CHAPITRE PREMIER
ORGANISATION ET PRÉPARATIFS
Pourquoi je repartis pour l’Antarctique. – Difficultés financières. – Programme de l’Expédition. – Approvisionnements et matériel. – Le navire de l’Expédition. – Poneys, chiens et automobile. – Personnel de l’Expédition.
Les explorateurs s’élancent à la conquête des terres vierges, poussés soit par le goût des aventures, soit par le souci des recherches scientifiques, soit encore par le mystérieux attrait de l’inconnu. Dans la décision que je pris de repartir pour l’Antarctique, je subis l’influence de ces trois mobiles des actions humaines.
Rapatrié pour cause de maladie avant la fin de l’expédition de la Discovery, j’avais gardé un ardent désir de revoir cet immense continent de glace et de neige. Les régions polaires laissent, en effet, sur ceux qui y ont combattu, une empreinte dont les hommes qui ne sont jamais sortis du monde civilisé peuvent difficilement s’expliquer la puissance. J’étais, d’autre part, convaincu qu’une expédition, organisée suivant les principes que j’avais arrêtés dans mon esprit, serait fructueuse et permettrait de compléter et d’élargir l’œuvre, déjà si considérable, de la Discovery.
Cette mission avait découvert la grande chaîne de montagnes qui court dans la direction nord-sud, du cap Adare au 82° 17’ de latitude sud ; mais on ignorait si, au delà de ce point, cette chaîne se prolongeait loin dans le sud-est ou dans l’est. Par suite, l’extension de la Grande-Barrière vers le sud demeurait mystérieuse. Pareillement dans la direction de l’est, l’étendue de cet immense glacier était complètement inconnue, l’expédition de la Discovery n’ayant pu reconnaître les dimensions de la Terre du Roi Edouard VIL Enfin, il était important d’étudier le mouvement d’écoulement de la Barrière. En outre de ces trois questions, une quatrième me préoccupait particulièrement. Au sud du 82° 17’ de latitude, n’existait-il pas un haut plateau semblable à celui découvert par le capitaine Scott à l’ouest des montagnes de l’Ouest ?
Dans le domaine de la météorologie, non moins que dans celui de la géographie, une expédition antarctique était assurée d’obtenir des résultats intéressants ; elle apporterait notamment des données d’une importance pratique considérable pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande, dont le climat est influencé par les mouvements de l’atmosphère qui ont leur origine dans l’Antarctique. De plus, une nouvelle campagne enrichirait de précieux documents les sciences naturelles, la géologie, la zoologie et la minéralogie. Enfin, quel vaste champ, et combien fécond, offrait l’étude de l’aurore australe, de l’électricité atmosphérique, des marées, des courants atmosphériques et marins, de la formation de la glace et de ses mouvements. L’organisation d’une expédition était donc justifiée par l’importance des résultats scientifiques qu’il était permis d’espérer, abstraction faite de l’idée d’établir un record vers le sud.
La principale difficulté à laquelle se heurtent presque tous les explorateurs lorsqu’ils veulent organiser un voyage, c’est le manque d’argent. Sous ce rapport, je n’étais guère en bonne posture. L’équipement d’une expédition antarctique entraîne une dépense de plusieurs centaines de mille francs, dont le recouvrement demeure très aléatoire. Bien que mon programme eût été établi sur des bases aussi économiques que possible, pendant plus d’un an je ne pus réussir à trouver les sommes nécessaires. Les recommandations que j’avais obtenues pour des gens fortunés demeuraient sans effet et mes efforts pour les persuader de l’importance de l’œuvre que je me proposais d’entreprendre restaient vains. Malgré ces insuccès, je persistai dans ma résolution. C’est seulement, en décembre 1906, que quelques amis personnels me promirent leur appui financier. Encouragé par cette confiance, je commençai de nouvelles démarches ; le 12 février 1907, enfin, j’avais des promesses de souscription assez nombreuses pour pouvoir annoncer mon projet. Naturellement plusieurs de ces engagements ne purent être tenus et, jusqu’au départ de l’Expédition, je demeurai aux prises avec des difficultés financières. La situation ne devint meilleure qu’après mon arrivée en Nouvelle-Zélande, grâce à la généreuse assistance des gouvernements d’Australie et de Nouvelle-Zélande.
