CHAPITRE XIX
EN VUE DE TERRES NOUVELLES
Traces d’un pingouin à 80 kilomètres de la mer. – Basses températures. – Nouvelles traces de pingouin. – Énorme panache de fumée lancé par l’Erebus. – Arrivée au dépôt A. – Chaleur relative. – Vitesse de marche supérieure à celle de l’expédition de 1902. – Un monde étrange. – Deuxième dépôt. – La viande de poney. – La pratique de l’art dentaire sur la Grande-Barrière. – Terres nouvelles.
10 novembre. – Déjeuner à 6 heures du matin ; départ à 8 h. 15. Cette nuit les ébats des chevaux nous ont réveillés, Quan ayant déchiqueté les courroies de sa couverture, Grisi et Socks s’en disputent les débris ; après quoi, le même Quan s’attaque au licol de Chinaman et à son tour celui-ci essaie de renverser le chargement d’un traîneau. Heureusement Chinaman n’a pas les mauvais instincts de son camarade. Lorsque nous arrivons, les sacs de vivres n’ont pas encore été entamés. A la fin de l’étape, il nous faudra réparer tout cela.
Aujourd’hui piste ferme, mais mauvais éclairage, d’où culbutes fréquentes sur les sastrugi. Impatienté par ces chutes, j’enlève mes lunettes. Ce soir je paie cette imprudence par un commencement d’ophtalmie.
Dans la matinée, la terre située dans l’ouest devient plus distincte. Bon terrain. A la halte du déjeuner, nous avons déjà parcouru 15 Km 2. Sauf Quan, les chevaux éprouvent les bons effets de leurs rations Maujee.
Après le déjeuner, rencontré la piste d’un pingouin d’Adélie. La présence de ce palmipède dans ces parages est singulière. Comment a-t-il pu venir jusqu’ici ? Les traces sont toutes fraîches, par suite antérieures de peu à notre passage. L’oiseau a rampé sur le ventre une bonne partie du trajet. Il se dirigeait à l’est, vers la mer. Mais d’où venait-il ? Les eaux les plus proches, dans la direction d’où il semble arriver, se trouvent au moins à 80 kilomètres, et d’ici à la mer, où il pourra s’alimenter, la distance n’est pas moindre.
Dans l’après-midi, neige molle. Une couche tassée se trouvant en dessous, les chevaux enfoncent seulement de la hauteur de leurs sabots.
A 6 heures du soir, fin de l’étape ; aujourd’hui, 25 Km 5. Dans la soirée le soleil se montre ; nous en profitons pour faire sécher nos sacs-lits.
Aujourd’hui, température de : -16°, 1, le matin ; de -11°, 1, à midi ; de -15°à 8 heures. Ce soir, léger vent de nord. J’espère donc apercevoir bientôt l’Erebus. Les relèvements nous placent à 96 kilomètres au nord du dépôt, renfermant 75 kilos de fourrages.
11 novembre. – Départ à 8 h. 40 du matin. Pendant la nuit, le thermomètre est descendu très bas ; au réveil, il marque -24°, 4. Nos chaussures et nos vêtements sont gelés. De plus il faut décharger les traîneaux pour débarrasser les patins de la couche de glace qui durant la nuit s’est formée sur leur face inférieure.
Ce matin, piste terriblement molle ; en dessous, il y a par place des sastrugi, très durs. Vers 11 heures, Quan commence à boiter ; il a dû se blesser contre une de ces vagues de neige. Ce n’est heureusement qu’une fausse alerte ; bientôt cette boiterie s’atténue ; à la halte du déjeuner, elle a presque disparu. Pendant la nuit, la neige botte sous les sabots des chevaux, et chaque matin, nous devons les gratter, avant de les harnacher.
Cet après-midi, la couche de neige superficielle est moins épaisse que d’habitude : environ 0 m. 125 ; aussi nous avançons rapidement.
La colline Minna se trouve maintenant à 25 kilomètres dans le nord-ouest. Un énorme panache de fumée sorti de l’Erebus s’étend dans le sud-ouest au delà du mont Discovery, soit à 96 kilomètres du cratère.
Cet après-midi, de nouveau croisé la piste d’un pingouin d’Adélie. Cet oiseau suivait la même direction que le premier.
A 6 h. 30 du soir, campement, après une étape de 24 kilomètres.
