CHAPITRE XVII

LA RACINE DU LAC ISSYK-KOUL

Vera Kornilievna appréhendait la réaction de Roussanov au maximum de la dose ; dans le courant de la journée elle vint plusieurs fois s’informer de son état et après son travail tarda à partir. Elle n’aurait pas dû se déplacer aussi souvent si Olympiade Vladislavovna avait assuré son service comme il était prévu, mais on n’avait pu éviter de l’envoyer suivre le cours de trésorerie syndicale et c’est Tourgoun qui la remplaçait ; or on ne pouvait vraiment pas s’en remettre à lui.

Roussanov supporta la piqûre assez mal, sans atteindre toutefois le seuil critique. Juste après l’injection on lui avait administré un soporifique et il ne s’était plus réveillé, mais il était agité, se retournant, se tordant, gémissant ; à chacune de ses visites, Vera Kornilievna demeurait quelque temps à l’observer et lui prenait le pouls. Il étirait ses jambes et se recroquevillait alternativement. Son visage était rougeâtre, mouillé de sueur. Privé de ses lunettes et sur un oreiller, il n’avait plus cet air d’impérieuse autorité. De rares petits cheveux blancs, échappés à la calvitie, étaient pitoyablement collés en tous sens sur le haut du crâne.

Outre ses visites, Vera Kornilievna avait bien d’autres choses à faire. Elle eut par exemple à régler la sortie de Poddouïev qui faisait fonction de doyen de salle, une fonction sans raison d’être, mais statutairement prévue. Et, en passant du lit de Roussanov au suivant, Vera Kornilievna déclara :

  • Kostoglotov, à partir d’aujourd’hui, c’est vous qui êtes doyen de salle.

Kostoglotov était couché tout habillé sur sa couverture et lisait le journal ; Gangart en était à sa deuxième visite et Kostoglotov lisait toujours son journal. S’attendant comme d’habitude à quelque sortie de sa part, Gangart accompagna sa phrase d’un léger sourire, comme pour montrer qu’elle comprenait bien que tout cela n’avait aucune importance. Il leva vers elle un visage joyeux et, ne sachant comment lui exprimer au mieux son respect, il ramena vers lui ses longues jambes trop librement étirées sur son lit. Il avait un air fort bienveillant ; il dit :

  • Vera Kornilievna ! Vous voulez donc me porter un coup moral irréparable ! Aucun administrateur n’est à l’abri des erreurs, il lui arrive même de succomber à la tentation de la puissance. Aussi, après de longues années de réflexion, me suis-je juré de ne plus jamais assumer de fonctions officielles.
  • Parce que vous en avez déjà exercé ? De hautes fonctions ? dit-elle, entrant dans le jeu.

La plus haute était celle de sous-officier adjoint au chef de section. Mais en fait j’en ai exercé de plus importantes. On avait expédié mon chef de section, pour sa grande bêtise et sa parfaite incapacité, suivre des cours de perfectionnement, dont il aurait dû revenir au moins commandant de batterie  – mais dans un autre groupe d’artillerie que le nôtre. A sa place, on nous avait envoyé un autre officier, mais il s’était tout de suite fait détacher aux politiques. Le général commandant la division n’avait rien contre moi : j’étais bon topographe et les gars m’écoutaient ; c’est comme ça que, simple adjudant, j’ai pendant deux ans exercé les fonctions de chef de section  – depuis Elets jusqu’à Francfort-sur-l’Oder. Je dois dire que ce sont les meilleures années de ma vie, ça peut sembler drôle.

Quoiqu’il eût replié ses jambes, il sentit que sa posture n’était guère polie et s’assit sur le bord de son lit.

  • Vous voyez bien... — Le sourire de sympathie n’avait pas quitté le visage de Gangart de toute leur conversation. — Pourquoi refuser ? Vous allez de nouveau vous sentir heureux...
  • Jolie logique ! Et la démocratie ! Vous vous asseyez dessus, sur la démocratie et ses principes : la salle ne m’a pas choisi, les électeurs ne connaissent même pas mon cursus honorum... Au fait, vous ne le connaissez pas plus qu’eux...
  • Eh bien... racontez.

