IV

LES DAMES

 

 

 

Je crois que vous me comprendrez mieux quand je vous aurai raconté ça. C’est arrivé il y a longtemps, mais je me rappelle tous les détails… Et puis, Salomón nous a promis de nous révéler comment il avait trouvé ce papier et cette photo, alors moi… Il est juste que je vous explique d’où ils viennent.

Il porta à nouveau son verre à ses lèvres, comme pour y chercher la force de continuer. Quand il reprit la parole, il était devenu le professeur qu’ils connaissaient tous les deux, à la voix diaphane, grave, étonnamment belle.

— Je devais avoir neuf ou dix ans et je vivais encore dans le village où je suis né, à Roquedal… Je crois vous en avoir parlé : ses légendes, ses mystères, sa mer infinie… Cette histoire ne concerne pas Roquedal, bien qu’elle se soit produite là-bas, mais mon grand-père paternel, Alejandro Guerfn… Alejandro, mon grand-père, était menuisier, mais il devint veuf à la naissance de ma mère, et cette tragédie a peut-être déchaîné en lui le désir soudain de se consacrer à ce qu’il aimait vraiment, la poésie. Les gens qui le connaissaient affirmaient qu’il avait les vers dans le sang. Même Manuel Guerfn, le poète actuel de Roquedal, qui est le fils d’un neveu de mon grand-père, affirme qu’il a hérité son métier de son oncle Alejandro… Cette passion le poussa à faire une chose pratiquement inconcevable pour l’époque : il quitta le village en laissant sa fille qui venait de naître aux soins d’une sœur qui n’avait pas d’enfants et qui fut ravie de l’adopter. Par des lettres espacées, ils apprirent qu’il s’était installé à Madrid et que, tout en gagnant un peu d’argent par son travail, il tentait de publier des poèmes. Ensuite, toujours infatigable, il plia bagage et partit à Paris. Mais la guerre éclata et ils n’eurent plus de nouvelles. Les années passèrent, la France fut occupée et, à Roquedal, tout le monde pensa que mon grand-père était mort ou en prison. A la fin du conflit, ils crurent qu’ils n’entendraient plus jamais parler de lui. Survint alors une chose encore plus incroyable que son départ : il rentra. César fit une pause et glissa l’index sur la photo, comme s’il avait été aveugle et avait voulu lire des mots en relief. Vous devez imaginer avec quelle surprise ils l’accueillirent. Beaucoup de gens partaient, beaucoup restaient, mais peu revenaient dans cette Espagne de l’après-guerre. Mon grand-père Alejandro constitua l’exception. Un jour, on le vit descendre d’un train à la gare, une valise à la main, de la même façon qu’on l’avait vu monter dans un autre des années auparavant. Le prétexte était les noces de sa fille, qui devait se marier prochainement. Inutile de préciser que son retour n’enchanta personne. Tout le monde pensait qu’il allait soulever des objections au mariage, mais il les surprit à nouveau, parce que tout ce qu’il désirait, dit-il, était de s’installer à Roquedal et d’y vivre en paix jusqu’à la fin de ses jours. Et il rentrait avec de l’argent, détail qui avait son importance. Il en remit une partie à sa fille, une autre à la sœur qui l’avait adoptée, et se réserva une somme modeste pour ouvrir un petit atelier de menuiserie. Il promit de ne pas déranger et tint parole. Les gens lui ouvrirent à nouveau les bras. Ils comprirent que ses intentions étaient pacifiques. Seuls deux détails semblaient curieux : il ne voulait à aucun prix évoquer son expérience parisienne et il ne parlait pas de poésie non plus. "Je ne suis pas poète, disait-il. Je ne l’ai jamais été. Je suis menuisier." Et il vous regardait d’un air tellement spécial que cela vous passait toute envie de poser d’autres questions.

