CHAPITRE XXVI
L’ETE AUX QUARTIERS D’HIVER

NOS CHIENS, ÉCHAPPÉS, MASSACRENT NOS PINGOUINS. – EXCURSION À L’ILE de la Tente et le long des pentes de l’Erebus. – Comment Priestley, Joyce, Murray, Marston et Day se partageaient la besogne. – Vers les montagnes de l’Ouest. – Priestley et ses compagnons en dérive dans le blizzard. – Excursions et études. – Le retour aux quartiers d’hiver.

 

Nous étions à environ 50 kilomètres de la pointe de la Hutte, quand je décidai de renvoyer le groupe d’appui. Les hommes qui le composaient nous regardèrent nous éloigner à travers l’immense plaine blanche, puis ils reprirent leur attirail et se mirent en route vers le nord. Joyce, à qui j’avais donné la direction de ce groupe, décida d’atteindre la pointe de la Hutte en une seule étape. Ils avaient à traverser un grand espace de glace crevassée, mais après, ils camperaient à l’abri. Ils partirent à 7 heures du matin, et marchèrent jusqu’à midi. L’après-midi, ils continuèrent de 2 heures à 5 heures, et, enfin, une dernière marche, de 7 heures du soir à 1 h. 30 du matin, les amena à la vieille maison de la Discovery. La journée se passa sans incident ; toutefois Brocklehurst, qui avait mis des brodequins, alors que ses compagnons avaient chaussé des mocassins, fut de nouveau mordu par la gelée. Le groupe avait fait 51 Km 5 en quatorze heures et demie, ce qui est remarquable, étant donnée la nature spéciale de la surface parcourue, molle et crevassée.

La petite troupe quitta la pointe de la Hutte le 12 novembre au matin ; le remorquage fut pénible jusqu’à la Langue du Glacier. Ils songèrent d’abord à camper sur le côté méridional de ce glacier, mais ils n’en firent rien, fort heureusement, car ils rencontrèrent, de l’autre côté, Day, Murray et Roberts arrivés avec l’automobile et des vivres. J’avais, en effet, laissé des ordres pour qu’on apportât au dépôt qui se trouvait là environ 800 kilos de provisions et de matériel pour les groupes en traîneau, au cas où la débâcle leur aurait coupé la route vers le cap Royds. Après avoir fait un bon repas de biscuits, de confitures, de ragoût, de langue et de laitance de morue, les deux groupes se réunirent pour transporter les provisions au dépôt. Puis ils repartirent tous ensemble sur l’auto et sur les traîneaux légers, celui-là remorquant ceux-ci ; et ils abandonnèrent momentanément le plus lourd des traîneaux, celui dont s’était servi le groupe d’appui. Ils arrivèrent ainsi au quartier d’hiver dans les premières heures de la matinée et, après un nouveau bon repas, prirent un repos bien gagné.

Après le retour du groupe d’appui, les occupations reprirent leur cours habituel à la maison. On s’aperçut avec mécontentement que, pendant l’absence des hôtes – Murray, Day et Roberts, ayant aussi entrepris une petite expédition, des chiens avaient réussi à s’échapper et avaient tué trente ou quarante pingouins. C’était l’époque de la ponte, et nos camarades trouvèrent que les œufs étaient très bons à manger. L’œuf de pingouin a, à peu près, la grosseur d’un œuf de canard ; le blanc en est transparent, gélatineux, et le jaune petit. Il faut environ huit minutes pour cuire cet œuf à la coque, dix pour l’avoir dur. La coquille est intérieurement d’un beau vert foncé, et extérieurement, crayeuse et blanche, mais généralement fort tachée de guano. Murray partagea la rookery en deux parties : dans l’une il réunit les femelles pondeuses, et dans l’autre, il groupa les jeunes pingouins dont il étudiait le développement.