Elle ne parlait jamais très fort, il avait baissé la voix pour elle seule ; Roussanov dormait, Zatsyrko lisait, le lit de Poddouïev était déjà vide, — aussi ne pouvait-on guère les entendre.

  • C’est une longue histoire. Et puis je ne suis pas à mon aise assis là pendant que vous êtes debout. Ce n’est tout de même pas une façon de s’entretenir avec une femme. Et si je me flanque debout comme un planton au beau milieu de l’allée, ça aura l’air encore plus bête. Asseyez-vous sur mon lit, s’il vous plaît.
  • Il faut pourtant que je m’en aille, dit-elle. Et elle s’assit au bord du lit.
  • Voyez-vous, Vera Kornilievna, c’est surtout parce que je tiens à la démocratie que j’ai souffert dans la vie. J’ai essayé de l’implanter dans l’armée en me montrant impertinent avec les gradés. C’est pour ça qu’en 1939 ils ne m’ont pas envoyé à l’école des sous-off’ et que je suis resté simple soldat. Et comme en 1940 (à ce moment-là j’avais tout de même commencé à faire le peloton), j’ai recommencé à leur dire des sottises, ils m’ont encore une fois renvoyé. C’est seulement en 1941 que j’ai réussi tant bien que mal à sortir sous- officier en Extrême-Orient. J’avoue que j’en avais gros sur le cœur de ne pas être devenu officier comme tous mes amis. Quand on est jeune, on est assez sensible à ce genre de choses. Mais j’aimais tout de même mieux la justice.
  • J’ai un ami très proche, dit Gangart, le regard rivé à la couverture  – il a eu la même destinée : très... évolué  – et sans grade.

Une demi-pause, un silence passa entre leurs deux têtes et elle leva les yeux.

  • D’ailleurs, vous êtes resté comme ça jusqu’à présent.
  • Comment « comme ça » ? Sans grade ou très évolué ?
  • Impertinent. Regardez comment vous parlez aux médecins ! A moi en particulier.

C’est avec sévérité qu’elle disait cela, mais une sévérité bien étrange, toute pétrie de douceur comme l’était chaque parole, chaque geste de Vera Gangart. D’une douceur sans laisser-aller, méthodique, en quelque sorte, et harmonieusement construite.