Nous sommes à 75 kilomètres au sud du dépôt A. J’espère que le temps se maintiendra au beau jusqu’à ce que nous y soyons arrivés.
Ce soir : -22°, 7. Par une pareille température, on n’a pas chaud en écrivant le journal de route. La terre dans le sud-sud-ouest est admirablement claire.
13 novembre. – Une violente crise d’ophtalmie m’a interdit hier d’écrire mon journal. Ce soir encore, je vois à peine.
Hier, comme aujourd’hui, nous avons parcouru 24 kilomètres.
Les chevaux nous donnent de nouveaux ennuis. J’ai trouvé Quan en train de manger sa couverture en compagnie de Chinaman. Ils en ont avalé toute la doublure.
Beau temps, mais température basse : -24°, 4. Les yeux de mes camarades vont bien. Wild, qui a eu une atteinte d’ophtalmie, est mieux aujourd’hui. Tout l’après-midi d’hier, bien que j’eusse porté des lunettes, mes yeux pleuraient, et comme il faisait très froid, ces larmes se congelaient dans ma barbe.
Malgré ces misères, comme le temps est superbe, nous sommes enchantés de notre sort. L’appétit est d’ailleurs excellent, trop même, car nous sommes à la demi-ration. Lorsque les poneys faibliront, nous les abattrons et nous aurons alors un supplément de viande. J’espère arriver demain soir au Dépôt A. Ce sera un soulagement, car je crains toujours de ne pouvoir discerner cette petite tache au milieu de l’immensité blanche, à 96 kilomètres de la terre plus proche. Pour nous guider vers ce dépôt, nous n’avons que des relèvements sur des montagnes très éloignées ; dans ces conditions, le trouver est aussi difficile que de reconnaître une bouée dans la mer du Nord.
… Nous avons dépassé la zone crevassée qui entoure la colline Minna ; souhaitons que le terrain soit maintenant facile. Au printemps, lors de notre excursion préliminaire, nous sommes tombés dans la région disloquée située en avant de ce massif et qui est la conséquence de la pression de la Grande-Barrière contre le long glacier venant de l’est. Près de la colline Minna, la pression augmentant, toute la surface de la Barrière se trouve comme déchiquetée, hérissée de monticules et découpée d’énormes fentes. Lorsque le soleil d’été luit sur ce terrain accidenté et que le vent en a balayé la neige, sa surface devient extrêmement glissante et la plus grande prudence est nécessaire pour éviter les chutes dans des abîmes profonds de plus de 30 mètres. Dès que l’on s’éloigne de la zone où la glace travaille, les crevasses disparaissent presque entièrement. Nous sommes maintenant hors de danger, sur un terrain plat.
14 novembre. – Une autre belle journée, mais température très basse : -21°, 6 à 6 heures du matin.
Toute la matinée, nous avançons le dos au soleil, avec un vent glacial dans le nez. Les chevaux tirent avec ardeur, et, malgré une couche de neige épaisse, avancent bon train. A midi, halte pour opérer des relèvements et déterminer la latitude.
Un incident imprévu survenu l’après-midi nous empêchera d’arriver ce soir ou demain matin en vue du dépôt. Pendant une pause, nous nous apercevons que le bidon de pétrole usager est tombé du traîneau. Adams part à sa recherche et ne le retrouve qu’au bout de 4 Km 8.
A 6 heures, campés. Après le dîner, nous étions occupés à porter le point sur la carte, lorsque Wild, qui examinait l’horizon avec la jumelle, aperçoit le dépôt. D’un bond, nous le rejoignons. A la lunette, on voit, en effet, distinctement le pavillon et le traîneau. Nous trouverons là la valeur de quatre jours de fourrage pour les chevaux et 4 litres 5 de pétrole pour nous. Après cette importante découverte, nous dormirons mieux cette nuit.
Dans cette région, la surface de la Barrière est accidentée de sastrugi, arrondis, très saillants, orientés ouest sud-ouest, est nord-ouest, et séparés par des nappes de neige molle. Jamais deux jours de suite la piste ne présente les mêmes conditions. Ce glacier est divers et changeant comme la mer !
