CHAPITRE XVI
RECONNAISSANCE PRÉLIMINAIRE SUR LA BARRIERE

Limite de chargement des poneys. – Les chiens. – L’auto par des froids DE 25 DEGRÉS. – DIFFICULTÉS DU HUILAGE. – TRENTE KILOMÈTRES EN AUTO SUR LA BANQUISE. -PRÉPARATIFS POUR LA RECONNAISSANCE SUR LA BARRIÈRE. – Première étape en auto. – Du 38 À l’heure. – 50°de froid. – Établissement du dépôt A. – Terrible ouragan. – Départ de l’escouade David POUR LE PÔLE MAGNÉTIQUE.

 

Au milieu de septembre, une bonne quantité d’approvisionnements et de matériel se trouvait concentrée à la pointe de la Hutte, choisie comme base d’opération pour l’expédition vers l’extrême sud. Tandis que les hommes s’entraînent au pénible labeur du halage, chaque jour les poneys sont exercés à tirer les traîneaux sur la banquise, entre la station et le cap Barne. Ces expériences sont tout à fait satisfaisantes. Nos chevaux justifient pleinement la confiance que j’ai placée en eux. Afin de déterminer la charge maxima qu’ils peuvent haler, je les attelle à des traîneaux portant des poids différents. Ces épreuves montrent que la limite de chargement est de 292 kilos par poney. Si ces animaux étaient surchargés, ils avanceraient lentement ; par suite, nous ne retirerions pas grand avantage de leurs services. Pour réussir dans notre entreprise, il importe de ne pas surmener notre cavalerie dès les premières étapes.

La mort des quatre poneys survenue après notre arrivée a diminué singulièrement mes moyens d’action. Avec un train d’équipage aussi réduit que celui dont je dispose actuellement, je ne pourrai prendre la quantité de vivres que je me proposais d’emporter.

Nos chiens, quoique formant un imposant attelage, bien entraîné, ne me paraissent pas susceptibles d’emploi dans notre raid vers le sud, en raison de la fréquence des tempêtes sur la Grande-Barrière.

Ces animaux, refusent d’avancer lorsque le vent leur chasse dans le nez des tourbillons de neige.

En mai, Day avait démonté le moteur de l’automobile, opération qui ne fut pas précisément facile par une température de 18°en dessous de zéro. Puis, toutes les pièces, une fois nettoyées, avaient été rangées dans une des caisses pour l’hiver. Le 14 septembre, lorsque le jour commença à augmenter, il remit tout en place. Le montage eut lieu par 23°en dessous de zéro.

Un premier essai ayant démontré la nécessité d’alléger le véhicule, Day se mit au travail et, quelques jours plus tard, il ne restait plus sur le châssis que le siège du mécanicien. Même par des basses températures, le moteur ne donna aucun déboire. La chambre de mélange des gaz, et les tubes d’amenée de l’essence étaient chauffés, à l’endroit précis où se fait l’arrivée dans le carburateur, au moyen d’un petit récipient de pétrole adapté autour du carburateur juste au-dessous de la gorge. Une fois l’allumage obtenu, après quelques tours de manivelle, la machine se mettait en marche. Le réservoir à pétrole contenait 103 litres et alimentait le carburateur au moyen d’une petite pompe à main. En raison du froid qui déterminait la congélation de l’eau et des acides, l’allumage ne pouvait être produit par un accumulateur, en revanche le magnéto fonctionnait bien. La voiture possédait un distributeur automatique pour huiler la manivelle ; mais, l’huile se solidifiant dans les tubes, nous prîmes le parti de huiler simplement la manivelle, tous les huit kilomètres. L’huile lourde ordinaire épaississant à la température -6°, 6 et se congelant à -17°, MM. Price et Cie nous en ont fourni une qui demeure fluide même par des froids de -34°.

La transmission se faisait au différentiel par un cardan doublé de cuir ; et la boîte de vitesses qui était placée très bas, comportait quatre vitesses avant et une arrière.