Les années passèrent, je naquis et je grandis émerveillé par l’histoire de mon grand-père Alejandro, "celui de Paris". Je pris l’habitude de passer les après-midi dans son atelier, à la sortie du village, et mon grand-père, tout d’abord réticent, finit par m’accepter. J’avais des prétentions littéraires et je lui disais que je voulais faire comme lui : quitter Roquedal pour devenir écrivain. Je lui montrais mes poèmes, mais il ne les lisait jamais. Simplement, il m’admettait dans sa solitude. Il m’appelait Gurí, et disait de jolies choses sur mes yeux et ma silhouette. Nous finîmes par nouer une forte amitié, grâce à laquelle je pus me rendre compte d’une chose que les autres ignoraient : mon grand-père n’était pas déçu par la "vie de bohème", ou aigri par un tour inattendu de la fortune inconstante qui l’aurait obligé à revenir. En réalité, il était terrifié. C’était une peur longue et diffuse, telle une maladie. Il s’habitua à la boisson, aux silences, aux regards brefs… C’était comme s’il avait attendu qu’il se passe quelque chose et qu’il l’avait redouté en même temps…

Comme je vous l’ai dit, j’avais neuf ou dix ans à l’époque des faits. C’était un jour d’été, pendant les vacances, ce qui me permettait de voir plus souvent mon grand-père. Ce matin-là, j’étais allé à son atelier, comme presque tous les matins, et…

 

Il fut surpris de trouver porte close.

Bien que le vieux n’eût pas de clients (il pouvait passer des journées entières sans en avoir), il ne fermait jamais le matin, même pas les jours fériés. L’enfant craignit qu’il ne fût malade. Il toqua à la porte et attendit. Puis il frappa à la fenêtre.

— Grand-père ?

Il entendit du bruit à l’intérieur, ce qui le rassura un peu. Le vieux dormait peut-être encore. Ces derniers temps, il buvait beaucoup et avait du mal à sortir du lit. En outre, le jour ne se prêtait pas tellement à mettre le nez dehors. Le ciel était gris et la chaleur suffocante. Le vent apportait des bouffées de Sahara à peine tempérées par la présence de la mer, et les montagnes, hérissées de cistes, tremblaient au loin. Des héliotropes que le vieil homme avait enfermés dans un pot de fleurs semblaient aussi enragés que le temps. Il allait sûrement y avoir de la tempête, pensa l’enfant, une de ces violentes averses estivales qui éventrent les nuages. Cette possibilité lui plaisait : s’il pleuvait, ce serait merveilleux de descendre à la plage dans l’après-midi. La mer torturée par la pluie se montrait toujours d’une beauté sombre, les mouettes hurlaient comme des folles sur le piton rocheux. Et puis ses amis profiteraient de la rude solitude pour décocher sur les macreuses de grossières branches de cistes pointues. Peut-être le vieil homme voudrait-il l’accompagner.

— Gurí ? C’est toi ?

La porte s’ouvrit en même temps que le sourire de l’enfant s’effaçait complètement. Pâle et transpirant comme une bougie qui aurait fondu sans flamme, le vieil homme ouvrait des yeux démesurément grands. La vapeur qu’il dégageait fit comprendre au garçon qu’il était ivre.

— Entre, Gurí, allez.

— Qu’est-ce que tu as, grand-père ?

— Entre… !

Le vieil homme ferma la porte. Ils traversèrent un monde à l’odeur d’esquilles habité par des outils terrifiants et du bois doux et silencieux. Un monde de meubles sans visage, comme des enfants qui n’ont pas fini de naître. A l’autre bout de l’atelier, la chambre du vieil homme, "son ermitage de chartreux" comme il l’appelait, était envahie par autant de bouteilles de vin que de boîtes de vernis et de créosote.

Une carafe diffusait une odeur compacte d’alcool, et les traces sur un verre posé à côté révélaient que son propriétaire avait probablement commencé à boire avant l’aube.

Le vieux errait, indécis, épiant à travers les fenêtres et assurant les portes. Puis il se pencha pour prendre l’enfant dans ses bras.

— Gurí, rends-moi un service, un grand service… Je veux que tu vérifies aujourd’hui même, tout de suite, où loge la femme qui est arrivée hier soir au village… Écoute-moi, ne m’interromps pas… Je veux savoir son nom et d’où elle vient… Elle est très jeune et très belle, alors tout le monde doit l’avoir vue. Gurí, ne me laisse pas tomber… Mon petit, ne me laisse pas tomber…

— Une femme, grand-père ?

