IX
LA MAISON
Le bruit la réveilla immédiatement. Une rumeur ténue mais caractéristique, comme si quelqu’un était entré dans la pièce.
Elle se rappela que la porte et la fenêtre étaient bloquées : après ce qui était arrivé la veille, elle les avait elle-même renforcées avec les chaises du petit bureau. Personne n’aurait pu pénétrer par surprise dans l’espace réduit de cette chambre de motel, elle en était sûre.
Elle releva cependant la tête et regarda dans l’obscurité. Avant, Raquel ne se serait pas inquiétée davantage et aurait tenté de retrouver le sommeil, mais elle n’était plus Raquel du tout : elle était quelqu’un qui savait que les bruits dans l’obscurité sont dangereux.
Elle scruta du regard tout ce que lui permettaient les ténèbres. Elle ne voulait pas allumer pour éviter de réveiller l’enfant qui dormait à ses côtés. Elle ne vit rien d’anormal et pensa que le bruit pouvait provenir d’une autre pièce. A cet instant, elle sentit le petit se redresser, tendu. Son sommeil était aussi léger que celui de sa mère.
— Chut, murmura-t-elle en le caressant. Tout va bien.
Elle ne voulait pas l’affoler inutilement. Et puis, le plus probable était qu’il s’agisse, en effet, d’une fausse alerte. Mais elle préférait s’en assurer.
Avec soin, sans cesser d’étreindre l’enfant, elle tâtonna avec l’autre main sur la table de nuit pour trouver l’interrupteur. La clarté soudaine la fit cligner des yeux.
Patricio se trouvait debout devant eux, bras croisés. Il était habillé comme d’habitude : blouson et jean, le tout neuf et assez propre. Entre la moustache et le bouc s’incurvait un sourire qui ressemblait à un poignard.
Paradoxalement, après l’horreur initiale, le voir là, en pleine santé et intact, lui rendit presque son calme. Je rêve, fut sa première pensée. Elle tenta de se redresser mais, que ce fût un rêve ou non, l’apparition tendit la main, lui attrapa la cheville avec une force inconnue et brutale et tira dessus, la sortant du lit et la jetant par terre. La chute sur la moquette fut tout à fait réelle, et pendant une seconde la jeune femme ne réagit pas.
Elle entendit alors le cri de l’enfant.
Elle se redressa et vit que Patricio l’avait pris par le cou comme on fait avec les serpents et le soulevait en l’air, le laissant se débattre dans le vide.
La jeune femme ignorait s’il s’agissait toujours d’un cauchemar, mais elle n’hésita plus : elle se leva. prit la lampe sur la table de chevet et, l’espace d’un instant, la lumière entre ses mains se transforma en un éclair muet et rebondit contre les murs. L’homme repoussa son attaque avec une immense facilité et l’abat-jour sauta en l’air.
— Bien joué, dit Patricio en souriant.
Il laissa tomber le poing à son tour, et la jeune femme reçut sur la poitrine un impact qui lui coupa le souffle. Ouvrant la bouche, elle se cogna contre le mur en reculant et tomba par terre. Alors, Patricio s’approcha, tenant encore l’enfant, et se pencha sur elle. La lumière renversée de la lampe conférait à son visage un air diabolique théâtral.
— Tu as essayé de nous tromper, Raquel. Tu as donné à cet imbécile une fausse figurine et tu as caché la vraie. Le moment n’est pas bien choisi pour jouer.
La jeune femme le regardait avec des yeux exorbités, cherchant en vain une sorte de masque, de déguisement.
— Ça t’étonne de me voir… ? Eh bien, la vérité, c’est que tu ne m’as pas laissé en très bon état, je l’avoue. Mais tout a une solution dans cette vie : un ami est passé me voir après ton départ et il m’a rendu… la stabilité. Ce qui ne signifie pas que je n’aie pas eu mal quand tu m’as fait ça… – A cet instant son visage adopta la couleur rubis d’un bon vin et se couvrit d’ampoules consécutives à une brûlure récente. J’ai eu plus mal que tu ne le crois… – Ses yeux éclatèrent simultanément, comme des gallons dans une fête, recouvrant les orbites de sang gui coula sur elle. Sur son pantalon jaillit un œillet liquide. Pourquoi détournes-tu le regard ? C’est toi qui m’as fait tout ça… – Le cou épais s’ouvrit comme un deuxième sourire sous le premier et il en sortit des artères, des nerfs et des muscles. Le sang coagula, la peau gonfla et revêtit une autre tonalité. Une odeur fétide se répandit. Mais tu sais quoi ? – Le cadavre de Patricio se décomposait maintenant sous ses yeux en accéléré. La langue, bleue et enflammée, pouvait à peine bouger à l’intérieur de sa bouche. Quelqu’un m’a aidé à revv-venir. . .— D’une main, il ouvrit son blouson. La jeune femme put voir les mots écrits sur son torse : Que les fiancés soient fiancés pour l’éternité.