Dans le Geographical Journal de mars 1907, je publiai un résumé de mon plan de campagne. Ultérieurement, les circonstances m’obligèrent à en modifier plusieurs parties. Je me proposais de partir de Nouvelle-Zélande au commencement de 1908 et d’hiverner sur le continent antarctique, tandis que le navire, après avoir débarqué personnel et matériel, retournerait dans le nord au port de départ. Je voulais éviter que le bâtiment ne fût pris dans les glaces et, par suite, faire l’économie d’une expédition de secours, le même navire pouvant revenir nous chercher l’été suivant. Au printemps, le corps de débarquement, composé de neuf ou douze hommes, enverrait trois escouades entreprendre diverses explorations, écrivais-je. « Un groupe se dirigera vers l’est, et, si possible, traversera la Barrière jusqu’à la Terre du Roi Edouard VII, pour en longer ensuite la ligne de côtes. Il battra en retraite quand il le jugera nécessaire. La seconde escouade s’acheminera vers le sud, par la même route que celle suivie par Scott dans cette direction. Elle se tiendra à une distance de 25 à 30 kilomètres de la côte, afin d’éviter les régions disloquées du glacier. Le troisième groupe traversera, si possible, les montagnes de l’Ouest et se dirigera vers le Pôle magnétique. Les principales innovations de l’équipement consisteront dans l’emploi de poneys de Sibérie par les escouades de l’est et du sud, et dans celui d’un automobile spécialement établi à cet effet par le second groupe. Je ne veux pas sacrifier le but scientifique de l’expédition à une entreprise de pur sport : néanmoins, je le dis franchement, je ferai tous mes efforts pour atteindre le Pôle géographique austral. En tout cas, je poursuivrai avec zèle les recherches d’histoire naturelle et de physique du globe entamées par l’expédition de la Discovery. » J’ajoutais que je m’efforcerais de reconnaître la côte de la Terre Wilkes.
Certes, ce programme était ambitieux pour une expédition ne disposant que d’un personnel réduit ; néanmoins j’avais confiance, et, aujourd’hui, sans forfanterie, je le crois, je peux affirmer que cette confiance a été justifiée par les résultats.
Avant mon départ, afin de me trouver sur un terrain complètement vierge, j’avais décidé d’établir, si possible, ma base d’opérations sur la Terre du Roi Edouard VII, plutôt que dans le sound 1 Mc Murdo, où avait hiverné la Discovery. Les circonstances m’obligèrent à renoncer à ce projet. En second lieu, la perte de quatre poneys, survenue au début, me força à abandonner l’exploration de la Barrière dans la direction de l’est. Tous mes plans furent combinés avec le plus grand soin, et, d’après l’expérience que j’avais acquise, soit au cours du voyage de la Discovery, soit dans l’organisation des expéditions de secours du Terra Nova, du Morning et de celle envoyée par l’Argentine à la recherche de Nordenskjöld.
L’entreprise étant organisée à mes risques et périls, je me passai de comité de patronage et de direction.
La Société de Géographie de Londres, tout en m’accordant son concours moral, ne put me donner de subvention. Pour me procurer l’argent nécessaire, je demandai à plusieurs personnes de se porter garantes auprès de banquiers d’un emprunt que je me proposais de contracter, avec promesse de remboursement en 1910, après le retour de l’Expédition. Cette combinaison me procura cinq cent mille francs, soit la plus grande partie de la somme nécessaire à la mise en route de l’Expédition. Aussi, bien grande est ma reconnaissance envers ceux qui eurent assez de confiance en moi et en mon entreprise pour m’accorder leur garantie. Cette caution n’était pas, en effet, sans un gros aléa, puisque le remboursement de mon emprunt ne pouvait être assuré que par le produit de la vente de ce livre et par celui des conférences que je ferais après le retour de l’Expédition.
Les questions financières réglées, je me mis aussitôt en campagne pour acheter les provisions et le matériel, pour me procurer un navire et pour trouver des collaborateurs.
L’équipement d’une expédition polaire exige une expérience préalable et une attention minutieuse. Une fois au milieu des glaces, un oubli ne peut plus être réparé. On suppose, il est vrai, l’explorateur habile de ses mains et capable de fabriquer avec n’importe quels matériaux tout ce dont il manque ; mais, qui dit appareil de fortune dit accroissement de difficultés et de dangers. Avant le départ toutes les éventualités doivent donc être envisagées et toutes les précautions prises pour parer à toutes les circonstances.
Pour l’organisation, j’eus la bonne chance de trouver en M. Alfred Reid un collaborateur dévoué et expérimenté. Ce fut aussi un avantage pour moi que de n’être gêné par aucun comité. Je conservai la surveillance de tout et évitai ainsi les retards qui se produisent inévitablement lorsque une assemblée doit décider des moindres détails.