— Oui, jeune, grande et belle. Elle est arrivée hier soir. Je veux que tu me dises d’où elle vient… Et… Attends, ne pars pas encore… ! Voilà le plus important. Ou plutôt, les deux choses les plus importantes : vérifie si elle porte un pendentif, tu sais, un bijou doré… Si c’est le cas, assure-toi qu’on te dise quelle forme il a. Mais je t’en prie, si tu la croises à un moment, écoute-moi bien, si tu la voyais à un moment… Écoute-moi, Gurí, mon petit… Ne lui parle pas et ne t’approche pas d’elle, même si elle t’appelle… Même si elle t’appelle ! Tu as compris ?

— Grand-père, ne me serre pas tant les bras…

— Tu as compris ?

— Oui, grand-père.

— Maintenant, vas-y, et reviens le plus vite possible.

Il n’eut pas de problèmes pour obéir à la première partie de l’ordre. Il voulait s’en aller. L’attitude de son grand-père le terrifiait. Il ne savait pas ce qui lui arrivait, mais le simple fait de le regarder dans les yeux lui donnait des frissons.

Il revint deux heures plus tard. Cette fois, l’atelier était ouvert. La voix du vieil homme, dans le fond, l’invita à entrer. Il le trouva assis dans son fauteuil à bascule en jonc.

— Rien, grand-père.

— Quoi ?

— Personne n’est arrivé au village, ni hier ni de toute la semaine.

— Tu en es sûr ?

— Absolument sûr. J’ai demandé à la pension, à l’auberge… Et je suis allé au bar de la Trocha. Là-bas, ils savent tout. Et personne n’est venu. Personne.

Il ne voulut pas ajouter ce que presque tout le monde lui avait dit, et qu’il croyait lui-même : que le vieux devait arrêter de boire autant. Il aurait été incapable de le lui dire. Il aimait à la folie cet homme à l’épaisse barbichette, à la calvitie lente à laquelle la symétrie conférait une certaine noblesse, et aux yeux qui ressemblaient, dans leurs meilleurs moments, à des fenêtres grandes ouvertes sur le monde qu’il souhaitait connaître.

Il pensait que son grand-père serait ravi de la nouvelle, mais ce ne fut pas le cas : en fait, il semblait plus désespéré qu’avant. Soudain, son visage changea. Il sourit, lui fit un clin d’œil.

— J’ai vraiment honte de te demander encore un service. Si tu n’en as pas envie, tu me le dis et on laisse tomber, d’accord… ?

— D’accord, grand-père.

— Tu es un petit garçon merveilleux. Ce que je voudrais, c’est… que tu demandes à tes parents la permission de venir chez moi, ce soir. On jouera aux cartes, ou à ce que tu voudras… Et après, si tu ne dois pas rentrer tout de suite, je te laisserai mon lit et je dormirai sur le canapé… Je ne te dérangerai pas, je te le promets…

— Mais grand-père…

— Je sais que c’est très ennuyeux pour toi, mais…

— Ennuyeux… ? C’est génial… ! Je vais le dire à maman !

Il n’y eut aucun problème, il le savait déjà. Sa famille, comme tout le monde à Roquedal, avait fini par comprendre que le vieux était inoffensif. Sa mère, il est vrai, ne voulait pas entendre parler de ce lointain menuisier dont elle n’avait reçu qu’un sourire, une bise et une forte somme d’argent, mais elle ne s’opposait pas au fait que le petit aille souvent le voir.

Cependant, l’heure approchant, un événement faillit ruiner le projet. Le grumeau de chaleur que le ciel retenait se déchargea sur la mer en charriant du sable et de la poussière dans les ruelles. L’enfant eut la prudence de sortir plus tôt que prévu pour que ses parents ne l’en empêchent pas plus tard. Malgré cela, il pleuvait très fort quand il arriva à l’atelier.

Une chose semblable à la lueur produite par un ver luisant enfermé dans un fanal flottait à la fenêtre. Le vieux le fit entrer.