La première fois que Day essaya de mettre la voiture en marche, il ne put démarrer, le cuir ayant adhéré au métal, par l’effet de la congélation. Il dut par suite chauffer les pièces et ensuite les éponger soigneusement.

Nous avions des roues de différents types ; celles du type ordinaire munies d’antidérapants à chaînettes pour éviter le patinage donnèrent les meilleurs résultats. Par des températures de -34° 4, les antidérapants devenaient tout à fait durs ; ils ne produisirent aucune panne, même sur la glace raboteuse.

Le 19 septembre, l’auto monté par Day, Brocklehurst et Adams part, avec un traîneau en remorque chargé de 337 kilos, pour établir un dépôt à la Langue du Glacier. Il souffle une âpre brise et le thermomètre marque -23°. Jusqu’à l’île Inaccessible, située à 12 Km 8 de la station, la machine roula facilement sur la banquise. Mais, à partir de là, elle enfonça profondément et s’arrêta dans des sastrugi. A 1600 mètres plus au nord, ces vagues de neige étant moins nombreuses, on poussa la voiture de ce côté, et sur ce terrain elle parvint jusqu’à 400 mètres de la Langue du Glacier. Plus loin, la neige étant de nouveau très molle, les hommes halèrent le traîneau jusqu’au dépôt. Le retour s’effectua très facilement, en suivant la piste tracée à l’aller. La distance totale couverte par l’auto ce jour-là s’éleva à 48 kilomètres au moins, et sa vitesse varia de 4 Km 8 à 24 kilomètres à l’heure. Parti à 9 h. 30 du matin des quartiers d’hiver, le convoi rentra à 6 h. 45 du soir. En une journée, l’auto avait accompli une besogne qui dans des circonstances ordinaires eût occupé six hommes pendant deux ou trois jours.

Dans ces camionnages, la grosse difficulté était d’amener la voiture de la station sur la banquise. Après lui avoir fait descendre une pente de 45°, il fallait ensuite franchir une série de crevasses souvent bordées de glace accidentée et de monceaux de neige. Contre ces obstacles, quelquefois, l’auto venait buter et, pour le faire démarrer ensuite, le concours de toute notre petite troupe était nécessaire.

Il était impossible de laisser la machine sur la glace, de crainte qu’elle ne fût avariée par les blizzards.

Vers le milieu de septembre, nous commençons nos préparatifs pour aller établir un dépôt à 185 kilomètres au sud de la pointe de la Hutte. Je n’y laisserai que du maïs pour les chevaux. Si, plus tard, nous ne pouvons retrouver ce dépôt, la perte de cet approvisionnement sera moins grave que celle de vivres destinés à notre propre alimentation. Il peut arriver qu’à la suite d’abondantes chutes de neige les caisses soient ensevelies ou que les piquets dressés pour indiquer leur emplacement soient renversés par le vent. Je choisis comme compagnons : Adams, Marshall, Wild, Joyce et Marston. Pour les raisons indiquées plus haut, nous ne prenons ni chiens ni chevaux. Nous emportons deux tentes et deux sacs de couchage pour trois hommes chacun. M’attendant à éprouver des températures très basses, j’ai choisi ces sacs dans lesquels les dormeurs se tiennent mutuellement chaud. A tous les autres points de vue dans les longues explorations, les sacs pour un seul homme sont préférables. Une fois l’étape finie, chacun peut alors se retirer en quelque sorte chez soi et s’y accommoder comme bon lui semble.

 

22 septembre. – Nous nous mettons en route avec une charge de 459 kilos. La première partie de l’étape est accomplie en auto, avec les traîneaux en remorque à la vitesse de 9 Km 6. Arrêtée au delà de l’île Inaccessible par la neige molle, la voiture revint ensuite aux quartiers d’hiver en vingt minutes, faisant ainsi du 38 à l’heure.

