— Je dois descendre, murmura enfin Ballesteros, s’écartant de la fenêtre. Il voulut ajouter : "Je pourrai peut-être faire quelque chose", mais cela lui sembla trop ridicule.

Dans la rue, les gens commençaient à entourer le corps. Ils accouraient de tous côtés. Ils regardaient en haut, montraient. On pouvait distinguer l’uniforme bleu d’un policier municipal.

Beaucoup plus tard, en se rappelant ces moments, Rulfo obtenait rarement autre chose qu’une bruine de sensations éparses (l’air froid du matin, le ciel indigo, la dureté du rebord de la fenêtre sur lequel il s’appuyait, le trottoir comme une grande dalle de granit, un passant habillé en rouge) et, au milieu de tout ça, l’image nette de Beatriz, maintenant écrasée dans la rue, mais c’était toujours elle, la femme qui l’avait aimé, la seule qu’il avait véritablement aimée.

A cet instant, il comprit qu’il avait tenté de ressusciter Beatriz à travers Raquel et Susana. C’était là la vraie raison de ses "bonnes" actions. Ces derniers jours accablants à l’hôpital avaient fait partie de cette volonté de solder les comptes. Il n’était pas tombé amoureux de Raquel, et il le sut soudain, la certitude scintilla devant ses yeux comme une lumière. Il avait joui avec elle plus qu’avec aucune autre femme et éprouvait une infinie compassion à son égard, mais rien de cela n’était de l’amour. Seul le diable savait ce que c’était, mais cela n’avait rien à voir. Et avec Susana il lui était arrivé la même chose. Il n’avait aimé que Beatriz Dagger. Beatriz était morte elle aussi, mais à distance, invisible et hors d’atteinte, et il avait prétendu expier la faute de cet éloignement en tentant de protéger ces deux femmes. Son premier échec avait été Susana.

Il contemplait maintenant sur le trottoir sa deuxième et dernière défaite.

 

Pour Ballesteros, ce parcours de sept étages en ascenseur constitua une sorte de descente en enfer.

Une voix intérieure lui répétait qu’il n’était coupable de rien, mais même cette voix savait que ses paroles n’ornaient qu’une maigre consolation. Coupable ? Non, il ne l’avait pas assassinée. Cependant, d’une certaine façon, il l’était, tout comme il l’avait été de la mort de Julia. Et il se retrouvait encore là, dans une voiture fumante et gondolée où flottait une odeur de sang, contemplant sa victime. Il pensa que toute sa vie n’était qu’une accumulation de délits secrets. Il trahissait ses patients, les trompant par de faux espoirs. Il trahissait le souvenir de Julia chaque fois qu’il regardait Ana. Et maintenant il avait trahi mortellement la confiance de cet homme (qui avait malgré tout décidé de partager sa souffrance avec lui), sans parler de cette jeune femme inconnue.

Coupable. Bien sûr. Tu t’attendais à autre chose ?

Le trajet lui permit cependant de recouvrer sa sérénité et de reprendre le masque du médecin dévoué. Quand il se dirigea vers la porte d’entrée, et de là vers le jour lumineux et froid, il ne restait plus de vestiges de l’homme tourmenté par les souvenirs. Il était redevenu l’instrument toujours prêt à aider.

Sur le trottoir, les badauds s’étaient entassés au point de former un chœur nourri et compact de dos penchés. Les derniers arrivés se haussaient sur la pointe des pieds. Ballesteros détestait particulièrement ces individus morbides qui, par-delà la compassion ou des raisons humanitaires, agissaient comme des collectionneurs visuels d’entrailles, de cerveaux et de visages criblés de balles ou de blessures. Avec ces types, il manquait de patience. Il pensait que cela venait du fait que, par sa profession, il ne voyait pas autre chose dans le fracas de la mort que l’horrible souffrance des vies.

— Écartez-vous, s’il vous plaît, je suis médecin.

Il remarqua alors l’incommensurable silence.