Avant d’annoncer mon projet, je m’étais enquis du prix des denrées d’approvisionnement et du matériel ; une fois les concours financiers assurés, je me mis donc à l’œuvre. Ayant besoin des meilleures qualités en toutes choses, je ne pouvais avoir recours aux adjudications. Après avoir choisi, d’accord avec M. Reid, les maisons qui me paraissaient le plus qualifiées, j’entrai en rapport avec leurs chefs. Presque tous m’accordèrent généreusement des prix réduits et acceptèrent de me fournir leurs produits dans les conditions de fabrication et d’emballage que je désirais.
Les approvisionnements destinés à une expédition polaire doivent réunir des qualités très diverses. En premier lieu, ils doivent être sains et nutritifs. Jadis, on considérait le scorbut comme la conséquence inévitable d’un séjour prolongé dans les glaces. L’expédition de la Discovery a été éprouvée par cette redoutable maladie pendant son séjour de plus de deux ans dans l’Antarctique (1902 à 1904). Aujourd’hui, on sait que cette affection est souvent engendrée par la consommation de conserves de viandes qui ne sont pas parfaitement saines et qu’elle peut être évitée par l’usage d’approvisionnements préparés et choisis suivant les principes scientifiques. Dans cette direction, mes efforts ont été couronnés de succès. Durant notre expédition, pas un seul cas de maladie ne put être attribué, directement ou indirectement, à nos vivres. D’ailleurs, sans quelques rhumes, dus à des germes contenus dans un paquet de couvertures, nous n’éprouvâmes aucune affection pendant l’hivernage.
En second lieu, les approvisionnements destinés à être emportés dans les excursions doivent être aussi légers que possible ; toutefois il ne faut point oublier que les aliments très concentrés sont moins assimilables et par conséquent moins hygiéniques que les autres. Les extraits, qui peuvent être excellents sous les climats tempérés, ne conviennent pas dans les régions polaires. En raison de la très basse température, l’emploi en abondance d’aliments gras et de farineux s’impose pour maintenir la chaleur du corps.
En troisième lieu, il est nécessaire que les vivres consommés par les escouades d’exploration n’aient point besoin d’une cuisson prolongée, c’est-à-dire d’être amenés au point d’ébullition, en raison du stock réduit de combustible dont elles disposent. Il doit même être possible de les absorber sans les faire chauffer, dans le cas où la réserve de pétrole serait épuisée.
Pour les approvisionnements destinés aux quartiers d’hiver, on a plus de facilités. Le navire arrivant le plus souvent jusqu’au lieu choisi pour l’hivernage, la question de poids a, par exemple, moins d’importance. Je m’efforçai, en revanche, de choisir pour cette période des vivres aussi variés que possible. Les longs mois d’obscurité éprouvent tous ceux qui ne sont pas accoutumés à ces conditions spéciales ; c’est donc un devoir pour le chef d’atténuer la monotonie de la vie durant l’hiver par tous les moyens en son pouvoir. A ce point de vue, la variété dans l’alimentation exerce une influence utile, non moins du reste que sur la santé, et cela est d’autant plus important, qu’en cette saison il est difficile de prendre beaucoup d’exercice et que le mauvais temps vous confine dans le baraquement plusieurs jours de suite.
La liste ci-dessous montre la composition de nos approvisionnements, calculés pour un effectif de douze hommes pendant deux ans. En Nouvelle-Zélande, après m’être adjoint plusieurs autres collaborateurs, ce stock fut augmenté. Divers articles m’ont été généreusement offerts par les fabricants ; d’autres, tels que les biscuits et le pemmican, furent spécialement fabriqués d’après mes instructions.
Les vivres et la plus grande partie des objets d’équipement furent emballés dans les caisses dites Venesta. Ces caisses, faites de trois épaisseurs de bois dur entourées de ciment imperméable, sont tout à la fois solides, légères et étanches. Celles dont se servit l’Expédition mesuraient environ 0 m. 75 sur 0 m. 40 ; il nous en fallut environ 2500. L’économie de poids, que cet emballage permet de réaliser, est d’environ 2 kilos par colis. Ces caisses résistèrent parfaitement aux manutentions souvent un peu rudes auxquelles elles furent soumises, notamment au débarquement dans l’Antarctique, et leur contenu ne subit aucun dommage.
Liste des approvisionnements pour le Corps de Débarquement pendant deux ans.
3 050 kilos de farine de froment Colman.
2 720 kilos conserves de viandes diverses.
272 kilos de langue de bœuf et de lunch tongue.
362 kilos de poulet rôti et bouilli, de dinde rôtie, de poulet à l’indienne, de pâté de poulet et de jambon, etc.
453 kilos de jambon d’York.
635 kilos de lard de Wiltshire.
635 kilos de beurre de Danemark.
453 kilos de lait.
453 kilos de poudre de lait Glaxo.
