Mais ce serait encore plus facile : une fois détruite la vieille araignée, elle commencerait à travailler dans la jeune femme Elle avait réussi à faire d’elle une étrangère soumise et tremblante et, comme elle l’avait prévu, la torture et la mort de son enfant n’avaient fait qu’accentuer ces traits. L’heure venue, les dernières défenses de Raquel tomberaient et elle pénétrerait comme un bélier dans ses pensées profondes et ferait éclater son silence. S’il y avait une autre traîtresse, elle finirait par le découvrir. Pour l’instant, elle se contentait de continuer à faire pression sur elle, sur elle et les étrangers qu’Akelos était parvenue à recruter moyennant des phylactères.

Ils finiraient par révéler qui les aidait.

Elle se rappela que la prochaine réunion aurait lieu dans trois semaines, pour le solstice d’hiver.

Elle regarda au loin. Plusieurs éclairs éclatèrent aux confins de sa vision, comme si ses propres yeux les avaient provoqués.

 

— C’est une sorte de cabinet de psychothérapie. Il était déjà fermé quand je suis passé, mais peut-être des patients y sont-ils hospitalisés. Il s’appelle "centre Mondragón".

— Je ne le connais pas, dit Ballesteros. Mais ce n’est pas étonnant. A Madrid, il existe un bon nombre de centres privés de toute sorte qui vous promettent le beurre et l’argent du beurre. Ou plutôt le beurre en échange de ton argent.

— Je ne comprends pas ce que tu veux dire, intervint Raquel.

— C’est un jeu de mots assez bête, s’excusa Ballesteros. Mais, étant donné qu’il est presque minuit, ne m’en demandez pas plus, s’il vous plaît. A part du café. Quelqu’un en reprend… ? Non… ? Eh bien, moi si.

Il versa les dernières gouttes dans sa tasse. Il était froid, mais il pensait que c’était meilleur que l’alcool que Rulfo ingérait. Il se ressentait encore de sa cuite au whisky de la veille.

Rulfo était revenu de chez César en sachant qu’il n’était pas précisément porteur des meilleures nouvelles. Il tenta de taire autant que possible les détails désagréables, mais il comprit (et les expressions de Ballesteros et de Raquel trahissaient qu’ils comprenaient tout aussi bien) qu’il ne fallait pas décrire tout ce qui s’était passé pour apprendre une chose fondamentale : il ne leur restait pas tellement de possibilités.

— Voilà où nous en sommes. Ce n’est pas grand-chose, mais je veux entrer dans cette clinique, ou centre, ou ce que tu voudras, et chercher une chambre qui porte le numéro 13.

— Tu crois que ça peut être important ?

— Tout ce que je sais, c’est que c’est le lieu dont j’ai rêvé, et Lidia s’y référait quand elle m’a dit : "Le patient de la chambre n° 13 le sait." Quelle que soit la personne qui se trouve dans cette chambre, je dois lui parler. Il va falloir préparer quelque chose pour entrer au centre Mondragón demain après-midi.

— Qu’est-ce que tu veux faire ?

— Pour l’instant, agir légalement. Mais s’ils ne nous aident pas, entrer coûte que coûte. Ils ferment à 20 heures précises : je pourrai peut-être me cacher jusqu’à cette heure puis, quand le bâtiment se videra, chercher tranquillement.

— Tu auras besoin de t’assurer un moyen de sortir ensuite, déclara Ballesteros, étonné du naturel avec lequel il collaborait à un plan destiné à pénétrer dans une propriété privée.

— On partira plus tôt et on examinera le bâtiment de l’extérieur.

— Excusez-moi.

Ils se tournèrent tous deux vers la jeune femme. Elle les regardait en battant des paupières, comme si elle avait été indécise quant à ce qu’elle souhaitait dire.

— Je ne voudrais pas changer de sujet, mais… j’aimerais voir des ouvrages de poésie.

Il y eut un silence.

— Je comprends, dit Rulfo en agitant affirmativement la tête.

— Je ne crois pas que ça serve à quelque chose, s’empressa-t-elle d’ajouter. J’ai retrouvé la mémoire, pas la capacité de réciter. Mais j’ai pensé que, peut-être… je trouverais quelque chose d’utile.

— C’est une idée magnifique, Raquel. – Rulfo approuva de nouveau. S’il existe une seule chose qui puisse nous protéger ou leur faire du mal, c’est la poésie.