Les études scientifiques ne furent pas négligées aux quartiers d’hiver. Nos camarades se livrèrent à une série de petites expéditions sur des points intéressants du voisinage. Le 14 novembre, Priestley note dans son carnet : « Aujourd’hui, nous nous sommes transportés en automobile à l’île de la Tente, en passant par l’île Inaccessible. Notre principal objet était de permettre à Joyce de tuer et de dépouiller quelques jeunes phoques, mais on s’est occupé aussi de géologie. Day, Joyce et Murray m’accompagnaient. Une fois arrivés en face de l’île Inaccessible, nous partîmes à pied, à trois, pour en examiner les pentes occidentales. Nous n’eûmes pas le temps d’en faire l’escalade. L’île consiste entièrement, de ce côté, en une coulée de basalte porphyrique avec de petits cristaux de feldspath, surtout visibles dans les échantillons dégradés. La nappe de basalte semblait plonger vers le sud. Day, avec l’auto, essaya de nous rejoindre, mais s’engagea sur un mauvais terrain et enfonça jusqu’aux essieux dans la neige ; il fut obligé de reculer. Nous gagnâmes l’île de la Tente, et, après que Joyce eut capturé un jeune phoque et commencé ses opérations, nous grimpâmes, Murray, Day et moi, vers un point escarpé d’où nous jetâmes un regard circulaire sur les rochers environnants, recouverts d’une épaisse nappe de kénite. Ailleurs, nous prîmes une photographie d’un splendide bloc de kénite, désagrégé, tout creusé d’arabesques et parsemé de feldspaths, comme une porte de vieille église est ornée de clous. Nous redescendîmes par l’autre côté de l’île. »

 

Le 16 novembre, Priestley fit une intéressante excursion le long des pentes de l’Erebus. Au-delà des moraines inférieures, et séparés de celles-ci par un champ de neige de grande dimension, il trouva une série de crêtes et de cônes de kénite recouverts de très petits débris. Les crêtes se poursuivaient, sur une certaine longueur, jusqu’au bord du glacier principal, où elles se terminaient en formant plusieurs nunataks bien marqués. « J’examinai celui qui était le plus rapproché du grand cône parasite ; il avait 24 mètres de haut, et était formé de kénite massive d’une couleur foncée et d’un grain serré, dont les blocs cubiques, très considérables, étaient traversés par une série très complète de joints remarquables. Ce nunatak me fournit neuf sortes de lichens, y compris quatre ou cinq espèces nouvelles, et un échantillon de mousse. L’un des lichens l’emportait tellement sur les autres en taille et en ramifications qu’on pouvait vraiment le ranger parmi les lichens de forêt ; « il faut, selon Murray, le rapprocher du lichen des rennes. »

Joyce, pendant ce temps, recueillait des collections zoologiques, et put, grâce à l’automobile, étendre ses recherches. Il se faisait généralement conduire par Day à 25 ou 26 kilomètres sur la glace de mer, en un endroit convenable, le plus souvent sur les Rochers de la Cathédrale ou au nord de la Langue du Glacier, et tuait des phoques et des pingouins. Pour attraper les jeunes phoques, dont il nous fallait plusieurs spécimens, il était obligé d’éloigner les mères, ce qui n’était pas commode. Joyce tua cinq jeunes phoques de Weddell, et quatre autres spécimens adultes. Avec l’aide de Day, il tua et dépouilla encore vingt pingouins Empereur, douze pingouins d’Adélie et douze mouettes Skua ; en outre, tout le monde fit la chasse aux œufs.

Quant à Murray, il s’occupait plus spécialement de biologie, ce qui était son domaine propre, et Marston dessinait et peignait. Mais celui-ci constata qu’il ne pouvait faire d’aquarelle en plein air, ses couleurs gelant de suite ; quant aux couleurs à l’huile, il put s’en servir pendant l’été ; au printemps, elles étaient gelées au bout d’une heure. En revanche, les pastels ne refusèrent jamais le service.

