CHAPITRE XXIX
L’EXPÉDITION DE L’OUEST
L’escouade de l’Ouest se met en route. – Ampoules de glace. – Priestley EXAMINE UNE ESPÈCE DE GRÈS PARTICULIÈRE AUX RÉGIONS ANTARCTIQUES. – On TROUVE DES COQUILLAGES SUR UNE PLAGE DE SABLE. – TERRIBLE AVENTURE de Priestley et de ses compagnons. – A la recherche de l’escouade du Nord. – Émouvant sauvetage.
Le 9 décembre, l’escouade de l’Ouest, composée d’Armytage, Priestley et Brocklehurst, quittait les quartiers d’hiver, et se dirigeait vers les montagnes de l’Ouest. Le 13 décembre, elle atteignit les moraines échouées.
Dans cette région, les explorateurs furent gênés par des espèces d’ampoules de glace, hautes parfois de 12 à 15 centimètres et recouvertes d’une couche dont l’épaisseur ne dépassait pas 3 à 6 millimètres. Dès qu’on marchait dessus, elles se brisaient et, en dessous, le pied rencontrait une petite flaque d’eau, profonde de 3 à 5 centimètres. Priestley attribue la formation de ces ampoules à la fusion des congères et à l’action de l’eau salée qui, par en dessous, travaille plus énergiquement que le soleil à l’extérieur à déterminer la fusion.
Le 15 décembre, l’escouade commença l’ascension du glacier Ferrar, tandis que Priestley examinait les rochers avec le plus grand soin pour y chercher des fossiles. La piste était, le plus souvent, mauvaise, formée de neige molle, là où on s’attendait rencontrer de la glace. Le 19 décembre, un blizzard éclata ; la tempête apaisée, les explorateurs arrivèrent dans une région glissante et crevassée. Le 20 décembre, ils campaient près des Rochers Solitaires, à l’endroit même où le capitaine Scott avait dressé sa tente, après avoir abandonné la Vallée Sèche. Sur ces entrefaites, une chute de neige abondante se produisit ; aussi bien, le temps dont disposait l’escouade étant très limité, l’idée de pousser jusqu’au nunatak du dépôt fut abandonnée. Les recherches de Priestley au pied de l’escarpement situé entre la Vallée Sèche et la branche orientale du glacier étant demeurées sans résultat, le groupe s’avança vers le mont de l’Obélisque. Dans le journal de Priestley, à la date du 21 au soir, je trouve les indications suivantes : « J’ai examiné, sans succès, bloc par bloc, une grande quantité de grès. La seule différence qu’ils présentent avec le type ordinaire réside dans la présence de minces couches d’un conglomérat formé de graviers de quartz et de quelques lentilles d’une substance argileuse. Une roche intermédiaire entre le granité et le porphyre est commune dans ces parages. Le grès est très attaqué par les agents météoriques, souvent il se désagrège au premier coup de marteau. Je recherchai attentivement des fossiles dans cette roche, bien que leur faciès indiquât qu’elle ne devait pas en renfermer. Si j’avais été en Angleterre, ou dans n’importe quel autre pays, je me serais abstenu de ces investigations. Je n’ai jamais vu, en effet, de roche sédimentaire paraissant moins fossilifère. Un grand nombre des blocs sont recouverts d’une patine blanche et opaque (probablement du carbonate de chaux) ; s’il y a eu jamais de la chaux dans ce grès, elle a été dissoute il y a longtemps. Cette région contient, en abondance, des roches intéressantes, mais les difficultés de transport s’opposèrent à ce que je fisse une copieuse collection… La carte géologique de cette région me paraît renfermer de grosses erreurs. Tout l’escarpement qui nous fait face, marqué comme constitué entièrement par du grès Beacon, est formé, au contraire, de granité, sur une hauteur d’au moins 900 mètres. Au-dessus seulement, on observe une calotte de grès, et la dolorite semble avoir disparu à l’exception de la couche supérieure.
« L’étude des Rochers Solitaires releva une autre inexactitude de la carte. L’expédition de la Discovery avait cru que ce massif forme une île au milieu du glacier : une minutieuse reconnaissance nous révéla qu’il constitue, en réalité, un contrefort relié à la muraille nord par un isthme de granité d’au moins 300 mètres de haut. Le glacier, dans sa descente vers la vallée, entoure ce massif ; au pied de l’isthme, se trouvait un petit lac alimenté par des torrents issus d’un glacier situé en face. Ces cours d’eau étaient jaunes de sédiments ; un autre, très coloré, lui aussi, s’écoulait du lac vers la Vallée Sèche. Les Rocs Solitaires atteignent une altitude d’environ 600 mètres. » Priestley exécuta des recherches géologiques et des levés près de la Fourche de l’est, et explora attentivement les localités suivantes : Colline Kukri, Mont Knob-Head et Ravin Windy.