770 kilos de saindoux, de graisse et de moelle de bœuf.
453 kilos de cassonade.
317 kilos de sucre de Demerara.
226 kilos de sucre cristallisé.
118 kilos de sucre en pains.
1 180 kilos de conserves de poissons divers : harengs, saumons, sardines, maquereaux, homards, mulets, etc., etc.
226 kilos de cacao de premier choix Rowntree.
160 kilos de thé Lipton.
453 kilos de fromage, principalement du Cheddar.
32 kilos de café.
862 kilos de confitures assorties et de marmelade.
153 kilos de marmelade à la mélasse dite golden sirup 2.
1 632 kilos de céréales et de légumes divers : farine d’avoine, riz, orge, tapioca, sagou, semoule, farine de blé, petits pois, haricots verts, pois cassés, lentilles, haricots secs.
1 541 kilos de conserves de potages assortis.
300 kilos de fruits assortis : abricots, poires et ananas.
1 150 flacons de fruits.
453 kilos de fruits secs : pruneaux, pêches, abricots, raisin sec, raisin de Smyrne et de Corinthe, pommes.
226 kilos de sel.
80 douzaines de flacons de condiments de toutes sortes.
55 kilos de plum-puddings.
1 270 kilos de légumes secs (équivalant à environ 13 600 kilos de légumes frais) : pommes de terre, choux, carottes, oignons, choux de Bruxelles, choux-fleurs, céleri, épinards, navets, persil, menthe, rhubarbe, champignons, betteraves, artichauts.
453 kilos de pemmican (viande de bœuf de première qualité à laquelle on ajoute 60 % de graisse). Le meilleur pemmican nous fut fourni par la maison J. -D. Beauvais, de Copenhague.
1 016 kilos de biscuits contenant 25 % de Plasmon (préparation de lait desséché).
6 douzaines de boîtes de cacao au Plasmon.
16 douzaines de boîtes de conserve de bœuf au Plasmon.
6 douzaines de boîtes de poudre de Plasmon.
203 kilos de biscuits.
203 kilos de biscuits Garibaldi.
101 kilos de gâteaux au gingembre.
68 kilos d’œufs en poudre.
9 kilos d’albumine.
91 kilos d’Oxo, de Lemco et autres marques d’extraits de viande.
En Nouvelle-Zélande, l’Expédition embarqua un stock complémentaire d’approvisionnements. MM. Nathan et Cie, de Wellington, nous firent don de 68 caisses de lait desséché Glaxo, de 87 kilos de beurre et de 2 caisses de fromages de Nouvelle-Zélande. Le lait Glaxo, qui comprend tous les éléments solides du lait frais, nous fut particulièrement précieux. Plusieurs fermiers nous offrirent en outre 32 moutons vivants, que nous tuâmes dans l’Antarctique, et qui furent conservés congelés pour notre alimentation pendant l’hiver.
Il fut décidé que, lorsqu’il reviendrait nous rapatrier, le Nimrod embarquerait un an de vivres pour trente-huit hommes. C’était prudent pour le cas où le navire serait pris dans les glaces et forcé d’hiverner ; même si cette éventualité se réalisait, il nous resterait encore des vivres pour douze mois. Cet approvisionnement comprenait :
1 722 kilos de conserves de viande assorties de Nouvelle-Zélande.
589 kilos de beurre de Nouvelle-Zélande.
45 kilos de thé.
23 kilos de café.
453 kilos de cacao de premier choix de Rowntree.
60 douzaines de flacons de fruits.
16 douzaines de pots de confitures.
100 kilos de conserves de poissons assortis.
244 kilos de sardines.
127 kilos de fromages de Nouvelle-Zélande.
1 440 œufs frais de Nouvelle-Zélande, conservés dans du sel.
113 kilos de figues sèches.
4 625 kilos de farine de froment Colman.
255 kilos de gâteau de froment Colman.
13 kilos de moutarde Colman.
144 boîtes de moutarde mélangée Colman.
363 kilos de conserves de viandes assorties.
726 kilos de jambon d’York.
1 180 kilos de lard.
256 kilos de graisse de bœuf.
726 kilos de lait.
1 315 kilos de sucre.
1 270 kilos de conserves de poissons assortis.
450 boîtes de conserves de haricots séchés au four et de sauce tomate.
1 360 kilos de confitures assorties et de marmelade.
245 kilos de marmelade à la mélasse dite golden sirup.
2 630 kilos de céréales et de légumes : farine d’avoine, riz, orge, sagou, tapioca, semoule, haricots verts, pois cassés, lentilles, haricots secs.
476 kilos de conserves de potages assortis.