  • Moi – à vous ? Je m’adresse à vous avec un respect sans pareil. Ce que j’ai de mieux à vous offrir comme façon de parler... vous ne vous rendez pas compte. Et si vous voulez parler du premier jour, vous ne pouvez pas savoir dans quel étau je me trouvais pris. Il avait vraiment fallu que je sois à la mort pour qu’ils me laissent tout de même quitter la province. J’arrive ici : et au lieu de l’hiver  – le déluge. J’étais là, mes bottes de feutre sous le bras (là-bas, chez nous, il gelait à pierre fendre ! )... Ma capote était trempée, à tordre... Je donne mes bottes de feutre à la consigne et je prends le tramway pour la vieille ville : j’avais gardé du front l’adresse d’un de mes soldats qui vivait là-bas. A ce moment-là, il commençait déjà à faire sombre, voilà tout le tramway qui se met à me raisonner : qu’il ne fallait pas que j’y aille ; que j’allais me faire égorger ; pensez ! après l’amnistie de 1953, on avait remis en liberté toute la canaille et on ne réussirait plus jamais à remettre le grappin dessus... Moi, je n’étais même pas sûr que mon soldat vive toujours là-bas ; quant à la rue, elle était de celles que personne ne connaît. Alors je me suis mis à faire les hôtels. Des vestibules magnifiques  – j’avais honte d’y traîner mes bottes ! Il y en avait bien qui avaient de la place, mais il suffisait qu’au lieu d’un passeport je présente le certificat de relégation pour qu’il n’y en ait plus : « Impossible ! Impossible ! » Qu’est-ce qui me restait à faire ? Mourir, soit, mais pourquoi sur le trottoir ? Alors je suis allé droit à la milice : « Voilà, je suis de chez vous. Donnez-moi où passer la nuit. » Ils étaient bien embêtés, ils m’ont dit : « Vous n’avez qu’à aller au tchaïkhana{12} vous dormirez là, on n’y vérifie pas les papiers. » Impossible de dénicher leur caravansérail ! Alors, je m’en retourne à la gare. Là, pas moyen de dormir : il y avait un milicien qui me faisait circuler chaque fois qu’il me voyait. Le lendemain matin je file droit chez vous à la consultation ; je fais la queue ; on m’ausculte, et illico on décide de m’hospitaliser. En somme, je n’avais plus qu’à traverser la ville en changeant de tramway pour aller me faire viser à la Sûreté. J’arrive, — c’était pourtant jour ouvrable dans toute l’Union soviétique, mais le commandant était parti : les relégués n’avaient qu’à se débrouiller ! Et sans daigner nous honorer de la moindre indication : peut-être qu’il reviendrait, peut-être qu’il ne reviendrait pas. A ce moment-là je me suis tenu le raisonnement suivant : si je lui donnais mon certificat, il se pourrait bien qu’on refuse de me rendre mes bottes à la consigne. Alors je suis retourné à la gare encore une fois, en prenant mes deux tramways. Une heure et demie de voyage à chaque coup.
  • Je ne les revois pas, vos bottes de feutre : vous en aviez ?
  • Vous ne les avez pas vues, mes bottes, parce que je les avais vendues à un type à la gare. Je me disais que je finirais l’hiver à la clinique et que je ne vivrais pas jusqu’à l’hiver suivant... Me voilà donc reparti pour la Sûreté  – rien qu’en tramways, j’ai dépensé dix roubles. Une fois descendu, il y avait encore un bon kilomètre à pousser dans la gadoue. Et j’avais mal ! Je me traînais à peine. En traînant mon barda avec moi. Dieu merci, le commandant était arrivé. Je lui donne comme caution l’autorisation de ma Sûreté à moi, je lui montre le certificat de vos médecins, — une signature, et me voilà autorisé à entrer à l’hôpital ! A ce moment-là je suis reparti, mais je ne suis pas allé chez vous, pas encore : je suis retourné dans le centre. Sur des affiches, je vois qu’on donne « La Belle au bois dormant »...
  • Ah, c’est comme ça ! Il vous fallait l’Opéra, les ballets... Eh bien, si j’avais su, je ne vous aurais pas fait admettre, ça non !
  • Vera Kornilievna, c’était... c’était un miracle ! J’allais mourir et avant, pour la dernière fois, j’allais revoir un ballet ! Et sans cette mort, avec ma déportation à perpétuité, je n’en aurais plus jamais vu. Eh bien, je t’en fiche ! ils avaient changé le spectacle ! Au lieu de « la Belle au bois dormant » : « Agou-Valy. »

Gangart eut un rire muet et hocha la tête. Au fond, l’histoire de ce mourant avec son ballet saugrenu lui plaisait bien, et même plus que bien.

  • Que faire ? Au conservatoire, il y avait bien le concert d’une apprentie pianiste, mais c’était loin de la gare et je n’aurais même pas eu le coin du bout d’un banc. Et il pleuvait ! Il continuait à tomber des cordes... Il n’y avait plus qu’une seule solution : se rendre. J’arrive chez vous : « Plus de place. Vous devrez attendre plusieurs jours. » Et certains malades disaient qu’on attendait jusqu’à huit jours. Attendre où ? Qu’est-ce qu’il me restait à faire ? Sans les camps qui m’ont appris à vivre, je ne m’en sortais pas. Et voilà que sur ces entrefaites vous m’arrachez mon papier des mains ? Sur quel ton vouliez-vous que je vous parle ?

Vue d’ici, la situation était plaisante, ils avaient tous les deux envie de rire.

Il avait raconté tout cela sans réfléchir, en pensant à autre chose : si elle était sortie de l’institut en 45, elle ne pouvait pas avoir moins de trente et un ans ; ils étaient presque du même âge. Pourquoi alors lui paraissait-elle plus jeune que Zoé qui n’avait que vingt-trois ans ? Ça ne venait pas de son visage, mais de ses manières, de sa timidité, de sa retenue. Dans ces cas-là on peut même parfois supposer qu’une femme n’a jamais... qu’une femme est encore... Un regard attentif permet de déceler une telle femme à d’imperceptibles détails. Mais Gangart était mariée. Alors – quoi ?

