XII
LE REVEIL
Ballesteros leva la tête après avoir ausculté le vieil homme. – Vous n’allez pas aussi mal que vous le pensez, grand-père, alors ne faites pas cette tête.
Le patient ébaucha un sourire, et son épouse, une petite vieille menue avec des lunettes et un visage pointu, regarda le plafond et murmura quelque chose à l’adresse de Dieu. Mais Ballesteros pensa que Dieu connaissait la vérité : l’insuffisance respiratoire de cet homme s’était un peu aggravée, mais pas de façon alarmante. Et puis, le climat avait connu la même situation. Novembre avait commencé de façon rébarbative : de gros nuages gris qui n’en finissaient pas de se transformer en pluie défilaient par la fenêtre, agités par un vent glacial. De telles circonstances attaquaient invariablement les bronches de tous ses vieux. II supposa qu’avec une légère modification du traitement son état s’améliorerait. Il n’en était pas de même pour lui. Il me faut plus qu’une légère modification de traitement, pensa-t-il.
Il rendit au couple le sourire que celui-ci lui adressa en prenant congé. Il sentit alors les beaux yeux vert olive d’Ana l’observer.
— Vous avez une sale tête, aujourd’hui, lui dit l’infirmière quand les vieux furent partis. Qu’avez-vous bien pu faire ce week-end, avouez…
Elle l’éblouissait avec cette demi-lune d’ivoire souriant encadrée dans son visage brun. Il tenta de plaisanter, comme il le faisait toujours quand ils se retrouvaient seuls.
— J’ai toujours eu du mal avec le lundi. C’est à ça qu’on remarque que je n’ai pas vieilli.
— Vous n’êtes pas malade, au moins ?
Il minimisa la question. Et il le fit très simplement, d’un geste léger et d’un sourire confiant. Il comprit soudain qu’il était très facile pour lui de mentir. Tout le monde le croyait. Pour éviter qu’ils ne sachent la vérité, pour les empêcher de découvrir les ténèbres qu’il avait en lui, il n’avait qu’à sourire et à remuer la tête. C’étaient les privilèges de la solitude et de sa profession.
Il se réjouit quand la conversation et l’arrivée du patient suivant furent interrompues simultanément par le téléphone. Son infirmière répondit, et il disposa d’un peu de temps pour fermer les yeux. Tout en sachant que, s’il le faisait,
la forêt
tout allait recommencer.
— Docteur.
— Quoi ?
Il la reverrait, comme ces derniers jours. Et tout serait épouvantable.
— Vous avez un appel du Dr Tejera, du Provincial. Il veut vous parler d’un patient qui y a été admis
la forêt était le rêve
Il acquiesça et prit le combiné. Il n’était pas rare qu’on l’appelât d’un centre clinique pour lui parler du cas d’un de ses patients, hospitalisé pour une raison quelconque. Il était de toute façon reconnaissant à Tejera de cette pause : il allait lui permettre de cesser de penser à l’obscurité qui l’entourait.
Mais quelques instants plus tard il sut qu’il s’était trompé du tout au tout.
C’était la voix de l’obscurité.
La forêt était le rêve.
La mer, la veille.
Cette curieuse, double certitude l’assiégea pendant un temps indéfini. S’il s’endormait, s’il plongeait dans l’inconscience, tout restait tranquille et sombre. C’était comme de se trouver au milieu d’une forêt impénétrable. Mais, au réveil, il se sentait flotter sur une mer qui réunissait toutes les conditions pour en être une, hormis la présence de l’eau : respiration de vagues, lumière, balancements, absence de pesanteur. Alors, à un moment donné, la lumière se transforma en mémoire.
Et le transperça.
De façon ironique, ce fut à cet instant que Caparrós (le nom qui apparaissait sur l’une des nombreuses cartes rectangulaires qui ondoyaient au-dessus de lui) dit à Tejera (un autre nom) quelque chose comme : "Vous allez mieux." Il faillit se mettre à rire en l’entendant, parce que c’était le premier jour où il se sentait réellement mal.
— Dites-nous la dernière chose que vous vous rappelez.
— Cet hôpital.
— Et avant de venir ici ?
— Ma maison.
— Où habitez-vous ?
— Rue Lomontano, au quatre, troisième gauche.
