CHAPITRE IX
LE DEBUT DE L’HIVERNAGE

Aménagement du baraquement. – Installation d’une chambre noire. – Eclairage et chauffage. – Les logements. – Effets des blizzards SUR LA MAISON.

 

L’aménagement de l’habitation fut mené rondement. Notre intérieur n’a plus alors l’aspect frustre du début. Mon premier soin est de réserver à chacun son petit coin particulier dans lequel il sera chez lui. Pour cela, la baraque est divisée en compartiments longs de 2 m. 05 et profonds de 2 m. 10. Sept seront occupés par deux habitants ; un huitième, plus petit, me sera réservé.

Une chambre noire est installée dans le coin gauche, derrière un mur de caisses de fruits en bouteilles. Ces boîtes, qui doivent être gardées à l’intérieur pour empêcher leur contenu de geler, ont été placées de telle sorte qu’elles puissent être ouvertes de l’extérieur et qu’il soit permis d’enlever les bocaux qu’elles renferment, sans démolir la construction. Ces caisses, une fois vides, doivent servir d’armoires pour le matériel de réserve ; les cabines se trouveront désencombrées d’autant. A l’intérieur, la chambre noire est doublée de feutre. Mawson y installe des planches, des tablettes, etc. Le résultat final est aussi satisfaisant que possible dans les circonstances où nous sommes.

En face le laboratoire photographique, de l’autre côté de la porte d’entrée, se trouve ma chambre, large de 1 m. 80, longue et haute de 2 m. 10, tapissée intérieurement de toile à voile. Mon lit est installé sur des caisses de fruits qui, une fois vides, deviendront des armoires. Dans mon réduit se trouvent la plus grande partie de la bibliothèque, les chronomètres, les compteurs, le barographe et le thermomètre enregistreur. Il y a tout juste place pour une table ; avec ce meuble, ma cabine est très confortable et je m’y trouve fort bien.

Au-dessus de moi sont placés ceux des instruments scientifiques qui sont inutiles pour le moment, tels que les thédolites, thermomètres de réserve, cercles d’inclinaison, etc. Sous ce poids, le plafond s’affaisse et menace de s’effondrer ; de ce danger je ne prends nul souci, et avec raison, car aucun accident ne se produit. Sur le plafond de la chambre noire sont entassés le matériel photographique et la provision de vin.

Le générateur d’acétylène se trouve placé sur une plateforme entre ma chambre et le laboratoire photographique. Quatre lampes, dont une portative dans ma cabine, répandent dans la maison une vive clarté. Grâce à cette installation, nous jouissons, sous le rapport de l’éclairage, du maximum de confort que l’on ait encore obtenu dans un hivernage polaire. Cette magnifique lumière contribua à rendre agréable le séjour dans la maison. La présence du générateur dans l’habitation présente toutefois un inconvénient. Lorsqu’on recharge les réservoirs de carbure, il se dégage une odeur insupportable ; nous nous y habituâmes, cependant, mais chaque fois c’était un concert de malédictions sur le mécanicien Day. L’appareil fonctionna parfaitement durant tout l’hiver.

Les cabines sont séparées par des toiles à voile fixées à des câbles tendus en travers de l’habitation et fermées par des portières. Grâce à cet aménagement les membres de notre petite communauté peuvent s’isoler complètement, chez eux. Chaque cabine a son cachet particulier ; aussi bien me paraît-il intéressant de donner une description rapide des diverses chambres.

La cabine d’Adams et de Marshall, la plus rapprochée de la mienne, est remarquablement propre et rangée ; pour cette raison elle est surnommée « n° 1 Park Lane ». En entrant, le regard est attiré par des étagères garnies de petits rideaux de gaze que soutiennent des faveurs bleues. Les titres des livres qu’elles renferment renseignent de suite sur les goûts littéraires de ses habitants. Du côté d’Adams, des ouvrages sur la Révolution française et la période napoléonienne, et une édition complète de Dickens. Sur les rayons de Marshall, des flacons de médecine, des ouvrages de thérapeutique et quelques livres de littérature générale. La porte est décorée de portraits en grandeur naturelle de Napoléon et de Jeanne d’Arc, œuvre de Marston. Grâce à leur ingéniosité, Adams et Marshall possèdent les deux lits les plus confortables de la maison.

