CHAPITRE XXV
QUELQUES NOTES SUR L’EXPÉDITION DU SUD

L’organisation du campement. – Notre ordinaire. – La famine. – La HANTISE DE REPAS SUCCULENTS. – La DYSENTERIE. – SOUFFRANCES CAUSÉES par le froid. – Difficultés du terrain. – Le glacier. – Le plateau. – La Grande-Barrière.

 

L’impression dominante que nous avons rapportée de notre voyage vers le Pôle est une faim atroce. Du 15 novembre 1908 au 23 février 1909, nous n’avons fait qu’un seul vrai repas, le jour de Noël. Notre ration journalière eût paru modique à un ouvrier des villes, sous un climat tempéré ; or, ici, nous avions à produire un effort physique considérable par de très basses températures. Nous voyions approcher l’heure des repas avec un sentiment aigu de satisfaction, mais une fois notre pitance avalée, nous avions aussi faim qu’auparavant. Les préparatifs du dîner, après dix heures de halage du traîneau, étaient habituellement longs. Il fallait d’abord remplir de neige le bouilleur, puis allumer la lampe, opération souvent difficile avec nos doigts engourdis. On plaçait ensuite dans la marmite centrale le hoosh et le thé dans le récipient extérieur. Comme passoire, nous nous servions d’une petite boîte de fer-blanc percée de trous. Nous restions assis autour de la marmite, attendant impatiemment l’ébullition de l’eau. Quand tout était prêt, le cuisinier de semaine remplissait les gamelles, puis distribuait à chacun sa maigre ration de biscuit. Après quoi, le repas commençait. Deux minutes plus tard, le repas chaud était avalé et il ne nous restait plus qu’à grignoter nos biscuits aussi lentement que possible. Il arrivait parfois à Marshall de placer un instant dans la neige sa gamelle parce qu’en refroidissant, le contenu devenait plus épais, il n’était pas prouvé qu’il y eût avantage à cette façon de faire. Sans doute l’aliment solide paraissait plus volumineux, mais par contre, il y avait perte de chaleur, et, par les températures extrêmes qui régnaient sur le plateau, nous trouvâmes qu’il était préférable d’absorber les aliments très chauds.

Pour que leur partage fut équitable, nous tirions au sort les portions. Tout d’abord, le cuisinier remplissait les gamelles et faisait quatre tas des biscuits. Si quelqu’un suggérait qu’une gamelle était moins bien garnie qu’une autre, et si ses compagnons jugeaient de même, on égalisait les portions. Puis, quand nous nous étions bien tous assurés que les portions étaient aussi égales que possible, l’un de nous tournait le dos, et un autre, désignant du doigt une gamelle ou un tas de biscuits, disait : « Pour qui ? » L’homme qui avait le dos tourné et qui, par conséquent, ne pouvait voir l’objet indiqué, donnait un nom, et la distribution continuait ainsi ; chacun de nous n’en était pas moins intimement convaincu qu’il avait eu le lot le plus faible.

A déjeuner, nous avions tantôt du chocolat, tantôt du fromage ; nous préférions de beaucoup le premier, beaucoup plus nourrissant. La viande de poney donna un excellent bouillon, mais personne ne goûtait la chair, toujours médiocre, souvent filandreuse et coriace. Telle qu’elle était, nous fûmes parfois heureux d’en pouvoir sucer des morceaux crus et gelés. La portion qui devait être consommée dans la journée était généralement coupée dès le matin, et suspendue dans un sac, derrière le traîneau pour qu’elle se ramollît au soleil ; elle était plus aisée à couper gelée, qu’à moitié dégelée. Avec le temps, nos couteaux s’émoussèrent et nous emportâmes un morceau de roche pour les aiguiser. Au retour, alors que le moindre poids avait pour nous une grande importance, nous employâmes à cet effet un de nos échantillons géologiques.

Dès que nous eûmes commencé à abattre les poneys, nous consommâmes surtout de la viande de cheval pour économiser nos autres vivres et alléger nos charges. Comme le pemmican et les biscuits pesaient moins, nous les conservions pour les dernières étapes, alors qu’il nous faudrait sans doute réduire les bagages le plus possible. Pour cette raison, nous laissâmes de la viande de poney à chaque dépôt, tandis que nous emportâmes toujours le plus possible de conserves. Le lecteur comprendra combien nous fut sensible la perte de Socks, qui représentait tant de livres de viande, car il nous fallut après cela recourir aux provisions de réserve. Si nous avions pu nous nourrir de la viande de Socks, nous eussions sans doute été capables d’aller encore plus au sud et peut-être même d’atteindre le Pôle, bien que, dans ce cas, il nous eût été difficile de regagner à temps le Nimrod.

