CHAPITRE XXXVI

ET LE DERNIER...

Il ne pouvait en cet instant penser à elle ni avec avidité ni avec fougue, mais c’eût été une réelle félicité que d’aller se coucher à ses pieds comme un chien, un pauvre chien battu, se coucher par terre et haleter, tout contre ses pieds, comme un chien. Et c’eût été un bonheur, le plus grand des bonheurs qu’il pouvait imaginer.

Pourtant cette bonne simplicité animale qui aurait consisté à venir tout naturellement se coucher à plat ventre tout contre ses pieds, il ne pouvait, bien sûr, se la permettre. Il lui faudrait dire des mots aimables, des mots d’excuse, et elle allait lui dire des mots aimables, des mots d’excuse, parce que les choses étaient devenues tellement complexes entre les hommes au long des millénaires.

Il revoyait ce rougeoiement qui s’était répandu hier sur ses joues, quand elle lui avait dit : « Vous savez, vous pourriez parfaitement bien passer la nuit chez moi, parfaitement bien. » Cette rougeur, il fallait la racheter, l’écarter, l’éviter par le rire, il ne fallait pas la laisser se troubler encore une fois, et voilà pourquoi il fallait pré voir des phrases d’entrée en matière suffisamment ironiques pour atténuer l’inhabituel de cette situation dans laquelle il arrivait chez son docteur, une jeune femme vivant seule, et pour se faire héberger par-dessus le marché. Sinon, on n’aurait aucune envie de prévoir des phrases et il suffirait de se planter là sur le seuil et de la regarder. Et surtout de l’appeler tout de suite Vega : « Vega, je suis venu ! »

Mais de toute façon ce serait un bonheur immense que de se retrouver en sa compagnie non pas dans la salle d’hôpital, non pas dans le cabinet médical, mais simplement dans une pièce d’habitation et de parler de quelque chose dont on ne savait rien d’avance. Il commettrait sûrement des erreurs, ferait bien des choses maladroites car enfin il avait complètement perdu l’habitude du mode de vie du genre humain, mais ses yeux au moins sauraient bien lui dire : « Prends pitié de moi ! Ecoute, prends pitié de moi. Je me sens tellement mal sans toi ! »

Mais comment avait-il pu perdre tout ce temps ? Comment avait-il pu ne pas aller chez Vega ? Ne pas y être allé depuis tout ce temps ! A présent il marchait à vive allure, sans hésiter, ne craignant qu’une chose, de la manquer. Après avoir passé sa matinée à errer à travers la ville, il avait maintenant la disposition des rues en tête et connaissait son chemin. Et il allait.

Du moment qu’ils se trouvaient sympathiques, qu’ils avaient tant de plaisir à être ensemble, à se parler. S’il pouvait même un jour lui prendre les mains, la tenir par l’épaule, la serrer contre lui et la regarder tendrement dans les yeux, de tout près, était-ce possible que ce fût trop peu ? Et il y aurait même davantage, bien davantage, alors était-ce possible que ce fût trop peu ?

Bien sûr, avec Zoé c’eût été trop peu. Mais avec Vega ?... avec l’antilope nilgaut ?

Car il lui suffisait de penser qu’il pourrait prendre ses mains dans les siennes, et déjà des cordes se tendaient dans sa poitrine et il était saisi d’émotion à la pensée de ce qui serait.

Et malgré tout, ce serait trop peu ?

Il était de plus en plus ému tandis qu’il approchait de sa maison. C’était une véritable peur, tout ce qu’il y a de plus véritable ! mais c’était une peur heureuse, une joie poignante. Et cette peur à elle seule le rendait déjà heureux, tout de suite.

Il allait, ne regardant plus guère que le nom des rues, et pour le coup ne prêtant plus la moindre attention aux magasins, aux vitrines, aux tramways, aux passants, et soudain, à l’angle d’une rue, n’ayant pu, dans la cohue, remarquer assez vite pour la contourner une vieille femme qui se tenait là debout, il s’arrêta net, reprit ses esprits et vit qu’elle vendait de petits bouquets de fleurs bleues.

Nulle part dans les recoins les plus sourds de sa mémoire traquée, reconstituée, réadaptée, il n’était resté même une ombre de cette idée que, quand on va voir une dame, on lui apporte des fleurs. Cela avait sombré sans laisser de trace, comme une chose qui n’avait jamais existé sur terre. Il avait marché, tranquille, avec son havresac dépenaillé, rapiécé et chargé, et aucun soupçon n’avait ébranlé son pas.

Et il avait vu des fleurs. Et ces fleurs, pour une raison ou une autre, se vendaient aux uns, aux autres. Et son front se rida. Et le souvenir récalcitrant se mit à remonter jusqu’à son front, tel un noyé émergeant d’une eau trouble. C’était ça, c’était bien ça ! dans le monde ancien, inouï de sa jeunesse, il était communément admis que l’on offrait des fleurs aux dames !

  • Qu’est-ce que c’est comme fleurs ? demanda-t-il timidement à la marchande.
  • Des violettes, pardi ! fit-elle, l’air offensé. Un rouble le bouquet.

Des violettes ?... Ces mêmes violettes poétiques ?... Ce n’est pas ainsi qu’il se les rappelait. Leurs petites tiges auraient dû être plus élégantes, plus élancées, et les fleurs plus en forme de clochette. Mais peut-être avait-il oublié, ou bien peut-être était-ce une variante locale. Quoi qu’il en soit, il n’y en avait pas d’autres. Et maintenant que le souvenir lui en était revenu, non seulement il devenait absolument impossible d’aller voir Vega sans lui apporter de fleurs, mais encore il avait honte à la pensée qu’il avait pu tranquillement y aller ainsi sans fleurs.

Oui mais combien fallait-il donc en acheter ? Un bouquet ? C’était bien peu. Deux ? C’était aussi un peu maigre. Trois ? Quatre ? Un peu cher. Quelque part dans sa tête, l’astuce propre au concentrationnaire, à l’instar d’une machine à calculer, eut vite fait d’estimer qu’il serait possible d’obtenir un prix, disons un rouble et demi pour deux bouquets ou cinq bouquets pour quatre roubles, mais ce déclic précis tinta comme s’il n’était pas destiné à Oleg. Et il lui tendit deux roubles et les donna sans rien dire.

Et il prit deux petits bouquets. Ça sentait bon. Mais de nouveau ce n’était pas le parfum des violettes de sa jeunesse, des violettes de poètes.

Comme ça, en les respirant, il pouvait encore les porter, mais les tenir au bout de son bras, c’était tout à fait ridicule à voir : un soldat démobilisé, malade, tête nue, et qui portait un havresac et des violettes... il ne savait pas où les mettre, et le mieux c’était de les rentrer dans la manche et de les porter ainsi, sans qu’on les remarquât.

Et voici qu’il était devant le numéro de Vega.

L’entrée était dans la cour, avait-elle dit. Il pénétra dans la cour. Ensuite, à gauche.

(Et dans sa poitrine, ça clapotait, ça clapotait !)

Il y avait là une longue véranda commune, cimentée, découverte mais abritée par un auvent et entourée d’une balustrade de treillage croisé. Sur cette balustrade on avait mis, pour les « aérer », des couvertures, des matelas, des oreillers, et, sur des cordes tendues de pilier en pilier, on avait aussi suspendu du linge.

Tout cela s’accordait mal avec le fait que Vega habitait là. L’accès était par trop appesanti. Oui, mais elle n’y était pour rien, elle. Là-bas, plus loin, au-delà de toutes ces choses suspendues, il y aurait tout de suite sa porte avec son numéro et, derrière la porte, s’ouvrirait l’univers de la seule Vega.

Il baissa la tête pour passer sous les draps et trouva la porte. Une porte comme les autres. De la peinture brun clair qui s’écaillait çà et là. Une boîte à lettres verte.

Oleg sortit les violettes de la manche de sa capote. Il se lissa les cheveux. Il était ému et heureux de l’être. Comment se la figurer, sans sa blouse de docteur, dans une atmosphère domestique ?