Devant Patricio, dans la chambre, une autre personne était apparue. Des lunettes et un sourire morcelaient son visage. Quand elle tendit la main vers elle, la jeune femme poussa un dernier cri.
Pendant un moment, il crut qu’il était debout. Il lui sembla par conséquent très étrange de voir des chaises au mur. Puis il finit de se réveiller et tourna dans l’océan solide d’un lit. Il entendait les battements de son cœur et le son cristallin et rythmique d’un piano au loin.
Il ne sentait ni douleur ni malaise. Il portait ses vêtements habituels. Il se trouvait dans une vaste. pièce aux murs décrépis. Le dernier endroit qu’il avait en mémoire était un entrepôt sale et sombre aux environs de Madrid, et il ignorait où il pouvait être à cet instant et comment il y était parvenu. Il se leva et s’approcha de la fenêtre. Une épaisse masse d’arbres se frayait un passage dans un jardin automnal. Au-delà, brillait le soleil.
Il pensait que la porte serait fermée, mais ce n’était pas le cas. Quand il l’ouvrit, Chopin envahit son ouïe. Il remarqua un escalier qui descendait. Il l’emprunta et arriva dans un salon. Une jeune fille, qui lui tournait le dos, affrontait la difficulté d’une partition classique. Ses cheveux formaient une cascade blonde qui réussissait à masquer le tabouret sur lequel elle était assise. L’autre personne était une dame mûre et corpulente, avec des lunettes à monture métallique, un pull crème et une jupe lisse, qui se balançait dans un vieux rocking-chair. En voyant Rulfo, elle se leva vivement.
— Monsieur Rulfo, quelle joie de vous rencontrer !
Elle lui tendit la main. Il la serra et sentit du duvet sur le revers. On aurait dit un travesti. Son maquillage à l’épais blanc de céruse frôlait le ridicule, ses lèvres étaient très rouges et ses cils chargés de Rimmel. La perruque, châtain foncé, ondulait en petites boucles. Sur ses seins gonflés brillait une sorte de broche : une tête de chèvre, peut-être. Elle parlait parfaitement l’espagnol avec un léger accent français et un timbre grinçant, efféminé.
— Me consacreriez-vous un peu de votre temps pour visiter la maison ? Venez avec moi… Attention à la chaise…
La jeune fille au piano avait cessé de jouer et le regardait en silence. Rulfo, encore confus, suivit les petits pas rapides de la femme obèse. Ils traversèrent la grande salle et accédèrent à une sorte de porche avec un plafond à caissons lambrissé. Il donnait sur un jardin splendide. Une infinité de papillons le visitait dans un silence sublime. C’était un véritable essaim. Le soleil au zénith indiquait midi.
— Vous ne vous sentez pas encore très bien, non… ? C’est compréhensible… Mais dépêchez-vous… Il y a tellement de choses à voir… ! Cette maison est immense… Je suis chargée d’accueillir, de recevoir, d’orienter… Je suis l’adoratrice, pour ainsi dire. Regardez, dans cette partie, signala-t-elle tandis qu’ils marchaient, il y a des orangers. Ils donnent de bonnes oranges. Il y a aussi de la pierre sculptée. Des statues et des fontaines asséchées. Des plaques commémoratives. Et un obélisque à l’entrée, de l’autre côté, avec des bas-reliefs en copte. Les paysages qui nous entourent sont les plus beaux de Provence…
Provence, pensa Rulfo. Le siège de Provence, la maison où elles se réunissent. Il ignorait comment elles l’avaient amené là et combien de jours s’étaient écoulés.
— Le jardin a une topiaire en buis qu’on ne peut pas voir d’ici. Elle se trouve près de l’obélisque. Il y a aussi la statue d’une déesse assise avec un vers de Rossetti gravé sur le socle… Ah, et un petit temple assez ancien… Dans cette aile, on trouve les rhapsodômes. Vous avez vu tous ces papillons… ? Dans les caves il y a des pièces réservées à un usage particulier, mais pour les festivités nous avons l’habitude de nous réunir dans le jardin, autour d’une jolie tonnelle… Ah, ce soir il y aura une fête. En fait, nous ne venons pas très souvent. Si c’était le cas, nous entretiendrions mieux la propriété.