15 novembre. – Encore une belle journée. Partis à 8 heures du matin, nous arrivons au dépôt une heure vingt plus tard. Il est en parfait état. Le pavillon flotte mollement, agité par une légère brise de sud-ouest. Sans tarder nous procédons à la redistribution des charges et au choix des approvisionnements que nous devons laisser. Nous déposons ici trois jours de vivres économisés depuis le départ et qui, au retour, nous serviront à regagner la colline Minna ; nous abandonnons également deux litres de pétrole et diverses friandises destinées à la Noël, mais qui sont trop lourdes pour être emportées. Nous ne devons pas augmenter nos charges d’un gramme de choses superflues. En revanche, nous prenons le maïs ; les chevaux tirent maintenant 203 kilos chacun. Quan en halait 212 avant d’arriver au dépôt, sa charge ne se trouve donc pas augmentée. A midi seulement, tous ces préparatifs sont terminés.
Latitude observée : 79° 36’ de latitude sud ; variation : 155°est. Déjeuner à midi et départ à 1 h. 15.
Les chevaux marchent bien. Dans le courant de la journée, la piste est formée d’une couche de neige épaisse recouverte d’une croûte de glace et accidentée de longs sastrugi. Ces vagues de neige arrondies, hautes d’environ 0 m. 90, pareilles à de petites ondulations, et orientées du sud-ouest au nord-ouest, se trouvent surmontées par d’autres vagues, plus petites, dirigées ouest-est.
A 6 heures du soir, campé, après avoir parcouru 20 kilomètres.
Le ciel est rayé à une très grande hauteur par de légers nuages lumineux stratiformes, les premiers que nous voyons depuis près d’une semaine. A 9 heures du soir, le soleil est encore très chaud ; le thermomètre marque cependant -18°, 8. Calme plat.
Désormais, sur l’emplacement de chaque campement, nous élèverons un monticule de neige, afin de jalonner notre itinéraire. Nos divers camps n’étant éloignés que de 11 kilomètres, ces amers seront très utiles pendant la retraite.
Le mystère de la Barrière est l’objet de nos constantes préoccupations. Que trouverons-nous dans la zone inconnue de l’extrême-sud ? Si tout va bien, peut-être y arriverons-nous dans une quinzaine ?
16 novembre. – Départ à 7 h. 40 par un temps radieux. Température : -25°; dans la nuit, elle est descendue à -31°, 6. Les chevaux tirent admirablement.
Le mirage donne aux montagnes de l’Ouest l’aspect de châteaux fantastiques. La colline Minna, encore visible, ressemble à un donjon gigantesque.
Avant de lever le camp, nous érigeons sur un gros sastrugi une butte de neige, haute de 1 m. 80, destinée à guider notre retraite au milieu de cette uniformité blanche. A une distance de 4 kilomètres, elle est encore visible.
A midi moins vingt, grande halte. L’observation de la latitude donne comme résultats : 79° 50’.
Dans la journée, assez bonne piste. Longueur de l’étape : 27 Km 5 ; jusqu’ici un record.
Soirée nuageuse. De hauts cumulus filent du sud-est dans le nord-ouest. Température : -20°, 5 ; calme plat ; par suite nous ressentons une impression de chaleur. Nos sacs ayant séché au soleil pendant la journée, nous dormons ce soir dans des lits tièdes.
Une bonne semaine, en somme. Combien ces jours sont différents de ceux que nous avons vécus ici en 1902 ! Il y a six ans, sur ce même terrain, nous parvenions avec peine à couvrir 8 kilomètres par jour.
Ce soir, la haute chaîne de montagnes, au sud de l’inlet Barne, est visible.
Par mesure d’économie, désormais chaque jour, nous mettrons de côté trois morceaux de sucre ; nous finirons par en avoir ainsi une bonne provision. Le succès de notre entreprise dépend de deux conditions : il nous faut avec le secours des poneys amener le maximum de vivres à la distance minima du Pôle.
Tout le monde est en parfaite santé, et l’état des yeux est de nouveau satisfaisant. Nous n’avons que quelques ennuis d’importance secondaire, telles des crevasses aux lèvres qui nous empêchent de rire.
Toute la journée, Wild guide la colonne. A chaque pause, je donne la route droit au sud.
Chinaman ou le Vampire, comme l’appelle Adams, a les jambes raides et il faut le tirer pour le faire avancer. Quan, autrement dit La Fleur, est en forme, mais on doit toujours le surveiller, sinon, il mange son harnachement. La semaine dernière, il a avalé une couverture presque entière, une corde longue de 1 m. 80, plusieurs articles de cuir, et quantité d’autres objets de digestion plutôt difficile, telle une boucle en métal. Son excellent estomac assimile tout et ce régime semble lui convenir admirablement. Au maïs, il préfère même un mètre de corde goudronnée.