Lorsque nous nous nourrissions de viande de cheval, nous aurions voulu des farineux ; en somme c’était l’aliment dont nous étions privés qui nous paraissait celui qu’il nous fallait à tout prix. Quand nous manquions de sucre, nous rêvions de sucreries, et quand la provision de biscuits s’épuisa, nous ne pensions qu’à des pains croustillants et à toutes les autres bonnes choses qui s’étalent aux devantures des boulangers. Au cours des dernières semaines de la marche vers le sud, et durant la retraite, alors que notre pitance quotidienne n’était plus que de 550 grammes par jour et par homme, la question nourriture seule occupait nos esprits. La splendeur des montagnes colossales qui se dressaient de chaque côté de nous, la majesté de l’énorme glacier dont nous gravissions si péniblement les pentes, ne nous touchaient guère. L’homme devient très primitif quand il a faim, et nous avions cruellement faim. Je me demandais parfois si les gens qui souffrent de la faim dans les grandes villes éprouvaient les mêmes sensations que celles que nous ressentions, et je concluais que non, car ni loi, ni règlement, nous eussent empêchés de nous emparer de n’importe quel aliment qui se fût présenté. L’homme qui meurt de faim dans une ville est un être moralement et physiquement affaibli, tandis que nous étions vigoureux et alertes. Jusqu’au 9 janvier, notre désir de nourriture était d’autant plus intense que nous savions que nous nous éloignions constamment des lieux où les vivres étaient en abondance.

Il nous était impossible d’échanger, à propos de la nourriture, les plaisanteries qui sont communes aux gens qui ont faim dans le sens ordinaire du mot. L’alimentation était l’objet de toutes nos pensées, et, à l’aller comme au retour, c’était le sujet ordinaire de toutes nos conversations, mais toujours de la plus sérieuse façon. Nous décrivions les repas énormes que nous nous proposions de faire une fois de retour au Nimrod, et, plus tard, dans les régions civilisées. A l’aller, nous ne ressentîmes vraiment les affres de la faim que sur le Grand Glacier, mais alors nous étions trop occupés par l’escalade difficile et dangereuse de cette glace raboteuse et par les crevasses, pour échanger là-dessus beaucoup de réflexions. Au reste, nous devions nous tenir à distance les uns des autres pour le cas où l’un de nous tomberait dans une fente. Plus tard, sur le plateau, nous avions la figure presque constamment recouverte de glace, et le blizzard qui soufflait du sud nous interdisait toute conversation sans objet utile. Ce fut une période de silence ; nous n’échangions que des remarques brèves et rares. Au retour, après la traversée du glacier, la surface de la Barrière une fois atteinte, nous pûmes reparler sans réserve de nourriture. Nous avions vent arrière, en sorte que le halage n’était pas très dur, et comme il n’y avait pas de crevasses à craindre nous pouvions rester les uns auprès des autres. Nous nous levions à 5 heures du matin, de façon à être prêts à 7, et, après avoir avalé notre maigre repas, qui ne semblait qu’accroître notre appétit, nous nous mettions en route. Chacun à son tour détaillait alors ce qu’il mangerait les jours d’abondance à venir. Nous devions nous inviter à dîner tour à tour, et nous devions faire chaque année un dîner anniversaire, où nous pourrions manger, manger, manger. Aucun chef français ne consacra jamais à l’invention de nouveaux plats plus de pensées que nous.

 