Marston trouva, comme d’autres artistes avant lui, que la nature antarctique offre des tons d’une crudité extraordinaire. Des bleus et des verts éclatants y contrastent violemment avec des rouges enflammés et l’impressionnisme le plus osé exprimerait à peine un coucher de soleil derrière les hautes cimes de glace.

Certains jours, le ciel était d’un rouge ardent, puis d’un vert pâle, ensuite d’un bleu profond, tandis que, sous la lumière lunaire, les nappes de neige et les rochers devenaient violets, verts et blancs. C’étaient surtout les jours gris qui faisaient les délices de Marston, alors qu’il n’y avait pas de lumière solaire directe et que, de tous côtés, la neige revêtait d’admirables teintes grisâtres.

Joyce s’occupa aussi de l’achèvement des volumes de l’Aurora Australis. Avec la pratique, il était devenu plus habile à manier les caractères et il put avancer beaucoup sa besogne ; il fut aidé par Day pour la préparation des planches de caisses Venesta, qui devaient servir à la reliure des volumes. Marston continua ses lithographies pour les illustrations.

J’avais laissé des instructions pour une reconnaissance géologique des pentes septentrionales du Mont Erebus, afin que l’on examinât, si possible, quelques cônes parasites ainsi que le plus ancien cratère principal de la montagne. On ne put, d’abord, mettre le plan à exécution en raison du mauvais temps menaçant. Une quinzaine de jours après le retour du groupe d’appui, le blizzard attendu n’avait pas encore paru. Comme Priestley, le géologue, devait aller explorer les montagnes de l’Ouest, il ne fut plus possible de remettre l’excursion. En dépit des appréhensions que leur causait ce long retard du blizzard, les explorateurs désignés se mirent en route le 23 novembre.

Le groupe comprenait Priestley, Marston, Joyce, Murray et Brocklehurst. Ils emportèrent 32 kilos de vivres, soit les approvisionnements d’une semaine à la ration ordinaire de 900 grammes par jour et par homme ; mais ils ne prirent qu’une tente pour trois hommes, dans la pensée qu’un ou deux d’entre eux pourraient dormir au dehors dans les sacs.

Dans l’après-midi, un fort vent du sud se mit à souffler et ils durent marcher sous une faible chute de neige. Ils campèrent, cette nuit-là, auprès d’un nunatak escarpé, à environ 8 kilomètres de la maison et à près de 600 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ils durent dresser la tente sur la glace bleue unie du glacier, recouverte d’une mince couche de neige. Après le dîner, Priestley, Murray et Joyce grimpèrent sur les nunataks et y recueillirent plusieurs lichens nouveaux qui furent malheureusement perdus dans le blizzard. Priestley trouva encore une quantité de cristaux de feldspath absolument parfaits qui s’étaient détachés de la kénite désagrégée ; il ramassa deux poignées des plus beaux. Les voyageurs se retirèrent dans leurs sacs de couchage à 8 heures ; avant minuit, ils étaient assaillis par un blizzard, accompagné d’une chute de neige épaisse, particulièrement violente. Priestley s’était offert à coucher dehors, cette nuit-là, et avait emporté son sac de couchage à quelque distance dans une anfractuosité. Quand ses compagnons entendirent les rugissements du blizzard, ils regardèrent hors de la tente et furent rassurés en voyant que leur camarade s’était rapproché alors qu’il en était temps, et était étendu tout auprès.

