A, noir corset velu des mouches éclatantes !

 

Chantés en chœur à pleins poumons à l’intérieur de la maison, ces mots cédèrent le pas à une autre atmosphère. La musique baissa en intensité, il resta un fond de violon, une base mobile et bourdonnante dont l’intensité s’accorda aux bruits de la fête ; quand on écoutait, des éclats de rire résonnaient aussi, puis tout se perdait pour revenir peu après. L’impression d’ensemble était étrange, et les lumières et le vent s’y joignirent. C’était comme si la maison avait été un train qui aurait alterné les passages devant de joyeuses gares avec des tunnels d’obscurité et de silence. Quelques bougies de la tonnelle s’éteignirent sous ces souffles variables. Le tout ressembla à des pulsations cardiaques : lumières, rires, valses et rafales de vent scintillaient comme un vertigineux cyclorama, puis venait un laps de ténèbres muettes et à nouveau la systole festive. A travers les fenêtres, on distinguait un tourbillon de silhouettes, de visages, de mains qui levaient des verres.

Le chœur se fit entendre à nouveau

 

E, frissons d’ ombelles !

 

et il y eut une silencieuse explosion de clarté. Rulfo dut regarder ailleurs.

— Elles s’amusent, dit Raquel.

Ils détournaient tous deux le visage de cet éclat brutal. C’était un reflet presque solide, comme la photographie d’un incendie. Les rires se poursuivaient, mais plus faibles, de même que la musique. Tout restait plongé dans un flash interminable qui étendait les ombres des arcades de la tonnelle, des majordomes, de Rulfo et de Raquel, les apparentant à des chemins de velours noir. La température avait baissé, et le froid semblait avoir la même origine que la lumière, comme si la maison était devenue une immense chandelle de glace. Voyelles, d’Arthur Rimbaud, reconnut Rulfo.

Ce n’était pas le moment, et il le savait, de lui faire des reproches, mais il ne pouvait éviter de lui demander des explications avant que tout s’achevât. Ses paroles se condensèrent en brouillard sous cette lumière antarctique.

— Pourquoi est-ce que tu m’as donné une fausse figurine ?

Bien que le visage de la jeune femme fût défendu à ses yeux, la voix lui parvint, diaphane, dotée d’une fermeté absolue.

— Parce que tu m’aurais obligée à te remettre la vraie et qu’elles t’auraient déjà tué. Et puis, j’ai senti que je devais cacher la véritable figurine, bien que je ne sache pas t’expliquer pourquoi…

— Akelos te l’a dit en rêve ?

— Non. Je t’ai menti. Je n’ai pas fait d’autres rêves. C’est un pressentiment.

Il la comprenait, mais il souffrait de son manque de confiance.

— Notre seule chance de nous en sortir vivants est de ne pas leur remettre la figurine, ajouta Raquel. Quand elles l’auront, elles nous tueront.

— Je te crois.

On entendit des cris dans la maison. On aurait dit ceux d’un enfant, mais Rulfo ne put déterminer s’ils exprimaient la joie ou la terreur. Ils se mêlaient aux éclats de rire des adultes.

Elles s’amusent.

— Mais elles ont mon fils, poursuivit-elle. Elles n’oseront rien lui faire parce qu’elles ont décidé de le laisser en vie, mais elles vont s’en servir pour faire pression sur moi. Et je ne pourrai pas supporter cette pression. Je suis passée par toutes sortes d’épreuves, mais je ne passerai pas par ça.

Les cris avaient cessé. On ne percevait qu’un bruit crépitant de feuilles mortes que l’on brûle. La lumière continuait à tyranniser l’air, illimitée, absolue. Sous cet éclat neigeaient des flocons noirs, des ombres polyédriques : un essaim de papillons étourdis qui, après la méfiance initiale, revenaient en masse et plongeaient dans la majestueuse fulguration.

— Je m’appelais Raquel, poursuivit sa voix depuis la luminosité glacée, comme Saga est Jacqueline et l’ancienne Akelos était Lidia, mais mon apparence était autre. Mon fils me ressemble telle que je suis réellement : j’ai les cheveux de cette couleur et les yeux bleus. Le phylactère dans mon dos m’a transformée en ça. —En ça. Son ton dénonçait de la répugnance. Rulfo crut la comprendre. En effet, César ne disait-il pas que, déformé par la poésie, le souvenir de certaines personnes devenait beau à tort ? Jacqueline était une de mes adeptes quand j’étais Saga, poursuivit Raquel. Elle me servait. Puis elle m’a succédé.

 

I, sang craché !

 

La lumière blanche avait disparu, dévorée par un rouge voluptueux, monarchique, étourdissant, qui peignit toutes les fenêtres comme si quelqu’un avait tiré des rideaux carmin dans chaque pièce. La silhouette de la jeune fille fut ourlée de sang.

 

Son ton était posé, presque hésitant. Tout en parlant, elle rebroussa chemin dans le labyrinthe de sa mémoire.

Mais elle ne lui raconta pas tout.