Cette cabine sert de dispensaire et de salle d’opérations. La chambre suivante, du même côté, est occupée par Marston et Day. Son ornementation décèle l’habileté manuelle de l’un et le goût artistique de l’autre. Les étagères sont ornées de moulures et les boiseries peintes en brun. Cette cabine est surnommée « The Gables » (Les Pignons), sans doute en raison de la forme particulière des étagères. Elle est garnie de solides lits en bois, faits de vieilles caisses d’emballage, avec une literie composée de paillasses pleines de copeaux. Sur la portière Marston a peint une cheminée remplie par une grille allumée et surmontée d’un bouquet de fleurs. Dans cette chambre, on installa la presse lithographique. Le compartiment suivant est occupé par Armytage et Brocklehurst. Il ne brille ni par le confort, ni par l’ornementation. Ayant donné ma chambre à Brocklehurst, après son amputation, j’y vécus deux mois. Avec des caisses à pétrole vides, j’installai un lit ; l’odeur qu’il dégageait m’empêcha de dormir pendant deux nuits, mais on s’habitue à tout.

Ensuite vient l’office, séparé de la chambre d’Armytage et de Brocklehurst par un mur de caisses. Office, boulangerie et magasins ont en tout 1 m. 80 sur 0 m. 90. Au delà on rencontre le laboratoire de biologie, mesurant 1 m. 20 carré, tout garni de rayons chargés de bocaux.

De l’autre côté du poêle, face à l’office, s’ouvre la cabine de Mackay et de Roberts. Sa caractéristique est une pesante planche qui ne supporte que des chaussons ou autres articles légers ; le seul objet un peu lourd que l’on y trouve est le graphophone et ses rouleaux. Les couchettes sont de mauvaises contrefaçons de celles de N° 1 Park Lane.

Une fois ces meubles en place, Mackay invite pompeusement toute la bande à venir admirer son ouvrage. Adams et Marshall font alors judicieusement remarquer que, le bambou étant un bois flexible, les traverses ne pourront soutenir le poids de la literie et du dormeur. Piqué au vif par cette observation, Mackay grimpe immédiatement sur son lit pour prouver sa solidité. En effet, il résiste. Désappointés de n’avoir point assisté à une catastrophe, les spectateurs commençaient à se retirer, lorsque soudain un craquement suivi d’un bruyant juron se fait entendre. Le lit s’était finalement effondré. Après cette déconvenue Mackay se remit avec ardeur au travail et réussit à construire une couchette solide et confortable.

 

Entre cette cabine et la suivante, occupée par Priestley et Murray, n’existe aucune séparation, leurs habitants préférant le communisme. Le résultat, c’est que les discussions sont continuelles à propos de prétendus empiétements. Il est indifférent à Priestley, homme patient par excellence, qu’on pose sur lui, pendant son sommeil, une chaise ou un volume de l’Encyclopédie britannique ; mais il proteste si on laisse tomber sur ses vêtements des chaussures humides, dont les semelles sont plus ou moins imprégnées de crottin. Les deux lits de ce compartiment, fabriqués avec des caisses vides de biscuit ne laissent libre aucun espace. Dans le domaine de Priestley sont partout entassés des échantillons de roche, des haches à glace, des marteaux, des ciseaux, et dans celui de Murray l’outillage du parfait zoologiste.

 

La chambre suivante est habitée par Joyce et Wild. Sur la portière sont représentés deux ruffians tenant d’énorme pots de bière en main, avec l’inscription « The Rogues Retreat », La Retraite des Vauriens. Les couchettes de cette cabine furent les premières installées et servirent de modèles à celles du compartiment situé en face, « The Gables ». En grand secret, Wild construisit son lit dans le magasin aux vivres, puis un beau jour, il nous invita tous à venir contempler ce magnifique spécimen d’ébénisterie polaire. Devant ce meuble les visiteurs éprouvaient tout à la fois des sentiments d’admiration et d’envie, d’admiration pour l’habileté du constructeur, et d’envie pour le bien-être que l’heureux occupant de ce beau lit éprouverait. Wild n’avait oublié qu’une chose : les dimensions de la porte de l’atelier, si bien que, pour faire passer le meuble, il dut le scier en deux.