Non, ce n’était pas les quelques pâtés de maisons qui le séparaient du Parc zoologique qu’il venait de traverser, traînant ses lourdes bottes, pour venir jusque-là ! C’était les routes du pays qu’il avait parcourues dans toute leur longueur, qu’il avait parcourues à deux reprises, en sept ans chaque fois ! Et voilà qu’il était enfin démobilisé et qu’il était arrivé devant cette porte où durant quatorze ans une femme l’avait attendu en silence.

De son médius plié, il effleura la porte.

Mais il n’avait pas encore eu le temps de frapper comme il faut que déjà la porte avait commencé de s’ouvrir (Vega l’avait-elle aperçu ? par la fenêtre peut- être ?) et s’ouvrit en grand. Et, poussant droit sur Oleg une motocyclette rouge vif, particulièrement grosse dans cette porte étroite, en sortit un solide gaillard, au visage large et au nez aplati, plaqué là, en plein milieu.

Il ne demanda pas à Oleg pourquoi il était là, et qui il voulait voir : il poussait sa moto, lui, et ce n’était pas dans ses habitudes de céder le passage. Et Oleg s’écarta pour le laisser passer.

Oleg en fut éberlué et ne comprit pas tout de suite le rapport qu’il y avait entre ce gaillard et Vega, qui vivait seule, et pourquoi il sortait ainsi de chez elle. Etait-il possible, même après tant d’années, qu’il eût tout à fait oublié qu’en règle générale, les gens n’habitent pas tout seul mais dans des appartements communautaires ? Il ne pouvait pas l’avoir oublié, mais il n’était pas forcé de s’en souvenir. Dans les baraquements d’un camp, la liberté apparaît sous une forme diamétralement opposée à un baraquement et donc nullement sous la forme d’un appartement communautaire. Et puis il faut dire qu’à Ouch-Terek, les gens habitaient dans des logements indépendants et ne connaissaient pas les appartements communautaires.

  • Dites-moi, fit-il en s’adressant au jeune homme. Mais ce dernier, ayant fait passer sa motocyclette sous les draps étendus, descendait déjà l’escalier en faisant sourdement heurter les roues à chaque marche.

Il avait laissé la porte ouverte.

Oleg, indécis, pénétra lentement à l’intérieur. Dans les profondeurs obscures du couloir, on voyait maintenant une porte, une autre, puis une autre encore. Laquelle était-ce ? Dans la pénombre, une femme apparat et aussitôt, sans allumer, demanda avec animosité :

  • Vous cherchez qui ?
  • Vera Kornilievna, prononça Kostoglotov timide, méconnaissable.
  • Elle n’est pas là ! répliqua la femme d’un ton tranchant, rude et hostile, sans même s’en assurer à la porte de Vera. Et elle marchait droit sur Kostoglotov, le contraignant à reculer.
  • Vous pourriez peut-être frapper à sa porte, fit Kostoglotov, reprenant ses esprits. L’attente de l’entrevue avec Vera l’avait désarmé, sinon il aurait su répondre au coassement de la voisine.
  • Elle ne travaille pas aujourd’hui.
  • Je sais. Elle n’est pas là. Elle est partie. La femme avait un front bas, des joues asymétriques. Elle l’examinait.

Elle avait remarqué les violettes. Il était trop tard pour les dissimuler.

N’étaient ces violettes dans sa main, il aurait su être un homme, il aurait su aller frapper à sa porte lui-même, parler avec aisance, insister pour savoir s’il y avait longtemps qu’elle était partie, si elle reviendrait bientôt, il aurait pu laisser un message (et peut-être même qu’il y en avait un pour lui ?)

Mais les violettes faisaient de lui une sorte de soupirant, d’adorateur, d’amoureux transi...

Et il battit en retraite jusqu’à la véranda sous la pression de cette bonne femme.

Et celle-ci, l’expulsant pas à pas de la forteresse, l’observait. Il y avait déjà quelque chose qui faisait saillie dans le havresac de ce vagabond, pourvu qu’ici aussi il n’aille pas chaparder quelque chose.

Dans la cour, avec des claquements insolents, la moto sans tuyau d’échappement éclatait en pétarades puis s’interrompait, éclatait de nouveau en pétarades puis s’interrompait.

Oleg, planté là, hésitait.

La femme manifestait de l’humeur.

Comment est-ce que Vega pouvait ne pas être là alors qu’elle avait promis ? Oui, mais elle l’attendait plus tôt, et à présent, elle était partie. Quel malheur ! Ce n’était pas un coup de malchance, un contretemps, mais un malheur !

La main qui tenait les violettes, Oleg la rentra dans sa manche comme si elle avait été amputée.

  • Dites-moi, elle va revenir ou bien elle est déjà partie à son travail ?
  • Elle est partie, martela la bonne femme.

Mais ce n’était pas une réponse.

Mais ce n’était pas non plus très malin d’être là planté devant elle à attendre.

La moto tressautait, crachait, détonnait, puis se taisait.

Et sur la balustrade reposaient les lourds oreillers. Les matelas. Les couvertures dans leur housse. On les avait exposés au soleil.

  • Et alors, vous attendez quoi, citoyen ?

C’était aussi à cause des pesants bastions de cette literie qu’Oleg n’arrivait pas à se concentrer.

Et cette bonne femme qui l’examinait et l’empêchait de penser...

Et il y avait aussi cette maudite moto qui lui déchirait le tympan et le cœur. Elle ne voulait pas démarrer.

Et le bastion des oreillers fit reculer Oleg, le fit battre en retraite. Il descendait les marches, il s’en retournait d’où il était venu, il était rejeté.

Si du moins il n’y avait pas eu ces oreillers avec l’un des coins qui était fripé, les deux autres qui pendouillaient comme un pis de vache, et le quatrième qui se dressait comme un obélisque. Si du moins il n’y avait pas eu ces oreillers, il aurait pu réfléchir, décider quelque chose. Il n’eût pas fallu s’en aller comme ça, tout de suite. Vera allait très certainement revenir. Et elle allait même revenir bientôt. Et elle aussi regretterait, elle regretterait !

Mais ces oreillers, ces matelas, ces couvertures avec leurs housses rabattues, ces draps semblables à des étendards recelaient une expérience immuable, vérifiée par les siècles, qu’il n’avait pas la force maintenant de rejeter. Il n’en avait pas le droit.

Pas maintenant ! Pas lui !

Un homme seul peut dormir sur des rondins, sur des planches, tant que la foi et l’ambition lui brûlent le cœur. Le détenu dort sur des planches car il n’a pas le choix. Et la détenue aussi, séparée de lui par la force.

Mais là où une femme et un homme sont convenus de se retrouver ensemble, ces petits museaux moelleux et dodus attendent leur dû en toute confiance. Ils savent qu’ils auront gain de cause.

Et, quittant la forteresse inaccessible, trop bien protégée pour lui, le fer à repasser lui battant le dos, la main amputée, Oleg s’en fut lentement, franchit le portail, et le bastion des oreillers lui envoyait joyeusement des salves de mitraillettes dans le dos.

Elle ne démarrait pas, cette sacrée moto.

Une fois passé le portail, les pétarades lui parvinrent assourdies, et Oleg s’arrêta pour attendre encore un peu.

Il n’était pas encore exclu d’attendre le retour de Vega. Si elle rentrait, elle passerait forcément par ici. Et ils se souriraient et seraient si heureux de se voir ! « Bonjour !... » — « Et vous savez... » — « Et comme ça s’est fait drôlement... ».

Et c’est alors qu’il sortirait de sa manche les violettes fripées, écrasées, fanées ?

Rien ne l’empêcherait d’attendre son retour. Ils pénétreraient de nouveau dans la cour. Oui mais c’est qu’il n’y aurait pas moyen d’éviter ces bastions dodus, pleins d’assurance !

A deux, jamais ils ne les laisseraient passer !

Pas aujourd’hui, peut-être, de temps à autre certainement, Vega elle aussi, Vega aux jambes légères, éthérée, avec ses yeux café clair, tout étrangère à la poussière terrestre qu’elle fût, elle aussi, devait exposer sur cette véranda sa literie qui, fût-elle aérienne, moelleuse, ravissante, n’en restait pas moins une literie.