« A l’intérieur de la tente, dans nos sacs de couchage, durant les trois jours suivants, nous avions assez chaud, écrit Murray. Dans l’impossibilité de cuire aucun aliment, nous mangeâmes des biscuits secs et du pemmican. Nous recueillîmes un peu de neige et la serrâmes dans nos mains pour la transformer en bâtons de glace que nous suçâmes en guise de boisson. Nous étions inquiets au sujet de Priestley, et, de temps à autre, nous le hélions à travers la porte ; toujours il nous répondait que tout allait bien. Joyce avait réussi à lui passer quelques vivres au commencement de la tempête, en sorte qu’il n’y avait pas à craindre qu’il mourût de faim, mais, comme nous l’apprîmes par la suite, il n’avait rien à boire et par suite ne put manger. Le mercredi, Marston revêtit ses burberrys et se glissa jusqu’auprès de Priestley, dont la réponse fut encore : « Ça va bien », quoiqu’il n’eût pas mangé depuis vingt-quatre heures. Marston lui donna quelques biscuits et du chocolat. Le jeudi matin, il répondit encore à nos appels, mais il s’éloignait de plus en plus de la tente, car, à chaque mouvement qu’il faisait, il glissait un peu sur la surface unie du glacier. A midi, notre appel resta sans réponse ; songeant au précipice qui se trouvait au pied du glacier, nous faisions les pires suppositions. Joyce et moi nous nous habillâmes et partîmes à sa recherche. La neige tombait si dru qu’on ne pouvait absolument rien voir ; quand on levait la tête, on avait tout le visage et les yeux couverts d’une couche de glace. Nous allions à quatre pattes, cherchant de notre mieux ; notre seul guide était le vent : avec lui, nous allions au-devant de Priestley ; contre lui, nous devions retrouver la tente.

 

« Enfin Joyce découvrit notre camarade. »

 

Voici, maintenant, d’après son carnet de notes, les impressions de Priestley pendant cette période critique. « Je m’étais offert à dormir dans mon sac en dehors de la tente ; au moment où je m’apprêtais à me coucher, la neige se remit à tomber en abondance. Après avoir posé quelques blocs de kénite sur mes vêtements pour que le vent ne les emportât point, je m’enfouis dans mon sac et m’endormis. Quelques heures plus tard, je me réveillai pour constater que le vent avait pris les proportions d’un blizzard et que la neige volait au-dessus de ma tête en nuages compacts. Je me rendis compte que mes compagnons auraient du mal à parvenir jusqu’à moi le lendemain ; je sortis du sac et m’habillai ; puis, avec difficulté, j’amenai le sac en bas de la pente raide du nunatak jusqu’auprès du traîneau ; là, après m’être enroulé dans une toile, je m’étendis sur le sol en travers du vent. Au bout de deux heures, j’étais recouvert de neige au point que je dus dégager ma tête et mes épaules pour ne pas être enseveli tout à fait. Je dressai ensuite le sac contre le vent, et ce fut dans cette position que je restai les soixante-douze heures suivantes. A chaque saute de vent, j’étais poussé d’un mètre ou deux vers le bas du glacier ; je finis ainsi par me trouver éloigné de 20 à 30 mètres de la tente ; comme la violence du vent augmentait, je craignais d’être balayé soit vers des rochers qui se trouvaient à 400 mètres au-dessus, soit tout droit en bas du glacier avec, en perspective, une chute de plus de 30 mètres dans la baie du Fer-à-Cheval.

 

« A trois reprises, mes compagnons réussirent à me passer des biscuits et du pemmican cru, et Marston put sortir mon chocolat du sac à provisions, et me l’apporter. C’est le manque d’eau qui me fit le plus souffrir. J’avais pris un peu de thé au début de cette aventure, mais, à partir de ce moment-là, je restai près de quatre-vingts heures, n’ayant que quelques morceaux de glace à sucer. La seconde fois que Joyce vint me trouver, – c’était, je crois, au commencement du troisième jour – il m’apprit que ses compagnons et lui s’attendaient à voir d’un instant à l’autre la tente céder sous les efforts du vent et de la neige. Quand Joyce me quitta, la neige tombait si fort qu’il ne pouvait rien distinguer et qu’il dut se diriger d’après les cris de ses camarades répondant à ses appels. Quand il atteignit la tente, il avait un masque de glace sur le visage et en outre les deux pieds à moitié gelés. Ses compagnons l’aidèrent à entrer, et, par des frictions, lui réchauffèrent les pieds. Mais dès lors personne ne put venir jusqu’à moi. Joyce m’avait apporté du biscuit et du pemmican cru.

