CHAPITRE XXVIII
ÉTABLISSEMENT D’UN DÉPÔT A LA COLLINE MINNA

Une mission délicate. – Bains dans l’eau glacée. – Rencontre d’un DÉPÔT DE FOURRAGES. – ON ÉTABLIT UN DÉPÔT DE SECOURS À 22 KILOMÈTRES ENVIRON AU LARGE DE LA COLLINE MINNA. – DES NICHES DE NEIGE. – La BARRIÈRE SE DÉPLACE À RAISON DE 450 MÈTRES PAR AN. – UNE ÉTAPE DE 72 KILOMÈTRES. – UN PONT DE GLACE CÈDE ET S’ÉCROULE.

 

Avant mon départ, j’avais laissé des instructions pour qu’au début de 1909, une escouade allât établir, en face de la colline Minna, un dépôt de vivres destiné à faciliter la retraite du groupe du Sud. Cette mission était très importante ; seul, en effet, ce dépôt pouvait à notre retour nous permettre de franchir les 160 kilomètres qui séparent la colline Minna des quartiers d’hiver. Cette mission, je l’avais confiée à Joyce qui devait être accompagné de Mackintosh, Day et Marston.

La neige étant très molle, Joyce décida d’accomplir deux voyages, le premier pour charroyer les approvisionnements, le second pour nous procurer des friandises que le navire apporterait.

L’escouade partit le 15 janvier avec un traîneau chargé de 225 kilos et traîné par huit chiens. Rencontrant, au début, de la glace tendre, à moitié fondue sous l’influence du sel, ils n’avancent que difficilement. A de fréquentes reprises Joyce, Mackintosh et Marston crèvent cette nappe et prennent des bains glacés. Après ces immersions, leurs vêtements gelaient immédiatement. La première nuit on campe à la Langue du Glacier.

Le lendemain, le mauvais temps ne permet pas de continuer. Il souffle un fort vent de sud, accompagné de tourbillons de neige ; bientôt un effroyable blizzard se déchaîne.

Vers minuit, une accalmie se produit, et, le 18 au matin, la marche est reprise. La neige amoncelée par la tempête avait littéralement enterré les chiens au bivouac ; seul leur nez émergeait et il fallut les dégager pour les harnacher.

L’escouade prit au dépôt de la Langue du Glacier un second traîneau chargé de 135 kilos d’approvisionnements. Les quatre hommes avaient donc à haler en tout 360 kilos, répartis sur deux véhicules. La seconde étape sur de la glace molle et à travers des monceaux de neige fut aussi pénible que la première. A minuit, seulement, on arriva à la pointe de la Hutte, où un traîneau fut laissé. Les chiens avaient bien tiré ; après la longue période d’oisiveté qu’ils avaient passée au cap Royds, ils semblaient heureux de travailler.

Le 19, au matin, l’escouade attaqua la Barrière. La piste était bonne, si bien que les chiens purent galoper. Les hommes ne pouvaient les suivre.

Le 23 janvier, tandis qu’on cheminait sur une épaisse nappe de neige recouvrant des sastrugi, on aperçut un dépôt de fourrages situé à environ 5 kilomètres dans l’ouest de leur route et qui avait été établi au printemps. Au delà, la piste devint très difficile, en raison de la présence de crevasses ouvertes perpendiculairement à la direction suivie par l’escouade, et qu’une couche de neige trompeuse masquait.

Six heures de marche dans le sud-ouest amenèrent la caravane sur un meilleur terrain et les crevasses devinrent plus petites. Un essai de route droit au sud, vers le point où devait être établi le dépôt, n’eut d’autre résultat que de conduire l’escouade dans une nouvelle zone de crevasses ; encore une fois il fallut obliquer vers l’est-sud-est. Le 25 janvier, à minuit, Joyce atteignait le point où il avait été convenu d’établir le dépôt, à environ 22 Km 5 au large de la colline Minna.