Ce n’est pas sans émotion que je relis dans nos notes la description des repas étonnants que nous devions prendre plus tard. Nous décrivions les mets auxquels nous avions songé, et quand l’un d’eux obtenait l’approbation générale, il était accueilli par un : « Ah ! ça, c’est bon ! » prononcé en chœur. Il s’élevait parfois une discussion sur le point de savoir si un plat proposé était réellement une invention originale ou s’il n’avait pas une forte ressemblance avec quelque chose que nous avions goûté en des jours meilleurs. Le Wild roll fut reconnu comme étant le summum des délices gastronomiques. Wild était d’avis que le cuisinier prît de la viande hachée bien assaisonnée, l’enveloppât de tranches de lard gras et enfermât le tout dans une couche de pâte bien relevée, de façon à lui donner la forme d’une grosse saucisse longue, que l’on devait faire frire dans la graisse. Mon meilleur plat, – que, je l’avoue, je n’exposai pas sans orgueil tandis que nous marchions sur la neige, – était un pâté de sardines frites. Ledit pâté ne devait pas contenir moins de dix boîtes de sardines : le tout, une fois roulé dans une pâte et cuit, devait être partagé en quatre parties égales. Un jour Marshall nous décrivit un pudding tout recouvert de confiture ; nous eûmes une discussion très animée sur le point de savoir si c’était bien là une invention qui lui fût propre, ou s’il ne s’agissait pas du jam roll bien connu déjà des ménagères du monde civilisé. Il y avait en tout cas un point sur lequel nous étions tous d’accord, c’était que nos repas futurs ne comporteraient jamais de gelées ni d’autres aliments aussi trompeurs.

 

D’ordinaire, pendant le retour, nous levions le camp vers 6 h. 40 du matin ; une demi-heure après, nos doigts, engourdis par le froid, se ranimaient, tandis que l’humidité, dont nos habits s’étaient imprégnés dans le sac de couchage, après avoir été transformée en glace par le gel, commençait à s’éliminer. La marche devenait alors plus facile ; l’un de nous s’écriait : « Eh bien, les amis, qu’est-ce que nous allons prendre pour notre petit déjeuner aujourd’hui ? » En fait, nous venions de le prendre, ce petit déjeuner, sous forme d’une demi-gamelle de viande de cheval à moitié crue, d’un biscuit et demi, et d’une gamelle de thé ; mais ce repas n’avait pas calmé l’acuité de nos appétits. Nous tâchions de nous persuader que notre demi-biscuit n’était pas tout à fait une moitié et nous réussissions parfois à en avoir un petit morceau de plus de cette façon. Aussitôt la question posée, nous laissions nos imaginations d’affamés échafauder le récit d’une journée passée à manger. « Nous sommes à bord du bateau, disait l’un de nous. Nous nous éveillons dans notre couchette ; la première chose à faire est d’étendre la main vers l’étagère et de prendre du chocolat, des biscuits Garibaldi et des pommes, que nous mangeons au lit ; puis nous nous levons pour le petit déjeuner. Celui-ci aura lieu à 8 heures, et se composera de porridge, de poisson, d’œufs au lard, de jambon froid, de plum-pudding, d’entremets, de petits pains beurrés, de marmelade et de café. A 11 heures, nous prendrons du cacao chaud, des tartes aux confitures, de la laitance de morue frite et des tranches d’un plum-pudding consistant. Cela nous soutiendra jusqu’au lunch, qui sera servi à 1 heure, et qui comprendra le Wild roll, un pâté de berger, du pain, du lait chaud, un pudding à la mélasse, des noix, des raisins secs et du gâteau. Après cela, nous ferons la sieste jusqu’à 3 h. 45 ; nous croquerons alors, dans nos couchettes, des beignets et des gâteaux sucrés. Puis nous nous lèverons et nous ferons servir de grandes tasses de thé bien chaud en même temps que des gâteaux frais et des crèmes au chocolat. Au dîner, à 6 heures, nous demanderons une soupe bien épaisse, du roastbeef et un yorkshire pudding, du chou-fleur, des pois, des asperges, du plum-pudding, des fruits, une tourte aux pommes avec de la crème épaisse, des tartes beurrées, des noix, des amandes et des raisins secs, le tout arrosé de porto. Enfin, à minuit, juste avant de nous coucher, nous ferons un repas vraiment copieux : il y aura du melon, de la truite grillée avec une sauce au beurre, du poulet rôti bien garni de foies, une vraie salade avec des œufs et un assaisonnement très épais, des pois verts et des pommes de terre nouvelles, une selle de mouton, un pudding à la graisse de bœuf frit, des pêches à la Melba, du cary aux œufs, des rôtis au fromage, du pudding à la reine, du fromage à la crème et du céleri, des fruits, des noix, du porto, du lait et du cacao. Puis nous irons au lit et dormirons jusqu’au petit déjeuner. Nous mettrons du chocolat et des biscuits sous nos oreillers, pour n’avoir qu’à les prendre si, pendant la nuit, nous avons besoin de manger quelque chose. » Et les trois auditeurs prêtaient à ce programme une oreille attentive, en suggérant peut-être des modifications et des améliorations, généralement sous forme de plats additionnels ; c’était au tour d’un autre de prendre la parole et d’esquisser un autre tableau non moins enchanteur d’une journée de festin et de repos.