C’était tout à fait anormal. Dans ce genre d’événements, il le savait bien, aucun témoin ne manquait d’exprimer au moins un avis à son voisin, un commentaire, quelques mots pour atténuer la nervosité. Pourtant, ce groupe de curieux constituait une forêt de personnes pétrifiées.

Que pouvait-il bien se passer ? Que regardaient-ils ? Et pourquoi le policier qu’il avait aperçu de la fenêtre ne les dispersait-il pas ? Il allait se frayer un passage de force quand il remarqua que l’individu qui se trouvait devant lui, au lieu de s’écarter de lui pour gagner du terrain vers le centre, s’approchait en marchant à reculons.

Et, avec la géométrie parfaite d’une fleur qui s’ouvre, le chœur des curieux se dilata en dégageant une aire centrale.

 

Elle

 

Après un instant de surprise, il avança en jouant des coudes et aperçut enfin le policier : jeune, une petite tête presque entièrement rasée sous une casquette bleue. Ses yeux exorbités étaient fixés sur un point à ses pieds que Ballesteros ne pouvait pas encore distinguer. Sentant un frisson brutal, il arriva au premier rang.

 

elle regardait

 

Il comprit à cet instant pourquoi le policier n’avait pas écarté les passants. Son estomac se transforma en bloc de glace.

La jeune femme se trouvait là, assise sur le trottoir, haletante. Pas une blessure, pas une seule goutte de sang. Rien. C’était une fille assise sur le trottoir.

Mais ce n’était pas le pire.

 

elle avait la tête baissée.

 

Le pire, c’était cette déchirure au poignet gauche qu’elle venait de se faire avec les dents. Cette morsure profonde qui maintenant, sous les yeux de Ballesteros, se refermait avec la douceur d’une anémone et la netteté d’une page de livre, sans laisser de trace, comme le rembobinage d’une absurde moviola organique qui aurait rendu à sa peau et à ses muscles toute l’intégrité perdue…

 

Elle avait la tête baissée.

— Je ne peux pas me tuer. Je n’ai jamais pu, mais je ne le savais pas jusqu’à aujourd’hui. Le phylactère que je porte tatoué m’en empêche. – Elle regarda à nouveau les deux hommes, impassible, implacable. J’aurais dû penser qu’elle aussi envisagerait cette possibilité. Le suicide est un soulagement qu’elle ne veut pas m’accorder…

Elle se tut et se passa la langue sur les lèvres. Rulfo pensa à une comparaison : un animal sauvage au cours d’une pause pendant un combat terrible avec un autre.

Ils se trouvaient dans le séjour de l’appartement de Ballesteros. Il faisait nuit maintenant, et les visages portaient les marques de cette journée exténuante. Cependant, le médecin se montrait étrangement heureux. Il était de loin le plus heureux des trois. Il leva une de ses grandes mains dans ce silence.

— Avant d’oublier, je veux vous dire que vous avez devant vous un nouveau saint Thomas. J’ignore si je serai canonisé ou non, mais je suis le saint Thomas le plus convaincu de toute la religion… Ce n’est pas rien : celui de la Bible a touché les plaies, mais, moi, je les ai vues s’estomper… Putain, je vous jure que cette nuit je me soûle. Quelqu’un veut boire avec moi ?

Il n’obtint aucun sourire, mais il n’en attendait pas non plus. Rulfo opta pour le whisky et il décida de l’accompagner. Il ne buvait pratiquement pas (la bouteille de Chivas, cadeau d’un patient, était intacte), encore moins après la mort de Julia, mais c’était une soirée spéciale. Quelle importance peuvent avoir quelques grammes d’alcool accrochés au foie quand on vient de constater que les blessures disparaissent sans laisser de trace, que les maléfices se réalisent, que les sorcières existent et que la poésie est après tout beaucoup plus efficace que la médecine ?

En se dirigeant vers la cuisine pour aller y chercher la bouteille et des verres, il ne put s’empêcher de sourire en se rappelant les événements de cette journée inoubliable.