476 kilos de conserves de poires, abricots et ananas.
680 kilos de fruits desséchés.
80 douzaines de flacons de condiments assortis.
109 kilos de plum-puddings.
1 678 kilos de légumes desséchés assortis, équivalant à environ 13 600 kilos de légumes frais.
Après avoir donné mes principales commandes d’approvisionnements, je me rendis en Norvège avec M. Reid, pour acheter les traîneaux, les chaussures, les gants de fourrure, les sacs de couchage, les skis, etc.
D’accord avec le lieutenant Scott-Hansen, l’ancien second du Fram lors de la fameuse expédition de Nansen, je chargeai MM. L. -H. Hagen et Cie de la construction des traîneaux. Ces véhicules devaient être établis sur le modèle de ceux de Nansen, avec du bois de premier choix et par les plus habiles ouvriers. Je commandai dix traîneaux de 3 m. 60, dix-huit de 3 m. 30 et deux de 2 m. 10. Les premiers seraient halés par les poneys, les seconds soit par les hommes, soit par les chevaux, tandis que les troisièmes étaient destinés aux transports à effectuer dans les environs des quartiers d’hiver. Le capitaine Isachsen et le lieutenant Scott-Hansen, tous deux explorateurs arctiques expérimentés, eurent la bonté de suivre cette fabrication et de me donner de très précieux conseils. J’étais persuadé que les traîneaux de 3 m. 50 étaient les plus pratiques. MM. Hagen et Cie s’acquittèrent de leur tâche à ma satisfaction ; les traîneaux qu’ils m’ont fournis ont rendu tous les services que j’en attendais.
Je commandai les fourrures à MM. W. C. Möller, de Drammen. Pour les sacs de couchage je choisis des peaux de jeune renne, à poils courts et épais, moins susceptibles d’être détériorées par l’humidité que celles de rennes plus âgés. Je commandai trois grands sacs pour trois hommes chacun, et douze sacs pour un homme. Tous avaient la fourrure tournée en dedans, avec de solides coutures recouvertes de bandes de cuir. La fermeture des sacs était obtenue par une patte assujettie par trois courroies. Les sacs pour un homme pesaient environ 4 kilos. 1/2 quand ils étaient secs ; une fois en service, ils se chargèrent de produits de condensation et augmentèrent de poids. Notre stock de chaussures comprenait quatre-vingts paires de mocassins lapons (finnesko) ordinaires, douze paires de mocassins de qualité extra et soixante paires de chaussures pour ski de différentes pointures. Les mocassins lapons, fabriqués avec la peau de la tête du renne mâle et le poil tourné extérieurement, sont très commodes et très chauds. Ils sont suffisamment larges pour contenir le pied avec plusieurs paires de chaussettes et un enveloppement de Sennegrœss 3. Ceux faits avec la peau des jambes de renne, de bien meilleure qualité, se trouvent rarement dans le commerce. Avec juste raison, les Lapons conservent pour eux leur marchandise de choix. Afin de me procurer cette qualité, je dus envoyer un commissionnaire dans le nord de la Norvège.
Les chaussures pour ski, des espèces de brodequins en cuir souple, très amples, ont l’avantage d’être imperméables. Pour compléter cet approvisionnement, je pris cinq peaux de renne préparées, destinées au rapiècement, et un matériel complet de réparation, tel que nerfs, aiguilles, etc.
Dans les mocassins lapons, le pied est enveloppé du Sennegrœss, une plante palustre qui a la propriété d’absorber l’humidité et par conséquent de diminuer les dangers de congélation.
J’achetai enfin à M. Möller soixante paires de moufles, en peau de loup et de chien, suffisamment longues pour protéger les poignets, destinées à être portés par-dessus des gants de laine.
En Norvège, j’acquis en outre douze paires de skis, mais nous ne les employâmes que pendant les excursions dans le voisinage des quartiers d’hiver.
Pour transporter la mission dans l’Antarctique, j’achetai le Nimrod, un vieux phoquier de Terre-Neuve. S’il était petit et lent, – sa vitesse à la vapeur ne dépassait guère six nœuds, – en revanche il était solide et capable d’affronter les chocs de la banquise. Sa campagne de chasse terminée, le bâtiment fut dirigé sur la Tamise où il arriva le 15 juin. La première impression fut loin d’être favorable. Le bateau était sale et dégageait une nauséabonde odeur d’huile de phoque ; enfin, ce qui était plus grave, il avait besoin d’un calfatage et sa mâture était en mauvais état. Si je voulais être prêt à partir à temps, il n’y avait pas un jour à perdre pour exécuter les réparations nécessaires. Donc je confiai mon Nimrod à MM. R. et H. Green, de Blackwall, la célèbre maison qui a construit tant de remparts en bois de la vieille Angleterre. Quelques semaines plus tard, le Nimrod m’était rendu, calfaté à neuf et avec une nouvelle mâture et un gréement modifié.