C’est bien, lui disait-on, c’est très bien. Puis il découvrit que tout se déroulait de la même façon absurde : le lendemain il se sentit bien plus mal, et Caparrós et Tejera lui dirent qu’ils allaient le déclarer guéri ; le surlendemain son état s’était "vraiment amélioré" mais il était plongé dans un horrible cauchemar de souvenirs. Il se rendit compte que Caparrós et Tejera – qui n’étaient plus des Cartes mais des Visages ou, plutôt, des Médecins – voyaient la flamme, et la flamme parlait et répondait à des questions, et cela leur faisait penser qu’il n’arrivait rien de mal. Mais ils ne remarquaient pas l’homme qui se consumait de l’intérieur.
Il se défendit des questions par celles qu’il posa. Ils lui répondirent qu’il se trouvait dans un hôpital public de Madrid. Ils lui dirent qu’on était le dimanche 4 novembre, et qu’il était resté presque soixante-douze heures dans le coma. Ils lui expliquèrent qui l’avait trouvé – un routier de retour d’une livraison –, comment il avait vu son corps allongé dans le fossé d’une route secondaire proche de cet entrepôt abandonné ; il avait appelé la police, et celle-ci une ambulance. Diagnostic provisoire : coma éthylique.
Ils lui dirent tout cela, sauf ce qui lui importait le plus. Il dut le demander aussi.
Tejera, qui était de garde ce dimanche-là, acquiesça de la tête. C’était un médecin jeune, brun, aux épais cheveux frisés. Il avait une certaine tendance à faire de sa bouche un point rosé quand il était d’accord.
— Oui, il y avait une autre personne près de vous, évanouie elle aussi. Une femme. Nous ignorons son identité. Elle n’a pas de papiers et elle est toujours dans le coma.
il la regarda
— Vous pouvez me la décrire ?
— Je regrette, mais je ne l’ai pas vue. Elle est à l’unité de soins intensifs et ce sont d’autres collègues qui s’en occupent. Nous pensions que vous sauriez nous dire…
— J’ai besoin de la voir, dit-il en avalant sa salive.
— Vous la verrez.
Il pensa qu’il existait deux options. On lui avait assuré qu’elle n’était pas blessée, mais cela ne prouvait rien. Peut-être tout ce qu’il pensait être arrivé à Susana était-il faux (il priait pour qu’il en fût ainsi). L’autre possibilité qui lui venait à l’esprit lui semblait plus incroyable. Pourquoi auraient-elles laissé Raquel en vie, puisqu’il était évident qu’elles souhaitaient la mettre en pièces ?
Non, ça ne pouvait pas être Raquel. C’était absurde. Et cruel. Il aurait mieux valu qu’elle fût morte.
Il la regarda.
Elle était immobile, clouée sur le lit par des sondes, des flacons de sérum et des câbles. Elle avait les yeux clos. Il la reconnut immédiatement.
— Vous la connaissez ? demanda Tejera.
— Non.
Et il lui sembla que, après tout, il ne mentait pas.
Le lendemain matin, Merche, l’infirmière aux longs cils (il connaissait le prénom de toutes les infirmières mais seulement le nom des médecins), lui annonça qu’on allait le transférer dans un endroit plus calme que la salle de réanimation. Un robuste surveillant au visage plat et rond comme la pleine lune manipula son fauteuil roulant avec une lenteur de chauffeur. Sa nouvelle chambre, située à un autre étage, était aussi agréable que pouvait l’être un lieu présentant ces caractéristiques, avec un petit lit, une table de nuit et une fenêtre inclinable où le ciel semblait encadré comme un tableau représentant la tempête. Le changement de silence le fit tomber immédiatement dans une profonde somnolence dont il se réveilla presque en criant, après avoir rêvé d’un serpent qui écrivait avec sa langue un vers de saint Jean de la Croix sur son visage et déployait ses anneaux huileux pour se glisser par l’orbite vide de
Assez. Des pets mentaux.
Ce brusque souvenir ramena un nom à sa mémoire. Il en parla au Dr Tejera et lui demanda de lui téléphoner.
Il reçut sa visite à l’improviste, le soir même. Il crut qu’il rêvait à nouveau, parce que, soudain, dans l’obscurité dorée de sa chambre (seule la lampe de chevet était allumée), il vit apparaître les cheveux blancs, la petite barbe soignée, le large visage et la corpulence du médecin, qui le regardait avec une mystérieuse tranquillité.
— Vous avez fini par entrer ?
Rulfo comprit immédiatement de quoi il parlait, mais ne voulut pas répondre. Ballesteros approcha une chaise et installa son anatomie avec un soupir de lassitude.