Elle, de son côté, le regardait et s’étonnait qu’il lui eût d’abord semblé si malveillant et si grossier. Il avait, bien sûr, l’œil sombre et des façons rudes, mais il était aussi capable de vous regarder et de vous parler avec beaucoup d’amitié et de gaieté – comme en ce moment. Plus exactement, il tenait toujours prêtes l’une et l’autre de ses deux manières d’être, recourant à l’une ou à l’autre selon les nécessités de l’instant.

  • Maintenant que je suis au fait de vos danseuses et de vos bottes de feutre  – dit-elle en souriant  – si nous parlions de vos bottes de cuir ? Vous savez que ces bottes sont une entorse sans précédent à notre règlement ?

Elle dit et plissa les paupières.

  • Encore le règlement — Kostoglotov grimaça. Mais enfin, même dans les prisons on a prévu la promenade. Moi, je ne peux pas me passer de promenade ; sans promenade, pas question de guérir ! Vous n’allez tout de même pas me priver d’air ?

Oui, il aimait se promener. Il passait de longs moments dans les allées solitaires et écartées de la cité hospitalière ; Gangart l’y avait déjà vu. Il avait alors une allure extraordinaire. La lingère avait accepté de lui donner une robe de chambre de femme mal cousue (il n’y en avait pas pour les hommes). Il rassemblait dans une main toute l’étoffe inutile de l’un des pans, rabattait l’autre d’un geste large, se ceignait d’un haut ceinturon de cuir à boucle étoilée, chassant de part et d’autre de son ventre les plis de l’étoffe ainsi formés ; mais les deux pans refusaient de rester en place. Ainsi accoutré, chaussé des bottes de l’armée, sans chapka, la mèche noire, il allait à grands pas fermes, parfois lent, parfois rapide, regardant les pierres passer sous lui et, parvenu à la limite qu’il s’était fixée, il y faisait régulièrement demi-tour. Et il avait toujours les mains dans le dos. Et il était toujours seul, sans personne.

  • C’est que ces jours-ci nous nous attendons à une inspection de Nizamoutdine Bakhramovitch... Vous savez ce qui se passera s’il voit vos bottes ? J’aurai un blâme.

Là encore, nulle exigence : une prière, avec peut- être même quelque chose comme une plainte. Elle était elle-même surprise du ton qui était devenu le sien dans ses rapports avec lui et qu’elle n’avait jamais eu avec aucun de ses malades : ce n’était même pas celui de l’égalité, on y sentait de la soumission.

Kostoglotov, convaincant, avait touché sa main fine de sa grosse patte :

  • Vera Kornilievna ! Je vous garantis qu’il ne les trouvera pas. Que jamais il ne me rencontrera dans le vestibule avec ces bottes aux pieds.
  • Et dans votre allée ?
  • Oh, là, il ne se rappellera même pas que je suis de son pavillon ! Tiens, si vous voulez, on peut lui envoyer pour rire une dénonciation anonyme : comme quoi je possède des bottes de cuir ; il viendra farfouiller par ici avec deux filles de salle  – et il ne trouvera rien.
  • Vous croyez que c’est beau d’envoyer des dénonciations ? — Ses yeux redevinrent étroits.

Ah oui ! Pourquoi mettait-elle du rouge à lèvres ? Elle était trop fine pour ce genre de vulgarité, ça n’allait pas avec le reste. Il soupira :

  • Vous savez bien que ça se fait, Vera Kornilievna  – et comment ! Et ça rend ! Les Romains disaient : Testis unus, testis nullus. Un témoin, pas de témoin. Au XXe siècle, les témoins sont devenus inutiles, un témoin est encore un témoin de trop.

Elle détourna les yeux. L’endroit où ils étaient rendait difficile une conversation de ce genre.

  • Et où les cacherez-vous ?
  • Mes bottes ? Oh, il y a des dizaines de façons de faire selon les circonstances. Peut-être que je les jetterai dans le poêle éteint, peut-être que je les suspendrai à une ficelle que je passerai par la fenêtre. Soyez tranquille !