Le 24 décembre, on trouva, dans le voisinage du camp, le squelette blanchi d’un crabier. Il est curieux qu’un de ces animaux ait pu remonter si haut sur le glacier. La caravane s’installa ensuite au pied du Knob-Head, juste au-dessous du second ravin, à l’est du ravin Windy. En escaladant les pentes voisines jusqu’à une altitude de 1280 mètres, Armytage et Priestley trouvèrent un lichen jaune à 945 mètres, un lichen noir à 1159 mètres, et un lichen vert ou une mousse à 1280 mètres. Le campement avait été installé à la cote 753 mètres. Le groupe de l’Ouest passa la Noël dans cette localité.
Armytage découvrit un fragment de grès portant des empreintes paraissant provenir d’une fougère ; malgré tout, Priestley ne conservait pas grand espoir de trouver des fossiles dans ce grès très altéré. La journée fut employée à des travaux géologiques.
« Ici, le soleil disparaît vers 9 h. 30 du soir, écrit Priestley dans son journal. Le passage soudain de la lumière éclatante à l’obscurité produit un effet curieux sous la tente. Au dehors, la mince couche de glace, qui recouvre les mares d’eau autour des blocs, se contracte immédiatement en produisant des détonations semblables à une série de coups de pistolet ; parfois même, elle se brise et vole de tous côtés en éclats, avec un bruit semblable à celui du verre cassé. C’est l’effet du refroidissement subit de la glace sous l’influence du vent glacé du plateau, dès que le soleil disparaît. »
Le 27 décembre, Priestley et ses compagnons redescendirent le glacier Ferrar, afin de voir si l’escouade du Nord était de retour à la pointe du Beurre. Pendant la retraite, les moraines furent étudiées et de nombreuses collections de roches recueillies. Le 1er janvier, la petite troupe ralliait la pointe du Beurre. Le temps était relativement chaud, la glace fondait partout, si bien que les voyageurs étaient constamment trempés.
Au dépôt, aucune trace du groupe du Nord. Après avoir attendu jusqu’au 6, l’escouade de l’Ouest se rendit aux moraines échouées à une journée de marche au sud, afin d’y recueillir des échantillons géologiques. Ces moraines, découvertes par l’expédition de la Discovery, datent d’une extension antérieure de la glaciation ; elles renferment des roches très diverses qui renseignent sur la constitution de la région située à l’ouest, et sont, pour ce motif, d’un très grand intérêt. Après une halte de deux jours dans cet endroit, les voyageurs revinrent à la pointe du Beurre, rapportant 115 kilos de cailloux. David n’étant pas de retour, Priestley et ses compagnons allèrent visiter la Vallée Sèche. Ils y trouvèrent une plage soulevée, située à 18 mètres au-dessus du niveau actuel. De nombreux fragments de Pecten Colbecki, coquille très commune actuellement au cap Royds, furent rencontrés dans le sable jusqu’à cette altitude de 18 mètres.
Priestley estime que des dépôts marins récents doivent exister encore plus haut. A propos des moraines de ce lieu, son journal renferme le passage suivant : « Elles ressemblent, dans leurs lignes générales, aux moraines échouées. Au milieu de nappes considérables de graviers, on rencontre des blocs de toutes dimensions et de toute nature, des roches sédimentaires, comme des roches volcaniques ; à travers ces dépôts, on remarque des ravins creusés par les eaux, bordés de plages de graviers et précédés du côté de la mer par des larges cônes d’alluvions s’étendant en éventail.
« Ces formations glaciaires se distinguent des moraines échouées par la présence de nombreuses coquilles vivant actuellement dans la mer de Ross, renfermées dans les graviers et les sables des moraines. Ces subfossiles apparaissent au jour, le plus souvent, dans les couches que l’érosion régressive des torrents a entamées. L’état de conservation des Pecten Colbecki est d’autant plus remarquable que leur état est extrêmement fragile. J’en ai vu des milliers, et ai pu recueillir de nombreuses valves simples entièrement intactes. J’ai vu aussi plusieurs plages d’Anataena. A l’extrémité d’un banc de boue, à environ 0 m. 60 au-dessus du niveau actuel de la mer, je trouvai en grand nombre des exemplaires desséchés d’un petit amphipode, ainsi qu’un poisson de 0 m. 025 de long. De plus, ces moraines sont entièrement couvertes d’ossements de phoque ; j’ai même rencontré deux cadavres desséchés de ces mammifères encore garnis de leur peau. L’un était un crabier. Parmi les échantillons que j’ai recueillis dans cet endroit, s’en trouve un de grès Beacon, portant les mêmes curieuses empreintes que les deux spécimens découverts par Armytage à Knob-Head. Elles ressemblaient à celles qu’aurait laissées un insecte aptère, gros comme une guêpe, et, long de plusieurs centimètres. »
L’escouade de l’Ouest, de retour à la pointe du Beurre, y attendit, jusqu’au 25, l’arrivée de David, conformément à mes instructions.