— Pourquoi êtes-vous venu aussi vite ? demanda Rulfo. Je croyais que vous ne vous souviendriez même pas de moi…
— Aujourd’hui, je n’ai rien à faire, et je n’ai pas l’habitude de remettre au lendemain ce que je peux faire le jour même. Comment vous sentez-vous ?
— J’ai connu mieux. Mais pour l’instant je ne vais pas trop mal, mentit-il. Tout ce dont j’ai besoin, c’est de me remettre à fumer.
Ballesteros haussa les sourcils et secoua sa tête enneigée.
— Vous et vos vices, ronchonna-t-il. Vous savez que nous sommes dans un hôpital. Et même si ce n’était pas le cas, comment osez-vous dire cela à un médecin… ?
— Je me réjouis que vous soyez venu, sourit Rulfo. Vraiment. Je vous en suis reconnaissant, docteur.
— Ne vous attendrissez pas et racontez-moi ce qui s’est passé.
Rulfo garda le silence un moment en ruminant cette demande. Puis il se mit à rire. Mais son éclat de rire rauque ne gagna pas Ballesteros.
— En fait, je ne saurais pas vous l’expliquer. Ballesteros haussa les épaules.
— Si vous pensez que ce sera plus facile comme ça, je vous poserai des questions. Le Dr Tejera m’a dit qu’un bon Samaritain vous aurait trouvé évanoui dans le fossé d’une route secondaire, près d’un entrepôt fermé pour cause d’incendie. Comment êtes-vous arrivé là ?
Il y eut une pause. Rulfo appuya à nouveau la tête sur l’oreiller et fixa le plafond.
Il avait soudain compris la grave erreur qu’il avait commise.
Elles ne laisseront pas de témoins.
Cet après-midi il avait éprouvé le besoin de partager avec quelqu’un ses états d’âme, et il s’était rappelé le nom du médecin qui s’était occupé de lui au tout début. Mais maintenant il se rendait compte que c’était une gaffe, et pas précisément pour la raison qu’il alléguait (l’impossibilité de s’expliquer), mais pour une autre, beaucoup plus importante, plus funeste.
Il observa les yeux gris fatigués et loyaux de Ballesteros entourés d’un visage énorme de père Noël incognito, et il éprouva de la rancœur contre sa propre personne. Il ne pouvait pas lui donner la moindre information, parce que, dans le cas contraire, ce pauvre médecin en supporterait les conséquences : comme Marcano, comme Rauschen… peut-être aussi comme César, qui ne répondait pas à ses nombreux appels téléphoniques…
Elles ne laisseront pas de témoins.
Il était lui-même surpris d’avoir la vie et la mémoire sauves, mais le motif de cette exception, soupçonna-t-il, devait être qu’elles avaient encore besoin de lui : peut-être pour continuer à l’interroger. Saga l’avait dit : Nous avons beaucoup de temps devant nous.
Non, il ne pouvait pas parler. Il avait déjà impliqué trop d’innocents.
— Alors ? exigea Ballesteros.
— Je vais vous dire ce dont je me souviens… Je crains d’avoir bu plus que de raison cette nuit-là. Ensuite j’ai pris ma voiture, j’ai quitté Madrid et je me suis garé quelque part pour cuver. Et je me suis réveillé à l’hôpital.
Ballesteros le scrutait comme si c’étaient les yeux de Rulfo qui lui parlaient.
— Ça n’est pas très difficile à expliquer, commenta-t-il. Et je peux parfaitement vous croire. En fait, vous aviez un taux d’alcoolémie élevé dans le sang quand on vous a amené. J’ai lu votre dossier avant de passer vous voir.
— Eh bien alors, tout est clair. Ce fut une beuverie stupide.
— Et la femme ?
Rulfo l’observa.
— Je vois que vous avez bien fait vos devoirs.
— Toujours, répliqua Ballesteros, les yeux cernés. Maintenant, dites-moi : qui est la femme que l’on a retrouvée à côté de vous, inconsciente elle aussi ? Une autre ivrogne… ?
— Je ne la connais pas. Je ne l’avais jamais vue.
— Eh bien c’est une chance, parce que son état est très grave. Elle est presque en état de mort cérébrale. Le Dr Tejera m’a assuré qu’elle ne passerait pas la nuit.
Tout le sang reflua du visage de Rulfo.
— Quoi ?
Ballesteros le regarda calmement.
— L’inconnue va passer l’arme à gauche cette nuit, dit-il tranquillement. Mais pourquoi est-ce que vous me regardez comme ça… ? Vous disiez ne pas la connaître… Bien sûr, elle peut survivre. Elle ne va peut-être pas si mal. Tout dépend si vous la connaissez ou non.