Après avoir tenté de rassurer les témoins de l’accident, y compris le policier, et prévenu Rulfo, il avait emmené Raquel (indifférente, léthargique) dans un centre d’urgences où on lui confirma après analyse ce qu’il avait déjà constaté en l’examinant superficiellement : elle était indemne Ses collègues ne voulaient pas croire qu’elle était tombée du septième étage, car elle ne présentait pas la moindre contusion. Ballesteros préféra ne pas mentionner la déchirure au poignet, dont il ne restait aucune trace. Heureusement, peu de gens l’avaient vue se le mordre après être tombée, et personne ne s’était aperçu de l’ampleur de la régénération rapide et terrifiante de ses tissus.

Mais au retour à la maison le pire était à venir.

Pas moins de deux chaînes de télévision et trois journaux l’attendaient pour l’interviewer et, si possible, parler à la protagoniste. Il sut agir rapidement. En voyant les journalistes postés sur le trottoir, il poursuivit son chemin, alla au garage et conduisit la jeune femme à son appartement par l’ascenseur intérieur, la laissant aux soins de Rulfo. Puis il descendit vers la porte d’entrée et leur parla. Il se sortit de ce mauvais pas avec son bagou habituel et respectable. Il lui avait toujours été facile de tromper les autres, même sans en avoir l’intention, et cela n’allait pas changer maintenant que c’était nécessaire. Il cita plusieurs chutes dans le vide célèbres. y compris celle de la fillette qui sortit d’un avion en plein vol et qui survécut. Bien sûr, il n’ajouta pas que dans presque tous ces cas le miracle était la survie, et que l’absence de lésions était une sorte d’autre miracle ajouté au premier. A ces heures de l’après-midi, il lui restait encore deux rendez-vous téléphoniques avec des radios nocturnes, mais on pouvait dire que le pire était passé et la curiosité des médias aussi. Ballesteros en déduisait, non sans déplaisir, que la tragédie qui tournait au miracle intéressait moins la presse que le miracle qui tournait à la tragédie.

Après avoir réfléchi un instant, il décida de ne pas ajouter de glace. Il apporta la bouteille de Chivas et les deux verres sur la table et versa de généreuses rasades pour Rulfo et pour lui. La jeune femme répéta qu’elle ne voulait rien boire. Il pouvait comprendre son horrible douleur, mais il continuait malheureusement à ressentir une pointe de bonheur. Il pensa que le lendemain les choses reprendraient leur cours, mais à ce moment il avait plus que jamais besoin de se plonger dans le charabia de ses émotions : il se trouvait que sa Raison, active au cours des cinquante dernières années, était partie en vacances (ou plutôt, Eugenio : elle a demandé un congé illimité). N’y avait-il pas de raisons de fêter ça ?

 

Rulfo regardait Raquel.

— On devrait décider de ce qu’on va faire.

— J’ai une idée. – Elle lui rendit son regard. Je ne peux pas me tuer, mais je suis sûre que je ne suis pas immortelle…

— Ce n’est pas la bonne voie. Je sais ce que tu penses, mais ce n’est pas la bonne voie…

— Alors c’est moi qui vous tuerai. Je vous à me tuer : vous devrez le faire pour rester en vie.

— Écoute, intervint Ballesteros sans se laisser impressionner, encouragé par les deux doses d’alcool qu’il avait bues, en ce qui me concerne, tu peux sauter cinquante fois par cette fenêtre, rebondir et recommencer. Mais ne nous menace pas. Nous savons ce que tu as souffert, mais Salomón et moi sommes les seuls alliés qu’il te reste. Mets-toi ça dans la tête…

— Nous ne te ferons pas de mal, Raquel, ajouta Rulfo. Jamais. Quant à toi, tu peux faire ce que tu voudras. Mais je te préviens que ma vie ne m’importe plus depuis longtemps.