— Où est Susana ? demanda Rulfo, s’efforçant de clarifier ses pensées.
La femme s’arrêta et le regarda d’un air apeuré, presque comique.
— Ne dites pas ça, s’il vous plaît. Soyons discrets. Ce soir nous pourrons parler calmement. D’ici là… – Elle posa un doigt sur ses lèvres. Son ongle était couleur de fraise. Chut. Il vaut mieux se réserver. Ici, les murs ont des oreilles. En fait, ils répondent parfois. – Elle rit en montrant une dentition teinte en carmin. Je peux m’appuyer sur votre bras… ? Merci. J’ai terriblement mal aux pieds. Ces chaussures me tuent… Ah, regardez, un rhapsodôme. – Elle désigna l’intérieur d’une pièce sans fenêtres dont l’unique porte s’ouvrait sur la galerie. A l’intérieur il faisait sombre, mais on pouvait distinguer d’épais rideaux et un sol recouvert de moquette. Rulfo pensa que c’était une réplique assez fidèle de la chambre bleue de Lidia Garetti. Les papillons entraient et sortaient comme des confettis polychromes. A l’intérieur des rhapsodômes le récitatif rend beaucoup mieux, parce que le son est plus pur. Cette maison est un gruyère de pièces vides… Vous savez que votre barbe me plaît, monsieur… ? J’aurais adoré avoir la même, mais aussi des seins plus petits. Malheureusement, tout ce que j’ai obtenu, c’est un derrière à peu près correct. C’est agréable de se promener avec vous. Vous allez devoir vous préparer pour la fête. Et j’espère que vous me réserverez la première danse, promis… ?
— Quelle fête ?
— Je ne vous en ai pas déjà parlé ? – La femme semblait soudain irritée. Ou alors, vous ne m’écoutez pas… ? Je déteste qu’on ne m’écoute pas… ! La fête de ce soir… !
— Raquel est ici elle aussi ?
— Vous êtes un âne. Très beau, mais un âne. Je vous supplie de ne pas insister.
La femme prit le dernier tournant en tirant sur le bras de Rulfo. Le jardin et la galerie se poursuivaient, mais son guide s’arrêta devant une porte close, sortit une clé et l’ouvrit, révélant une petite pièce qui dégageait une odeur nauséabonde de toilettes publiques. On aurait dit, en fait, une salle de bains qui n’aurait pas été nettoyée depuis des mois. Dans les ténèbres du fond une ombre bougeait.
C’était Susana.
Rulfo s’écarta de l’extravagante femme obèse, entra dans la pièce et s’agenouilla devant Susana.
— Elles t’ont fait du mal ?
Susana hocha la tête. Elle se rongeait les ongles. Ses vêtements étaient sales et son manteau rouge avait été jeté sur le côté, mais elle semblait indemne.
— Je suis désolée de vous abandonner, dit la femme sur un ton chantant, debout sur le seuil, mais… le devoir m’appelle. Et je suis chargée de tout préparer. Ces jupons tiennent tellement chaud… Je vous verrai ce soir, à la fête. Rappelez-vous que vous m’avez promis la première danse, ajouta-t-elle, et elle partit en fermant la porte à double tour.
Des fentes dans les murs laissaient passer la lumière, de sorte que l’obscurité n’était pas complète, mais l’air vicié de la petite pièce était étouffant. Rulfo ôta sa veste et s’assit par terre, près de Susana.
— Elle est répugnante… ! murmura-t-elle, se mordant les doigts. Elle me… Elle me donne des nausées, cette bonne femme… !
— A moi aussi.
— C’est une limace ! Elle est repoussante ! Elle est… ! Elle changea de doigt et choisit l’auriculaire. Elle se le mordit désespérément.
— Elles ne vont rien nous faire, Susana, calme-toi. Elles veulent juste la figurine… Celle qu’on a sortie de l’aquarium, tu te rappelles ce que je vous ai raconté… Elles veulent juste ça. Ensuite elles nous laisseront partir.
Il se demandait pourquoi Raquel lui avait menti. Il était sûr que c’était elle qui avait fabriqué la fausse imago avec l’un des jouets en plastique de son fils et de la cire fondue. Il se rappela les bougies consumées qu’il avait vues chez elle et la phrase de l’enfant concernant ses figurines : Il en manque une. Mais pourquoi avait-elle fait ça ? Et pourquoi ne lui avait-elle rien dit ?