— Salaud, marmonna Rulfo entre ses dents.
Ballesteros ébaucha l’unique sourire sincère qu’il avait réussi à produire lors de ces dernières longues journées.
— La destinée des inconnus vous touche manifestement beaucoup. J’ai toujours su que vous étiez quelqu’un de bien.
— Et moi, j’ai toujours su que vous étiez…
— Un salopard, oui. Allez-y, dites-le. Je le mérite. Ce n’est pas bien de plaisanter avec la santé des gens. En fait, l’état clinique de cette demoiselle a à peine évolué au cours de ces dernières heures… Il s’est tout au plus légèrement amélioré : elle semble réagir aux stimuli. Et maintenant, si vous le permettez, le salopard va vous reposer la question : qui est cette femme et d’où la connaissez-vous ?
— Je vous ai déjà dit que…
— D’accord. Je vois que j’ai perdu mon temps.
Ballesteros se leva comme un ressort, et sortit de la chambre sans dire un mot. Rulfo respira, soulagé. Il lui en coûtait de l’irriter, mais il avait du moins réussi à éviter les questions. Il préférait mille fois supporter son indignation que d’être responsable de tout ce qui pouvait lui arriver s’il parlait.
— Adieu, docteur. Ce fut un plaisir de vous avoir connu.
Il sentit un nœud épais lui serrer la gorge. Il se retrouvait seul à nouveau, mais il ne commettrait plus l’erreur d’impliquer d’autres personnes. Il appuya la tête contre l’oreiller en sachant avec certitude que cette nuit il ne parviendrait pas à dormir. Alors, à peine une minute après être sorti, Ballesteros revint, ferma la porte et s’approcha du lit. Il semblait nerveux.
— Je me suis assuré qu’on nous laisserait tranquilles. Et maintenant dites-moi la vérité une bonne fois pour toutes… Cette femme est-elle Saga ?
Rulfo l’observa, complètement déconcerté.
La mort n’existait pas. La tombe, si.
Tous ceux qui s’occupaient d’elle, ceux qui allaient et venaient en enregistrant des données, en notant des chiffres, en palpant son corps avec des instruments délicats ou en soulevant simplement ses paupières pour éclairer ses pupilles, pensaient qu’elle n’entendait pas, qu’elle ne pouvait rien ressentir. Ils parlaient d’état comateux et de commotion cérébrale. Ils la soumettaient à cette série de tortures que la médecine commet au nom de la pitié : ils introduisaient des tubes dans sa gorge, frôlaient ses cornées avec des gazes, frappaient ses articulations avec des marteaux en caoutchouc.
Ils n’étaient pas coupables. Comment auraient-ils pu savoir qu’elle était vivante, consciente et alerte à l’intérieur de cette dalle de chair ? C’étaient de simples êtres humains : médecins, infirmiers, aides-soignants… des personnes qui croyaient ce que croient les gens normaux : si l’enfer existe, il faut mourir pour le connaître.
Non, elle ne pouvait pas les blâmer, bien qu’elle se sentît parfois (beaucoup plus souvent qu’elle ne le souhaitait) capable de les étrangler de ses propres mains. Sa rage impuissante et lointaine se retournait contre eux, contre la machine qui comptait les pulsations de son cœur, contre cette lumière impitoyable qui lui traversait les paupières, et contre l’air et la vie qui l’entouraient comme une plaisanterie cruelle.
Elle ne perdait même pas la raison : elle se trouvait parfaitement saine d’esprit sous la folie, les yeux bien ouverts sous les yeux clos, criant dans le silence complet, se débattant entre des muscles tranquilles, absurdement vivante à l’intérieur d’un cadavre.
— Je vois un hôpital. Je me vois déambulant dans ses couloirs. Mais il semble vide. Alors j’entends quelque chose : un écho, un murmure lointain. Je me retourne et distingue une infirmière de dos…
Il s’arrêta à ce moment. Il ne voulait pas raconter, parce qu’il ne pensait pas que cela eût de l’importance dans ce contexte, que l’infirmière était nue, qu’il croyait reconnaître la silhouette brune et stylisée d’Ana, et que cela l’excitait terriblement, mais que, soudain, l’infirmière se retournait et il constatait que ce n’était pas Ana, qu’il s’était cruellement trompé, parce que,
en fait,
— Je m’aperçois que c’est ma femme. Elle me regarde.