— Tu es trempé, Gurí. Entre te sécher.

La première chose qui attira son attention fut que sa voix avait changé. Il ne tremblait plus, il ne manifestait plus ni peur ni émotion d’aucune sorte. Son haleine sentait toujours l’alcool, mais pas plus que le matin. Et ses gestes étaient précis, exacts, sûrs. Il déduisit de tout cela que son grand-père était parfaitement sobre. Ensuite, beaucoup plus tard, il se rendrait compte de son erreur. Mais, à l’époque, le garçon ignorait l’existence d’états d’ivresse au-delà du tremblement, du bégaiement et de la plaisanterie. Des ivresses absolues qui étaient comme de la folie, et pouvaient se cacher derrière le regard.

Le vieil homme traversa l’atelier sans chanceler une seule fois, regarda son "ermitage" éclairé par des bougies enfoncées dans des bouteilles vides, et il s’assit avec raideur dans son fauteuil à bascule en jonc. Son regard plongeait dans le vide.

— Enlève ta chemise et mets-la à sécher. J’ai un peu de fromage, si tu veux tromper la faim.

— Je viens de dîner, grand-père.

Pendant un moment, ils se regardèrent dans un silence total avec la pluie comme bruit de fond, et l’enfant perçut l’extrême pâleur du visage du vieil homme. C’était comme si, dans l’intervalle pendant lequel ils avaient cessé de se voir, tout le sang qui colorait son visage s’était échappé par un orifice. Il l’entendit enfin parler à nouveau

— Je suis tellement content que tu sois venu… Je voulais te parler, te dire quelque chose… En fait… – Il se pencha vers lui et sourit. En fait, je veux tout te raconter. – Il fit une pause, mais le sourire resta : il semblait incrusté sur son visage comme ces décors qu’il mettait sur les meubles de l’atelier. Tu m’as souvent demandé si je m’étais remis à la poésie, n’est-ce pas… ? Eh bien je vais te confier un secret… – Il tendit la main vers l’étagère qui se trouvait derrière lui et y prit un cahier à la couverture gondolée. Je ne l’ai jamais montré à personne. Ces pages contiennent tout ce que j’ai écrit ces derniers temps… Tout.

L’enfant allait sourire, extasié, quand il comprit quelque chose.

Ce fut une révélation si violente, si adulte, qu’il la sentit presque comme une gifle sur son visage.

Son grand-père était malade. Très malade. Et il n’était pas tombé malade brutalement, maintenant : il avait simplement permis à la dense maladie qu’il hébergeait de se frayer un passage, enfin, à travers ses traits las, ses yeux comme d’incompréhensibles tourbillons de lumière, ses lèvres argentées de salive.

Il resta paralysé sur son siège. Il lui sembla que ce visage ridé qu’il contemplait était celui d’un inconnu, d’un vieillard qui aurait complètement perdu la boule, d’une vieille chèvre. Son grand-père était une vieille chèvre, c’était ça.

— Tu veux lire un poème de ton grand-père, Gurí, le poème que j’écris depuis des années… ? Allez, ne refuse pas, fiston, tu as toujours voulu lire un poème de ton fameux grand-père Alejandro… ! Tu veux le lire… ? – Et soudain, entre deux éclairs, ce cri : Allez, réponds, nom d’un chien ! – L’enfant répondit "oui" à l’insu de ses propres oreilles. Eh bien le voici.

Le cahier ne tremblait pas, mais il commença de le faire quand l’enfant le saisit.

— Lis-le. Lis mon poème, petit.

Avec des précautions frissonnantes, l’enfant l’ouvrit à la première page. Il n’y avait pas de mots mais un dessin maladroit exécuté avec des crayons de couleur : une fleur jaune. Sur la deuxième, un oiseau bleu. Sur la troisième, une femme attachée au pied d’un lit, jambes écartées et

les dames

sur les suivantes des têtes humaines avec des caroncules rouges sortant du crâne ; un visage aux yeux blancs ; une fillette blonde amputée des mains s’introduisant un moignon par

les dames sont treize

une jeune fille aux dents pointues ; un manche à balai entièrement enfoncé dans des parties génitales

les dames sont treize :

la n° 1 Invite

des gribouillis, des taches, des bouches ouvertes ; un visage couvert de vers ; un pendu ; une femme éventrée ; une couleuvre glissant par l’œil d’un bébé

 

les dames sont treize :

la n° I Invite

la n° 2 Surveille

— Tu aimes mon poème, petit ?