Il se tourna vers Susana en pensant que, à ce moment, le plus important était de la rassurer.
— Arrête de te ronger les ongles, tu vas te faire mal…
— Nnnon…
— Tu dois te contrôler ! se fâcha Rulfo, lui ôtant la main de la bouche.
Sa réaction le surprit : elle se libéra d’une violente secousse et porta à nouveau les doigts de la main droite à sa bouche, comme un prédateur affamé que l’on aurait tenté de détourner de son repas.
— Elles m’ont fffait quelqqqqque chose, mumura-t-elle tout en se mordant les doigts, désignant son ventre de l’autre main.
Rulfo sentit ses entrailles se glacer. Il souleva le bas du pull-over de Susana et se pencha. Malgré la relative obscurité, l’animal nuisible du vers, noir et brillant, accroché à la peau blanche, était lisible.
O rose thou art sick
William Blake. César était passionné par Blake, le mystérieux poète et graveur anglais. N’avait-il pas été inspiré par Maleficiae, la n° 6, la dame androgyne au symbole de bouc ? Était-ce celui qu’il avait vu au cou de la femme outrageusement maquillée ? Mais en cet instant il dédaigna ces détails.
— Quand est-ce qu’elles ont écrit ça sur toi ?
Elle répondit entre des hurlements plaintifs, plantant ses dents dans les ongles de ses deux doigts du milieu.
— … me révvveiller…
— Et depuis ce moment, tu ne peux pas… arrêter… de te mordre ? Rulfo palpa le reste des doigts de cette main et frémit : la pulpe située sous les ongles gonflée et charnue, était presque à vif et saignait ; les doigts s’agitaient comme de petits animaux aveugles.
Il tenta de réfléchir rapidement. Dieu seul savait jusqu’où pouvait aller le pouvoir de ce phylactère,
Dieu seul savait quand il prendrait fin. Un filet de sueur glacée lui coulait dans le dos.
— Écoute-moi attentivement, Susana… Calme-toi et écoute-moi. – Elle acquiesça de la tête sans abandonner sa minutieuse besogne. Les vers produisent des choses. Tu te rappelles ce que César nous a raconté sur le pouvoir de la poésie… ? Elles ont écrit un vers sur toi et cela t’oblige à… à faire ce que tu es en train de faire. Tu m’as compris… ? – Il ignorait si son explication était bonne et ne savait pas non plus pourquoi il devait la lui fournir. Mais il lui semblait vital de l’obliger à réfléchir à ce qui lui arrivait. Susana acquiesça à nouveau. Bon, alors on va faire une chose : je vais t’attacher les mains dans le dos, d’accord… ? Je ne te ferai pas mal, je te le jure.
Tout en parlant, Rulfo prit sa veste. Mais les manches n’étaient pas très longues. Il vit alors le manteau de Susana par terre. Il avait une ceinture. Cela irait. Il se tourna vers elle.
— Allons, donne-moi les mains… Susana, tu m’entends… ? Donne-moi les mains…
Elle acquiesçait sans lui obéir. Il comprit qu’il allait devoir employer la force. Il lui écarta avec peine les doigts des dents. La faible lumière de la cellule suffit à lui révéler que les ravages avaient déjà atteint la peau des phalanges. Susana devait éprouver une douleur atroce, malgré tout elle s’opposa désespérément à sa tentative. Elle se débattit, cherchant sa propre main, la bouche grande ouverte. Il lui tint les bras et la fit tourner jusqu’à la mettre le ventre. Alors il prit la ceinture et lui attacha les poignets dans le dos en serrant bien le nœud, tout en s’assurant que cela n’empêchait pas le sang de circuler. Quand il eut fini, il caressa son visage en sueur et repoussa ses cheveux sur son front.
— Ça va mieux ?
— Détache-moi.
— Susana…
— Détache-moi détache-moi détache-moi détache-moi détache-moi détache-moi détache-moi… !
Des pleurs soudains l’interrompirent.
— Susana, écoute-moi : on va parler un peu, d’accord ? – Il remonta encore une fois son pull, déposa de la salive sur sa main et la frotta sur le vers. Il savait que c’était une tentative inutile, mais il n’avait pas d’autre idée. Allons, parle-moi, dis-moi quelque chose…
— Je ne veux pas me morddddre… sanglota-t-elle.