Dès le lendemain matin, les hommes se mettent à l’œuvre. Pour marquer l’emplacement du dépôt, ils dressent un monticule de neige de 3 mètres de haut, sur lequel ils plantent deux bambous de 3 m. 30 attachés ensemble et portant trois pavillons noirs. La hauteur totale du signal est de 6 m. 60 ; il est visible à 13 kilomètres à la ronde. J’avais fixé l’emplacement de ce dépôt d’accord avec Joyce, au cours de la première expédition faite au printemps pour établir le dépôt A, avant mon départ pour le sud. Il se trouvait à l’intersection de deux alignements, l’un passant par le pic pointu de la colline Minna et le sommet du mont Discovery, l’autre par le pic central de l’île Blanche et un piton de l’Erebus.

Le 27, l’escouade battit en retraite. A quelque distance de là, Day aperçut une perche émergeant de la neige, à une petite distance dans l’ouest. C’était un dépôt installé en 1902 pour le groupe du Sud de l’expédition de la Discovery. Un bambou, haut d’environ 2 m. 40, surmonté d’un pavillon en loques et d’une boîte de fer-blanc, se dressait au-dessus du glacier. Nos camarades creusèrent jusqu’à 1 m. 50, sans atteindre la cache.

Le vent soufflant du sud, une voile fut hissée sur le traîneau. La traction devint alors si facile, que trois hommes prirent place sur le véhicule. Malgré cette surcharge, l’attelage n’en garda pas moins une vitesse de 6 kilomètres à l’heure environ. Après cela, la caravane entra dans la zone disloquée produite par la rencontre de la Barrière avec les terres situées dans l’ouest, et, pendant près de 60 kilomètres, elle dut faire mille tours et détours pour éviter ces gouffres : Joyce prétend avoir compté cent vingt-sept crevasses de 0 m. 60 à 9 mètres de large. Les plus grandes étaient béantes et, par conséquent, faciles à éviter, tandis que les petites étaient généralement couvertes.

Le 30, un nouveau blizzard éclatait ; finalement, le 31 janvier, à 11 heures du soir, on arrivait à la pointe de la Hutte.

Là, nos camarades prirent un second chargement composé de friandises, telles que des pommes et du mouton frais, apportés par une escouade du Nimrod, et, le 2 février, ils repartaient pour le sud.

Joyce évita les crevasses, en faisant pendant deux jours un détour dans l’ouest. A mon avis, la zone disloquée s’étend de l’île Blanche vers le cap Crozier ; mais dans l’ouest, les fentes sont recouvertes d’une couche de neige plus épaisse. Arrivés près du dépôt, nos camarades furent assaillis par un blizzard très violent et eurent toutes les peines du monde à installer leur campement. Lorsque le vent tomba, les tentes étaient littéralement enterrées et leurs occupants éprouvèrent de grosses difficultés à en sortir. Les chiens étaient, eux aussi, complètement ensevelis, mais ils paraissaient très heureux sous ce tapis glacé. Une fois chiens et traîneaux extraits de la neige, on se remit en route et, le 8, à 2 heures du matin, on rejoignit le dépôt de la colline Minna.

« Nous nous attendions, écrit Joyce, à y trouver le groupe du Sud et comptions faire à nos camarades une agréable surprise en leur apportant les friandises dont nous étions chargés. Aussi grande fut notre inquiétude en n’y rencontrant personne. Les ordres que j’avais reçus portaient que nous devions battre en retraite le 10, si l’escouade du Sud n’était pas de retour. Entre temps, le vent s’élève et bientôt un nouveau blizzard furieux se déchaîne jusqu’au 11. A chaque embellie, nous grimpons sur le monticule de neige pour inspecter l’horizon avec nos jumelles, espérant à chaque instant apercevoir Shackleton. Le 11, pour guider notre chef vers le dépôt, nous plantons plusieurs pavillons de 6 kilomètres en 6 kilomètres, dans la direction qu’ils doivent tenir. Nos camarades sont en retard de onze jours, ils doivent donc être à court de vivres. Après cela, nous décidons de partir en avant à leur recherche. A toutes les haltes, nous grimpons sur le traîneau et sondons l’horizon, prenant pour un homme ou une tente chaque tas de neige que nous distinguons. Le 13, nous découvrons les pistes laissées par la caravane de Shackleton à l’aller ; les empreintes des sabots des poneys et les traces des quatre traîneaux sont encore visibles. Nous les suivons pendant sept heures jusqu’à ce qu’elles disparaissent. Le lendemain, de grand matin, nous battons encore le terrain en avant, vers le sud, espérant toujours apercevoir nos camarades. Ce que l’on peut voir dans des circonstances semblables et surtout avec une lumière blanche, est inimaginable. Nous rebroussons chemin, pleins d’appréhensions sur le sort de l’escouade du Sud. »