Ballesteros s’étonnait d’entendre cette conversation sans que son rationalisme protestât à grands cris. A ce moment précis son rationalisme avait mal au dos. Il palpa sa zone lombaire et réprima une grimace. Il avait passé une heure entière à racler le sang sur les murs et le carrelage de l’ancienne chambre de sa fille où Raquel avait dormi : du sang surgi du néant, comme cette fillette terrifiante ou l’horrible image de Julia, comme un éclatement de corps invisibles. Il pensa que, devant cette évidence douloureuse, toute l’incrédulité rationnelle du monde s’effondrait comme un château de cartes. Il n’y a rien de tel que passer une heure à gratter du sang pour vous convertir à l’occultisme, se dit-il. Il suffit d’un mal de dos pour croire à l’au-delà.

Rulfo lui demandait quelque chose.

— Des livres de poésie… ? – Ballesteros tirait sur sa barbe, songeur. Non, je n’en ai pas. Pas à moi, bien sûr, non… Peut-être à Julia… Oui, je crois qu’il y a quelque chose de Pemán. Il lui plaisait. Pemán pourrait vous être utile.

— Non, dit la jeune femme.

— Je m’en doutais. Quel est le problème avec Pemán, il ne sert même pas à ça ?

— Ça n’a rien à voir avec lui, expliqua Rulfo. D’après ce que m’a dit César, au long de l’histoire, seuls quelques poètes ont composé des vers de pouvoir inspirés par les dames. L’immense majorité n’a créé que des poèmes beaux mais inoffensifs.

— Eh bien alors, je ne vais pas pouvoir vous aider.

— Ne t’inquiète pas. J’ai une belle collection à la maison. On ira demain, Raquel. Tu auras tout l’après-midi pour sélectionner les livres. Et quand tu m’auras aidé à entrer dans cette clinique, Eugenio, tu pourras accompagner Raquel et vous m’y attendrez. Ça vous va ? – Ils acquiescèrent tous deux et, l’espace d’un instant, le silence s’établit. Rulfo les observa : ils étaient aussi fatigués que lui, voire plus, mais il ne voulait négliger aucune piste, particulièrement un détail qui lui semblait vital. Il s’adressa à la jeune femme. De combien de temps crois-tu qu’on dispose ?

Elle réfléchit un instant.

— D’abord, elles doivent se réunir pour accomplir un rituel appelé "Conjonction finale" et détruire l’imago, et il faut que cela ait lieu à une date précise… Si elles comptent nous laisser en vie d’ici là… Eh bien, peut-être qu’avec beaucoup de chance il nous reste trois semaines, jusqu’au solstice d’hiver.

Rulfo et Ballesteros s’agitèrent, inquiets.

— Trois semaines, dit le médecin. Ce n’est pas beaucoup pour trouver cette… cette dame n° 13. Si on la trouve…

— On la trouvera, affirma Rulfo. Maintenant on doit se reposer. Il est très important de reprendre des forces.

La réunion se dissolut immédiatement.

 

Le vestibule du centre Mondragón leur sembla petit et glacé comme une tombe. Il y avait des tableaux modernes, des plantes décoratives et des canapés en cuir. Rulfo était absolument sûr de ne jamais y être venu, ce qui confirma son hypothèse selon laquelle les rêves lui indiquaient une piste importante.

Une femme était assise devant un ordinateur à l’accueil. Ils avaient décidé de ce qu’ils allaient faire, et Ballesteros fut le seul à parler. Il montra sa carte professionnelle et offrit son meilleur sourire, et cita le nom d’un soi-disant patient qui était en psychothérapie au centre. Il s’accoudait au comptoir pour parler, prononçait à peine deux mots sans sourire. La femme, cheveux frisés teints en acajou, lui rendait ses sourires en lui donnant des renseignements. Non, ce centre n’hébergeait aucun patient, et il n’y avait pas de médecins, seulement des psychologues. Il n’y avait pas non plus de pièce portant le numéro 13. Malheureusement, elle ne pouvait laisser Ballesteros aller et venir pour l’instant : il y avait des patients en thérapie. Peut-être, s’il revenait demain en dernière heure… Mais elle lui proposait de lui fournir toute l’information nécessaire, bien sûr. De temps en temps, il lui posait une question qui l’obligeait à consulter l’ordinateur. A un moment donné, la femme leva le regard de l’écran et il lui sembla que rien n’avait changé.

Elle ne s’était même pas aperçue que le jeune barbu qui accompagnait le médecin avait disparu.

 

Rulfo se glissa dans un couloir. Dans un angle, il y avait une salle d’attente occupée par cinq ou six personnes plongées dans leur solitude individuelle. Pour une raison quelconque, elles l’observèrent attentivement. Il poursuivit son chemin sans s’arrêter et trouva des toilettes dont la porte ne donnait pas sur cette salle. Il l’ouvrit et entra.