— Tu parles d’un groupe de joyeux lurons ! grommela Ballesteros. Et si, au lieu de tant se réjouir, on parlait de choses pratiques… ?

Rulfo accepta.

— En fait, il y a une chose très importante dont nous devons parler. Nous avons tous trois fait des rêves qui ont réussi à nous rapprocher. Qui les a produits, et pourquoi ?

Il les regarda, cherchant leur participation. La jeune femme, confortablement installée sur le canapé, fixait le plafond et affichait une indifférence totale, comme si elle n’écoutait pas. Ballesteros, pris au milieu d’une gorgée – il en était à son troisième verre –, approuva à plusieurs reprises de sa volumineuse tête.

— Certes, c’est un point important.

— Admettons que cela ait été Lidia… C’est-à-dire Akelos. C’est le plus probable. Elle était la n° 11, "celle qui Devine", n’est-ce pas… ? Elle savait qu’elle allait être condamnée pour t’avoir aidée, et elle a tout organisé pour obtenir notre participation après son Annulation par le groupe… Ce qui signifie que nous pouvons peut-être encore faire quelque chose. Elle ne se serait pas donné la peine de nous fournir tant d’indications si elle n’avait pas su dès le début que nous pouvions être utiles…

— Mais, d’après ce que tu m’as dit, vous étiez réellement utiles, l’interrompit Ballesteros. C’est vous qui avez été chargés de sortir cette figurine de l’aquarium et de la cacher…

Rulfo réfléchit. Il regarda à nouveau la jeune femme, mais il lui sembla évident qu’ils n’allaient pas pouvoir compter sur son avis. Il devait tirer ses propres conclusions.

Les rêves. La maison. La figurine. Tout était-il terminé, comme le suggérait Ballesteros ? Non. Dans cette séquence, une chose lui échappait, une pièce importante qu’il ne réussissait pas à placer. Il secoua la tête, irrité contre sa propre incapacité à se concentrer. Les événements du jour avaient été excessifs, il était au bord de l’épuisement. Il porta les doigts à ses paupières et les frotta. Alors, au milieu de cette brève obscurité, il entendit sa voix.

— Tu sais ce qu’ils lui ont fait ?

La question.

Celle qu’il avait tant redoutée. Celle qu’il rêvait régulièrement qu’elle lui posait. Il ouvrit les yeux : la jeune femme le contemplait avec une froideur écrasante.

— Tu sais ce que ce vers lui a fait ?

Approche et regarde.

Il ne répondit pas. Il se contenta de détourner les eux.

Il se souvenait de vagues bribes de cette horrible nuit, ce qui, pensait-il, était une façon comme une autre de ne pas perdre la raison. Mais, parfois, des éclairs en couleurs traversaient sa mémoire et il revoyait la tonnelle en plein air, les papillons, Raquel attachée avec des fleurs… Ouroboros… L’ adolescente en robe à paillettes

…Le pieu planté dans la pelouse

… et d’autres images probablement irréelles, comme un mauvais voyage produit par des hallucinogènes.

Oh, oui. Le pire des voyages.

— Je sais qu’on t’a écrit un phylactère sur le visage pour te droguer, Salomón… Saga a préféré te garder en vie, comme moi, sans doute pour vérifier ce qu’elle ne sait pas encore : si quelqu’un d’autre nous aide… Mais nous avons pas été la seule exception. – Ses lèvres ne tremblaient pas en parlant. Son visage désordonné et sauvage brillait de sueur, mais son ton était serein. Tu veux que je te raconte tout, et ensuite tu décides si tu te débarrasses de moi ou non… ? Est-ce que tu sais pendant combien de temps elle m’a obligée à regarder… ? Est-ce que tu peux même comprendre tout ce qu’elle lui a fait… ?

Le silence se transforma presque en obscurité. Ce fut un silence très long et très profond, comme si le monde avait cessé d’exister.

 

un objet

 

Les larmes coulèrent une à une, comme avec réticence, tandis qu’elle parlait.

 

un objet, un autre

 

— Tu le sais ?