 

Tout cela peut paraître vorace et sauvage au lecteur qui n’a jamais su ce que c’est que de mourir de faim : mais, comme je l’ai dit, la faim ramène l’homme à l’état primitif. Nous ne nous moquions pas les uns des autres, quand nous proposions de merveilleux exploits de gloutonnerie. Nous étions parfaitement sérieux et nous notions sur les dernières pages de nos calepins le menu des repas que nous avions décidé de faire dès que nous serions de retour. Toute la matinée nous lâchions ainsi la bride à nos imaginations ; puis, sur le coup d’une heure, je commandais : « Halte ! ». Nous laissions alors glisser les bretelles de nos corps fatigués, et dressions la tente dans l’endroit le plus uni que nous pouvions trouver ; trois d’entre nous s’y glissaient, en attendant la maigre pitance, tandis que le quatrième remplissait le bouilleur de neige et de morceaux de viande gelée. Une heure après nous nous remettions en route. Une fois de plus nos pensées et notre conversation roulaient sur la nourriture, et cela jusqu’au campement du soir. Un dernier repas peu copieux, et nous nous glissions dans les sacs de couchage pour y faire des rêves fous de victuailles que, de toute façon, nous ne pourrions jamais arriver à manger.

La dysenterie dont nous souffrîmes durant la dernière partie du voyage vers la côte, fut certainement due à la viande du poney Grisi. Ce cheval, au moment où il fallut le tuer, était dans un complet état d’épuisement, et je crois que sa chair devait être empoisonnée par des toxines, comme c’est le cas pour les animaux qui ont été forcés à la chasse. Wild fut attaqué le premier. L’autre viande que nous consommions en même temps provenait de Chinaman et semblait tout à fait saine. Quelques jours plus tard, nous mangions tous de la viande de Grisi, et nous avions tous la dysenterie. La chair n’avait pu se gâter après la mort du poney, car elle gela aussitôt après. L’allure que nous pûmes soutenir, malgré nos souffrances et la rapidité avec laquelle nous nous rétablîmes, quand nous eûmes des aliments convenables, prouvent bien que cette dysenterie était l’effet d’un poison et non le résultat d’un trouble organique.

Nous eûmes sans discontinuer, durant cette période, un fort vent arrière, et cela nous fut d’un précieux secours. Dans l’état de faiblesse où nous nous trouvions, nous n’aurions pu faire de longues marches contre un vent debout, et, sans longues étapes, nous serions morts de faim entre les dépôts. Avec la toile du plancher d’une des tentes, nous avions fabriqué une voile pour le traîneau. Ainsi gréé, le véhicule venait souvent nous renverser ou, au contraire, s’arrêtait brusquement contre un obstacle en nous faisant faire une lourde chute en arrière.

 