 

« Le traîneau, avec des provisions de toutes sortes, se trouvait à moins de 4 mètres de la tente : personne cependant ne put parvenir jusqu’à lui, tant la pente du glacier était devenue glissante et le vent formidable. Faire un pas, c’était risquer d’être entraîné au bas du glacier, vers une mort certaine.

« Une légère accalmie, vers la fin de la troisième journée, me donna l’espoir de pouvoir remonter jusqu’à la tente, et je me préparai à bouger en endossant mon costume de plein air, opération peu aisée à faire à l’intérieur d’un sac de couchage ; puis, en me roulant sur un côté, j’essayai de sortir de ce dernier. Je m’aperçus qu’il y avait moins de vent et moins de neige, et que, pour la première fois, il m’était possible de voir où j’étais par rapport aux objets environnants. Je ne pouvais sortir du sac sans être entraîné par le vent sur la pente de glace glissante ; en même temps, il me serait impossible de ramper le long de la déclivité en traînant après moi le sac. D’autre part, si je perdais le sac, je pouvais aussi bien me laisser glisser moi-même tout à fait. »

Deux heures après, Marston s’aventura hors de la tente, pendant une de ces accalmies qui se produisent parfois au cours d’un blizzard antarctique. Tout autour du camp, la neige tourbillonnait, chassée par un vent impétueux ; il put cependant arriver jusqu’à Priestley avant que le blizzard ne recommençât à souffler. Ils parvinrent à remonter le glacier avec le sac qu’ils ramenèrent en s’agenouillant dessus et en avançant par saccades et réussirent finalement à gagner la tente. « Pour tenir quatre dans une tente, il faut déjà se serrer beaucoup, rapporte Priestley ; mais à cinq, il faut littéralement se mettre les uns sur les autres ; et c’est ce que nous fîmes. Cependant la première chose à faire après une pareille mésaventure, c’est d’examiner ses pieds pour s’assurer qu’ils ne sont pas gelés. Cet examen nous révéla, comme nous le pensions du reste, que Marston et moi avions les deux pieds mordus. Un bon massage rétablit la circulation. Après quoi, je me glissai dans le sac de Marston, tandis qu’il préparait le thé… Une fois le thé avalé, j’entrai dans mon propre sac et m’étendis par-dessus Marston et Murray. A force d’acrobaties, nous arrivâmes à nous installer à peu près, mais, de la nuit, il nous fut impossible de fermer l’œil.

« Vers 4 h. 30 du matin, le vent ayant molli pour la première fois, nous faisons cuire un peu de pemmican sous la tente et réalisons enfin un vrai déjeuner. Nous ne faisons malheureusement pas honneur au fricot, non plus qu’au cacao ; le froid et la longue période de jeûne que nous venons de subir nous coupent l’appétit ; de plus les aliments ayant été arrosés de pétrole n’ont pas un goût précisément agréable. Nous avons donc l’estomac à peu près vide, lorsque nous nous préparons à regagner les quartiers d’hiver. Nous sommes, en effet, obligés de renoncer à l’ascension. Après avoir enfilé mes mocassins, je sors aider mes compagnons aux préparatifs du départ ; moins de cinq minutes après, bien que la température fût -5°, j’ai les extrémités des pieds gelées ; pendant plus d’une demi-heure, des soins énergiques me sont prodigués. Le remède favori de Marston consiste en vigoureuses frictions avec de la neige. Il est très pénible, la neige de l’Antarctique étant formée de petits cristaux acérés, très durs et très cassants. Quel ennui que ce retard, car les apparences du ciel semblent annoncer une reprise prochaine du blizzard et du chasse-neige ! Toutefois, nous parvenons à nous remettre en route, avant que les tourbillons ne s’élèvent de nouveau. D’autre part, le vent nous est plutôt favorable. Nous abandonnons toutes nos provisions et d’un commun accord, donnons au nunatak le nom de Nunatak de la Misère. Nous éprouvons autant de joie à en partir qu’on peut avoir une âme à quitter le purgatoire. Nous laissons également ici une caisse de biscuits, ainsi qu’un bidon d’huile en prévision d’une tentative ultérieure d’ascension.