Son regard lui rappelle celui qu’elle lui adressa pendant ces horribles secondes, dans la voiture écrasée. Mais dans son rêve il ne la voit pas mal en point. Elle a les cheveux lisses et lâches châtain cuivré, comme elle les portait de son vivant. Mais c’est quelque chose d’autre que son regard ou ses cheveux : c’est la sensation presque physique que Julia est là, debout devant lui, et que rien de grave n’est arrivé. Elle n’est pas morte et il peut la toucher et l’embrasser, la serrer contre sa poitrine. Alors Julia lui parle.
— "Méfie-toi de Saga", me dit-elle… Je lui demande ce qu’est ou qui est Saga, mais elle ne me répond pas. Je la vois lever le bras et désigner quelque chose. Quand je me retourne, vous êtes toujours là.
— Vous ?
— Oui. Vous et… et cette fille.
Il les voit tous deux dans l’obscurité. La jeune fille est très belle, beaucoup plus que Julia ou Ana : Ballesteros croit n’avoir jamais vu de corps aussi harmonieux, de silhouette aussi désirable. Mais tout cela disparaît quand il regarde ses yeux. Dans ses yeux il n’y a pas de jeunesse, pas de beauté ni d’éclat non plus, seulement une accumulation de milliers d’années, une lumière aussi ancienne que celle des étoiles. Ses yeux sont tristes et terribles.
— "Aide-les", me dit Julia. Et elle le répète : "Aide-les. Aide-les." Je lui demande : "Pourquoi ? – Fais-le pour moi", dit-elle. Alors elle disparaît, et vous aussi. Je reste seul. Les couloirs sont obscurs, mais je vois des lumières très étranges dans le fond. Et j’entends à nouveau cet écho, ou ce murmure. beaucoup plus près : c’est comme une meute de chiens, et je comprends qu’ils me poursuivent. Je me mets à courir, mais les aboiements se rapprochent de plus en plus. Alors je m’aperçois de quelque chose. Ce ne sont pas des chiens mais des femmes. Et elles crient des mots. Elles m’appellent. Elles aboient mon nom en courant vers moi. Je sais ce qu’elles veulent me faire : me dépecer… Et je me réveille en criant. Je fais le même rêve depuis la nuit du 31 octobre. J’ai essayé de te retrouver. Je t’ai téléphoné plusieurs fois, mais tu n’étais pas là… J’ai voulu oublier l’affaire, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un souvenir de Julia… Maintenant, tu comprends pourquoi je suis venu immédiatement quand on m’a dit que tu avais été admis dans cet hôpital et que tu voulais me voir… Mais ce qui acheva de me décider fut d’apprendre que, à côté de toi, on avait retrouvé une femme. Je viens de la voir. Je suis passé avant d’entrer dans ta chambre. Je te jure que je ne m’étais jamais senti aussi nerveux avant d’aller rendre visite à un patient, même à l’époque où j’étais étudiant… – Il regarda fixement Rulfo. C’est elle. La jeune fille que je vois en rêve. Mais j’ignorais si c’était la personne à laquelle se référait ma femme sous le nom de "Saga". C’est pour cela que je te l’ai demandé comme ça, de but en blanc. J’étais sûr depuis le début que tu me mentais…
Rulfo battit des paupières. Il détourna le regard du visage sombre de Ballesteros et garda le silence pendant un bon moment avant de dire :
— Écoutez, laissons tomber. Partez et fermez la porte. Vous ne vous rappelez pas ce que vous avez dit vous-même… ? Des choses étranges dans lesquelles on ne doit pas entrer… Eh bien n’y entrez pas. Laissez tomber pendant qu’il en est encore temps.
— Je ne veux pas, répliqua Ballesteros, impressionné par les paroles de Rulfo, mais avec une fermeté absolue. Je suis aussi impliqué que toi… Elles… elles aboient mon nom… Tu l’as oublié… ?
Ils se regardèrent un instant, chacun scrutant la terreur dans les yeux de l’autre.
— Vous ne croirez même pas la moitié de ce que je vous raconterai, dit Rulfo.
— Pourquoi en es-tu si sûr ? – Ballesteros fouilla dans la poche de son blouson et en ressortit un paquet de cigarettes. Il le lança à Rulfo avec un briquet. Tu seras peut-être surpris. Tu n’imagines pas à quel point le Dr Ballesteros a changé, ces derniers temps…
Quand ils le laissèrent partir, elle était déjà réveillée. Ballesteros avait affirmé que c’étaient de vieilles connaissances de son dispensaire qui abusaient de l’alcool et des drogues, et il avait présenté quelques rapports. Elle était une immigrée hongroise, leur avait-il dit, mais ses papiers étaient en bonne voie. Maintenant, le tout consistait à attendre qu’elle récupérât également.