Durant la première partie de notre voyage sur la surface unie de la Barrière, la chaleur du soleil se fit cruellement sentir, bien qu’en fait la température fût généralement très basse, atteignant même -17°encore que nous fussions au cœur de l’été. Il nous arrivait d’avoir une joue gelée tandis que l’autre attrapait un coup de soleil. De même, la sueur gelait sur le flanc des poneys du côté de l’ombre, alors que l’autre flanc était chaud et sec sous la chaleur du soleil ; à mesure que le jour avançait et que le soleil se déplaçait, la partie de la robe des chevaux couverte de glace changeait de place. Je me souviens que, le 4 décembre, nous ne gardâmes sur nous que le pantalon et la chemise, et que nous fûmes brûlés par le soleil, et cependant la température était de -23°. Pendant l’escalade du glacier, le long des rochers, la chaleur fut encore plus sensible, les montagnes faisant fonction de radiateurs ; cela me décida à laisser tous les vêtements et équipements de rechange au dépôt du Glacier supérieur, à environ 2100 mètres d’altitude. Nous ne nous attendions pas alors à avoir à grimper plus haut ; mais, comme le sait le lecteur, nous ne parvînmes au plateau qu’après une ascension de plus de 3000 mètres au-dessus du niveau de la mer ; nous ressentîmes alors un froid intense. Nos burberry étaient devenus fort minces et avaient dû être rapiécés en maints endroits. Un jour, le vent pénétra, par une déchirure, dans mon pantalon de burberry et j’eus le dessous du genou mordu par le froid. Sous le frottement de la laine de mon caleçon, la plaie ouverte qui en était résultée s’envenima, et il fallut finalement me faire, avec un couteau, une opération assez pénible. Sur le plateau, nous souffrîmes beaucoup du froid, et quand nos chaussures commencèrent à céder et que nous en vînmes à marcher sur le sennegrœs garnissant les mocassins, il nous arriva d’avoir les talons gelés. Les miens, notamment, s’ouvrirent en marchant sur une neige dure, et, pendant quelque temps, il y eut dans mes chaussons, à la fin de chaque journée de marche, une plaque de sang congelé. Enfin, Marshall me soigna en m’appliquant un tampon avec l’onguent New Skin, qui ne bougea pas jusqu’à ce que les crevasses fussent guéries. J’en garderai vraisemblablement les marques toute ma vie. Les jours de très grand froid, et alors que nos forces commençaient à décroître, nous éprouvions une grande difficulté à hisser la voile de notre traîneau ; quand nous levions les bras pour l’ajuster, le sang ne circulait plus dans nos doigts qui gelaient aussitôt. Il nous fallait, parfois, dix minutes ou un quart d’heure pour gréer convenablement le traîneau. Sans aucun doute, par suite de la légèreté de notre habillement, nous souffrîmes du froid, mais nous trouvâmes une compensation dans la rapidité avec laquelle nous pûmes avancer. Je n’hésite pas à dire que tous ceux qui s’occupent d’exploration polaire doivent être vêtus aussi légèrement que possible, fût-ce même au prix de morsures par le froid pendant les haltes.

 

Durant notre marche au sud, le terrain sur lequel nous avancions variait continuellement. Pendant les premiers jours, c’était une couche de neige molle reposant sur une croûte solide au-dessous de laquelle se trouvait une seconde nappe de neige plus molle. La première couche cédait sous notre poids, et, si nous halions, l’augmentation de pression faisait craquer la croûte solide et nous enfoncions alors à travers la seconde épaisseur de neige molle. Dans ces conditions, la marche était très fatigante. Jusqu’au delà du Bluff, nous eûmes souvent à traverser des sastrugi très élevés et très marqués, et, au delà, des vagues de neige de un à deux mètres de haut. La neige était généralement sèche et poudreuse ; quelques-uns des cristaux étaient de grandes dimensions et reflétaient les mille couleurs du diamant. Après que nous eûmes passé le 8o°de latitude sud, la neige devint de jour en jours plus molle ; souvent, la croûte supérieure cédant sous leur poids, les poneys enfonçaient jusqu’au ventre. Quand le soleil chauffait, la marche était plus facile ; la couche supérieure de neige atteignait presque le point de dégel et formait alors une couche glissante qui ne se brisait pas aisément. Entre le 8o°et le 83°de latitude sud, il y avait, sous la neige molle, de durs sastrugi qui écorchaient les sabots des chevaux.

La surface de la Barrière, près de terre, était couverte de monticules, engendrés par la pression des glaciers ; en revanche, le long des montagnes, s’étendait une plaine unie de glace limpide, formée par la congélation de l’eau qui avait coulé des pentes rocheuses sous l’influence de la chaleur solaire. Le même phénomène s’était produit sur les pentes neigeuses que nous dûmes escalader pour arriver au glacier ; nous trouvâmes même, au pied de ce dernier des mares d’eau claire autour des rochers ; nous eûmes ainsi à boire à volonté, mais le contact de l’eau glaciale avec nos lèvres gercées était des plus pénibles.

Le glacier, lui aussi, présentait toutes les variétés de surface, depuis la neige molle jusqu’à la glace bleue craquelée et fendue ; mais sa caractéristique était l’abondance des crevasses. Les unes étaient entièrement recouvertes d’une couche de neige molle et nous ne les apercevions qu’au moment où l’un de nous y disparaissait, heureusement retenu au traîneau par ses bretelles. D’autres se présentaient sous la forme de labyrinthes, où il était encore plus difficile de se tirer d’affaire. Les moins désagréables étaient encore celles qui s’ouvraient franchement devant nous. Quand elles n’étaient pas trop larges, nous sautions par-dessus, après avoir amené tout au bord les traîneaux que nous tirions ensuite à nous. L’opération n’était pas, en réalité, aussi simple qu’elle le paraît, car le pied n’avait qu’une prise incertaine sur la glace, mais nous avions toujours les bretelles comme sauvegarde, en cas de chute. Quand les crevasses étaient trop larges, il nous fallait faire un détour. Les traîneaux, grâce à leur longueur, ne pouvaient pas dégringoler, et nous nous sentions à peu près en sûreté quand nous y étions solidement attachés. Dans certains cas, où, par suite du mauvais état de la glace, il nous fallait transporter nos traîneaux un à un, nous tirions un premier véhicule sur une distance de 800 à 1500 mètres, plantions auprès un bambou pour marquer l’emplacement, et revenions chercher le second ; dans ce voyage de retour, nous nous attachions les uns aux autres avec une corde. Parfois, il nous fallut gravir des pentes de glace unie, et presque à pic, en creusant avec le piolet des marches ; ensuite nous hissions les traîneaux à la corde l’un après l’autre.