Le 24 et le 25, Priestley et ses compagnons n’échappèrent à une effroyable catastrophe que par un hasard providentiel. Ils étaient campés sur la banquise, au pied de la pointe du Beurre et se disposaient à partir le lendemain matin pour les quartiers d’hiver. Leur position paraissait absolument sûre : la crevasse de marée, le long de la côte, ne présentait aucun signe inquiétant et la glace voisine semblait fixe. Or, le 24, à 7 heures du matin, que voit Priestley en sortant de la tente ? Le glaçon, sur lequel ils se trouvent, s’était détaché de la côte et s’en allait à la dérive vers la pleine mer ! A cette nouvelle, tous ses camarades se précipitent anxieux. Ils sont déjà à deux milles au large et leur radeau continue sa route vers l’océan. « Aussitôt que nous nous fûmes aperçus de la rupture de notre glaçon, rapporte Armytage, nous abattons la tente, chargeons le traîneau et filons vers le nord, afin de voir si nous ne pourrons pas nous échapper dans cette direction. La situation est grave ; nous n’avons pas en effet les moyens de traverser une nappe d’eau ; nous ne pouvons non plus compter sur le secours du navire ; enfin, la plus grande partie de nos vivres est restée à la pointe du Beurre. Notre marche au nord ne fut pas longue, car nous ne tardâmes pas à nous heurter à un chenal. Nous décidons alors de revenir sur l’emplacement de notre camp. Nous dressons la tente et à 11 heures du matin, pour la première fois de la journée, avalons quelque chose. Tout compte fait, le plus sage est de rester où nous sommes pendant quelque temps au moins. Peut-être, mais cela n’est guère probable, le navire s’aventurera-t-il dans une des ouvertures voisines de la banquise et pourra-t-il ainsi nous recueillir, ou bien encore une renverse de courant nous ramènera-t-elle vers terre ? Nous attendons jusqu’à 3 heures de l’après-midi sans voir la situation s’améliorer. Des squales s’ébattent dans les canaux et, de temps à autre, passent en plongeant sous notre glaçon. Nous nous remettons alors en route vers le nord ; de toutes parts, nous sommes entourés par de l’eau libre. Dans ces conditions, à 10 heures du soir, nous revenons camper à notre ancien emplacement. Nous prenons un léger repas composé de ragoût et de biscuits. Comme nous n’avons plus que quatre jours de vivres, une réduction des rations est décidée.
« Il nous semble que nous ne dérivons plus vers le nord ; au contraire nous paraissons nous rapprocher quelque peu de la glace fixe. Cela nous redonne un peu d’espoir. Nous nous glissons alors dans nos sacs de couchage pour nous tenir chaud. A 11 h. 30, Brocklehurst annonce que nous ne sommes plus qu’à quelques centaines de mètres de la glace fixe et que notre glaçon se dirige vers la côte. A mon tour, je me lève et enfile mes mocassins pour examiner la situation. A minuit, nous sommes très près de la glace fixe, à 200 mètres environ. Aussitôt, je cours avertir les camarades, il ne faut pas rater l’occasion de débarquer, si elle se présente. En un tour de main, le camp est levé et le traîneau chargé pendant que je retourne sur le bord du glaçon, à l’endroit où le hasard avait porté mes pas la première fois. Juste au moment où mes camarades me rejoignent avec le traîneau, je sens le glaçon heurter la glace fixe. La zone de contact entre les deux masses est large de 1 m. 50 à peine, mais elle est située juste à l’endroit où nous nous trouvons.
« D’un bond, nous faisons sauter le traîneau sur la glace stable ; nous sommes sauvés ! Une seconde après, notre glaçon reprenait le large.
« Après cette aventure, nous gagnons la pointe du Beurre et, vers 3 heures du matin, nous pouvons enfin avaler un solide repas et prendre un repos réparateur.