Pour nous abriter pendant l’hivernage à terre, un solide baraquement était nécessaire. Dans le principe, cette construction ne devant recevoir que douze hommes, je décidai de lui donner, comme dimensions extérieures, 9 m. 90 sur 5 m. 70, et 2 m. 40 de haut jusqu’au bord du toit. Nous n’y serons pas au large, me dis-je, d’autant qu’il faudra y abriter du matériel et une certaine quantité d’approvisionnements ; mais des logements exigus auront l’avantage d’être faciles à chauffer sans une trop grande dépense de combustible. Le baraquement fut embarqué démonté. Pour les murs, le plafond et le plancher, on employa du sapin de première qualité. Les murs étaient consolidés par des ferrures boulonnées aux poutres principales et au boisage horizontal, et les arbalétriers du toit étaient munis de robustes tirants de fer. La baraque était doublée d’un matelas de planches et les murs et le toit entourés extérieurement d’une double enveloppe de gros feutre, séparée par des lattes épaisses de 0 m. 025. Afin de rendre les murs mauvais conducteurs et assurer ainsi une protection contre le froid aussi complète que possible, l’espace libre entre le matelas de planches et la première enveloppe de feutre fut rempli de liège pulvérisé. La construction devait être montée sur des pilotis. Enfin, à la crête du toit étaient fixés des anneaux destinés à recevoir des cordes de retenue qui en assureraient la stabilité. Le baraquement avait deux portes, munies d’un tambour pour empêcher l’air extérieur de pénétrer dans la maison, et quatre doubles fenêtres. Le toit était percé de deux ventilateurs qui se manœuvraient de l’intérieur. En fait de meubles je n’emportais que quelques chaises. Les caisses d’emballage devaient servir à la fabrication du mobilier. L’éclairage serait fourni par un appareil à acétylène et le chauffage par le fourneau de cuisine. Ce meuble de première importance mesurait 1 m. 70 de long et 0 m. 70 de large et renfermait deux fours. Le combustible choisi fut l’anthracite.
Pour les expéditions en traîneau, j’emportai six réchauds du modèle Nansen en aluminium et six tentes en tissu léger Willesden avec une porte en Burberry. Elles étaient vertes pour reposer les yeux de l’éclat des neiges. Leur poids ne dépassait pas 13 kilos, y compris leurs cinq montants et la toile servant de plancher.
Le vestiaire de chaque membre de l’Expédition comprenait deux complets en drap pilote, doublé de flanelle Jaeger, pesant chacun 6 kilos 750. Le stock de vêtements de dessous, fournis par la maison Jaeger, comprenait :
48 gilets croisés ;
48 caleçons croisés ;
24 pyjamas ;
96 chemises croisées ;
24 ceintures antidiarrhéiques ;
12 cardigans (maillots de grosse laine tricotée) ;
12 paires de pantoufles doublées ;
48 casquettes de voyage, doublées de zanella ;
48 moufles en feutre ;
144 paires de chaussettes ;
144 paires de bas ;
48 maillots ;
144 paires de chaussons de nuit en laine ;
48 paires de moufles ordinaires ;
48 paires de gants ;
48 paires de mitaines ;
12 paires de chaussures de laine Baxton ;
12 gilets de dessous à manches.
Notre magasin d’habillement contenait, en outre, vingt-quatre costumes complets en Burberry, étoffe impénétrable au vent, qui devaient être endossés par-dessus les vêtements ordinaires. J’achetai enfin, pour servir dans le baraquement, quatre douzaines de couvertures Jaeger en poils de chameau, et seize sacs de couchage également en poils de chameau.