La presse à imprimer et la boîte à caractères pour le journal polaire occupèrent un coin de ce compartiment.

La pièce suivante et dernière abrite le professeur David et Mawson. Le plus pittoresque désordre que l’on puisse imaginer y règne. Dans la journée, les lits sont couverts d’appareils photographiques, de spectroscopes, de thermomètres, de microscopes, d’électromètres et autres appareils du même genre. Le lit de Mawson est formé de deux malles dans lesquelles il a apporté ses appareils, et celui du professeur, de caisses d’essence. Ces deux naturalistes font la chasse aux boîtes de fer-blanc vides et aux bouchons de paille ayant servi à l’emballage des flacons de fruits conservés. Mawson rangeait ses prises dans le magasin aux vivres ; David, n’ayant pas cette ressource, empilait les siennes à un bout de sa couchette. Paille et boîtes disparaissaient vite quand les deux géologues empaquetaient leurs échantillons. Les bouchons de paille servaient à entourer les roches, et les boîtes de conserves recevaient les spécimens délicats soigneusement enveloppés de papier. Cette cabine reçut le nom de Magasin de bric-à-brac.

La table commune, œuvre de Murray, est faite de couvercles de caisses d’emballage reposant sur des tréteaux. Pour dégager le centre de l’habitation, à la fin de chaque repas, elle est hissée au plafond. L’espace rendu ainsi libre est occupé par les divers corps de métier, toujours très affairés.

Le poêle, la pièce la plus importante du mobilier, me fit passer de mauvais quarts d’heure. En débarquant après le blizzard, qui interrompit la mise à terre des approvisionnements, quelle ne fut pas ma stupéfaction en apprenant que durant cette tempête, il avait été impossible de chauffer le baraquement. A l’intérieur, la température était restée à -17°; des chaussons, mis à sécher dans les fours, en avaient été retirés le lendemain aussi humides que la veille ! Immédiatement je fais démonter l’appareil ; on découvre alors qu’à la mise en place huit pièces importantes ont été oubliées. Cette omission réparée, le poêle fonctionna ensuite admirablement. Pendant plus de neuf mois il brûla jour et nuit, sans autre arrêt que des interruptions de dix minutes pour le nettoyer. Cet appareil maintint dans l’intérieur une température supérieure de +15°à + 21°à celle régnant à l’extérieur. Les fours qu’il renfermait permettaient de cuire le pain nécessaire à notre consommation journalière, et de préparer nos trois repas quotidiens. Enfin, sur le fourneau on faisait fondre les blocs de glace qui possédaient une température d’environ -28°, pour nous procurer l’eau nécessaire à notre consommation et à celle des poneys. Tout cela était obtenu avec une consommation de 250 kilos par semaine.

Au fur et à mesure que l’hiver approche, le baraquement prend de plus en plus l’aspect d’un atelier. Quand je me reporte à ces jours déjà lointains, je me demande en vérité pourquoi nous avons pris tant de peine pour meubler et embellir ce qui ne devait être qu’un abri provisoire. Des gravures qu’un de nos nombreux amis a eu l’amabilité de nous donner, réparties dans les diverses cabines, donnent à notre logis un aspect presque luxueux.

Le premier blizzard un peu violent que nous essuyons fait trembler la maison comme une feuille ; à tout moment nous nous attendons à ce qu’elle soit emportée. Si elle eût été édifiée sur un terrain à découvert, nul doute qu’elle n’eût été renversée. Même dans la situation abritée où elle se trouve, les rafales secouent la baraque avec une telle force, que je dois amarrer avec une courroie les chronomètres placés dans ma chambre sur une planche, pour éviter qu’ils ne soient jetés à terre.

Après cette tempête, nous passons par-dessus le toit un solide câble d’acier, dont les extrémités sont enfouies dans le sol, où la gelée les fixe aussi solidement que le meilleur ciment.