17 novembre. – Départ à 9 h. 50. Un jour gris ; toutefois, dans le nord, les montagnes restent visibles jusqu’à midi. A midi, temps bouché et mauvais éclairage ; nous avons l’impression de marcher vers un mur blanc ; aucune ombre sur les sastrugi. Je guide la colonne de midi à 1 heure et du déjeuner jusqu’à 6 heures du soir. Perdus dans la nuée, nous nous écartons souvent de la route et fréquemment des haltes sont nécessaires pour consulter la boussole et nous remettre dans le droit chemin. Longueur de l’étape : 25 Km 9 et cela sur un mauvais terrain. La surface du glacier présente ici la même constitution que celle observée dans notre précédente expédition : des couches de neige verglacée à la surface, épaisses de 0 m. 15, séparées par des chambres à air. Malgré les difficultés de cette piste, les poneys font bonne route. Le vieux Quan avance péniblement, Chinaman patauge littéralement, tandis que Grisi et Socks traversent allègrement les nappes molles. Quoi qu’il en soit, ils triomphent de ces obstacles, et tous, l’étape terminée, mangent de bon appétit, sauf Quan. Chaque soir, nous nous demandons comment les chevaux vont se comporter la nuit. Ce matin, Grisi était étendu par terre, incapable de se lever, et tremblait de froid, bien que la température fut seulement de -20°, 5.
Aujourd’hui, le thermomètre est remonté. A midi, il est seulement à -12°, 7, et, à 6 heures du soir, à -15°. La nappe de nuages qui couvre le ciel joue sans doute l’effet d’une couverture et empêche par suite la chaleur de se disperser. Aujourd’hui en marchant on a chaud, même presque trop chaud.
18 novembre. – Départ à 8 heures du matin par temps clair. Dans la matinée, neige venant du sud ; ensuite, toute la journée, beau soleil. Terrain abominable. Nous avons l’impression d’être arrivés dans une zone de calme où la neige demeure sur place. Nous enfonçons jusqu’aux chevilles et nos pauvres chevaux peinent terriblement. A chaque pas ils crèvent la croûte superficielle dure, enfoncent dans la neige poudreuse sous-jacente, et ensuite doivent retirer leurs sabots du trou qu’ils ont créé. Chinaman semble le plus éprouvé et avance lentement. Le frottement de la glace lui a écorché les boulets ; nous l’abattrons au prochain dépôt, c’est-à-dire dans trois jours. En vérité ces animaux ont un singulier caractère. Bien qu’ils aient chaque jour d’abondantes rations, ils leur préfèrent de vieux morceaux de cordes. Ce matin, tandis que je débottais Quan, il a saisi mon veston, dans l’espoir de s’en régaler et la nuit dernière, j’ai dû me lever pour empêcher Socks de dévorer la queue de Quan. Si j’avais prévu de telles dépravations du goût, j’aurais emporté un long câble d’acier pour les attacher à bonne distance les uns des autres.
Peut-être avons-nous atteint la zone de calme qui entoure le Pôle antarctique. En tout cas, la Barrière est devenue une immense plaine, d’une uniformité saisissante.
Cet après-midi, lorsque le ciel s’est éclairci, il est apparu strié de curieuses pannes de nuages filant très vite du sud-ouest dans le nord-est… On a l’impression d’un autre monde ; quoi qu’il en soit, toutes nos pensées se rapportent uniquement à des sujets d’ordre peu relevé, tel que l’état de nos estomacs ou les crevasses de nos lèvres.
Quoique nous ne soyons qu’au début du voyage, nos rations nous semblent singulièrement maigres. Qu’adviendra-t-il plus tard, lorsque nous serons vraiment affamés ? J’ai déjà connu la faim, lors de ma première expédition. Bientôt, à leur tour, mes compagnons feront l’expérience de cette torture.
Nous avançons vers le sud. Chaque jour nous rapproche du Pôle. Distance parcourue aujourd’hui : 24 Km 6.