Je me proposais d’employer des poneys, des chiens et une automobile, au halage des traîneaux dans les longues expéditions projetées, mais c’est surtout sur les poneys que je comptais. Les chiens ne s’étaient pas montrés très brillants sur la Barrière, lors de l’expédition de la Discovery ; je n’en attendais pas mieux cette fois-ci. L’emploi de l’automobile dépendrait de circonstances très aléatoires ; il était donc prudent de ne pas faire grand fonds sur cet engin. En tout cas, c’était une expérience à tenter, d’autant que la surface de la Barrière m’avait paru accessible à une voiture. En revanche, j’étais persuadé que les robustes poneys employés dans la Chine septentrionale et en Mandchourie me rendraient de très grands services, si je parvenais à les amener en bon état jusqu’au glacier. J’avais vu ces poneys à Shanghaï ; d’autre part, je savais que l’expédition Jackson-Harmsworth à la Terre François-Joseph en avait tiré un excellent parti. Ces petits chevaux halent de lourds fardeaux, sont habitués à de très basses températures, se montrent durs à la peine, et ont le pied très sûr. Pendant la guerre russo-japonaise, on s’en était servi avec succès pour des travaux très pénibles. Afin d’acheter les chevaux qui m’étaient nécessaires, un vétérinaire de Shanghaï se rendit à Tient-sin, et, parmi un troupeau d’environ deux mille têtes amené du nord de la Chine pour être vendu dans cette ville, choisit quinze bêtes. Mes poneys, âgés de douze à dix-sept ans, avaient une taille de 1 m. 40. C’étaient des animaux pour ainsi dire sauvages, mais tous admirablement vigoureux et capables d’affronter les plus rudes fatigues dans l’Antarctique. Ces chevaux, embarqués à destination d’Australie, arrivèrent à la fin d’Octobre 1908 à Sydney, sans avoir eu le moins du monde à souffrir de la chaleur des tropiques. D’Australie ils furent ensuite transportés en Nouvelle-Zélande, à Lyttelton, où ils débarquèrent trente-cinq jours après leur départ de Chine.
Sur la Grande-Barrière, peut-être pourrions-nous avoir la chance de rencontrer de la neige ferme. Cette considération me détermina à emmener un automobile. Sur une neige passable, une machine pourrait haler une très lourde charge à une assez bonne vitesse. Pour cela, je choisis une 12-15 chevaux New-Arrol-Johnson à quatre cylindres, à refroidissement par l’air, avec allumage par magnéto Simms Bosch. En raison des basses températures, un refroidissement par l’eau ne pouvait être employé. Le réchauffage du carburateur fut obtenu au moyen d’un petit manchon où passaient, avant de sortir, les gaz d’échappement d’un cylindre. Les gaz des autres cylindres étaient envoyés dans un pot d’échappement qui devait aussi faire l’office de chaufferette pour les pieds du mécanicien. Le châssis de la voiture était du modèle courant, les constructeurs lui donnèrent le maximum de résistance en vue des froids extrêmes. Prévoyant de fréquentes avaries, je fis une ample provision de pièces de rechange et MM. Price et Cie me fournirent une huile spéciale, incongelable. Le pétrole fut emporté dans des bidons ordinaires. Je pris des roues de plusieurs modèles et des pneumatiques, ainsi que des patins en bois destinés à être placés sous les roues avant, pour la traversée des nappes de neige molle. La voiture portait deux sièges de face, et, par derrière, un grand coffre pour les marchandises. Placée dans une caisse et solidement amarrée au centre du Nimrod, l’auto fit tout le voyage sans le moindre accroc.
Bien que n’ayant qu’une confiance médiocre dans les chiens, j’en emmenai cependant quelques-uns. Un éleveur de l’île Steward (Nouvelle-Zélande) possédait des animaux provenant de la meute de Sibérie ayant appartenu à l’expédition Newnes-Borchgrevink. Je lui câblai de m’en fournir autant qu’il pourrait jusqu’à concurrence de quarante. Ce fermier ne put me donner que neuf chiens ; ce nombre me suffit. A la suite des naissances survenues après notre départ, l’effectif de notre meute fut porté à vingt-deux têtes.
L’équipement scientifique entraîna des frais considérables. Aussi, combien il me fut pénible de procéder avec économie dans ce chapitre ! La Société de Géographie de Londres me prêta trois compteurs ; j’en achetai un et on m’en donna un cinquième. La Société de Géographie sollicita en ma faveur de l’Amirauté le prêt de divers instruments ; de plus, elle me remit pour la durée du voyage les appareils suivants :
3 cercles Lloyd-Creek ;
3 chronomètres de marine ;
1 lot de cartes marines pour le voyage d’Angleterre au Cap et du Cap à la Nouvelle-Zélande ;
1 lot de cartes pour la traversée de Nouvelle-Zélande en Europe via Cap Horn ;
12 thermomètres de profondeur ;
2 baromètres-étalons du modèle de la marine royale ;
1 lunette marine ;
1 boussole de mer, modèle ordinaire ;
2 miroirs à azimuth (type Lord Kelvin) ;
1 appareil de sondage pour les grandes profondeurs ;
3 instruments ;
1 télescope astronomique portatif de trois pouces ;
1 sondeur Lucas.