Le médecin la suivit de très près et prévint Rulfo quand on la transféra de l’unité de soins intensifs en salle de réanimation. Rulfo la trouva allongée sur le lit et complètement immobile, comme la fois précédente. La seule différence était qu’elle avait maintenant les yeux ouverts. Le silence l’entourait comme l’aura qui nimbe les saints. Il s’approcha, la regard : : dans les yeux et découvrit que même eux ne parlaient pas : ils restaient noirs et muets comme le cadavres d’eux-mêmes, fixant un point au plafond Une bouteille de sérum gouttait lentement vers son sang. La médecine maintenait sa vie assignée à domicile.
— Raquel, murmura-t-il.
Le nom lui fit mal à la bouche comme de l’eau glacée sur une dent cariée. Elle ne sembla pas l’avoir entendu.
— Elle ne veut pas manger, ni boire, ni parler, dit l’infirmière.
Il demanda à s’asseoir près d’elle. Les visiteurs n’étaient pas autorisés à rester dans cette salle, mais Ballesteros intervint à nouveau et on lui laissa occuper un fauteuil jour et nuit. Ce qu’il désirait le plus était s’occuper d’elle : il aidait à faire sa toilette, insistait pour qu’elle touchât à la nourriture, restait éveillé jusqu’au moment où il constatait qu’elle s’endormait. Deux jours plus tard, il la vit sourire pour la première fois. Les infirmières qui s’occupaient d’elle s’en réjouirent et lui dirent que c’était peut-être dû "aux insomnies de ce monsieur". Quand ils furent seuls, elle se tourna vers Rulfo sans se départir de ce sourire.
— Tue-moi, dit-elle.
Pour toute réponse, Rulfo se pencha et l’embrassa légèrement sur ses lèvres desséchées. Elle le regarda. Dans son regard, il y avait un désert de haine si abyssale qu’il se sentit désemparé. Il comprit que la Raquel d’autrefois avait disparu pour toujours.
Ballesteros venait les voir presque tous les jours. Il supervisait personnellement l’évolution clinique de la jeune femme et trouvait toujours quelques minutes pour bavarder avec eux. Ils savaient qu’ils ne pouvaient pas parler librement dans ces moments-là, mais Rulfo lui avait expliqué que Ballesteros "savait tout" et voulait juste "les aider". Elle semblait se désintéresser de la question. Elle continuait à refuser de manger, bougeait comme une marionnette, répondait par monosyllabes.
Quatre jours après la sortie de Rulfo de l’hôpital, Ballesteros lui parla en privé.
— Les psychiatres disent que si sa situation ne s’améliore pas d’ici à la semaine prochaine, ils songent à un traitement plus radical. – Rulfo ne comprenait pas. Des électrochocs, précisa-t-il.
— Je ne les laisserai jamais faire ça.
— C’est parfaitement indiqué dans son cas, le rassura Ballesteros. Pense que le pire qui puisse lui arriver est de rester comme ça.
— Eh bien qu’ils la laissent sortir. On l’emmènera.
— C’est une sottise. Si son état ne s’améliore pas, où l’emmènera-t-on ? Où la soignera-t-on mieux que dans un hôpital… ? Ce qu’il faut obtenir par tous les moyens, c’est qu’elle aille mieux. Elle ne peut pas rester comme ça. Je la regarde, et j’en ai des frissons, la pauvre petite… C’est comme si elle ne supportait même pas l’air qui l’entoure. Elle donne l’impression que, si elle pouvait, elle cesserait même de respirer. Elle vit un enfer.
— Elle a ses raisons, répliqua Rulfo, regardant fixement le médecin.
— Ces raisons ne m’intéressent pas pour l’instant, répliqua Ballesteros, pâle. Qui qu’elle soit et quoi qu’on lui ait fait, c’est une personne plongée dans un puits dont elle ne veut pas sortir. Notre devoir est de la tirer de là. Ensuite nous pourrons nous asseoir tranquillement pour parler des raisons de chacun…
Rulfo finit par accepter. La voix de Ballesteros était la seule chose rationnelle qu’il eût entendue au cours de ces jours de chaos. Ce même soir, tandis qu’il s’endormait en la contemplant dans la pénombre de la salle entre des sifflets de masque à oxygène, des respirations et des toux de malades, il fit un rêve. Il vit la jeune femme et l’enfant debout sous un arc en pierre dans une ville inconnue. Ils se tenaient par la main et les ombres les masquaient tous deux. Il entendit alors sa voix : Approche et regarde ce qu’elles lui ont fait
Regarde
ce qu’ elles ont fait à mon fils.