19 novembre. – Départ à 8 h. 15. Fraîche brise de sud et chasse-neige. Toute la journée, température : -16°, 6. Très mauvais terrain. A chaque pas les poneys enfoncent de 0 m. 20 à 0 m. 25. Cela peut paraître insignifiant, mais poursuivre pendant plusieurs heures cet exercice devient épuisant pour la bête, comme pour son conducteur, qui la retient par la bride pour l’empêcher de buter. En dépit de tout, en dix heures de route nous couvrons 24 Km 3. A l’arrivée au bivouac, nous avons la barbe et le visage couverts de glace et la coiffure collée sur la tête par un ciment glacé.
A midi, nous sommes par 80° 32’ de latitude sud. Dans ma précédente expédition, nous ne sommes parvenus à ce parallèle que le 16 décembre, alors que nous étions partis de la pointe de la Hutte le 2 novembre, c’est-à-dire un jour plus tôt que cette fois-ci 25.
A tort hier, je croyais être arrivé dans la zone de calme. Ici, partout des sastrugi orientés nord-sud. Si nous avions, pendant la retraite, vent arrière, cela nous serait d’un grand secours. Aujourd’hui, comme hier, aperçu les mêmes nuages lumineux, marchant du sud-est au nord-ouest ; pendant les éclaircies, apparaît un nimbus pareil aux nuages de pluie.
A la surface de la Barrière, la neige pulvérulente, chassée par le vent, forme des monceaux constitués de très petits grains, que les traîneaux escaladent péniblement. En dessous de la croûte superficielle, on trouve de la neige poudreuse sur une épaisseur de 0 m. 20, puis une seconde croûte solide absolument unie. A mon avis, cette couche de 0 m. 20 représente la chute d’une année.
20 novembre. – Partis à 8 h. 55 du matin. Temps triste et couvert. Un peu plus tard, le soleil paraît ; dès lors, nous pouvons nous diriger plus sûrement. Jamais encore la neige n’a été aussi molle ; néanmoins, nous parcourons 24 Km 8. A la fin de la journée, le terrain devient meilleur. Tous ces détails sur la nature de la piste paraissent peut-être fastidieux, mais la qualité de la neige est pour nous un facteur d’une importance capitale. Quel terrain rencontrerons-nous plus loin dans le sud ? Cette question occupe toutes nos pensées.
Cette immense plaine de glace et de neige est si étrange, si différente de tout ce qui existe ailleurs dans le monde, qu’il est impossible de la décrire en mots adéquats. Par moments, je songe au vers de Coleridge, dans Le Vieux marin : « Seul, encore seul, toujours seul sur la vaste mer ». Et, lorsque de lourdes pannes de nuages s’élèvent d’un point de l’horizon et passent silencieusement au-dessus de nous, sans que nous ressentions la moindre brise, nous éprouvons une sensation inexprimable d’étrangeté. Puis, tout d’un coup, un léger souffle nous caresse venant tantôt du nord, tantôt du sud, tantôt de l’est ou de l’ouest ; ici les mouvements de l’air ne semblent obéir à aucune loi. On a bien l’impression d’être à l’extrémité du monde et d’arriver dans la zone d’enfantement de tous les vents. Il vous semble que vous soyez observé d’un œil jaloux par toutes les forces de la nature. Pour augmenter ces impressions de rêve, ce soir le soleil est entouré d’un halo teinté des couleurs de l’arc-en-ciel.
Nous sommes tous très fatigués. Wild se sent même indisposé. Une bonne nuit le remettra.
Les poneys sont en forme, sauf le pauvre Chinaman. Il ne peut plus suivre ; l’étape d’aujourd’hui l’a achevé ; demain nous l’abattrons. Température : -17°, 8.
21 novembre. – Départ à 7 h. 30. Toute la matinée, temps bouché. Le vent chasse devant lui une pluie de petits cristaux de glace ; par suite, à midi, impossible de prendre une hauteur solaire. Campé à midi 30, juste au moment d’une éclaircie. Nous apercevons alors la base des montagnes à droite ; les sommets demeurant cachés, nous ne pouvons déterminer notre position.
Chinaman est à bout de forces. Nous l’abattrons ce soir, sur l’emplacement de notre nouveau dépôt.
Température à midi : -13°, 3, avec un petit vent très froid. Toujours des brises folles ; on voit les nuages filer suivant toutes les aires.
Aujourd’hui, meilleur terrain. Les chevaux enfoncent pourtant encore d’au moins 0 m. 20. Les sastrugi pointent vers le sud-est, direction des vents dominants dans ces parages.