J’emportai en outre ;
1 théodolite de six pouces ;
1 thermomètre électrique, avec 402 mètres de câble, y compris l’enregistreur, la batterie et 100 feuilles d’enregistrement, etc., etc. ;
3 théodolites portatifs de trois pouces, avec leurs supports à pieds rentrants ;
1 sextant de poche ;
6 boussoles d’explorateur ;
3 anéroïdes de trois pouces, gradués jusqu’à 4500 mètres ;
3 anéroïdes de poche ;
4 thermomètres-étalons ;
12 thermomètres de profondeur ;
12 sondeurs enregistreurs pour les grandes profondeurs ;
4 boussoles avec rapporteur ;
1 horizon artificiel, portatif, en aluminium ;
2 planchettes avec alidade ; 2 barographes ;
2 thermographes ;
1 balance Œrtling et une série de poids ;
1 anémomètre Robinson ;
75 thermomètres divers ;
1 théodolite de cinq pouces ;
2 microscopes.
Le matériel photographique se composait de neuf appareils, d’une chambre noire, et d’une grande quantité de plaques, de pellicules et de produits chimiques. Nous emportâmes également un appareil cinématographique, destiné à enregistrer les ébats des phoques et des pingouins et aussi la pénible manœuvre des traîneaux. Au retour, mes compatriotes pourraient ainsi apprécier le puissant effort physique qu’entraîne une expédition polaire. Bref, je m’efforçais de prévoir toutes les éventualités possibles et imaginables ; aussi bien notre attirail comprenait-il des clous et aiguilles, une machine à écrire Remington et deux machines à coudre Singer. Nous emportions également un graphophone ; enfin, une presse, des caractères et du papier, pour imprimer un livre pendant la longue nuit hivernale. Nous avions même des cannes pour le hockey et un ballon de football.
De la valeur de ses membres dépend en grande partie le succès d’une expédition polaire. Chaque homme doit posséder la pratique complète de la fonction qu’il a acceptée et en même temps la force de résistance nécessaire pour supporter le climat. Il est non moins important que vos collaborateurs aient bon caractère, afin que la concorde règne dans la petite communauté, et cela n’est pas toujours facile, car les esprits aventureux qui se lancent à la conquête des régions vierges du globe ont généralement une individualité marquée. Je ne reçus pas moins de quatre cents demandes d’admission. Avant tout, je désirais avoir, dans le groupe qui hivernerait, deux médecins, un biologiste et un géologue entraînés.
Après mûre réflexion, je fixai à onze le nombre de mes collaborateurs à terre. Trois seulement m’étaient connus avant le départ : Adam, Wild et Joyce. Seuls, les deux derniers, qui avaient fait partie de l’expédition de la Discovery, possédaient l’expérience des régions polaires. Le corps de débarquement était ainsi composé :
Ernest Henry Shackleton, lieutenant de réserve dans la marine royale (1874) 4 ;
J. B. Adams, lieutenant de réserve dans la marine royale (1880), météorologiste ;
Sir Philippe Brocklehurst, Baronet (1887), géologue-adjoint, chargé des observations courantes ;
Bernard Day (1884), mécanicien et électricien, chargé de la conduite de l’automobile ;
Ernest Joyce (1875), magasinier, chef du chenil, conservateur des collections géologiques ;
Dr A. F. Mackay (1878), médecin ;
Dr Eric Marshall (1879), médecin et topographe ;
G. E. Marston (1882), artiste peintre ;
James Murray (1865), biologiste ;
Raymond Priestley (1886), géologue ;
William Roberts (1872), cuisinier ;
Frank Wild (1873), un descendant du célèbre Cook, commis aux vivres.
Plus tard, la libéralité des gouvernements australien et néo-zélandais me permit d’augmenter le nombre de mes collaborateurs. Je pus ainsi m’assurer le concours de Douglas Mawson (1880), chargé de cours de minéralogie et de pétrographie à l’Université d’Adélaïde, et de Bertram Armytage (1869). Le professeur Edgeworth David qui, dans le principe, devait nous accompagner seulement jusqu’aux quartiers d’hiver, consentit finalement à demeurer avec nous. Il était âgé de cinquante ans. La valeur de sa collaboration ne saurait être trop proclamée.
L’état-major du Nimrod, au moment de son départ d’Angleterre, était ainsi formé :
Rupert England, lieutenant de réserve de la marine royale, capitaine ;
John K. Davis, second ;
A. L. A. Mackintosh, premier lieutenant ;
Dr W. A. R. Michell, médecin ;
H. J. L. Dunlop, premier mécanicien ;
Alfred Cheetham, deuxième lieutenant et maître d’équipage.
Le capitaine England avait servi comme second à bord du Morning, envoyé pour ravitailler l’expédition de la Discovery ; il n’était donc pas sans expérience de la navigation dans l’Antarctique.