 

« Quelle différence entre la surface actuelle du glacier, entièrement balayée par le vent et celle rencontrée à l’aller. Au lieu d’une couche de neige molle, profonde de 15 centimètres et accidentée de monticules où nous enfoncions jusqu’au genou, nous rencontrons de vastes nappes de glace vive ou de névé, ou encore des amoncellements de neige si dure que nos pas n’y laissent aucune empreinte, non plus que les patins des traîneaux. Ces amoncellements sont, du côté du sud-est, profondément fouillés et atteignent souvent une hauteur de 30 à 45 centimètres. Avec un pareil vent, il n’est pas facile de gouverner le traîneau, bien que deux hommes le guident par derrière, tandis que deux autres le remorquent. Nous grimpons sur une distance d’environ 1 Km 5, au nord de la baie du Fer-à-Cheval, dans une région qui nous est totalement inconnue et à travers une série de moraines qui n’ont pas encore été explorées. Je ne puis malheureusement aider au halage du traîneau, étant juste capable de me porter moi-même. Grande est notre satisfaction, lorsque nous atteignons le lac Bleu. Laissant le traîneau sur les bords de cette nappe, nous arrivons bientôt à la station, après une absence de cinq jours. »

Le jour même du retour de cette escouade, le 27 novembre, l’Erebus fut en éruption. Du cratère, s’échappaient d’énormes colonnes divergentes de fumerolles ; par derrière, on distinguait de curieux cirrus très légers.

Durant le blizzard, la température n’était jamais descendue au-dessous de -11°et était restée à -6°, 6 presque tout le temps. Les morsures du froid, dont souffrirent les explorateurs, ont donc, semble-t-il, eu pour principale cause, un ralentissement de la circulation déterminée par leur position incommode et par le manque d’aliments chauds.

Quelque pénible qu’eût été cette aventure, elle n’eut aucune suite grave ; un jour ou deux de repos aux quartiers d’hiver suffirent à en effacer les traces, et sans retard on travailla à préparer l’expédition de l’Ouest.

Les instructions que j’avais laissées portaient que le 1er décembre, Armytage, Priestley et Brocklehurst devraient se rendre à la pointe du Beurre, avec 270 kilos de vivres, afin d’y installer un dépôt destiné à l’escouade du Nord, pour le cas probable où celle-ci passerait par ce point à son retour du Pôle magnétique. Ce détachement devait ensuite se diriger vers le nunatak du Dépôt sur le glacier Ferrar, afin que Priestley pût étudier, au point de vue paléontologique, les grès des montagnes de l’Ouest. Son retour à la pointe du Beurre était fixé au début de janvier, pour qu’il pût opérer sa jonction avec le professeur David, Mawson et Mackay.

Après cette rencontre, Mawson, Priestley et Brocklehurst avaient mission d’étudier la géologie de la Vallée Sèche et de la région avoisinante, pendant que l’escouade du Nord regagnerait les quartiers d’hiver. David et ses compagnons n’étant pas revenus à la pointe du Beurre, les mesures que j’avais prises se trouvèrent dérangées ; quoi qu’il en soit, Armytage, Priestley et Brocklehurst firent de très bonne besogne.

Les montagnes, à l’ouest du sound Mc Murdo, avaient déjà été explorées par le lieutenant Armytage et le capitaine Scott, lors de l’expédition de la Discovery ; le premier était parvenu jusqu’à 2700 mètres d’altitude sur la calotte de glace qui recouvre ces montagnes, tandis que Scott s’était avancé jusqu’au 146° 33’ de longitude est. Au point de vue géologique, une étude de cette région n’en était pas moins très utile.