Elles semblaient conçues pour des malades modernes. Des ombres tranchantes et rectangulaires divisaient les murs, créées par des lumières minimalistes. L’air était enrichi par une climatisation onéreuse. Il n’y avait personne. Il choisit le dernier cabinet de la rangée, entra et ferma la porte avec le loquet. Il constata que ce mécanisme déclenchait la lumière et la chasse d’eau, de sorte qu’il préféra ne pas utiliser le loquet et rester dans l’obscurité. Si quelqu’un tentait d’ouvrir, il pouvait toujours lui dire que c’était occupé.

Maintenant, tout consistait à attendre.

 

Dans le vestibule, il se passa enfin ce que souhaitait Ballesteros : un autre individu aborda la réceptionniste. Il lui céda volontiers son poste. Il ne voulait pas achever cette passionnante conversation et donner à la femme le temps de se souvenir de son compagnon mais, la voyant soumise à un nouvel interrogatoire, il pensa qu’il n’y avait pas de risque qu’une telle chose se produise. Il souhaita mentalement à Rulfo toute la chance du monde et s’en alla.

 

Hölderlin. Elle ne pouvait pas oublier Hölderlin. Par chance, Rulfo possédait une édition originale de ses Poèmes de la folie. Aucune traduction ne lui aurait servi.

Elle prit le livre sur l’étagère, descendit de sa chaise en le tenant à deux mains et le posa soigneusement sur la table, à côté des autres. Puis elle s’arrêta pour réfléchir au choix suivant.

La nuit précédente, Rulfo avait dit à Ballesteros que les poètes qui avaient composé des vers de pouvoir étaient relativement peu nombreux. Il avait raison dans l’ensemble. Mais il existait des degrés très subtils. Omar Khayam avait un seul vers dans tout les Rabâyat, mais son effet était tel qu’il compensait largement ce manque. Pedro Salinas et Jorge Guillén, qui n’avaient jamais été inspirés par les dames, hébergeaient d’authentiques bombes dévastatrices dans l’espace de deux ou trois lignes. Byron avait écrit une strophe à l’incroyable pouvoir de destruction, mais il fallait la réciter à l’envers.

Cependant, elle pensa qu’elle ne pouvait perdre son temps avec les plus faibles. Elle devait aller voir directement chez les dangereux.

Le jeune et maladif Isidore Ducasse, par exemple, célèbre pour son pseudonyme de comte de Lautréamont, et ses Chants de Maldoror.Il y avait tant de pouvoir dans ces poèmes en prose que, d’après ce qu’elle se rappelait, une seule vie humaine ne suffisait pas à tout utiliser. Elle trouva une édition originale brochée et la déposa sur la table. A côté, elle vit un exemplaire de The Tower and Other Poems de Yeats. Elle se rappela que Yeats avait été inspiré par Incantatrix, qu’il avait vue pour la première fois en rêve dans son enfance, à Sligo, et, ensuite, adolescent, debout sur un promontoire rocheux cerné par les vagues, languissante et vaporeuse comme de l’écume de mer. Elle devait aussi emporter Lorca. Elle supposa que Rulfo devait posséder une bonne édition du Romancero gitan.

Elle sentait un nœud à la gorge et avait envie de pleurer. Tous ces noms lui rendaient visite, accompagnés de mystérieux souvenirs.

Elle se voyait elle-même en train de regarder à travers les yeux d’un chat tandis que T. S. Eliot composait La Terre vague. Elle se rappelait avoir parlé aux aveugles Borges et Homère. Elle conservait une vague réminiscence de tuniques et de torches au cours d’une cérémonie avec Horace. Un jour, John Donne avait essayé de l’embrasser. Une fois, elle avait observé Vicente Aleixandre dans son sommeil, et, à une autre époque et ailleurs, elle avait découvert les yeux de Wordsworth parmi une multitude de gamins jouant en plein air.

Il en avait parfois été autrement. Mais rien de cela n’avait d’importance maintenant. N’avait-elle pas tout abandonné pour une seule chose ?

Ne pense pas à lui.