— Bien sûr que non. Et tu ne le feras pas. Aie confiance en moi.
— Salomón, tu es le meilleur homme du monde, l’entendit-il murmurer. Le meilleur de tous. Tu es… Mon Dieu, Salomón, laisse-moi une seule main libre ! S’il te plaît, je vais devenir folle ! Une seule main… !
— Chhh, calme-toi. Continuons à parler. Je ne suis pas d’accord avec toi : je suis un égoïste… –Le vers était presque effacé, mais il persistait à croire que cela ne servait à rien. il supposa que l’important était dorénavant de la distraire. Et toi, tu n’es même pas égoïste. Je vais te le prouver. Tu sais pourquoi tu es là ? Parce que tu t’es inquiétée pour moi. Tu as entendu ce que j’ai dit dans ce cauchemar et tu as décidé… – Sa voix se brisa au milieu d’un mot. Il réprima un sanglot. Tu as décidé de me suivre… Tu te faisais du souci pour moi…
— Je t’aime… dit Susana avec un filet de voix, tremblant comme une droguée en manque. J’ai vécu avec César toutes ces années, mais je n’ai jamais pu t’oublier… Ce qu’il y a, c’est que… il pouvait m’offrir la vie que je voulais… Tu comprends… C’est si mal… ?
— Ce n’est pas mal, ce n’est pas mal. Absolument pas.
— Je devais choisir, et je l’ai choisi lui… Mais je te jure que, depuis ce moment… je pense… tous les jours… que je n’ai pas été sincère… ! Maintenant je veux l’être et je veux que tu me comprennes… Surtout, que tu me comprennes… ! – Soudain elle leva la tête et parla avec une rapidité furieuse. Salomón : lâche-moi ou je te tue. Je ne peux plus supporter ça. J’en ai besoin. Tu m’entends… ? Ces putains de doigts sont à moi et je peux en faire ce que je veux… !!
— Ce sont tes doigts, mais ce n’est pas toi, répondit calmement Rulfo.
— Lâche-moi, salaud… ! ! Lâche-moi, salaud salaud fils de pute lâche-moiaa. . !!
Les cris l’assourdissaient. Il la vit se retourner plusieurs fois par terre en lançant des coups de dents en l’air. On aurait dit un chien enragé, une de ces bêtes sauvages que chassent les scientifiques pour leur attacher une étiquette à la patte. Elle faisait des efforts désespérés pour se détacher, et Rulfo était sûr qu’elle finirait par y parvenir, tôt ou tard. Elle cessa enfin de se débattre et resta étendue sur le ventre, haletante. Ses yeux lui jetèrent des éclairs.
— Juste un doigt. :. Un seul… Par pitié, l-l-l-llaisse-m’ en ununun.. . !
— D’accord, dit Rulfo en se penchant. Un doigt, d’accord ? Un seul. Sans prévenir, il lui décocha un direct à la mâchoire.
Lumière
Il avait calculé la force du coup. Il ne pensait pas lui avoir fait très mal. A présent elle était inconsciente. En la regardant, il se mit à pleurer.
Lumière.
Aveuglante.
La porte s’était ouverte sans bruit, comme ses yeux. A ses côtés, Susana dormait toujours, les mains attachées. Un rectangle clair marqué par une ombre se fraya un passage depuis le seuil. Il baissa les paupières pour voir.
C’était la jeune fille qui avait joué du piano. Elle portait une simple robe blanche et allait pieds nus. Sur sa poitrine brillait une rose dorée avec des épines. Ses cheveux épais et lâches semblaient en similor ; son regard était si beau qu’il en éprouva de la peine, son visage et son corps étaient tels qu’il lui sembla qu’il allait devenir aveugle si elle partait. Il entendit la musique de sa voix : "Nous avons besoin de l’imago pour détruire définitivement Akelos."
— Je ne l’ai pas, dit-il, avec une envie de pleurer. Je suis vraiment désolé… Je ne l’ai pas… Je le croyais mais on m’a trompé…
Il détestait Raquel. Il était évident que la rusée renarde l’avait trahi. A cause de ses manigances, maintenant il ne pouvait pas faire plaisir à la seule personne au monde qui le méritât.
La jeune fille le regarda d’un air mélancolique. Rien qu’il eût connu ni imaginé – le premier souvenir de sa mère, pas même Beatriz Dagger – ne pouvait être comparé à l’ovale du visage qu’il contemplait maintenant. Il aurait donné sa vie pour la faire sourire. Son sang. Ce qu’elle lui demanderait. N’importe quoi, à condition que ces lèvres s’écartent. Mais elles ne le firent pas. La porte de la cellule se referma.