Nous attelant aux traîneaux, nous nous dirigeons vers la cabane de la Discovery où nous passons la nuit. Trois de nos jeunes chiens nous ont suivis. S’attachant aux pas de Joyce, leur père nourricier, ils ont refusé de rentrer avec l’auto. Après avoir dévoré une bonne ration de viande et de biscuits, ils s’installent pour la nuit dans un coin de la hutte. Ne pouvant prendre ces pauvres petites bêtes avec nous sur la Barrière, nous les enfermons dans la cabine, en laissant à leur disposition une bonne quantité de biscuits et plusieurs boîtes de viande. Les monceaux de neige accumulés le long des murs leur fourniront amplement de quoi se désaltérer.

Le voyage sur la Barrière fut rendu singulièrement pénible par un abaissement extrême de la température. Le thermomètre descendit jusqu’à 50°en dessous de zéro ; avec cela, nous subîmes plusieurs ouragans. Comme nous nous trouvons sur un terrain déjà exploré par la précédente expédition, il est inutile d’entrer dans le détail de nos épreuves. Un premier blizzard nous assaille au sud de l’île Blanche. Partis malgré une brise très âpre, à 10 heures la violence des rafales et l’épaisseur des tourbillons de neige nous obligent à camper. Espérant pouvoir bientôt poursuivre notre route, nous ne dressons qu’une tente ; mais, le vent forçant de plus en plus nous renonçons à continuer l’étape et installons le second abri. Ce n’est que le lendemain matin 26 que nous pouvons repartir.

Un peu au nord de la colline Mina, nous rencontrons des zones dépression où le glacier est tout disloqué. Par bonheur, dans ces passages difficiles, le temps est clair. La traversée de cette région ne va pas sans de nombreuses chutes dans des crevasses. Grâce au harnais du traîneau qui nous retient suspendus au-dessus de ces gouffres, elles n’ont point de conséquence grave. Adams, Marshall et Marston, qui font leur début sur les glaciers, s’habituent vite à ces mésaventures.

Pendant cette excursion, Marston exécuta des croquis fort intéressants. Par le froid très vif qui régnait alors et qui interdisait à l’artiste de quitter ses lourdes mitaines, le maniement du crayon et du pinceau était singulièrement difficile. Néanmoins, Marston réussit à souhait une belle collection d’études véritablement flamboyantes. Le ciel brillait alors des plus merveilleuses colorations, et neiges et glaces revêtaient des teintes d’une délicatesse infinie, que ceux qui n’ont jamais vu les féeriques couleurs des paysages polaires, ne peuvent se représenter.

Le dépôt A, comme nous l’appellerons désormais, fut établi le 6 octobre par 79° 36’ de latitude sud, et 168°de longitude est de Greenwich, soit à 222 kilomètres de nos quartiers d’hiver. Aucune terre ne se trouvant en vue, pour marquer son emplacement, nous plantons un traîneau surmonté d’un haut bambou garni d’un pavillon noir. Nous laissons là un récipient de pétrole et 75 kilos de maïs. Avant ce dépôt, nous en installons un second, peu important, contenant seulement un sac de provisions pour les chevaux ; par la suite, nous ne pûmes jamais le retrouver.

Pendant la retraite, le temps fut atroce et la température très basse.

Pour éviter les crevasses, nous inclinâmes vers lest. L’état disloqué de la Barrière dans ces parages est dû à ce que la glace est gênée dans sa libre expansion, d’une part par la colline Minna, et de l’autre pressée qu’elle est par les glaciers qui descendent du mont Discovery.

Au retour, comme à l’aller, des blizzards retardèrent notre marche. N’ayant emporté que vingt jours de vivres, dès qu’une embellie se produisait, nous doublions l’étape, afin de regagner le temps perdu.

Au sud de l’île Blanche, nous fûmes assaillis par un véritable ouragan. Nous étions en route depuis une heure et demie, lorsque le vent de sud acquit une violence terrible. En tête, quatre hommes frayaient la voie au traîneau, tandis que deux autres le retenaient par derrière ; malgré cette précaution, souvent le véhicule glissait en avant trop rapidement et venait culbuter la tête de colonne. En même temps que le vent redoublait, les tourbillons de neige devenaient de plus en plus épais et empêchaient de distinguer quoi que ce soit à 8 à 10 mètres devant soi.