C’était la dernière chose qu’il désirât, mais il comprit qu’il devait le faire, parce qu’il n’était pas juste qu’elle supportât seule cette terrifiante vérité. Il s’approcha en tremblant. Il avait une telle peur qu’il croyait qu’il allait devenir fou. Il voyait très nettement la jeune femme, mais l’enfant restait une masse sous les ombres. Ou pas exactement : il commençait à distinguer un pieu fiché dans le sol et, dessus… Approche et regarde. Regarde ce qu’elles lui ont fait. Il se réveilla dans un profond frisson de terreur quelques secondes avant de contempler ce que masquaient ces ombres, en pensant que Raquel s’était levée du lit.
Mais la jeune femme restait immobile dans l’obscurité.
Ce matin-là, il s’accorda une pause. Il descendit à la cafétéria et demanda un petit-déjeuner un peu plus copieux que d’habitude, qui n’était autre que celui qu’on servait à Raquel, puisque la jeune fille refusait toute nourriture, et le personnel ne voyait pas d’inconvénient à ce que Rulfo en profitât. Mais il commençait à se sentir épuisé. Il avait besoin de bouger, de sortir de cette pièce peu accueillante. Et puis il voulait appeler César. Il ignorait ce qu’il était advenu de Susana et de lui. Il avait lu tous les journaux qui lui étaient passés entre les mains mais il n’avait rien trouvé, bien qu’il ne sût pas très bien ce qu’il escomptait trouver. Il téléphona. César ne répondait toujours pas. Je dois aller chez lui, songea-t-il, extrêmement préoccupé.
Mais quand il regagna la chambre, une surprise l’attendait.
— Qu’est-ce que vous en pensez ? dit l’aide-soignante, toute contente. Elle n’a même pas laissé les miettes !
Elle lui désignait le plateau du petit-déjeuner avec le verre de café au lait vide et une assiette propre qui avait contenu des toasts.
— Et elle ne les a pas jetés ni cachés, hein ? fit remarquer la femme en portant un doigt à son œil. On a bien fait attention !
Assise sur le lit, souriante, entourée d’infirmières et d’aides-soignantes, la jeune femme ressemblait à une bonne élève qui aurait réussi, avec certaines difficultés, tous ses examens.
— Bonjour, dit-elle. Dans ses yeux il flottait encore de la tristesse, mais le changement avait été spectaculaire.
De connivence avec sa sortie de l’hôpital, le matin naquit ensoleillé, bleu et paisible, très loin des rigueurs grises des jours précédents. Malgré tout, les arbres nus et la présence de manteaux annonçaient que l’automne prenait congé de Madrid. Ballesteros prit sa journée et les emmena en voiture. Il avait insisté pour qu’ils logent chez lui. Il y avait largement la place pour trois, dit-il, et maintenant qu’il connaissait lui aussi la vérité, il lui semblait judicieux d’être ensemble. Ni Rulfo ni Raquel ne soulevèrent d’objections à sa proposition. Pendant le trajet, Raquel endormie à l’arrière, Rulfo se vit cependant obligé de dire quelque chose.
— Nous héberger chez toi te fait courir un grand risque, Eugenio. Tu en as conscience, je suppose.
— Je suis prêt à l’assumer. – Ballesteros freina à un feu orange avec des précautions de conducteur prudent. Je t’ai déjà dit que nous étions impliqués tous les trois, que cela nous plaise ou non. D’autre part, ajouta-t-il, fixant Rulfo de ses yeux gris, vous ne m’avez pas encore complètement convaincu. J’ai fait un rêve étrange, oui, mais je ne suis pas devenu sorcier ou exorciste pour autant… Je n’accepterai pas que vous me parliez de poèmes qui produisent des choses quand on les récite et d’absurdités de ce genre… J’admets qu’il nous est arrivé une chose hors du commun… Je suis même disposé à croire qu’il existe un… un groupe de… Enfin, appelons ça une secte. Mais je m’arrête là. Ce n’est pas que je mette en doute ce que tu m’as raconté : je te crois, je crois que vous avez vécu toutes ces horreurs, mais je suis sûr que si on te demandait maintenant combien de ces choses te semblent avoir été réelles, aussi réelles que ces arbres, la rue Serrano ou les trottoirs, tu hésiterais avant de répondre…
Rulfo lui donnait en partie raison. Deux semaines après sa prétendue "visite" à la maison en Provence il se montrait encore incrédule vis-à-vis de beaucoup de choses qu’il se rappelait.