Une des particularités les plus curieuses du glacier était une nappe jaune, une ancienne moraine évidemment, s’étendant sur une longueur de 50 à 65 kilomètres. Par suite de la chaleur, la glace entourant les blocs de cette moraine avait fondu, et peu à peu ces matériaux s’étaient enfoncés, laissant seulement derrière eux un peu de sable et de poussière pour donner à la glace un aspect d’un jaune sale. La marche le long de cette ancienne moraine était moins difficile, mais il y avait de chaque côté une masse de glace de pression, due au resserrement du glacier entre les montagnes, à l’est et à l’ouest. Nous n’avons malheureusement pas rapporté de photographies de cette région. Nous ne disposions que d’un nombre limité de plaques, et nous avions décidé de ne pas prendre trop de photographies à l’aller, en prévision du cas où nous découvririons une terre ou des montagnes intéressantes dans l’extrême sud, plus près du Pôle. Nous pensions qu’au retour nous pourrions prendre autant de photographies que nous voudrions, si nous avions des plaques de reste ; mais, en fait, quand nous revînmes pour la seconde fois sur le glacier, le manque de vivres ne nous permit plus de nous arrêter.

Le dépôt du glacier supérieur était dominé par de grandes falaises rocheuses, déchiquetées par les gelées et les tempêtes de siècles innombrables, et de nombreux blocs étaient dans un équilibre tel, qu’il semblait qu’un frôlement les eût jetés à bas. Autour de nous, la glace se trouvait toute parsemée de rochers tombés de ces hauteurs, et nous nous demandions parfois si quelque bloc n’allait pas dégringoler sur nous pendant l’étape. Nous n’avions pas le choix de l’emplacement : partout, ce n’était que glace raboteuse. Les falaises se composaient surtout de couches de grès déchiquetées par le vent. Ce fut sur ces montagnes, un peu plus haut sur le glacier, que nous découvrîmes du charbon, en un point où la pente était relativement douce. De cette hauteur, nous pouvions voir le glacier s’étendant au loin, jusqu’au point de jonction avec la Barrière, entre les chaînes de montagnes à l’est et à l’ouest. Beaucoup de montagnes de l’ouest se terminaient plus ou moins en dôme ; mais il y avait quelques pics coniques escarpés à l’ouest de la montagne qui abritait le dépôt du glacier supérieur. Nous distinguions trois pics, et la descente de la glace du plateau formait une longue moraine sur le côté occidental du glacier. A l’est, s’étendait une longue chaîne de hautes montagnes, de formes homogènes et sans pics escarpés, mais présentant des crêtes, et s’avançant vers l’ouest en resserrant le glacier. Une distance d’environ 40 kilomètres nous séparait de ces montagnes, mais on pouvait distinguer sans difficulté leurs lignes de stratification. Du dépôt, en regardant au-dessous de nous, nous pouvions voir les cumulus qui ne cessaient de planer au-dessus du Cloudmaker.