Juste au moment où le blizzard atteignit son paroxysme, des ponts de neige s’éboulèrent sous nos pas ; nous nous étions fourvoyés au milieu d’un dédale de crevasses ! Dans ces conditions, il ne nous restait d’autre ressource que de camper immédiatement. Telle était la force de la tempête, que plus d’une heure et demie de travail fut nécessaire avant de réussir à dresser les deux tentes.

Nous avions le visage couvert d’un masque de glace formé par la neige que la tourmente nous avait lancée à la figure, et plusieurs de nous furent cruellement mordus par la gelée.

Pendant trente heures de suite, l’ouragan nous bloqua ; le 13 octobre enfin, nous pûmes rallier la pointe de la Hutte.

Sur vingt et un jours qu’avait duré le voyage, seulement pendant quatorze et demi nous avions pu marcher. Au retour, pour regagner le temps que nous avaient fait perdre les blizzards, nous fîmes des étapes très longues, couvrant jusqu’à 40 kilomètres en un jour.

A la pointe de la Hutte, nos jeunes chiens nous accueillirent avec des transports de joie. Dès qu’ils nous entendirent, ils aboyèrent pour attirer notre attention, et, aussitôt la porte ouverte, ils nous souhaitèrent la bienvenue à leur manière. Pauvres petites bêtes ! Elles s’étaient sans doute fort ennuyées dans leur solitude ; loin d’avoir souffert, elles avaient engraissé.

 

Le lendemain, 13 octobre, nous nous acheminons vers les quartiers d’hiver. A 2 Km 5 au sud du cap Barne, nous avons la bonne fortune de rencontrer l’automobile. Immédiatement les traîneaux sont attelés à la machine et nous rentrons triomphalement en voiture à la station.

 

En vingt-deux jours, nous avions couvert 514 kilomètres. Affamés et fatigués, combien nous apprécions le confort de notre maison bien chaude et bien éclairée !

 

Pendant mon absence, le professeur David, Mawson et Mackay, sont partis vers le nord pour essayer d’atteindre le Pôle magnétique austral. J’avais invité David, qui est chef de cette escouade, à se mettre en route le 1er octobre, en tout cas aussitôt après cette date, dès que la température et les circonstances le lui permettraient.

 

Le 25 septembre, l’auto avait transporté 380 kilos d’approvisionnements destinés à ce groupe au milieu du sound Mc Murdo, à 22 Km 4 de la station. Une zone de sastrugi avait empêché la machine de pousser jusqu’aux îles Dinley, comme on l’avait espéré. Dans cette région, la profondeur des sillons atteignait 0 m. 60 et, dans la neige molle qui les remplissait, les roues enfonçaient sans réussir à démarrer. En revanche, la voiture avait pu traverser des fentes de la banquise, notamment une crevasse large de 0 m. 60.

 

Après plusieurs jours de mauvais temps, le 3 octobre, l’auto repartit avec une nouvelle charge d’approvisionnements, escorté de David, Day, Priestley et Mackay. Cette excursion fut marquée par plusieurs petits accidents. Priestley eut un ongle retourné, le professeur un doigt contusionné par une roue d’avant, et Mackay le poignet endommagé par la manivelle de mise en marche. Pendant deux heures, une crevasse, ouverte en travers de la route, arrêta l’auto ; dans une autre fente, les roues avant tombèrent, alors que la vitesse était de 19 kilomètres à l’heure.

Le 5 octobre, l’escouade du professeur David quitta la station. Après avoir chargé les approvisionnements déposés pour elle au milieu du sound Mc Murdo, elle poursuivit sa route le long de la côte de la Terre Victoria. Les cinq premiers kilomètres de son long voyage, elle les parcourut commodément en auto. Le temps devenant menaçant et la température s’abaissant rapidement, le mécanicien ne jugea pas prudent d’aller plus loin. Malgré sa blessure au poignet, Mackay suivit David et Mawson. Il n’avait rien voulu entendre et avait refusé énergiquement de se faire remplacer.

 

boussole.jpg