L’oiseau ni la femme ne vivent sans un nid.

Si immatérielle, si sublime, que tu sois, que peux-tu faire contre les huit heures inévitables de la nuit.

Contre le moment du sommeil.

Contre le moment du réveil.

Ça y est ! Elle était partie ! Elle était partie, la moto pourpre, achevant Kostoglotov de quelques nouvelles détonations, et le jeune gaillard au nez aplati arborait un visage victorieux.

Kostoglotov se retira, battu.

Il tira les violettes de sa manche. Elles avaient atteint le dernier stade auquel on pouvait encore les offrir.

Deux jeunes pionnières ouzbeks, avec de petites nattes noires tressées, plus serrées que des fils électriques, arrivaient en sens inverse. Des deux mains tendues Oleg leur offrit un bouquet à chacune.

Prenez, grandes filles !

Elles furent surprises. Elles se regardèrent. Elles le regardèrent. Elles se dirent quelque chose en ouzbek. Elles avaient compris qu’il n’était pas ivre et ne les accostait pas. Et elles avaient peut-être compris que le monsieur leur offrait les petits bouquets parce qu’il était malheureux.

L’une prit le bouquet et lui adressa un petit signe de tête.

L’autre prit le bouquet et lui adressa un petit signe de tête.

Et elles poursuivirent leur chemin d’un pas rapide, se frottant épaule contre épaule et parlant avec animation.

Et il ne lui restait plus que son havresac rapiécé sur le dos, tout imprégné de sueur.

Où passer la nuit ? Il fallait reconsidérer ce point.

Dans les hôtels  – impossible.

Chez Zoé  – impossible.

Chez Vega  – impossible.

C’est-à-dire que si, c’était possible. Et elle en serait contente. Et elle n’en montrerait jamais rien.

Mais c’était plus qu’interdit.

Et sans Vega toute cette ville, belle, opulente, faite de millions de gens, était lourde comme un sac pesant sur le dos. Et c’était étrange que, pas plus tard que ce matin, la ville ait pu tant lui plaire et qu’il ait pu avoir envie d’y rester longtemps.

Et encore une chose étrange : qu’est-ce donc qui lui causait tant de joie ce matin ? Toute sa guérison, soudain, avait cessé de lui apparaître comme une sorte de don exceptionnel.

Il n’avait pas encore passé un pâté de maisons, qu’il sentît combien il avait faim et combien ses bottes lui blessaient les pieds, combien tout son corps était fatigué et combien sa tumeur, qu’on n’avait pas encore achevée, tanguait dans son ventre. Et, vrai, il avait envie de quitter la ville au plus vite.

Mais le retour à Ouch-Terek, auquel à présent rien ne s’opposait plus, avait, lui aussi, cessé de le séduire. Oleg comprit que là-bas, la nostalgie allait le dévorer de plus belle.

C’est simple, il ne pouvait se représenter, en ce moment précis, un seul lieu, une seule chose capable de lui faire plaisir.

Si, retourner chez Vega. Il faudrait pouvoir se laisser tomber à ses pieds. « Ne me chasse pas ! Ne me chasse pas ! Ce n’est pas ma faute ! »

Mais c’était plus qu’interdit.

Il demanda l’heure à un passant. Deux heures et quelques. Il fallait bien décider quelque chose.

Il aperçut sur un tramway le numéro de la ligne qui menait à la Sûreté. Il se mit à chercher l’arrêt le plus proche.

Et dans un grincement de ferraille, surtout aux tournants, tout comme s’il était lui-même un grand malade, le tramway l’emporta à travers d’étroites rues pavées. Se tenant aux courroies de cuir, Oleg se pencha pour regarder par la fenêtre. Il n’y avait que des pavés et des maisons décrépies qui se succédaient, sans verdure, sans promenades. Une affiche apparut un instant qui annonçait un cinéma en plein air avec séances de jour. Ce serait intéressant de voir comment ça fonctionnait. Mais aussi bien l’intérêt qu’il portait ce matin aux nouveautés du monde s’était quelque peu émoussé.

Elle est fière d’avoir supporté quatorze années de solitude. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est ce que peuvent représenter six mois seulement qu’on passe comme ça, ni ensemble ni séparés.

Il reconnut son arrêt, descendit. Il y avait encore près d’un kilomètre et demi à parcourir dans une de ces rues maussades, telles qu’on les trouve dans les quartiers industriels. Sur la chaussée, dans les deux sens, vrombissaient sans fin des camions, des tracteurs, et le trottoir s’étirait tout au long d’un interminable mur de pierre, coupait une voie ferrée d’usine et un terril, puis longeait un terrain vague, creusé d’excavations, et de nouveau traversait des rails, puis c’était de nouveau un mur, et, enfin, des baraquements sans étage, de ceux que l’on range sous la rubrique de « constructions civiles provisoires » et qui demeurent pourtant des dix, vingt et même trente ans. Du moins n’y avait-il plus la boue qui régnait là en janvier, quand Kostoglotov, sous la pluie, avait, pour la première fois, cherché cette Sûreté. Il n’empêche que le trajet était lugubrement long à faire et on avait peine à croire que cette rue se trouvait dans la même ville que les boulevards circulaires, les chênes aux troncs énormes, les peupliers interminables et la merveille rose de l’abricotier.

Quelque effort qu’elle pourrait faire pour se persuader que c’était bien ainsi, que c’était juste, que c’était le bon chemin, l’effondrement n’en serait que plus déchirant.

Quelles considérations avaient pu amener à situer en un lieu si secret et si excentrique cette Sûreté qui disposait des destinées de tous les relégués de la ville ? Mais voilà, c’était là qu’elle se trouvait parmi les baraquements, les ruelles malpropres, les fenêtres aux carreaux cassés bouchées par des plaques de contre-plaqué, le linge étendu  – le linge, toujours le linge.

Oleg se remémora l’expression repoussante du commandant (qui n’était même pas à son travail un jour de semaine), et la manière dont il l’avait reçu, et à présent, dans le couloir du baraquement de la Sûreté, il ralentissait le pas pour se composer un air indépendant et un visage fermé. Kostoglotov ne se permettait jamais de sourire aux geôliers, même quand ceux-ci souriaient. Il se faisait un point d’honneur de leur rappeler qu’il n’avait pas oublié.

Il frappa, entra. La première pièce était entièrement nue et vide : elle ne contenait que deux bancs boiteux, sans dossier, et, derrière une demi-paroi à claire-voie, on apercevait une table où, très certainement, se déroulait deux fois par mois le mystère du pointage des relégués locaux.

En ce moment, il n’y avait personne, et la porte, un peu plus loin, qui portait la plaque « commandant », était ouverte. Se plaçant bien en vue, dans l’ouverture de cette porte, Oleg demanda d’une voix austère :

  • On peut entrer ?
  • Je vous en prie, je vous en prie, fit une voix très agréable et accueillante, l’invitant à entrer.

Qu’est-ce que c’était que ça ? Oleg, de sa vie, n’avait entendu un ton pareil au N.K.V.D. Il entra. Dans la pièce, il n’y avait que le commandant assis à sa table. Mais ce n’était pas l’ancien, l’imbécile énigmatique à l’expression qui se voulait intelligente, non, c’était un  Arménien au visage doux, un visage d’intellectuel même, nullement hautain, et qui portait non pas un uniforme mais un complet civil de bonne qualité qui s’harmonisait mal avec ce quartier périphérique fait de baraquements. L’Arménien lui adressait des regards très joyeux comme si son travail consistait à répartir des billets de théâtre, comme s’il était content qu’Oleg fût venu en chercher, muni d’une bonne lettre de recommandation.

Après avoir vécu dans les camps, Oleg ne pouvait guère être très attaché aux Arméniens : là-bas, peu nombreux, ils se serraient jalousement les coudes, se taillaient les bonnes planques : préposés au dépôt vestimentaire, aux cuisines. Mais, pour être juste, on ne pouvait pas leur en vouloir : ce n’étaient pas eux qui avaient inventé ces camps, ce n’étaient pas eux non plus qui avaient inventé cette Sibérie, et au nom de quelle idée aurait-il dû renoncer à se tirer d’affaire les uns les autres, éviter les micmacs et creuser la terre avec une pioche ?