Il n’était pas possible de garder son sérieux ni de douter qu’il se tirerait de ce mauvais pas.

  • Mais comment vous y êtes-vous pris le premier jour pour ne pas les déposer en entrant ?
  • Ça alors, ça n’est pas bien compliqué. Dans la niche où j’ai changé de vêtements je n’ai eu qu’à les placer derrière le battant de la porte ; la fille de salle a mis tout le reste dans un sac avec une étiquette et l’a emporté au dépôt central, et en sortant du bain, j’ai enveloppé mes bottes dans un bout de journal et je suis parti avec.

Quelle stupide conversation ! Que faisait-elle assise là au lieu de travailler ? Roussanov dormait, agité, couvert de sueur, mais il dormait, et sans vomissements. Gangart, une fois de plus, lui tâta le pouls ; elle allait partir quand quelque chose lui revint à l’esprit ; elle se retourna vers Kostoglotov :

  • Au fait, vous ne recevez encore aucun supplément ?
  • Non, m’n adjudant ! dit-il, dressant l’oreille.
  • Nous commencerons donc demain. Par jour : deux œufs, deux verres de lait et cinquante grammes de beurre.
  • Comment-comment ? Puis-je en croire mes oreilles ? De ma vie on ne m’avait jamais nourri comme ça !... Au fond, vous savez, ce n’est que justice. Parce que, pour cette maladie, même avec une ordonnance, je ne toucherai rien.
  • Comment ça ?
  • C’est bien simple. Il se trouve que je ne suis pas encore depuis six mois au syndicat. Alors je n’ai droit à rien.
  • Aï-aï-aï ! Comment cela se fait-il ?
  • Bah, j’ai tout simplement perdu l’habitude de vivre comme tout le monde ! J’arrive à mon lieu de relégation ; comment vouliez-vous que je devine qu’il fallait commencer par m’inscrire au syndicat ?

D’un côté – si malin, de l’autre – si inadapté ! Ce supplément, c’est Gangart qui s’était arrangée pour le lui faire accorder, elle avait dû insister, la chose n’était pas si facile. Mais il lui fallait partir, sans quoi elle risquait de passer la journée à bavarder.

Elle était déjà près de la porte quand il cria malicieusement :

— Dites donc, vous ne seriez pas en train d’acheter le doyen de salle que je suis devenu ? Je vais m’en faire, du mauvais sang, à l’idée que je me suis laissé corrompre dès le premier jour !...

Elle disparut.

Mais après le repas des malades, il lui fallut visiter de nouveau Roussanov. A ce moment-là, elle savait que l’inspection en question du médecin-chef aurait lieu le lendemain. Aussi une nouvelle tâche lui incombait- elle, la vérification des tables de nuit, car tel était le dada de Nizamoutdine Bakhramovitch : vérifier qu’il ne s’y trouvât ni miettes, ni provisions inutiles, l’idéal étant qu’il n’y vît rien que le pain et le sucre dispensés par l’hôpital. Il contrôlait également la propreté, et cela avec une ingéniosité dont une femme eût été incapable.

Montée au premier étage, Vera Kornilievna examina, le nez en l’air, les parties les plus élevées des locaux les plus hauts de plafond. Et dans un coin, au- dessus de Sigbatov, elle crut voir une toile d’araignée (il faisait maintenant plus clair ; dehors, le soleil s’était dévoilé). Gangart appela la femme de salle : c’était Elisabeth Anatolievna  – pourquoi tous les branle-bas étaient-ils toujours pour elle ? — Gangart lui expliqua qu’il fallait tout laver pour le lendemain et lui montra la toile d’araignée.

Elisabeth Anatolievna tira des lunettes de la poche de sa blouse, les mit, déclara : « Figurez-vous que vous avez raison. Quelle horreur ! », ôta ses lunettes et se mit en quête d’un escabeau et d’une tête-de- loup. Elle faisait toujours le ménage sans lunettes.