L’enfant ne répondit pas.

— Tu aimes mon poème ? insista le vieux.

— Oui.

— Continue à lire. Le meilleur est à la fin. Il tourna les pages rapidement, au rythme des battements de son cœur. Un monde de folies colorées lui éventa le visage. La dernière feuille n’appartenait pas au cahier et elle était volante. C’était la seule manuscrite. Il reconnut l’écriture de son grand-père. C’était un poème très étrange. 11 ressemblait plutôt à une liste de noms.

Les dames sont treize :

La n° 1 Invite,

La n° 2 Surveille,

La n° 3 Punit

La n° 4 Rend fou

La n° 5 Passionne

La n° 6 Maudit…

— La n° 7 Empoisonne, récitait le vieux, tandis que l’enfant lisait, sans un seul murmure, sans une seule erreur. La n° 8 Conjure… La n° 9 Invoque… La n° 10 Exécute… La n° 11 Devine… La n° 12 Connaît. – Il s’arrêta et sourit. Ce sont les dames. Elles sont treize, elles sont toujours treize, mais on n’en cite que douze, tu vois… ? Tu ne dois en mentionner que douze… Ne te risque jamais, même en rêve, à parler de la dernière… Pauvre de toi, si tu mentionnais la n° 13… ! Tu crois que je mens ?

Une vieille chèvre. Ton grand-père est une vieille chèvre. Il fit un effort pour répondre tandis qu’il contemplait ce visage fracassé par la folie :

— N-non…

Le vieux se détendit dans son fauteuil, comme si la réponse lui avait plu, ou, du moins, en un sens rassuré. Il se tut un instant. La tempête était le cri d’une foule. Puis il se remit à parler, dans un murmure.

— J’ai connu l’une d’elles, à Paris… Ou plutôt, c’est elle qui souhaita me connaître. Ce sont toujours elles qui choisissent. Elle s’appelait Leticia Milano. Bien sûr, ce n’était pas son prénom, ni son apparence. – Avec un geste d’étrange magicien, il sortit de quelque part une photo froissée et la tendit à l’enfant. Tu me vois, là ? Cette photo a été prise il y a très longtemps, sur la côte bretonne. Elle, c’est Leticia Milano. Je pourrais te parler longuement de cette femme, mais je ne le ferai pas. Je ne te parlerai que de son regard. Je vais juste te parler de son regard. Tu sais ce qu’il y avait dans son regard, Gurí… ? Ce que tu viens de voir dans ce cahier. Il y avait tout ça.

L’enfant était de plus en plus effrayé. Il ne comprenait rien à ce que son grand-père disait, il savait juste qu’il avait commis une grave erreur en venant cette nuit chez lui. Une chose plus inquiétante que la pâleur errait à l’intérieur du visage du vieux, tendant ses traits, faisant tourner ses globes oculaires, contractant les commissures de ses lèvres par de brèves grimaces tandis qu’il parlait.

— Chacune des dames peut être de nombreuses femmes différentes, mais nous qui leur avons appartenu, nous savons les reconnaître. Elles portent un symbole. Un médaillon autour du cou. Tu le vois… ?

— Il montra la photo. Elle portait le médaillon d’Akelos, la n° 11, celle qui Devine… Regarde la photo. Quelle est la forme de ce médaillon, petit… ?

L’enfant ne quittait pas la photo des yeux. Il sentait l’humidité glacer son torse nu.

— On dirait… un insecte.