En cet instant, devant cet Arménien gai, bien disposé à son égard, dans l’exercice de sa fonction légale, c’est avant tout au non-conformisme et à l’efficacité des Arméniens qu’Oleg pensa avec sympathie.

Ayant entendu le nom d’Oleg et appris qu’il était inscrit ici à titre temporaire, le commandant plein de bonne volonté se leva avec légèreté malgré son embonpoint, et, s’approchant de l’une des armoires, se mit à y feuilleter des fiches. Simultanément, comme s’il s’efforçait de distraire Oleg, il ne cessait de prononcer quelque chose à voix haute, tantôt des exclamations vides ou bien même des noms de famille, qu’il n’avait rigoureusement pas le droit de prononcer, selon les instructions.

— Bien, bien, bien... Voyons... Kalifotidi... Konstantinidi... Mais, je vous en prie, asseyez-vous... Koulaev... Karanouriev... Ah, en voilà une qui est bien racornie...

Kazymagomaev... Kostoglotov ! Et de nouveau, contrevenant plus terriblement encore à toutes les règles du N.K.V.D., il ne lui demanda pas ses nom et patronyme mais de lui-même les lui déclina : Oleg Filemonovitch ?

  • Oui.
  • C’est bien ça. Vous avez été soigné dans le dispensaire anticancéreux depuis le 23 janvier... Et, de dessus son papier, il leva un regard humain : Et alors ? Vous allez mieux ?

Et Oleg sentit que déjà il était touché, qu’il avait même la gorge qui le picotait un peu. Comme il en fallait peu tout de même : asseoir des hommes humains à ces tables odieuses, et voilà que la vie changeait du tout au tout. Et plus du tout tendu, très simplement, il répondit :

  • Oui, comment vous dire... Dans un sens, ça va mieux, moins bien dans l’autre. (Moins bien ! que l’homme est ingrat ! Que pouvait-il y avoir de pire que d’être affalé sur le sol du dispensaire et de vouloir mourir ?) Dans l’ensemble ça va mieux.
  • Très bien ! se réjouit le commandant. Mais asseyez- vous donc !

La préparation des billets de théâtre exigeait tout de même du temps. Il fallait apposer un tampon, mettre la date à l’encre, inscrire quelque chose dans un registre, le barrer dans un autre registre. Tout cela, l’Arménien s’en acquitta avec aisance et bonne humeur. Il délivra le certificat d’Oleg avec permission de quitter la ville et alors qu’il le lui tendait, le regardant d’une manière significative, il lui dit un peu plus bas d’une voix non officielle :

  • Ne vous en faites pas. Bientôt tout ça prendra fin.
  • Quoi, ça ? fit Oleg étonné.
  • Comment quoi ? Le pointage. La relégation. Les Com-man-dants ! fit-il avec un sourire insouciant (il avait manifestement en réserve un petit boulot un peu plus agréable).
  • Quoi ? Il y a déjà... des dispositions ? fit Oleg, s’empressant d’obtenir quelque information.
  • Des dispositions, pas vraiment, fit le commandant avec un soupir, mais il y a déjà des signes dans ce sens. Je vous le dis sérieusement. Ça viendra. Tenez bon, tenez le coup, guérissez, vous irez loin encore.

Oleg eut un sourire grimaçant.

  • J’en suis déjà revenu.
  • Quelle est votre spécialité ?
  • Aucune.
  • Marié ?
  • Non.
  • C’est très bien, dit le commandant avec conviction. En général, les ménages de relégués divorcent et c’est alors de la paperasserie à n’en plus finir. Tandis que vous, une fois libéré, vous retournerez au pays, et vous pourrez vous marier !

Vous pourrez vous marier...

  • Bon, si c’est comme ça, merci, fit Oleg en se levant.

En guise d’adieu le commandant lui adressa un signe de tête plein de cordialité, mais il n’alla pas jusqu’à lui serrer la main.

Tandis qu’il traversait les deux pièces, Oleg se disait : pourquoi y a-t-il un commandant pareil ? Etait-il ainsi de nature, ou bien était-ce le vent qui soufflait de ce côté-là ? Etait-il permanent ici ou temporaire ? Ou bien avait-on commencé d’en nommer spécialement de pareils ? C’était très important à savoir, mais il n’allait tout de même pas y retourner.

Repassant devant les baraquements, retraversant les rails, le terril, tout au long de cette interminable rue industrielle, Oleg marchait avec entrain, plus vite, plus régulièrement, et la chaleur, bientôt, lui faisait ôter sa capote. Petit à petit, il sentait danser et déborder en lui ce seau de joie que le commandant lui avait versé. C’est petit à petit seulement que tout cela parvenait à sa conscience.

Petit à petit, parce qu’on avait déshabitué Oleg de croire aux hommes assis dans ces bureaux. Le moyen d’oublier ces rumeurs répandues à dessein par les personnages officiels, les capitaines et les majors, tout ce mensonge des années d’après-guerre comme quoi une large amnistie se préparait pour les détenus politiques ? Comme on les avait crus ! « C’est le capitaine lui-même qui me l’a dit ! » Alors qu’on avait simplement donné l’ordre de remonter le moral à ceux qui l’avaient perdu, parce qu’il leur fallait tenir le coup, remplir la norme, s’efforcer de vivre au moins pour quelque chose !

Cet Arménien cependant, tout ce qu’on pouvait dire, c’était qu’il avait des connaissances trop grandes pour le poste qu’il occupait. Du reste, Oleg lui-même, d’après ce qu’il lisait çà et là dans les journaux, n’attendait-il pas la même chose ?

Mon Dieu, c’est vrai qu’il était temps ! C’est vrai qu’il était grand temps ! Pensez donc ! Si une tumeur suffit à vous emporter un homme, comment pourrait vivre un pays couvert de camps et de lieux de relégation ?

De nouveau Oleg se sentit heureux. En fin de compte, il n’était pas mort. Et voilà que bientôt il pourrait prendre un billet pour Leningrad. Pour Leningrad !... Il pourrait donc s’approcher de Saint-Isaac, toucher une colonne ! Le cœur lui éclaterait de joie !

En fait, il s’agissait bien de Saint-Isaac ! C’est avec Vega que tout changeait à présent ! C’était vertigineux ! Maintenant, si réellement... si sérieusement..., c’est que ça cessait d’être de la fantaisie ! Il pourrait vivre ici, avec elle !

Vivre avec Vega ! Vivre ! Ensemble ! Rien que de l’imaginer il y avait de quoi exploser...

Et combien elle s’en réjouirait s’il allait tout de suite la voir et lui racontait tout ! Et pourquoi ne pas le lui raconter ? Et pourquoi ne pas y aller ? S’il y avait au monde quelqu’un à qui le raconter, n’était-ce pas elle ? Qui d’autre s’intéressait à sa liberté ?

Et il était déjà tout près de l’arrêt du tramway. Fallait-il choisir celui qui allait à la gare ou celui qui allait chez Vega ? Et il fallait se dépêcher, parce qu’elle s’en irait, voyons. Le soleil n’était plus tellement haut.

Et de nouveau l’émotion l’étreignait. Et de nouveau tout le tirait vers Vega ! Et il ne restait rien des arguments concluants qu’il avait rassemblés en faisant route vers la Sûreté.

Pourquoi, tel un coupable, tel un être souillé, devait-il l’éviter ? Voyons, elle pensait bien à quelque chose tandis qu’elle le soignait ? Voyons, c’était bien elle qui se taisait, qui se retirait de la scène quand il discutait, quand il demandait qu’on arrêtât son traitement ?

Pourquoi n’irait-il pas ? Pourquoi ne pourraient-ils pas s’élever, être au-dessus de ça ? N’étaient-ils pas des êtres humains ? En tout cas Vega, oui, elle, en tout cas...