Le 1er décembre, Armytage, Priestley et Brocklehurst quittèrent les quartiers d’hiver, emportant environ 540 kilos de vivres et de matériel. A cette date, la banquise était très mauvaise. L’automobile les transporta durant les 26 premiers kilomètres, bien qu’à cette époque déjà avancée, en raison de la présence continuelle du soleil au-dessus de l’horizon, la glace fût sillonnée de crevasses et couverte de mares. Au retour, la voiture s’engagea dans une crevasse, qui s’ouvrait perpendiculairement à sa route, et il fallut tailler la glace pendant deux heures pour la dégager. Un détour de 8 kilomètres fut ensuite nécessaire pour éviter cette crevasse. Ce fut la dernière sortie de l’automobile qui fut ensuite définitivement remisée.

Après un pénible halage, l’escouade de l’Ouest arrivait le 4 décembre devant le glacier Ferrar ; sur les moraines échouées, Priestley découvrit de la mousse et une nouvelle espèce de fungus, ainsi que de la kénite.

Le journal de Priestley renferme le passage suivant : « Actuellement, l’eau accomplit un important travail de dénudation et de transport sur le versant de ces moraines tourné vers la mer. Un épais dépôt alluvionnaire, ressemblant à une série de deltas en miniature, se rencontre le long de l’icefoot, jusqu’à ce que la rupture de la glace entraîne ces amas en mer. De ce côté, sur une distance de plus de 3 kilomètres, s’étend un dépôt formé de matériaux enlevés par le vent à ces premières formations. Les vents sont parfois assez forts pour emporter, avec la neige, une grande quantité de graviers.

Le 5 décembre, l’escouade parvint à la pointe du Beurre, à environ 56 kilomètres, à vol d’oiseau, des quartiers d’hiver. Elle y trouva un petit dépôt contenant des lettres laissées par David. Après avoir placé en cet endroit les approvisionnements qu’ils avaient apportés, Armytage, Priestley et Brocklehurst regagnèrent la station. Le 9 décembre, ils repartaient vers la pointe du Beurre, avec cinq semaines de provisions, pour aller explorer le glacier Ferrar.

Cinq hommes seulement : Murray, Joyce, Day, Marston et Roberts restaient aux quartiers d’hiver. La chaleur de l’été antarctique avait alors atteint son apogée ; la neige fondait rapidement, et de tous côtés on entendait le murmure des eaux courantes. Derrière la maison, près de l’anémomètre de Mawson, était restée une grosse congère. Le 1er décembre, elle engendra plusieurs filets d’eau ; le lendemain, un de ces ruisselets s’écoula sous la maison et forma, dans la partie la plus basse, une mare profonde de 0 m. 30. Or, sous le baraquement, on avait logé une foule d’objets. Pour les sauver du naufrage, il fallut se glisser entre le soubassement et travailler accroupi pendant plusieurs heures.

Les jours suivants, les habitants de la maison eurent un exemple frappant des contrastes que présente le climat antarctique. Au soleil, la neige fondait et la température était littéralement étouffante ; en même temps, l’eau qui s’accumulait sous le baraquement gelait.

Loin de fondre ensuite, cette couche de glace augmenta et s’éleva presque jusqu’à la hauteur du plancher.

Après le départ de l’escouade de l’Ouest, qui eut lieu le 9 décembre, il ne se produisit aux quartiers d’hiver aucun incident digne de mention jusqu’à l’arrivée du Nimrod. Nos camarades demeurés au cap Royds s’occupèrent à récolter des œufs de Skuas, à préparer des peaux, à exécuter les observations scientifiques réglementaires et à observer la vie des pingouins d’Adélie. Day, tout particulièrement, prit de nombreuses photographies de ces oiseaux dans toutes les attitudes possibles.

On photographia également des animaux microscopiques et on obtint ainsi de nombreuses représentations d’après nature de ces infiniment petits.