— Une araignée, précisa le vieux. Il s’appuya de nouveau contre le dossier de son fauteuil et eut un petit rire. Tu veux être poète, non… ? Je parie que tu ne sais pas ce que c’est que la poésie… Je suppose qu’au collège on t’a dit qu’il s’agit de créer de jolies phrases qui riment… Mais il y a longtemps, très longtemps, un prêtre déposait un bébé sur un autel, ouvrait son ventre petit et rond comme une pastèque et, tandis qu’il tirait sur ses intestins comme sur un long, long, long ver, il récitait de "jolis" poèmes… La véritable poésie est de l’horreur pure : c’est ton grand-père qui te le dit… – Soudain, l’enfant comprit quelque chose : quand on était vieux, pleurer, c’était regarder comme son grand-père le regardait à ce moment-là. Tu ne sais pas… Tu ne sais pas ce qu’elle m’a fait voir… Tu n’imagines pas, petit… Comment te l’expliquer… ? Il y a deux niveaux.

— Il leva la main à la hauteur des yeux, la paume tournée vers le bas, sans trembler. Un, celui d’en haut, où nous vivons. Mais il en existe un, plus profond… – L’enfant suivit comme hypnotisé le trajet de la main qui descendait. Des strates et des strates d’obscurité, un souterrain où un poème est une histoire d’yeux rougis qui… – Soudain il s’arrêta et tourna la tête. Tu as entendu ça… ? – Il se leva et épia à travers les volets clos. Il semblait maintenant accablé par l’horreur. Un éclair marqua la lumière sur son visage tendu. Elle a juré qu’elle viendrait me chercher… ! Elle veut mes vers… Elles te choisissent pour une raison quelconque et sèment dans ton esprit des choses horribles pour… pour te faire produire des lignes… ! Et soudain, se voûtant davantage, la bouche grande ouverte, il se mit à crier. Les hurlements firent frissonner le garçon de la tête aux pieds. C’est pour ça que je suis revenu… ! Tu crois que ce village pouilleux m’intéresse… ? Mais elle est là, je l’ai vue hier par cette fenêtre, c’est vrai… ! Maintenant elle a les cheveux roux et ses yeux sont comme la nuit en hiver… Et elle veut mes vers… ! J’ai peur de ce qu’elle peut me faire ! – Il s’effondra dans des pleurs sans larmes, des pleurs qui étaient une sorte de masque en caoutchouc dont on aurait tiré sur les joues. Soudain il leva la tête. Petit missssérable… ! siffla-t-il. Tu dis que tu veux être poète… ! Imbécile… !

Il eut l’impression que le vieux se jetait sur lui. Ses nerfs se brisèrent comme un jonc, il lâcha le cahier, prit sa chemise et partit en courant. En abandonnant l’atelier au milieu de la nuit et sous la pluie, il entendit à nouveau sa voix. Il n’oublierait jamais la sensation qu’il éprouva alors, comme si la conversation avait continué, comme si ça n’avait pas été lui qui partait ou comme s’il n’avait pas été la personne à qui le vieux avait parlé pendant tout ce temps :

— Tu dois me pardonner… Je t’en supplie, pardonne-moi… Tu dois me pardonner…

 

— Le lendemain, l’atelier n’ouvrit pas. Ni le surlendemain. Ni le jour suivant. Quatre jours plus tard, de grandes vagues vertes comme des épines dorsales de dinosaures endormis déposèrent le corps de mon grand-père sur la plage. Mes parents ne voulurent pas me donner de détails, ils me dirent juste qu’il était mort. Mais un copain de mon âge, qui était là quand on le sortit de l’eau, me parla de tout ce que les poissons lui avaient fait : la couleur de sa langue, le sang, la façon dont la mer l’avait dépouillé de ses traits et de sa virilité. Je rêvai longtemps à ce corps. Puis je l’oubliai. Les gens disaient que, la nuit de la tempête, mon grand-père s’était soûlé, s’était dirigé vers la pointe et s’était jeté dans la mer. Je n’avais pas besoin de juges ni de gardes civils pour savoir qu’il en était capable. Plus tard, quand on nous remit ses objets personnels, je trouvai le cahier, mais pas la photographie ni la feuille volante contenant la liste des dames. Je supposai qu’il s’était jeté à la mer avec elles. Aujourd’hui, Salomón, tu as fait comme la mer, tu me les as rendues… Je compte sur toi pour nous expliquer où tu les as trouvées…