« Le lendemain matin, la mer est libre devant nous et le Nimrod en vue à 10 ou 12 milles au large. De suite, nous faisons fonctionner l’héliographe ; après une heure de manœuvres, nous obtenons une réponse. A 3 heures de l’après-midi, le 26 janvier, le navire arrivait se ranger le long de la glace fixe et nous embarquait. A la pointe du Beurre, nous laissons un dépôt de provisions et de pétrole pour le cas où le groupe du Nord y passerait après notre départ. »
Les 22 et 23 janvier, la brise souffle très fraîche du sud. Aussi bien, la nappe de glace autour du cap Royds commence à se disloquer. De ce point, une escouade conduite par Davis part pour la pointe de la Hutte, avec mon courrier pour que Joyce me l’apporte au dépôt du Bluff. Le 25, la débâcle est très avancée ; dans ces conditions, le capitaine Evans essaie de traverser le sound Mc Murdo pour s’approcher de la côte occidentale et rechercher les escouades de l’Ouest et du Nord. Le Nimrod était engagé dans le sound lorsqu’il aperçut des signaux d’héliographe, à une distance d’environ 16 à 20 kilomètres, près de la pointe du Beurre. Le capitaine put alors avancer jusqu’au bord de la glace attachée au rivage et recueillit ainsi Armytage, Priestley et Brocklehurst.
Après cette date, le temps fut rarement beau. La saison avançait d’ailleurs ; la glace qui couvrait encore le sound commença à se disloquer rapidement et à former un pack qui dériva dans le nord. Quand un blizzard soufflait – ce qui arrivait fréquemment – le Nimrod était amarré à l’abri du vent, à un iceberg échoué près du cap Barne, afin de se maintenir en place sans consommer une trop grande quantité de charbon. Une fois que la débâcle se fut étendue, le navire s’abrita derrière la Langue du Glacier.
Cette période d’attente fut singulièrement pénible, pour les membres de l’Expédition aux quartiers d’hiver aussi bien que pour l’équipage du navire. L’époque approchait où il faudrait battre en retraite vers le nord, à moins que le Nimrod ne fût pris dans les glaces, et deux escouades manquaient encore ! Mes instructions portaient que si le groupe du Nord n’était pas de retour le 1er février, il y aurait lieu d’aller à sa recherche en suivant vers le nord la côte ouest. Ce groupe était de trois semaines en retard. Aussi bien, le 1er février, le Nimrod commençait de minutieuses investigations de cette côte. Le navire ne devait pas être de retour à la station avant le 11.
Pendant ce temps, Murray et Priestley continuèrent leurs recherches scientifiques. Priestley visita la région en tous sens. Maintenant que la neige a en grande partie disparu, il reconnut plusieurs assises intéressantes qui avaient été jusque-là recouvertes. Des lits de spicules, d’éponges renfermant divers autres fossiles fournissent la preuve d’une émersion récente de la côte. Un épais dépôt de sel fut découvert sur un monticule entre deux lacs, ainsi que plusieurs roches volcaniques curieuses. Par suite du dégel, les petits étangs étaient remplis d’eau et il fut possible d’y recueillir des formes organiques qu’on n’avait pas observées en hiver.
La recherche de l’escouade du Nord par le Nimrod fut à la fois difficile et dangereuse. Le capitaine Evans dut serrer de très près la côte pour être assuré d’apercevoir le plus petit signal ; d’autre part la mer était encombrée de glaces flottantes. Il avait ordre de s’avancer jusqu’à une plage de sable située au nord de la Barrière Drygalski ; il s’acquitta de sa mission d’une manière remarquable.
La fameuse plage, marquée sur la carte, n’existe pas ; le Nimrod atteignit toutefois ces parages, puis redescendit vers le sud en fouillant de nouveau la côte attentivement.
Le 4, une tente fut aperçue au bord de la Barrière Drygalski ; deux pétards furent allumés ; au bruit de cette détonation, on vit trois hommes sortir de cette tente et se précipiter en trébuchant vers le bord de la glace. C’était l’escouade du Nord.
Dans sa hâte, Mawson tomba dans une crevasse et dut attendre, pour en sortir, l’arrivée d’un groupe de matelots envoyés du navire à son secours. « Je n’ai jamais vu d’homme aussi heureux », disait Davis en racontant le sauvetage du groupe. Traîneau, équipement et collections furent embarqués sur le Nimrod, puis le capitaine Evans rebroussa chemin vers les quartiers d’hiver.
Dans le chapitre qui suit, le professeur David va raconter l’histoire de sa dramatique expédition.