Cette chose intraduisible, cette chair incapable de s’écrire, de se réciter, de se raconter. Cette vie qui, soudain, lui avait aussi apporté la puissance, mais celle qu’aucun poème n’aurait jamais pu lui donner…

Oui, Rulfo avait raison : la vengeance était nécessaire. Quand elle n’était qu’une étrangère, elle s’était vengée de la tyrannie de Patricio. A présent, elle avait recouvré la mémoire et savait qui était sa véritable ennemie. Tu m’avais détruite, Saga, tu en avais fini avec moi… Mais tu as commis l’ erreur de piétiner les morceaux. Ça suffit. Je te le ferai payer. Je viens te chercher.

Elle entendit le bruit de la porte et se passa la main sur les joues, séchant ses larmes.

— Ça y est, dit Ballesteros en entrant dans le séjour. Salomón est resté à la clinique… J’espère qu’il aura de la chance. Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

Le médecin la regardait du seuil, de ses bons yeux gris et las.

— Tu vas bien ?

— Oui… C’est que… tout est très compliqué.

Il approuva, la comprenant. La jeune femme avait repris ses vêtements habituels. Après plusieurs passages par la machine à laver, les vêtements s’étaient transformés en chiffons décolorés et moulants avec des traces indélébiles de sang mais, en la voyant sur la pointe des pieds sur cette chaise, Ballesteros jugea qu’elle ne pouvait pas être plus séduisante. Il jeta un coup d’œil autour de lui, un peu honteux, et vit les livres empilés sur la table.

— Tu te rappelles des choses ?

— Certaines.

— Pour moi, tout cela reste incroyable… – Il prit l’un des volumes au hasard et le feuilleta. Après tout, ce n’est que de la poés…

— Ne touche pas à ça !

Il resta immobile, le livre en main. L’exclamation de la jeune femme l’avait fait sursauter. Elle battit des paupières.

— Excuse-moi, je n’aurais pas dû crier. Mais Shakespeare est très dangereux

— Je comprends.

Ballesteros acquiesça et reposa sur la table, en faisant très attention, l’édition anglaise des Sonnets.

 

C’était comme si le temps ne passait pas. Rulfo attendait toujours, enfermé dans l’obscurité. Pour l’instant, personne ne l’avait découvert. Mais que ferait-il ensuite ?

Il était sûr d’une chose : il allait devoir fouiller tout le bâtiment. Il ne partirait pas d’ici sans s’assurer qu’il ne restait aucun patient. Il priait pour trouver au moins une chambre avec le numéro 13 gravé sur la porte : il savait qu’à l’intérieur se trouverait la clé donnant accès à la dernière dame, ou son réceptacle.

Il consulta à nouveau la sphère lumineuse de sa montre. Le centre venait de fermer. Il décida d’attendre deux heures de plus, craignant la présence d’employés retardataires, ou bien de vigiles.

Trois semaines, pensa-t-il. Peu de temps.

Comme Ballesteros l’avait dit : tout dépendait de la difficulté à trouver la dame n° 13, s’ils la trouvaient.

 

Trois semaines, pensa Jacqueline. Trop de temps. La tempête silencieuse continuait au loin. Les éclairs blessaient l’horizon.

Elle n’était pas soucieuse. Pourquoi aurait-elle dû l’être ? Raquel et ses amis étaient de simples étrangers incapables de réciter, et rien de ce qu’ils pourraient faire ne représenterait une menace pour ceux qui, comme les dames, connaissaient en profondeur le vaste pouvoir de la poésie et l’utilisaient à la perfection. Bien sûr, elle était au courant du plan désespéré qu’ils avaient conçu : trouver la dame n° 13…

Elle sourit en y pensant. En admettant qu’ils y parviennent, même s’ils décryptaient les derniers rêves que l’astucieuse Akelos avait suscités dans leurs consciences et trouvaient sa cachette, comment l’auraient-ils fait sortir… ? Cette idée était complètement absurde et ils n’allaient pas tarder à le constater.

Non, elle n’était absolument pas soucieuse. mais. .

Mais il vaut mieux en finir le plus vite possible. non, Jacqueline ? Détruire l’imago, vérifier s’il y a une autre traîtresse. en finir une bonne fois pour toutes avec Raquel et les étrangers.

Théoriquement, il était possible d’avancer la réunion, bien qu’elle seule, en tant que Saga, eût le privilège de le faire. C’était une décision exceptionnelle et risquée, parce que le groupe était faible en dehors des Jours de Cérémonie. Cependant, dans ce cas, elle devinait qu’il s’agissait de la bonne décision.

Oui, elles allaient se réunir dans moins de trois semaines, et même dans moins d’une semaine.

Paresseusement, Jacqueline s’étira sur le canapé et ferma les yeux.

Mais ce qui se trouvait en elle continua à regarder la lointaine tempête sans battre des paupières.