 

un objet, un autre, tous

 

— Tu sais tout ce qu’ elle a fait à mon petit. . . ?

Un objet, un autre, tous ceux qu’il voyait.

Il sentait l’impulsion irrépressible de détruire des choses. Après son verre de whisky il en jeta un autre. Puis ce fut le tour d’un porte-serviettes. Sa douleur ne cédait pas.

Il s’aperçut à peine que Ballesteros entrait comme une fusée dans la cuisine et le tenait par les bras.

— Tu es devenu fou ?

La nuit était tombée. La maison et tout le voisinage étaient plongés dans le silence, ce qui augmentait encore la sensation de vacarme de sa réaction. Il comprenait lui-même que c’était une consolation inutile, mais il devait le faire, il ne pouvait pas s’arrêter. Il avait attendu et vérifié qu’elle dormait, mais il ne pouvait plus supporter cette colère.

— Ne t’inquiète pas, haleta-t-il, je les ai comptés : je te dois deux verres et un ornement en métal. – Il s’empara d’une assiette qui se trouvait sur l’évier et la jeta par terre. Auxquels il faut ajouter maintenant…

— Tu es ivre… !

Rulfo voulut répliquer mais il se plia brutalement en deux, en proie à des pleurs dans lesquels il vit presque une hémorragie d’eau salée.

— Tu vas la réveiller, imbécile ! s’exclama Ballesteros en tentant de ne pas élever la voix. Elle a fini par s’endormir, et tu vas la réveiller… Calme-toi une bonne fois pour toutes… ! Tu es complètement ivre… ! – Il était certain qu’il n’avait pas moins bu et qu’il sentait tout tourner autour de lui. Et il était tout aussi certain que, après les dernières révélations, l’attitude de Rulfo lui semblait compréhensible. Mais il considérait qu’il fallait faire en sorte de réduire la situation à des termes très simples, sinon ils allaient devenir fous eux aussi. Écoute-moi, bordel ! – II le saisit par les bras, l’obligeant à le regarder. Qu’est-ce que tu vas y gagner… ? Ce n’est pas comme ça qu’on va pouvoir l’aider… Et moi, je veux l’aider… Je veux vous aider… ! Je ne suis pas sûr que ce soit ma femme qui m’est apparue en rêve et m’a ordonné de vous aider… A ce stade, ça pourrait tout aussi bien être Julia que la sorcière de Hânsel et Gretel… Mais il y a une chose que je sais : je ne vais pas désobéir à cet ordre. Je veux vous aider, putain… ! Alors essaie de te calmer, et laisse-moi réfléchir à ce qu’on peut faire…

Descendre.

Il obéit. Soudain il se calma totalement. Il ne se rappelait pas avoir autant pleuré depuis la mort de Beatriz, mais il n’avait pas honte que Ballesteros l’ait vu. En fait, il était reconnaissant envers ces pleurs : ils avaient perforé un espace très profond en lui.

Descendre. Descendons davantage.

Il se penchait sur ce trou au fond de lui-même et il avait le vertige.

— Avant tout, on doit penser à elle, disait Ballesteros. C’est une… une pauvre femme qui a été torturée à travers son fils… Voyons les choses comme ça… Et on les comprendra mieux… Le problème est qu’on ne peut pas…

Descendons par là.

En fin de compte, n’était-ce pas ce qu’il leur avait dit ? Bien sûr. Maintenant il s’en souvenait. Il leur avait dit ce qui allait leur arriver, ce qu’il allait leur faire si elles s’attaquaient à ses amis. Et elles s’étaient contentées de lui poser une main sur la tête et de lui caresser les cheveux en souriant avec une triste condescendance, comme pour dire : "Tu n’es qu’un pauvre chiot, alors n’abuse pas de ta chance."