Vers le soir, une éclaircie nous permet d’apercevoir la terre droit devant nous, et, un peu en arrière, le grand massif au nord de L’inlet.
Aujourd’hui, parcouru 24 Km 5. Nous avons dépassé le 81°parallèle. Donc en bonne voie vers la terre promise.
Voici notre second dépôt. Nous y laissons 36 kilos de viande de cheval, une boîte de biscuits de 12 kilos, du sucre, une bonbonne d’huile. Au retour, ces approvisionnements nous permettront d’atteindre le dépôt A.
Nous procédons à une nouvelle répartition des charges entre les trois poneys survivants, au paquetage, puis au dépeçage de Chinaman ; autant de besognes longues et pénibles en raison du froid. L’abatage d’un poney n’est pas précisément agréable. Nous nous consolons en pensant qu’il a toujours été bien traité et bien nourri et que la mort, sans douleur sera pour lui la délivrance. Pour ces exécutions, nous dressons une murette de neige sous le vent du camp, afin qu’aucune odeur de sang frais ne parvienne aux camarades de la victime. D’ailleurs les survivants ne témoignèrent jamais aucun émoi devant ces préparatifs. La détonation du revolver n’attirait même pas leur attention. Du reste au milieu de cette immense plaine, le bruit de la décharge ne doit pas s’entendre loin. Une seule balle tirée à une distance de 0 m. 07 du front et la bête tombe raide. On lui tranche ensuite immédiatement la gorge pour que le sang puisse s’écouler. Après quoi Marshall et Wild écorchent l’animal ; nous ne conservons que les gigots, les épaules et le dos ; cette fois nous prenons également le foie. Jamais plus ensuite nous n’ouvrirons le corps des poneys. Cette opération prend trop de temps ; d’autre part il importe de pouvoir découper rapidement les diverses parties de la bête, avant quelles ne soient congelées.
Légèrement chauffée, la viande de poney est assez tendre, tandis que si on la fait bouillir, elle devient très dure. D’ailleurs notre provision de combustible est insuffisante pour permettre chaque jour des cuissons complètes. C’est seulement à la fin du voyage que, attribuant la dysenterie dont nous souffrions au défaut de cuisson de cette viande, nous la fîmes bouillir congrûment.
L’emplacement du dépôt est marqué par un traîneau fiché debout, l’arrière enfoncé d’un mètre dans la neige ; à côté, un bambou garni d’un pavillon est dressé, maintenu par des cordes, pour qu’il puisse résister aux blizzards.
22 novembre. – Une très belle matinée. Départ à 8 h. 20. Quoique la neige ne porte pas, les trois poneys tirent allègrement chacun 226 kilos. Plus loin la piste devient meilleure avec quelques plages dures.
Aujourd’hui, grand événement ! Nous distinguons dans le sud une terre nouvelle, une terre qui n’a jamais été encore vue. C’est un haut relief neigeux situé au delà du mont Longstaff, plus loin dans l’intérieur que le mont Markham. Dans notre précédente expédition, nous n’avions pu l’apercevoir, notre route passant trop près de ce massif ou de ses avant-monts ; du large, au contraire, il est nettement visible.
Une journée magnifique, très claire. La terre, à notre droite, s’étend dans le sud quart sud-est ; donc, en poursuivant vers le Pôle, de sitôt nous ne heurterons pas aux montagnes.
A midi, latitude observée : 81° 1’ sud.
Dans l’après-midi, venu un peu dans l’est. A 6 heures du soir, campé après une étape de 24 Km 3. Un beau résultat en raison des lourdes charges traînés par les poneys ; nous les alimentons, il est vrai, copieusement.
A midi, la halte a été plus longue que d’habitude, en raison d’une opération dentaire. Nous avons essayé d’enlever à Adams une molaire qui le fait souffrir cruellement. Faute des instruments nécessaires, nos efforts n’aboutissent qu’à la casser, ce qui est loin de soulager le patient.
Aujourd’hui, Wild est mieux, toutefois il a encore besoin de suralimentation. Je lui octroie en conséquence une ration supplémentaire de viande de cheval. Cette chair a un goût agréable ; quoiqu’elle soit très dure, nous la préférons aux autres aliments.
La température est montée à -13°, 8 ; bonne piste.