Gangart poursuivit sa ronde, elle entra dans la salle des hommes. Roussanov n’avait pas changé de position ; il était inondé de sueur, mais son pouls était moins rapide. Quant à Kostoglotov, qui venait justement d’enfiler ses bottes et sa robe de chambre, il se préparait à sortir se promener. Vera Kornilievna fit à toute la salle l’annonce de l’importante inspection du lendemain et pria tout le monde de jeter un coup d’œil aux tables de nuit avant qu’elle n’en fasse elle- même le tour.

  • Tenez, nous allons commencer par notre doyen, dit-elle.

Elle aurait pu commencer par quelqu’un d’autre  – pourquoi s’était-elle justement retrouvée dans son coin ?

Vera Kornilievna, c’était deux triangles opposés angle à angle : le plus large en bas, en haut le plus étroit. Sa taille était à ce point fine que les mains se tendaient toutes seules vers elle pour y poser leurs doigts et la soulever en l’air. Mais Kostoglotov ne fit rien de tel et lui ouvrit de bonne grâce la porte de sa table de nuit :

  • A vos ordres.
  • Allons allons, laissez-moi passer s’il vous plaît, dit-elle en s’avançant vers la table de nuit. Il s’écarta. Elle s’assit sur le bord du lit et commença son contrôle.

Elle était assise, il était debout dans son dos. Il voyait bien son cou, la délicatesse de ses lignes sans défense, et ses cheveux mi-sombres, simplement disposés en chignon sur la nuque, sans aucune prétention à suivre la mode.

Non, il fallait trouver un moyen d’échapper à ces impulsions. Il n’était tout de même pas possible d’avoir la tête mise à l’envers par la première jolie femme venue ! Une visite, quelques instants de conversation avaient suffi : voici plusieurs heures qu’il ne cessait de penser à elle. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire, à elle ? Elle arriverait le soir à la maison et son mari la prendrait dans ses bras.

Il fallait qu’il cherche un moyen d’échapper à ça ! Mais n’était-il pas impossible d’y réussir sans le secours d’une femme, justement ?

Et il était là, debout, à contempler sa nuque, sa nuque, sa nuque. Par-derrière, le col de sa blouse, soulevé triangulairement, découvrait un petit os rond  – le premier de la colonne vertébrale. Ah, en faire le tour du bout du doigt !

  • Cette table de nuit est, naturellement, l’une des plus affreuses de la clinique, commentait cependant Gangart. Des miettes de pain, du papier gras, du tabac aussi, et des livres, et des gants... Comment n’avez-vous pas honte ? Vous allez aujourd’hui même me faire disparaître tout ça.

Et lui regardait son cou et ne disait rien.

Elle ouvrit le tiroir du haut et là, entre autres menus objets, elle remarqua un petit flacon d’une quarantaine de millilitres, plein d’un liquide brun. Avec le flacon soigneusement bouché, il y avait un petit gobelet en matière plastique, comme dans les nécessaires de voyage, et une pipette.

  • Et ça ? C’est un médicament ?

Kostoglotov eut un petit sifflement :

  • Sans importance.
  • Quel genre de médicament ? On ne vous a rien donné de semblable ici.
  • Et alors ? Je n’ai pas le droit d’en avoir un à moi ?
  • Du moment que vous êtes dans notre clinique, et à notre insu, bien sûr que non !
  • Ah, je ne sais pas comment vous dire ça... C’est pour les cors.

Cependant, elle faisait tourner entre ses doigts le flacon sans nom, sans étiquette, essayant de l’ouvrir pour en sentir le contenu, et Kostoglotov s’interposa. Il referma soudain ses deux mains rudes sur les mains de Gangart et écarta celle qui allait sortir le bouchon.

Eternelle conjonction des mains ! Inévitable poursuite du dialogue...

  • Attention ! dit-il tout bas. Il faut savoir comment s’y prendre. Ne pas s’en répandre sur les doigts. Ni le porter à son nez.

Et, avec douceur, il lui ôta le flacon des mains.

Décidément, ce n’était plus une plaisanterie.

  • Qu’est-ce que c’est ? dit-elle, sourcils froncés. Une substance toxique ?