 

Si nous regardions vers le sud, ce n’étaient pas des nuages que nous voyions, mais le ciel clair. Il ne nous fournissait aucune indication sur les blizzards qui devaient nous assaillir, une fois sur le plateau ; et quand, après être allés le plus loin possible au sud, nous fûmes revenus sur nos pas jusqu’à ce dépôt, nous vîmes le même ciel, marqué de quelques nuages floconneux. Nous ne nous doutions nullement que sous ces nuages l’impitoyable tempête continuait à faire rage à travers l’immense plaine de glace, et que le vent qui nous suivit durant tout notre voyage de retour vers la côte venait des environs du Pôle. Après nous être éloignés du dépôt du glacier supérieur, nous arrivâmes devant de grandes chutes de glace. De loin, la surface en paraissait unie et nous crûmes que nous étions réellement sur le plateau ; mais en continuant à avancer nous vîmes se dresser brusquement d’énormes crêtes devant nous. Il nous fallut les franchir par relais, et souvent nous trouvions au sommet une grande crevasse d’où rayonnaient d’autres crevasses plus petites, bordées de cristaux, et d’où la vue plongeait dans des abîmes effrayants. Nous avancions en rampant pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté et nous trouvions parfois une chute de quinze mètres avec une inclinaison de 33 pour 100. Souvent nous nous hasardâmes à laisser glisser le traîneau sur des pentes très inclinées, mais parfois les risques étaient trop grands, et il nous fallait laisser descendre le traîneau lentement en le retenant par la corde.

Après avoir été fort retardés par les chutes de glace, nous entrâmes dans une région de neige molle où le remorquage des traîneaux fut pénible. Nous croyions avoir atteint enfin le niveau du plateau, quand, au bout de quelques jours, nous vîmes surgir des crêtes nouvelles et des vagues de glace de pression. La glace qui se trouvait entre ces vagues était très disloquée, et souvent elle céda sous notre poids. Pour éviter une catastrophe, nous attachâmes une corde aux bretelles du traîneau, en sorte que l’homme de tête tirait à environ 5 m. 1/2 du traîneau et que ses compagnons étaient éparpillés ; de cette façon, deux hommes ne pouvaient tomber ensemble dans une crevasse. Nous trouvâmes un meilleur terrain en obliquant à l’ouest ; mais, ce faisant, nous courions un autre danger, car nous ne pouvions plus aborder les crevasses à angle droit. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises nous faillîmes y rester, traîneau et gens, lorsque la glace faisait tout à coup place à une crevasse invisible dirigée parallèlement à notre route. Nous rendîmes grâces à la Providence de ce que le temps se maintînt découvert, car, par un ciel sombre, nous n’aurions pu faire un pas sur cette glace désagrégée sans courir à un désastre complet. Je ne sais si le beau temps que nous avons rencontré dans ces parages était habituel. A chaque passage d’une crête, dans cette partie de la route, nous avions généralement ensuite un terrain assez facile pendant une douzaine de kilomètres, puis survenait une autre crête qu’il fallait escalader à son tour. Et toujours, au sommet de ces terrasses, nous rencontrions des crevasses, ce qui donne à penser que l’épaisseur du glacier n’est pas considérable.

Enfin la dernière crête fut franchie, et nous arrivâmes au plateau ; mais, au lieu du névé durci qu’avait rencontré les voyageurs de la Discovery, dans leur expédition au delà des montagnes à l’ouest du détroit Mc Murdo, c’est de la neige molle et des rudes sastrugi que nous trouvâmes. Tous les sastrugi étaient dirigés vers le sud ; le vent soufflait fortement et presque continuellement, du sud ou du sud-est avec des sautes occasionnelles au sud-ouest. Parfois, c’était sur des sastrugi que nous avancions, et d’autres fois sur de la neige molle, sous laquelle nous sentions des sastrugi durs qui en formaient le substratum. J’en ai conclu qu’en hiver le vent doit souffler du sud sur le plateau avec une violence terrible et que c’est alors que se forment les sastrugi. Plus au sud encore, il nous arriva de crever une croûte solide courant sous la couche de neige molle, et de nous enfoncer de 20 centimètres. Ce terrain se prolongea jusqu’au point où nous plantâmes le drapeau. Après le long blizzard, qui souffla de la nuit du 6 janvier au matin du 9, nous eûmes une meilleure surface pour notre dernière étape vers le sud, le vent ayant chassé la neige molle et durci les couches supérieures.