Elle lui dit qu’elle n’avait pas agi par amour. Elle aurait pu le faire d’une façon "acceptée" par le groupe parce qu’il existe des vers, lui dit-elle, qui parviennent à te faire sentir ce que tu veux, des vers qui reproduisent tes rêves avec exactitude mais qui. à leur tour, ne sont pas autre chose que de nouveaux rêves. Elle avait cependant voulu ressentir sans mots. Jamais une dame n’avait désiré pareille chose, parce que ressentir sans mots était presque impossible : cela équivalait au silence sous la mer.

Elle lui dit qu’elle avait cru qu’elle pouvait le faire parce que, bien qu’elle sût que c’était défendu, elle était Saga et personne ne discutait ses décisions. Vivre des milliers d’années, connaître des époques et des terres, contempler différents plafonds d’étoiles : plutôt que de l’éteindre, tout cela ne fait qu’attiser la curiosité. Les paysages avaient mué comme les serpents, et la planète avait changé de visage tandis qu’elle, elle perdurait, habitant des corps fugaces. Elle se proposa de donner vie à une nouvelle vie, seule façon possible de ralentir cette fugacité. Elle était Saga, et rien de ce qu’elle disait, faisait ou désirait ne pouvait être interdit. Il n’y eut pas d’amour, lui répéta-t-elle.

Cependant, elle ne lui dit pas que quand cette chose qui était de la vie sans en être, parce qu’elle était dépourvue de mots (ou qui l’était totalement, pour cette même raison), grandit dans son ventre, elle eut peur et éprouva la tentation de la détruire, mais elle ne le fit pas. Et elle ne voulut pas lui dire non plus que, à sa naissance, elle resta longtemps silencieuse, à la regarder. Elle avait toujours cru que le silence était mauvais. Le silence était vide, absence de beauté et d’éternité. Mais, en voyant son image scindée et exacte dans ces yeux qui lui ressemblaient tant,

 

un silence éclata

 

sur ses lèvres.

Elle sut qu’elle commettait une grave erreur, une faute impardonnable. Elle ressentait toutefois en même temps au-delà de tout vers, d’ une façon qu’elle ne pouvait exprimer par des mots, qu’elle ne pourrait jamais s’ en séparer Elle et cette chose née d’elle affronteraient ensemble la condamnation, quelle qu’elle fût.

 

Akelos m’aida à cacher l’enfant pendant quelque temps… Je ne sais toujours pas pourquoi elle le fit… Pas par compassion, j’en suis sûre. Ses projets avaient parfois des objectifs lointains. Elle était "celle qui Devine", elle connaissait bien l’avenir… De toute façon, son aide fut inutile. Le groupe me découvrit et décida de m’exclure : elles plongèrent mon imago dans une urne contenant de l’eau, à l’intérieur d’un phylactère, m’Annulant. Mais Jacqueline, qui était déjà la nouvelle Saga, considéra que c’était un châtiment très léger et elle décida de le raffiner. – Elle fit une pause. Elle se sentait anéantie par la nausée, comme si les souvenirs s’étaient transformés en matière corrompue. Elle m’obligea à tuer l’homme avec lequel j’avais eu des relations charnelles, un simple étranger… Puis elle voulut détruire aussi l’enfant. Alors Akelos intervint à nouveau et son vote fut décisif au moment de permettre à mon fils de vivre. Jacqueline entra en fureur. Elle s’assura que je vivrais dans des conditions inhumaines. Elle me tatoua un phylactère et créa la Raquel que tu as connue : un corps tentateur d’étrangère, mais ignorante et lâche… Elle effaça ma mémoire, me livra aux membres de la secte… A mes propres adeptes. – Rulfo perçut la douleur que provoquait en elle ce souvenir récent. Ils me vendirent à Patricio. Pendant toutes ces années, le principal plaisir de Saga a consisté à me voir de plus en plus humiliée…

D’épaisses couches rouges continuaient à masquer les vitres des fenêtres comme des stores liquides. Au milieu de cette haute mer, les papillons tourmentant la lumière, le chœur se fit entendre à nouveau, musical, lointain.

 

U, vibrements divins des mers virides !

 

Des lumières vertes remplacèrent les rouges.

— Mais Saga détestait également Akelos parce qu’elle m’avait aidée… Elle n’eut de cesse qu’elle ne la fit accuser de trahison par le groupe, et exerça des pressions pour que la sentence fût encore plus sévère que dans mon cas : elles la condamnèrent à être entièrement détruite, non seulement son corps, mais également son esprit immortel… C’est pour cela qu’elles cherchent l’imago. Mais je te jure que je ne l’ai pas dissimulée pour m’acquitter de ma dette envers Akelos : je sais juste que je dois le faire… Je ne comprends pas encore…

On entendit à nouveau le chœur, l’interrompant,

 

O, l’ Oméga. . .

et la lumière verte s’évanouit. Dans l’obscurité, deux yeux brillèrent.

rayon violet de Ses Yeux.. .

C’étaient ceux de Saga. Dans son dos, en file indienne, à nouveau muettes, tranquilles et imprévues, les autres dames.

La fête semblait finie.