Il se trouva à nouveau plongé dans l’obscurité. Susana s’était libérée de la ceinture. Maintenant elle mâchait sa main gauche. Les doigts de la droite, même à la faible lumière qui pénétrait par les orifices des murs, étaient visiblement plus courts. Son pull était maculé de sang.
— Mon Dieu, gémit Rulfo.
Sa tentative de séparer la proie des incisives échoua cette fois, de même que les coups. Désespéré, il cria son nom sur différents tons, en suppliant, autoritaire, avant de découvrir que rien en elle ne répondait à ce mot. Et quand il observa de près son visage
il comprit que tout ce qu’il pourrait dire ou faire serait inutile.
L’humanité avait complètement déserté les yeux et l’expression de Susana Blasco. Rulfo ne contemplait qu’une bouche triturante.
Ouroboros, le serpent qui se mord la queue.
Il se leva et donna plusieurs coups de pied dans la porte jusqu’à se faire mal. Il cria. Insulta. Il découvrit que, s’il faisait assez de bruit, il n’entendait pas le crépitement de la mastication, ce grignotage affolant.
Au bout d’un moment, il s’épuisa. Il dut s’accroupir sur le sol en haletant, les mains sur les oreilles et les yeux fermés. Il tenta de s’évader, de penser à autre chose.
O Rose
Il se rappela la visite de la jeune fille au médaillon à la rose. Etait-ce Lamia, la n° 5, "celle qui Passionne", inspiratrice de Keats et de Bécquer ? Il n’en était pas sûr, mais il croyait comprendre qu’elle l’avait hypnotisé pour le faire parler. Elles l’interrogeaient, et c’était pour cela qu’elles torturaient Susana. Mais que pouvait-il leur dire ? Il ne savait même pas ce que Raquel avait fait de la figurine.
thou art sick
Ouroboros
N’y pense pas. Pensons à la façon dont nous allons sortir de là, comment faire pour…
Il entendit un claquement différent. Il dut ouvrir les yeux. Il le regretta immédiatement.
fête
Susana s’était entièrement écorché l’avant-bras droit et elle arrachait maintenant la peau proche du coude. Mais, planté au centre de l’extrémité dépecée, Rulfo aperçut un éclat singulier. Un petit diamant.
Une dent
o rose thou art sick o rose thou art sick sick sick sick sick sick sick sick
Le monde, soudain, s’obscurcit pour lui.
Fête.
Il y aurait fête ce soir.
C’était une pièce luxueusement meublée. Une chambre. Il était nu, debout sur un tapis, et sa toilette avait été faite. Il ignorait comment il était parvenu là : la dernière chose qu’il se rappelait était cette cellule nauséabonde et… Mais il pensa que ce qui s’était passé avec Susana avait dû être un horrible cauchemar. Depuis qu’il se trouvait dans cette maison, il avait cessé de s’étonner du réalisme de ses rêves en comparaison avec la réalité.
Sur le lit, soigneusement pliée comme une nappe de fête, reposait une chemise blanche. Un nœud papillon noir dormait dessus comme un ineffable papillon. Sur un cintre, un smoking. Il était sûr qu’elles voulaient qu’il porte ça. Il s’exécuta. Les vêtements lui allaient parfaitement.
Quand il ouvrit la porte, une houle de mélodies anciennes, de conversations, d’éclats de rire et de pianos à queue lui parvint à l’oreille. Il descendit l’escalier et, au fur et à mesure, il aperçut un théâtre d’ombres : têtes d’hommes et de femmes projetées par les candélabres. La salle était celle où des heures ou des jours plus tôt (il n’était pas sûr du temps écoulé) la femme obèse l’avait reçu. Elle était maintenant bondée. Les hommes étaient en smoking et les femmes en robe longue. Les serveurs des deux sexes portaient des plateaux. L’ambiance était celle d’une réception de luxe.
Il finit de descendre l’escalier et se mêla à la foule. Il distingua dans le fond une porte en verre à deux battants qui s’ouvrait sur une nuit récente là où la lune commençait à se dresser. Une nuit poétique. Derrière la porte il y avait une terrasse pourvue d’un balcon. Un homme bavardait avec une femme dont le vertigineux décolleté du dos convergeait vers le petit y du coccyx. Quand Rulfo s’approcha, l’homme se retourna et le regarda.
C’était César.