Et déjà il jouait des coudes pour pouvoir monter. Que de monde à cet arrêt, et tous s’étaient précisément jetés sur ce tramway-là ! Tous avaient besoin d’aller dans cette direction-là ! Et Oleg, avec sa capote dans une main, son havresac dans l’autre, ne pouvait se tenir à la rampe et, pressé de tous côtés, entraîné dans un tourbillon, il se trouva projeté tout d’abord sur la plate-forme puis à l’intérieur du tramway.

Sauvagement comprimé de toutes parts, il se retrouva derrière deux jeunes filles, apparemment des étudiantes. L’une toute blonde, l’autre toute brune, elles se trouvaient tellement près de lui qu’elles l’entendaient sûrement respirer. Ses bras écartés étaient coincés chacun d’un côté si bien qu’il ne pouvait ni payer la receveuse irritée ni bouger l’un ou l’autre. De son bras gauche, celui qui portait la capote, il semblait tenir la petite brune, tandis que tout son corps était plaqué contre la petite blonde depuis les genoux jusqu’au menton ; il la sentait tout entière et elle, de son côté, ne pouvait pas ne pas le sentir. La plus grande des passions n’aurait pu les souder aussi étroitement que l’avait fait cette foule. Le cou de la jeune fille, ses oreilles, les boucles de ses cheveux étaient rapprochés de lui au-delà de toute limite pensable. A travers le très vieux drap de son vêtement, il recevait sa chaleur, sa douceur, sa jeunesse. La petite brune continuait à parler de ce qui se passait à l’école, la petite blonde cessa de lui répondre.

A Ouch-Terek il n’y avait pas de tramway. Il ne s’était trouvé ainsi comprimé que dans des fourgons cellulaires. Mais là, ce n’était pas toujours avec des femmes. Cette sensation n’avait été ni confirmée ni fortifiée durant des dizaines d’années et, à présent, elle n’en était que plus puissante et plus bouleversante.

Mais ce n’était pas du bonheur. C’était de la peine. Il y avait dans cette sensation un seuil qu’il ne pouvait franchir même par la suggestion.

Mais enfin, on l’avait prévenu : il resterait la libido. Et rien qu’elle !...

C’est ainsi qu’ils passèrent deux arrêts. Après quoi, bien qu’à l’étroit, on était tout de même moins serré à l’arrière et Oleg aurait bien pu s’écarter un peu. Mais il ne le fit pas. Il manquait de volonté pour s’arracher à ce supplice, à cette félicité. A cette minute, en cet instant précis, il ne désirait rien d’autre que de rester encore et encore ainsi. Même si le tramway devait retourner dans la vieille ville. Même si, pris de démence, il devait se mettre à ferrailler et tourner en rond sans arrêt jusqu’à la nuit ! Même s’il lui prenait l’audace d’aller faire le tour du monde ! Oleg manquait de volonté pour se détacher le premier. Faisant durer ce bonheur qu’il n’était plus digne de dépasser à présent, Oleg, plein de gratitude, fixait dans sa mémoire les bouclettes qui retombaient sur la nuque de la jeune fille (quant au visage, il ne le vit pas).

Elle s’était détachée, la petite blonde, et elle progressait maintenant vers l’avant du tramway.

Quand il se redressa, les genoux affaiblis, flageolant, Oleg comprit qu’en fait ce qui l’attendait chez Vega c’était un supplice et une duperie.

Il y allait pour exiger d’elle plus que de lui-même.

C’est avec tant de sublime qu’ils s’étaient finalement accordés à dire que la communion spirituelle était plus précieuse que toutes les autres relations. Mais aussitôt édifié ce pont très haut, fait de leurs mains jointes, déjà, il le voyait bien, ses mains à lui ployaient. Il se rendait chez elle pour l’assurer allègrement d’une chose tandis que, torturé, il penserait à une autre. Et lorsqu’elle ne serait pas là et qu’il resterait seul dans son appartement, n’allait-il pas glapir, penché sur un vêtement qu’elle avait porté, sur chaque détail de sa vie, sur un mouchoir parfumé ?

Non, il convenait d’être plus sage que cette petite fille. Il fallait aller à la gare.

Et au lieu de se diriger vers l’avant où se tenaient encore les étudiantes, il se fraya un chemin vers la plate-forme arrière et sauta du tramway, invectivé par quelqu’un.

Et près de l’arrêt du tramway, on vendait de nouveau des violettes.

Le soleil descendait déjà. Oleg mit sa capote et prit la direction de la gare.

Dans ce tramway-ci, on était moins à l’étroit.

Après avoir erré quelque temps sur la place de la gare, demandé des renseignements, reçu des réponses erronées, il atteignit enfin le hall, assez semblable à un marché couvert, où l’on vendait les billets des grandes lignes.

Il y avait quatre guichets, et devant chacun d’eux il y avait bien cent cinquante ou deux cents personnes. Sans compter celles qui s’étaient absentées, en faisant garder leur place.

Ce tableau-là, pour le coup  – les files d’attente dans les gares qui duraient des jours et des nuits — Oleg le reconnut comme s’il n’avait jamais cessé de le voir. Beaucoup de choses avaient changé dans le monde  – c’étaient d’autres modes, d’autres réverbères, une autre manière d’être chez les jeunes  – mais là, tout était comme avant, aussi loin qu’il remontât dans ses souvenirs : c’était ainsi en quarante-six, en trente-neuf aussi c’était ainsi, en trente-quatre aussi, en trente aussi. Des vitrines débordantes de marchandises, cela on pouvait encore se le rappeler en remontant à l’époque de la N.E.P., mais des guichets de gare accessibles, il ne pouvait même pas en imaginer. Seuls ne connaissaient pas les difficultés du départ ceux qui avaient des cartes particulières ou des documents particuliers à présenter pour la circonstance.

Aujourd’hui, lui aussi avait son document, pas d’une très très grande valeur, mais qui pouvait tout de même servir.

Il faisait lourd et Kostoglotov ruisselait de sueur. Il tira pourtant de son havresac son bonnet de fourrure trop petit et se l’enfonça sur la tête comme il l’aurait fait sur une forme à chapeau pour l’élargir. Il prit son havresac sur l’épaule. Il se confectionna le visage d’un homme qui, il y avait deux semaines à peine, était livré, sur le billard, au bistouri de Léon Leonidovitch, et c’est le regard éteint, en pleine conscience de cette circonstance accablante, qu’il se traîna entre les files d’attente, en direction des guichets lointains.

Il y avait là d’autres amateurs de ce genre d’exercice, mais ils ne se faufilaient pas vers le guichet et ne cherchaient pas la bagarre car il y avait un agent.

D’un geste affaibli, Oleg, bien en vue, tira son document hors de la poche intérieure de sa capote et, confiant, le tendit au camarade agent.

L’agent, un ouzbek, moustachu et gaillard, qui ressemblait à un jeune général, lut gravement le papier et déclara à ceux qui étaient en tête de la file d’attente :

  • Tenez, celui-là on va le placer ici. Il vient d’être opéré.

Et il lui indiqua une place en troisième position.

Jetant un regard épuisé à ses nouveaux compagnons dans la file d’attente, Oleg n’essaya même pas de s’insérer dans le rang, et resta de côté, la tête baissée. Un ouzbek bien en chair, d’un certain âge, coiffé d’un bonnet en velours brun à rebord, en forme d’assiette, qui répandait une ombre cuivrée sur son visage, le poussa lui-même dans le rang.

On ne s’ennuie pas à attendre près du guichet : on voit les doigts de la caissière qui débitent les billets, l’argent imprégné de sueur, serré dans la main du passager qui, depuis un bon bout de temps, l’a tiré sans compter du fond de sa poche ou de sa ceinture, à l’intérieur de laquelle il l’avait cousu ; on entend les prières timides du voyageur, les réponses négatives de la caissière inflexible, on voit que ça avance et pas si lentement après tout.

Et c’était maintenant à Oleg de se pencher vers le guichet.