— … on ne peut pas aller voir la police, parce qu’on ne sait même pas qui sont les coupables ou quoi… Mais, pour moi, c’est secondaire…

Il parvint à une conclusion tandis que Ballesteros parlait : on ne peut méditer sur certaines choses, elles n’ont pas d’explication, de but, de sens, mais ce sont les plus importantes de toutes. Un cyclone. Un poème. Un amour soudain. Une vengeance.

Finissons de descendre.

— Je m’en fous, que ce soit de la sorcellerie, de la poésie ou de la psychopathie… ! Le plus important, la priorité maintenant, c’est d’essayer que Raquel…

— Finissons-en avec elles.

— … puisse… Qu’est-ce que tu as dit ?

— Finissons-en avec elles, Eugenio, répéta Rulfo. Il se tourna vers le robinet de l’évier, le tourna et se lava le visage. Puis il arracha un morceau de papier .du rouleau fixé au mur et s’essuya.

Ballesteros le regardait fixement.

— Avec… elles ?

— Avec ces sorcières. Avec leur chef, surtout. On va leur donner ce qu’elles méritent.

Ballesteros ouvrit la bouche et la referma. Puis il l’ouvrit à nouveau.

— C’est… C’est la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue… C’est plus idiot que ta conduite de tout à l’heure. Je pourrais t’aider à casser des assiettes ? Je préfère ça à…

— J’ai connu cet enfant, l’interrompit Rulfo. Ce n’était absolument pas un poème, ni une invention. C’était un gamin de six ans. Il avait les cheveux blonds et de grands yeux bleus. Il ne souriait jamais. – Ballesteros, tout à coup, semblait avoir décroché tous les muscles qui gardaient vivante l’expression de son visage. Il écoutait Rulfo les yeux mi-clos. Susana était une gentille fille. Elle a été ma fiancée et ma meilleure amie pendant un certain temps. Ensuite, seulement mon amie. Elles l’ont obligée à se dévorer elle-même uniquement pour m’avoir suivi jusqu’à cet entrepôt, inquiète pour moi… De drôles de choses, n’est-ce pas, docteur… ? Des choses qu’il faut laisser dehors, c’est toi qui le disais… Mais tu sais quoi… ? De temps en temps, ces choses entrent en toi, et tu ne peux pas les éluder. Elles sont aussi incompréhensibles que la poésie, mais elles sont là. Elles se produisent tous les jours, autour de nous, partout dans le monde. Ce sont peut-être elles qui les produisent. peut-être pas, qui sait, mais ce sont également des victimes et les seuls coupables sont les mots, les chaînes de vers… Mais j’ai assisté à deux de ces choses. ou plutôt trois, en comptant Herbert Rauschen. – Il leva trois doigts de la main gauche devant Ballesteros. Et je vais leur rendre la monnaie de leur pièce.

Quand Rulfo se tut, Ballesteros sembla se réveiller d’une transe.

— Je commence à te connaître… Salomón Rulfo, l’impulsif. Rulfo le passionné. Le chevalier vengeur… Écoute-moi, imbécile ! – Il se planta devant lui. Tout cela nous dépasse, toi et moi, et peut-être cette pauvre fille aussi… ! Bon, peut-être pas elle. Elle est peut-être très habituée à voir les tissus organiques devenir indestructibles, mais pas moi, et toi non plus… Appelle ça poésie, sorcellerie ou physique quantique, tout cela dépasse mon modeste entendement de médecin généraliste… Alors, même en admettant que tu aies raison… Et ne crois pas que je te reproche ce sentiment… Si l’un de mes enfants… – Il s’arrêta, sans très bien savoir comment poursuivre. J’ai trop bu, pensait-il. Bref, je comprends, et, d’une certaine façon, je partage ton… mais, même si tu pouvais réparer quelque chose avec ça, que ferais-tu… ? Acheter une arme et partir dans cette maison, en Provence… Qu’est-ce qu’on ferait… ?

— Il y a une possibilité. Je viens de m’en souvenir.

Ballesteros le regarda.

— De quoi est-ce que tu parles ?

Rulfo allait dire quelque chose quand ils entendirent le cri.