23 novembre. – Aujourd’hui, l’étape la plus longue que nous ayons fournie : 28 Km 8. Le temps était d’ailleurs favorable pour la marche, avec une fraîche brise de sud et un soleil légèrement voilé. Les poneys ont été superbes de vaillance ; le terrain devient meilleur.
A mesure que nous avançons, les pics Longstaff et Markham montent de plus en plus au-dessus de l’horizon. Du point où nous le voyons aujourd’hui, le premier présente plusieurs sommets très aigus ; vers le sud, la terre n’est qu’un hérissement de pitons jusqu’ici vierges de tout regard humain. Les montagnes, au pied desquelles nous avons tant peiné lors de ma précédente expédition, sont visibles, mais aujourd’hui combien différente est la situation !
Ce soir, d’une dépression qui paraît exister entre le Longstaff et le Markham, souffle une fraîche brise qui soulève la neige en petits remous à la surface de la Barrière.
Quoique fatigué de cette longue étape et sans appétit, Wild assure se trouver mieux ce soir. Au déjeuner, il a pris une tasse d’Oxo, qui le soutint tout l’après-midi. Marshall a réussi à arracher la dent d’Adams. Notre camarade pourra enfin manger de la viande de cheval. Pour le dîner, nous avons justement une friture ; cela nous fait économiser nos autres provisions, excepté les biscuits et le cacao.
Cette semaine, c’est à mon tour de prendre les fonctions de cuisinier et Wild devient mon compagnon de tente.
24 novembre. – Départ à 7 h. 55 du matin. A la halte du déjeuner, à 1 heure, nous avons déjà parcouru 16 Km 6. Ensuite, nous marchons de 2 h. 30 à 6 heures du soir.
Ce matin, brise légère ; dans la journée elle force, et le soir, à l’arrivée au bivouac, elle souffle en ouragan. En même temps la température monte à -8°, 3. Chassée par le vent, la neige pénètre dans nos abris et tout le couchage devient humide.
Les chevaux ont été admirables ; malgré une neige molle, nous avons parcouru 27 Km 9.
La surface de la Barrière est aussi unie qu’un tapis de billard. Pas la moindre pente ! Si cet immense glacier demeure uniforme, il n’en est pas de même des montagnes qui le bordent. A chaque kilomètre en avant, se découvrent de nouvelles terres, formées pour la plupart de hautes cimes, dont nous ne pouvons encore évaluer l’altitude. En tout cas, elles ont certainement plus de 3 000 mètres.
J’ai bien fait de passer au large de la côte. Des monts Markharm se détache, en effet, vers l’ouest, un long contrefort, hérissé de pics aigus, qui forme la rive sud de l’inlet Shackleton ; d’autres pics et une montagne tabulaire au sommet font également saillie, au sud, entre le Longstaff et le Markham. La première de ces cimes et les nouveaux massifs, à l’est du Markham, semblent délimiter un long inlet. Au sud-est du Longstaff, on distingue une autre haute chaîne que nous verrons plus nettement à mesure que nous avancerons.
Wild se sent mieux aujourd’hui. Il a retrouvé son appétit. Ce soir, le menu se compose de cheval frit. Ce n’est pas mauvais.
25 novembre. – Pendant la nuit, le vent est tombé. Au réveil, les tentes sont enfouies sous des monceaux de neige entassés par le blizzard.
Départ à 8 heures du matin par beau temps. Presque toute la journée, horizon voilé ; vers le soir, seulement, la côte devient visible. Elle semble formée d’inlets et de caps ; la haute chaîne de montagnes s’étend vers le sud, en s’incurvant légèrement dans l’est.
Le mauvais état de la neige rend la marche très fatigante ; elle ne porte pas et botte. Sans trop d’efforts, les poneys ont cependant fourni une traite de 28 Km 8.
A déjeuner, de la viande de poney gelée, et, à dîner, un ragoût de cette même viande avec du pemmican.
Wild est presque rétabli. Adams constate qu’une dent de sagesse lui pousse à la place de celle qu’on lui a arrachée. Nos yeux ne sont pas en excellent état.
Au bivouac de ce soir, le paysage est tout simplement merveilleux. Devant ce panorama étrange, nous avons l’impression d’un monde non vu jusqu’ici, comme il n’en existe pas de pareil, et nous éprouvons une sensation de solitude infinie qui nous donne conscience de la faiblesse humaine. Sur cette immensité glacée nous ne sommes que des infiniment petits.