  • Pour moi, s’il vous plaît, ce sera un billet de seconde sans réservation pour Khan-Taou.
  • Pour où ? s’informa la caissière.
  • Pour Khan-Taou.
  • Tiens, ça ne me dit rien, fit-elle en haussant les épaules, et elle se mit à feuilleter un énorme indicateur.
  • Mon brave, pourquoi est-ce que tu prends un billet sans réservation ? fit derrière lui une femme compatissante. Tu sors d’une opération et tu prends un billet sans réservation ! Si tu te mets à grimper sur le rayon du haut, tu vas te faire sauter les coutures. Tu devrais prendre une place réservée.
  • Je n’ai pas de quoi, fit Oleg avec un soupir.

C’était vrai.

  • Il n’y a pas de gare de ce nom ! s’écria la caissière, fermant l’indicateur. Prenez votre billet pour une autre gare.
  • Mais comment ça, fit Oleg en souriant faiblement, ça fait un an qu’elle existe. Moi-même je suis parti de cette gare. Si j’avais su, j’aurais gardé le billet.
  • Je ne veux rien savoir ! Du moment qu’elle n’est pas dans l’indicateur, c’est qu’elle n’existe pas !
  • Oui mais les trains, eux, s’arrêtent ! dit Oleg qui se laissait entraîner à la discussion avec plus de chaleur qu’on aurait pu en supposer chez un opéré de fraîche date.
  • Citoyen, si vous n’en voulez pas, passez ! Au suivant !
  • C’est juste, pourquoi faire perdre du temps aux autres ? grommelait-on doctement derrière lui. Prends ce qu’on te donne ? Ça sort d’une opération et ça trouve encore le moyen de faire le malin !

Ah, comme Oleg aurait pu discuter en cet instant ! Comme il serait parti d’instance en instance, demandant à parler au chef du service des passagers, au chef de gare ! Comme il aimait à percer ces caboches et à faire établir son droit, ne serait-ce que ce tout petit, ce misérable droit qui en était toujours un ! Et comme il était bon de sentir, ne serait-ce qu’en défendant son droit, qu’on était un homme !

Mais implacable est la loi de l’offre et de la demande, implacable aussi celle de la planification des déplacements. Cette même femme au grand cœur, qui l’incitait à prendre une place réservée, avançait déjà son argent par-dessus l’épaule d’Oleg. Cet agent, qui venait de le placer dans la file d’attente, levait déjà la main pour l’en faire sortir.

  • De cette gare-là il me reste trente kilomètres à faire pour arriver chez moi tandis que de l’autre ça m’en fait soixante-dix, disait encore Oleg en se penchant au guichet, mais c’était déjà à la manière d’un relégué, c’était la plainte d’un cave. Déjà il s’empressait d’accepter :
  • Bon, donnez-moi un billet pour Tchou.

Cette gare-là, la caissière la connaissait par cœur, et le prix du billet aussi, et il lui en restait encore, et il fallait s’en réjouir. Avant de s’éloigner vraiment, Oleg vérifia le poinçon à la lumière, vérifia le wagon, vérifia le prix, vérifia la monnaie, et puis s’en fut lentement.

Et à mesure qu’il s’éloignait de ceux pour qui il était un opéré, déjà il se redressait, puis il ôta son malheureux bonnet et le fourra de nouveau dans son havresac. Jusqu’au train il restait deux heures. Il pouvait maintenant festoyer : dépenser un peu d’argent pour une glace  – il n’y en aurait plus à Ouch-Terek, boire du kvas (il n’y en aurait pas non plus). Et puis acheter du pain noir pour le voyage. Ne pas oublier le sucre. Remplir patiemment une bouteille d’eau bouillante (une grande chose que d’avoir de l’eau !). Et pour rien au monde ne prendre du hareng mariné ! Oh combien on se sentait plus au large à voyager ainsi, comparé à ce qu’étaient les wagons Stolypine sous escorte ! Il n’y aurait pas de fouille à l’embarquement, on ne les emmènerait pas en fourgon cellulaire, on ne les ferait pas asseoir par terre au milieu d’un cercle de gardiens, et il ne faudrait pas souffrir la soif quatre jours durant ! Et avec ça, s’il arrivait à occuper le rayon à bagages, tout en haut, il pourrait s’y étendre de tout son long. Ce rayon-là, il ne serait plus pour deux, voire pour trois personnes, mais pour un seul ! Etre couché et ne plus sentir cette tumeur qui lui faisait mal, mais voyons, c’était le bonheur ! Il était un homme heureux ! De quoi aurait-il pu se plaindre ?...

Et, par-dessus le marché, le commandant avait laissé échapper des choses à propos de l’amnistie...

Le bonheur de sa vie, ce bonheur si longtemps espéré était venu, il était venu ! Mais, chose étrange, Oleg ne le reconnaissait pas.

A la fin des fins, il y avait bien entre elle et lui ce « Léon » et ce « tu » ! Et il y avait encore quelqu’un d’autre. Sinon  – que de possibilités !... C’est toujours par surprise qu’un homme apparaît dans la vie d’un autre.

Quand il avait vu la lune ce matin, il y croyait ! Oui mais la lune était décroissante.

A présent il fallait aller sur le quai, y aller beaucoup plus tôt, bien avant le moment de monter dans le train : quand on allait avancer le train vide, il faudrait aussitôt repérer le wagon et foncer pour prendre place dans la file d’attente. Oleg s’en fut voir l’horaire. Il y avait un train pour une autre direction, le soixante-quinze, qui devait déjà être ouvert aux passagers. Alors, s’étant arrangé pour être essoufflé et jouant vivement des coudes devant la porte, il se mit à demander à tout venant, et entre autres au contrôleur du quai (voyons donc, son billet était là, en évidence, entre ses doigts) :

— Le soixante-quinze, c’est déjà l’heure ?... pour le soixante-quinze, c’est déjà l’heure ?...

Il semblait vraiment avoir très peur de manquer le soixante-quinze et le contrôleur, sans vérifier son billet, le poussa même un peu d’un petit coup sur son havresac gonflé et alourdi.

Arrivé sur le quai, Oleg se mit à déambuler paisiblement, puis s’arrêta, enleva son sac et le posa sur un rebord de pierre. Il se rappela un autre cas tout aussi drôle. C’était à Stalingrad, en trente-neuf, et c’étaient les dernières belles journées de liberté dont Oleg avait joui, c’était après l’accord Molotov-Ribbentrop, mais avant le discours de Molotov et avant l’ordre de mobilisation des jeunes gens de dix-neuf ans. Lui et un ami, cet été-là, avaient descendu la Volga en bateau, jusqu’à Stalingrad où ils avaient vendu leur bateau et d’où ils devaient rentrer en train pour reprendre les cours. Ils étaient chargés de tout ce dont ils avaient eu besoin durant leur descente en bateau et ils n’étaient pas trop de deux pour le porter. En outre, dans un magasin de province, quelque part dans un trou perdu, l’ami d’Oleg avait acheté un haut-parleur. A Leningrad, à l’époque, on n’en trouvait pas. Le haut-parleur était formé d’une grande trompe sans housse et son ami craignait de l’abîmer lorsqu’il s’agirait de grimper dans le train. Ils étaient entrés dans la gare de Stalingrad et aussitôt s’étaient trouvés au bout d’une file d’attente bien fournie qui occupait tout le hall déjà encombré de valises en bois, de sacs, de coffres.

Il n’était pas question de se frayer un passage à travers tout cela avant l’heure prévue, ce qui les exposait à rester deux nuits sans place couchée. Et, à l’époque, on veillait férocement à ce que personne ne passât sur le quai avant l’heure. Oleg eut alors une idée lumineuse : « T’arriveras bien à emporter toutes nos affaires jusqu’au wagon, même si tu devais arriver le dernier ? » Il prit le haut-parleur, et d’un pas léger, il se dirigea vers l’entrée de service interdite au public. A travers la vitre, il agita gravement le haut- parleur devant la gardienne. Cette dernière lui ouvrit. « Je mets encore celui-là, et c’est fini » dit Oleg. La femme hocha la tête d’un air entendu, comme s’il s’agissait là de quelqu’un qui n’avait fait de toute la journée que transbahuter des haut-parleurs. Le train fut avancé, et, avant même l’embarquement, Oleg fut le premier à sauter dans le train où il prit possession de deux rayons à bagages.