 

Nous trouvâmes le terrain généralement meilleur à notre retour. Comme nous suivions nos traces de l’aller, il m’arriva souvent de constater que ces traces nous conduisaient au bord d’une crevasse qui avait été précédemment recouverte et au-dessus de laquelle, sans le savoir, nous avions passés dans notre marche en avant. Quand nous fûmes arrivés à la tête du glacier, nous essayâmes de couper au plus court pour atteindre le point où se trouvait notre dépôt du glacier supérieur, mais nous nous heurtâmes bientôt à un tel dédale de crevasses et de crêtes de pression, qu’il nous fallut vite incliner à l’ouest pour en sortir. Les dangers que nous connaissions valaient mieux, en effet, que ceux que nous ignorions. Dans notre marche vers le bas du glacier, nous trouvâmes que la neige avait disparu sous l’action du vent et du soleil, et il nous fallut avancer sur une nappe glissante de glace bleue, parsemée d’innombrables fentes et d’arêtes vives, d’où maintes chutes pénibles. A environ 65 kilomètres du pied du glacier, une couche épaisse de neige molle ralentit énormément notre marche. Il était évidemment tombé beaucoup de neige dans cette région, tandis que nous avancions vers le sud, et nous fûmes des jours entiers, alors que nous n’avions pour ainsi dire plus de vivres, à voir en face de nous les rochers au pied desquels se trouvait notre dépôt. Nous n’atteignîmes ces rochers qu’après de durs efforts et avec une lenteur désespérante, et, comme nous l’avons déjà dit, nous restâmes trente heures sans manger avant d’y arriver. La surface de la Barrière était également très molle près du confluent du glacier ; elle devint meilleure au delà du dépôt Gris ; et elle continua à être assez bonne jusqu’à notre arrivée aux quartiers d’hiver.

 

En songeant aux péripéties de ce voyage, il ne me semble pas, tout compte fait, que j’aie à suggérer beaucoup d’améliorations dans l’équipement pour une expédition future. La surface de la Barrière varie considérablement et l’on ne peut préjuger ce qu’elle sera demain. Le voyageur doit se préparer à rencontrer tantôt une piste très dure, tantôt une piste très molle, parfois même les deux dans le cours d’une seule journée. Le traîneau de 3 m. 30 répond parfaitement aux exigences de la situation et nous n’avons rien trouvé à reprendre à notre façon d’amarrer les paquets et de remorquer les traîneaux. Des crampons nous auraient été utiles sur le glacier ; ce qui vaudrait mieux encore, ce seraient de gros souliers de montagne à semelle garnie de clous, car très souvent la surface ne laisse que peu de prise aux crampons. La température est trop froide pour permettre à l’explorateur de porter des brodequins de cuir ordinaire ; il faudrait qu’on créât une chaussure à la fois solide, chaude et munie d’une véritable armature de clous. Un bambou assujetti à l’avant du traîneau, constitue un mât très suffisant pour recevoir une voile. Pour l’habillement, je ne vois aucun changement à proposer, car nos légers vêtements de dessous en laine recouverts de mince étoffe imperméable nous donnèrent entière satisfaction sous tous les rapports. Nous n’aurions certainement pu avancer aussi vite, si nous avions porté l’habillement en drap pilote d’usage courant dans les expéditions polaires.

 

De notre expérience, il résulte que, pour espérer atteindre le Pôle, il faut emporter plus de vivres que nous n’en avions ; mais comment résoudre la question du transport ? C’est la matière d’une appréciation personnelle. Je n’emporterais certainement plus de fromage ; c’est, sans aucun doute, un bon aliment, mais nous ne le trouvâmes pas aussi agréable au goût que le chocolat qui est, en fait, aussi nourrissant. Tous nos autres vivres nous donnèrent entière satisfaction.

Chacun des membres du groupe du Sud avait sa besogne spéciale à faire. Adams était chargé des observations météorologiques et hypsométriques. Il prenait des notes dans la journée et rédigeait ses observations la nuit, dans le sac de couchage. Marshall était notre topographe : il déterminait notre position à midi ainsi que les variations de la boussole. Je faisais contrôler les observations de latitude par chaque membre du groupe de façon à obtenir une moyenne. La tâche de Marshall était de beaucoup la plus désagréable, car il lui fallait rester dehors, sous le vent mordant, à manipuler les vis du théodolite, à la fin d’une journée de marche fatigante ou même, souvent, à l’heure du déjeuner. La carte du voyage a été dressée par Marshall qui prit aussi la plupart des photographies. Wild était préposé à la réparation des traîneaux et de l’équipement ; il m’aidait en outre dans les observations géologiques et dans la recherche des échantillons. C’est lui qui découvrit du charbon près du dépôt du Glacier supérieur. Pour moi, je m’occupais de relever les directions et les distances, complétais les observations et établissais le programme de marche pour chaque journée. Nous tenions tous un journal. Pour mon compte, j’en avais deux ; l’un contenant mes observations, l’autre le récit journalier de notre marche vers le Pôle.

 

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