— Cette sorte de secte possède une arme très puissante, poursuivit Ballesteros : la suggestion. Il est arrivé pire au cours de lavages de cerveau et de syndromes de Stockholm. Alors n’essayez pas de me convaincre qu’en lisant Juan Ramôn Jiménez je vais devenir invisible ou qu’il va me pousser des cornes et une queue, parce que je ne l’accepterai pas. Je suis un homme rationnel, un médecin. Et j’ai toujours cru que le premier médecin de l’histoire était saint Thomas, qui ne fit un diagnostic qu’après avoir examiné les plaies. On est arrivés chez moi.
L’automobile descendit vers l’obscurité du garage. Sa place habituelle l’y attendait.
L’appartement de Ballesteros, situé au septième étage d’un immeuble du quartier de Salamanca. était tel que Rulfo l’avait imaginé : confortable, classique, plein de photos et de diplômes. Il pensa à la différence notoire avec laquelle le médecin et lui avaient réagi devant la mort de la personne qu’ils aimaient : il cachait tous les portraits de Beatriz, Ballesteros remplissait chaque recoin de ceux de Julia. La femme de Ballesteros avait été très belle et joyeuse. Sur les photos, elle prodiguait ce bonheur infini des instantanés pris dans les meilleurs moments. Il y avait également des portraits de leurs trois enfants : la fille ressemblait à sa mère et le fils aîné était une réplique grande et mince de son père.
— Cela peut être ta chambre, dit le médecin à Raquel.
C’était une pièce spacieuse et très lumineuse grâce à une grande fenêtre, avec un cabinet de toilette individuel.
— Elle est merveilleuse.
— La mauvaise nouvelle est que le pénible Salomón dormira sur un lit pliant à côté de toi, du moins les premières nuits. Je ne veux pas te laisser seule.
En fait, c’était Ballesteros qui avait insisté sur ce point. Les psychiatres avec qui il s’était entretenu ne redoutaient pas particulièrement une rechute, mais il avait suffisamment d’expérience pour ne pas négliger les mesures élémentaires.
La jeune femme regarda Rulfo, puis Ballesteros, et sourit à nouveau. Une telle précaution ne semblait pas la déranger. Le médecin proposa de préparer le déjeuner et se dirigea vers la cuisine, mais Raquel l’arrêta.
— Non, non, je m’en occupe, proposa-t-elle.
— Ce n’est pas nécessaire. Je peux…
— Non, non, j’insiste. Et puis j’ai envie de faire quelque chose.
— Tu te sens bien, vraiment ?
— Autant que possible. – Elle ébaucha un sourire timide. Grâce à vous.
Pour Rulfo, ce sourire fut presque une lumière.
Ballesteros, qui ne déjeunait presque jamais chez lui – depuis la mort de son épouse la vaste solitude de l’appartement lui était insupportable –, insista pour aller voir ce qu’il y avait dans la réserve et s’éloigna. Raquel entra dans sa chambre. Rulfo s’apprêtait à la suivre quand il sentit une ombre fondre sur lui : la porte se refermait.
— Raquel ?
Il saisit la poignée. Au même instant, il entendit quelque chose. Un son très léger et ordinaire, mais il lui glaça le sang.
Une targette.
— Raquel !
Il tenta en vain d’ouvrir.
Il se rappela la grande fenêtre de la chambre : éclairée, grande, à un septième étage. Il sentit sa bouche se dessécher.
Ballesteros arriva immédiatement. Il se maudissait de ne pas s’être rappelé cette targette à temps (la chambre avait été celle de sa fille, qui tenait à son, intimité). Il projeta son énorme corps contre la porte. sans résultat. Alors, les deux hommes prirent leu : élan en même temps et firent une nouvelle tentative.
L’anneau de la targette sauta et ils se précipitèrent tous deux dans la chambre. Elle a fait semblant, pensait Ballesteros. Mon Dieu, elle a fait semblant juste pour
en bas
pouvoir rester seule une seconde… C’est incroyable…
en bas, à sept étages de là
Quelle sorte de… de personne peut avoir cette… oideur… ? Comment peut-on feindre… ?
— Raquel… !
La fenêtre était ouverte et les rideaux blancs s’agitaient comme des mouchoirs qui disent au voir.
En bas, à sept étages de là, la jeune femme gisait sur le trottoir comme une poupée cassée.