Rien n’avait changé en seize ans.

Oleg allait et venait sur le quai. Il y avait là d’autres malins comme lui : eux aussi s’étaient introduits là pour un train qui n’était pas le leur et attendaient près de leurs bagages. Ils étaient même assez nombreux, mais, de toute façon, il y avait sur le quai incomparablement plus de place que dans la gare et dans les squares avoisinants. Là se promenaient, insouciants, des passagers du soixante-quinze, bien habillés, qui avaient des places réservées dont personne d’autre ne pouvait disposer. Il y avait des femmes qui portaient les bouquets qu’on leur avait offerts, des hommes dont les bras étaient chargés de boissons, certains prenaient des photos. C’était là toute une vie inaccessible et quasi incompréhensible. Par cette chaude soirée d’été, ce long quai de gare sous son auvent lui rappelait quelque chose de méridional venu du fond de son enfance, peut-être des villes d’eaux.

Là-dessus Oleg remarqua qu’il y avait un bureau de poste qui donnait sur le quai, et il y avait même une table à quatre pupitres pour la correspondance.

Et il ressentit un picotement. Oui, bien sûr, il fallait cela. Et plutôt tout de suite, tant que ça ne s’était pas désagrégé, défraîchi.

Il entra avec son havresac à l’intérieur, acheta une enveloppe  – non, deux enveloppes avec des feuilles de papier... non, encore une carte postale  – et ressortit sur le quai. Il plaça son havresac avec le fer à repasser et les miches de pain entre ses jambes, se carra devant le pupitre et commença par le plus facile, par la carte postale :

 

« Salut Diomka !

Alors voilà, je suis allé au zoo ! Il n’y a pas à dire : c’est quelque chose ! Je n’avais jamais rien vu de semblable. Ne manque pas d’y aller. Des ours blancs, tu te rends compte ! Des crocodiles, des tigres, des lions. Prends toute une journée pour la visite. On vend même des petits pains à l’intérieur. Ne loupe pas le mouflon avec ses cornes en volutes. Regarde-le sans te presser, réfléchis. Et si tu vois l’antilope nilgaut, là aussi... Il y a beaucoup de singes, tu vas bien t’amuser. Mais il y en a un qui n’est pas là : le macaque rhésus, un méchant homme lui a jeté du tabac dans les yeux, comme ça, pour rien. Et il est devenu aveugle.

C’est bientôt l’heure du train, je me dépêche.

Guéris vite ! Sois un homme ! Je ne me fais pas de souci pour toi !

Transmets à Alexis Filipovitch les meilleurs souhaits de ma part. J’espère qu’il guérira.

Je te serre la main.

Oleg. »

Il écrivait avec facilité, seulement le porte-plume était très sale, les plumes étaient tordues ou abîmées, elles déchiraient le papier, s’y enfonçaient comme une pelle, et l’encrier était si encrassé que, malgré toutes les précautions qu’on pouvait prendre, la lettre, une fois terminée, faisait peur à voir.

« Zoé, ma petite abeille !

Je vous suis reconnaissant de m’avoir permis d’effleurer de mes lèvres une vie réelle. Sans ces quelques soirées je me sentirais tout à fait, mais tout à fait lésé.

Vous avez été plus raisonnable que moi, grâce à quoi je peux maintenant partir sans remords. Vous m’avez invité à passer chez vous, et je ne l’ai pas fait. Merci ! Mais je me suis dit : restons-en là et ne gâchons rien.

C’est avec gratitude que je me souviendrai de tout ce qui vient de vous.

Sincèrement, loyalement, je vous souhaite le plus heureux des mariages.

Oleg. »

C’était comme au cachot : le jour des déclarations, on donnait le même genre de cochonnerie dans un encrier, une plume un peu comme celle-ci, et pour le papier, un morceau plus petit qu’une carte postale et l’encre s’imbibait et traversait le papier. On pouvait écrire n’importe quoi à n’importe qui.

Oleg relut sa lettre, la plia, voulut coller l’enveloppe (depuis son plus jeune âge il se rappelait un roman policier où tout commençait avec la confusion des enveloppes), mais, pensez-vous !... seule une bande un peu plus foncée sur les bords diagonaux de l’enveloppe indiquait l’endroit où l’Office de Normalisation avait prévu une partie collante, qui n’était pas collante, bien entendu.

Et, ayant essuyé le bec de la plume qui était la moins mauvaise des trois, Oleg se mit à réfléchir à la troisième missive. Tout à l’heure, il était ferme sur ses jambes, -souriant même. A présent, tout était devenu mouvant. Il était sûr qu’il allait écrire : « Vera Kornilievna », et pourtant il écrivit :

« Chère Vega !

(Il y a longtemps que j’aurais voulu vous appeler ainsi, que ce soit au moins en cet instant.)

Je peux vous écrire avec cette franchise qui était absente de nos conversations à haute voix, mais pas de nos pensées, n’est-ce pas ? Ce n’est pas simplement un malade, n’est-ce pas, celui à qui son docteur propose son logis et son lit ?

Plusieurs fois aujourd’hui je me suis dirigé chez vous.

Une fois même je suis allé jusqu’au bout. J’allais chez vous, et j’étais ému comme on l’est à seize ans, comme il n’est peut-être plus de mise avec ce que j’ai de vie derrière moi. J’étais ému, embarrassé, heureux, craintif. C’est qu’il a fallu en traverser des années pour comprendre que : cela me tombe du ciel !

Pourtant, Vega ! Si je vous avais trouvée chez vous, il aurait pu commencer entre nous quelque chose de faux, quelque chose de voulu, de forcé. Et, tandis que je marchais, j’ai compris que c’était mieux de ne pas vous avoir trouvée chez vous. Tout ce que vous avez souffert jusqu’à présent, et ce que jusqu’à présent j’ai souffert, moi aussi, tout cela, du moins, ça a un nom, on peut en parler. Mais ce qui aurait commencé entre vous et moi, cela, il n’aurait même plus été possible de le dire à qui que ce fût ! Vous, moi, et entre nous cela, cette espèce de monstre gris, crevé et pourtant toujours plus grand.

Je suis plus vieux que vous, moins par les ans que par la vie. Aussi croyez-moi : vous avez raison, vous avez raison en tout, en tout, absolument en tout ! Dans votre passé, dans votre présent, mais vous ne pouvez pas deviner ce que vous serez dans l’avenir. Vous pouvez ne pas être d’accord, mais moi je vous le prédis : bien avant que vous ne soyez parvenue à une vieillesse indifférente, vous bénirez le jour où vous n’avez pas partagé mon destin. (Je ne parle pas de ma relégation  – on dit même qu’elle va prendre fin.) Vous avez immolé la moitié de votre vie comme un agneau, alors, épargnez l’autre moitié !

En ce moment, comme de toute façon je pars (et si la relégation prend fin, le contrôle médical et les soins ultérieurs n’auront plus lieu chez vous, ce qui signifie que nous nous disons adieu), je vais vous dévoiler ceci : même lorsque nous parlions de ce qu’il y a de plus élevé et lorsque moi-même je le pensais et y croyais loyalement, j’avais tout le temps, tout le temps, envie de vous presser dans mes bras et de vous baiser les lèvres !

Et allez donc vous y retrouver...

Et maintenant, sans en avoir obtenu l’autorisation, je les baise. »

C’était la même histoire avec la seconde enveloppe : la bande réservée à la colle ne collait pas. Oleg avait toujours pensé que ce n’était pas un hasard.

Et derrière son dos  – holà ! Sa prévoyance et sa ruse n’avaient servi à rien ! — le train arrivait et les gens couraient !

Il empoigna son havresac, saisit les enveloppes, et s’engouffra dans le bureau de poste :

  • Où est la colle ? Eh, mademoiselle ! Vous avez de la colle ? De la colle !
  • C’est parce que les gens l’emportent ! expliquait d’une voix forte la jeune fille. Elle le regarda, puis, avec hésitation, sortit le pot : Collez vos lettres ici, près de moi ! sans vous éloigner.