Le 16, à midi, Joyce et ses compagnons de route sont de retour au dépôt. A mesure qu’ils s’en approchent, ils ont la conviction qu’ils vont nous y trouver. Arrivés près de la cache, ils constatent qu’elle est dans le même état que précédemment. Nos camarades, après s’être assurés que tout est en ordre, battent en retraite, l’esprit hanté de sombres pressentiments sur notre sort. Nous sommes en retard de dix-huit jours.

De la colline Minna, Joyce se dirige vers l’ancien dépôt de la Discovery afin de relever sa position et déterminer ainsi le mouvement d’écoulement de la Barrière et en même temps d’évaluer la hauteur de la neige tombée depuis six ans. Ce dépôt avait été placé sur des alignements sur la colline Minna. Après avoir relevé la position primitive de cette cache, Day et Marston mesurent la distance à laquelle elle s’en trouve actuellement. L’opération donne comme résultat : 2 928 mètres ; le déplacement s’est produit vers l’est-nord-est. La Barrière a donc progressé d’environ 450 mètres par an.

Le lendemain, l’escouade repartit vers le nord, et couvrit 53 kilomètres. Les chiens tiraient avec ardeur, si bien que trois hommes purent monter sur le traîneau. Le second jour, on rencontra de nouveau des crevasses et plusieurs chutes se produisirent. Ces fentes étaient orientées pour la plupart est-sud-est et ouest-nord-ouest. Dans cette région nos amis échappèrent par miracle à une catastrophe. Je laisse la parole à Joyce pour le récit de cet incident dramatique. « Nous marchions bon train sur une nappe très dure, quand tout à coup je sens mon pied pris. Je lance un cri d’encouragement aux chiens qui bondissent en avant. A peine le traîneau a-t-il touché la rive que le pont de neige sur lequel nous venons de passer s’écroule. Marston qui court à l’arrière du traîneau, se sent tomber à la renverse, mais heureusement l’impulsion du traîneau l’entraîne en terrain ferme. Nous retournant, nous apercevons alors à nos pieds un gouffre béant. Par une chance inespérée, nous avons échappé à la mort. Day prend une vue de la crevasse ; après quoi nous obliquons vers le cap Crozier. A 5 heures du soir, nous sortons de la zone crevassée. »

Le lendemain, une longue marche sur une bonne piste amène l’escouade au cap Armytage. Pendant cette expédition, la débâcle s’étant produite dans le sound, par suite la seule route praticable était celle de la brèche de la Colline. Durant ce trajet, un blizzard survint, et ce n’est qu’au prix de grandes difficultés, que, à 2 heures du matin, nos camarades rallièrent la pointe de la Hutte, après avoir franchi 72 Km 5 en un jour. Une telle vitesse est tout à fait exceptionnelle ; la piste avait été excellente, le vent favorable, et les chiens avaient tiré avec ardeur. Dans son rapport, Joyce ne tarit pas d’éloges sur les chiens durant ce voyage. Quoique halant plus de 45 kilogrammes par tête, ils galopaient presque tout le temps. Ces animaux souffrirent beaucoup de l’ophtalmie des neiges. Pour se soulager, ils creusaient des trous dans la terre et y fourraient le museau. Ce traitement parut très efficace.

Le harnachement nous donna en général satisfaction. A mon avis, on devrait dresser les équipages de chiens à être menés ; un homme à pied ne peut les suivre et il les fatigue en voulant les faire marcher à son pas. En laissant ces animaux avancer à leur allure normale, avec une charge légère, par exemple 32 kilos par bête, il est possible de couvrir 65 kilomètres par jour sur une bonne piste.