Dans la colle noire, épaisse, le petit pinceau d’écolier s’était, sur tout son petit corps en forme de quenouille, couvert de grumeaux de colle séchée ou fraîche. On ne savait plus par où le prendre et il fallait étaler la colle avec le manche, passant comme avec une scie sur la diagonale de l’enveloppe. Puis enlever l’excédent avec les doigts. Coller. De nouveau enlever du doigt le superflu qui avait débordé.

Et pendant ce temps-là les gens couraient sur le quai.

Maintenant : la colle à la jeune fille, le havresac dans la main (il l’avait gardé entre ses jambes tout le temps de peur qu’on ne le lui volât), les lettres à la boîte, et au galop !

On l’aurait pris pour un moribond, on aurait juré qu’il ne lui restait plus de force, et pourtant, quand il fallait y aller au pas de course, va pour le pas de course ! Après quoi, traînant son barda vers la seconde voie, il émergea de la porte principale de sortie et arriva devant son wagon où il se trouva environ en vingtième position. Avec les gens qui viendraient se joindre à ceux qui retenaient leur place, mettons qu’il était le trentième. Il n’aurait pas le deuxième rayon, mais il n’y tenait pas à cause de ses longues jambes. Et des rayons à bagages, il devrait en rester encore. Si on y avait installé des paniers, eh bien, il les pousserait, les paniers.

Tous avaient le même genre de paniers et même des seaux  – remplis de primeurs peut-être ? N’était-ce pas justement ces gens qui, comme le racontait Tchaly, se rendaient à Karaganda pour réparer les erreurs de l’approvisionnement ?

Le contrôleur, un petit vieux aux cheveux gris, criait de se ranger le long du wagon, de ne pas se bousculer, qu’il y aurait de la place pour tout le monde. Sur ce dernier point il se prononçait avec moins de certitude, et la queue derrière Oleg s’allongeait. Et Oleg remarqua aussitôt ce mouvement qu’il redoutait et qui consistait à foncer en avant sans respecter la file d’attente. Le premier à l’entreprendre fut une espèce de simulateur frénétique et enragé que quelqu’un d’inexpérimenté aurait pu prendre pour un malade mental et laisser passer en se disant : soit, qu’il passe devant tout le monde. Mais dans ce malade mental Oleg reconnut aussitôt un droit commun avec la manière qu’ils avaient d’effrayer les gens. Et, à la suite du braillard, des gens simples et paisibles commençaient à pousser eux aussi : si c’est permis à celui-ci, pourquoi pas à nous ?

Bien sûr, Oleg aurait pu se mettre à pousser lui aussi, et il avait son rayon assuré. Mais il en avait plein le dos de tout ce qu’il avait vu ces dernières années. Il avait envie que tout se fît honnêtement, sans désordre, tout comme le vieux contrôleur en avait envie.

Le petit vieux ne laissait quand même pas monter l’enragé et ce dernier, déjà, lui envoyait des bourrades dans la poitrine et débitait les pires injures, avec autant de naturel que s’il s’agissait des mots les plus communs de la langue. Et dans la file d’attente, une rumeur compatissante se fit entendre :

  • Laissez-le monter ! C’est un malade !

Alors, n’y tenant plus, en quelques grandes enjambées, Oleg s’approcha de l’enragé et, droit dans l’oreille, sans égard à son tympan, hurla :

  • Hééé ! Moi aussi j’en viens !

L’enragé sursauta, se frotta l’oreille :

  • D’où ça ?

Oleg savait qu’il était encore trop faible pour se bagarrer, que tout cela, il le faisait de ses dernières forces, mais, à tout hasard, ses deux longs bras étaient libres, tandis que l’enragé avait un panier dans une main. Et, penché vers l’enragé, baissant à présent la voix, il scanda :

  • De là où quatre-vingt-dix-neuf pleurent tandis qu’un seul rit.

Dans la file d’attente, on ne comprit pas ce qui avait guéri l’enragé, mais les gens virent qu’il se calmait, clignait de l’œil et disait au grand en capote :

  • Mais je ne dis rien, moi, je ne suis pas contre, monte si tu veux.

Mais Oleg resta près de l’enragé et du contrôleur. Au pire, lui aussi foncerait d’où il était. Cependant les resquilleurs avaient déjà commencé à regagner leur place.

  • Comme tu voudras ! disait l’enragé d’un ton de reproche. Attendons !

Et les gens montaient avec leurs paniers et leurs seaux. Sous la toile à sac qui les couvrait, on voyait parfois distinctement de gros radis rose lilas de forme allongée. Deux voyageurs sur trois présentaient des billets pour Karaganda. Voilà les gens pour qui Oleg avait mis de l’ordre dans la file d’attente ! Il montait également des passagers ordinaires. Une dame comme il faut, vêtue d’une jaquette bleue.

Lorsqu’Oleg monta, l’enragé le suivit avec assurance.

Traversant rapidement le wagon, Oleg avisa un rayon à bagage transversal, qui était encore presque entièrement libre.

  • Bon, déclara-t-il, nous allons pousser un peu ce panier.
  • Où ? Pourquoi faire ? s’inquiéta un espèce de boiteux, bien portant cependant.
  • Parce que ! fit entendre Kostoglotov qui était déjà grimpé. Les gens n’ont pas où se mettre.

Le rayon, il l’aménagea en rien de temps : son havresac, il se le mit en attendant sous la tête, après en avoir sorti le fer à repasser ; il ôta sa capote, l’étendit, et se débarrassa aussi de sa vareuse  – ici, en haut, on pouvait tout se permettre. Et il s’allongea pour souffler. Ses pieds bottés  – il chaussait du quarante-quatre  – dépassaient, surplombant le couloir d’une demi-tige, mais ne gênaient personne à cette hauteur.

En bas aussi on s’installait, on soufflait, on liait connaissance.

Le boiteux, sociable, racontait qu’il avait été vétérinaire.

  • Et pourquoi t’as laissé tomber ? s’étonnait-on.
  • Et qu’est-ce que tu crois ! plutôt que de passer au banc des accusés pour la moindre brebis qui crève, je préfère être un invalide et m’occuper du transport des légumes ! expliquait le boiteux à la cantonade.

Et pourquoi pas ! dit la dame en jaquette bleue. C’est du temps de Béria qu’on arrêtait les gens pour les légumes, les fruits. Tandis que maintenant on n’arrête plus que pour les produits manufacturés.

Le soleil en était déjà très certainement à ses derniers rayons et du reste, la gare le cachait. En bas dans le compartiment, il faisait encore un peu clair, mais en haut, c’était le crépuscule. Les passagers des premières et des wagons réservés continuaient à se promener sur le quai, tandis qu’ici on ne bougeait plus des places occupées, on installait les bagages. Et Oleg s’étendit de tout son long. C’était bon ! On était très mal à voyager deux jours et deux nuits les jambes recroquevillées dans les wagons de Stolypine. A dix-neuf hommes dans ce genre de compartiment, on était très mal à voyager. A vingt-trois, encore plus mal.

D’aucuns n’y avaient pas survécu. Lui, si. Et voilà qu’il n’était pas mort du cancer non plus. Voilà aussi que la relégation déjà se craquelait comme une coquille.

Il se rappela le commandant qui lui conseillait de se marier. Tout le monde allait bientôt lui donner le même conseil.

C’était bon d’être couché. C’était bon.

C’est seulement lorsque le train, après une secousse, s’ébranla que, là où se trouve le cœur ou bien l’âme, quelque part à l’endroit essentiel de la poitrine, quelque chose se serra. Et il se retourna, s’affaissa à plat ventre sur sa capote et enfouit son visage aux yeux mi-clos dans son havresac cabossé de miches de pain.

Le train roulait et les bottes de Kostoglotov, comme privées de vie, dodelinaient au-dessus du couloir, les bouts tournés vers le bas.

Un méchant homme avait jeté du tabac dans les yeux du macaque rhésus. Pour rien... simplement comme ça...

 

FIN