Kostoglotov se laissa lentement choir à côté d’elle et dit tout bas, d’une voix de technicien :

  • Très. C’est de la racine du lac Issyk-Koul. Il ne faut pas la porter à son nez, ni sèche, ni en préparation. C’est pour ça que c’est si bien bouché. Si on a pris la racine dans ses mains et que par inadvertance on les lèche sans les avoir lavées, on peut en mourir.

Vera Kornilievna était effrayée :

  • Et pourquoi en avez-vous ?
  • C’est là le hic, grogna-t-il. Vous aviez bien besoin d’aller trouver ça. J’aurais dû le cacher... J’en ai parce que je me suis soigné avec et que je continue, en guise de traitement de soutien.
  • Pour ça uniquement ? Elle l’éprouvait du regard. Sans plissements de paupières. Elle n’était plus rien qu’un médecin.

C’était donc des yeux de médecin qui le regardaient, mais ces yeux-là étaient café clair.

  • Uniquement pour ça, dit-il, honnête.
  • A moins que ce ne soit... en prévision ?... Elle ne le croyait toujours pas.
  • Bon, si vous voulez : en venant ici, j’avais bien cette idée en tête. Pour ne pas souffrir inutilement... Mais, les douleurs passées, je n’y ai plus pensé. Et je continue de me soigner avec.
  • En douce ? Quand personne ne vous voit ?
  • Qu’est-ce qu’on peut faire quand on n’est pas libre de vivre à sa guise ? quand on donne partout dans le règlement ?
  • Et vous en prenez combien de gouttes ?
  • Il faut suivre un schéma qui monte et qui descend. D’une goutte à dix, de dix à une et dix jours d’arrêt. En ce moment, justement, j’ai arrêté. Et pour être franc, je ne suis pas sûr que si mes douleurs ont cessé, ce soit uniquement le fait des rayons X. Peut-être que la racine y est pour quelque chose.

Ils parlaient tous les deux d’une voix étouffée.

  • Avec quoi l’avez-vous préparée ?
  • Avec de l’eau-de-vie.
  • Vous l’avez faite vous-même ?
  • Ouais-ouais.
  • Et quelle en est la concentration ?
  • Comment vous dire ?... Il m’en a donné une brassée, il m’a dit : ça ira pour un litre et demi. Et j’ai fait le partage.
  • Mais il y en avait quel poids ?
  • Il n’a pas pesé. Il m’a donné ça comme ça, au jugé.
  • Au jugé ? Un poison pareil ! C’est que c’est de l’aconit ! Vous vous rendez compte ?
  • De quoi voulez-vous que je me rende compte ? — Kostoglotov commençait à s’énerver. — Je voudrais vous voir en train de mourir seule au monde, avec la Sûreté qui vous interdit de franchir les limites du pays ; je me demande si l’idée que c’est de l’aconit et que vous ne savez pas combien il y en a, vous arrêterait. Vous savez ce qu’elle pouvait me valoir, cette poignée de racines ? Vingt ans de travaux forcés. Pour avoir quitté de mon propre chef mon lieu de relégation. Et pourtant je suis parti. A plus de cent cinquante kilomètres. Dans les montagnes. Il y a un vieux qui vit là-bas. Krementsov. Une barbe comme l’académicien Pavlov. De ces colons qui se sont installés là-bas au début du siècle. Un vrai sorcier ! Il ramasse ses racines lui-même et fixe lui-même les doses qui conviennent. Dans son village, on se moque de lui : nul n’est prophète en son pays. Mais on vient le trouver de Moscou et de Leningrad. Il est même venu un correspondant de la Pravda, on dit qu’il est reparti convaincu... En ce moment, il serait arrêté. Parce que des imbéciles en avaient préparé un demi-litre qu’ils conservaient dans leur cuisine à portée de la main ; ils ont invité des amis pour fêter la Révolution, et ces amis, qui n’avaient plus de vodka, ont bu la préparation sans rien demander aux maîtres de maison ; il y en a trois qui sont morts. Et dans une autre maison, il y a des enfants qui se sont empoisonnés. Mais le vieux, qu’est- ce qu’il a à voir dans tout ça ? Il les avait prévenus.

Soudain, remarquant qu’il parlait contre lui, Kostoglotov se tut.

Gangart était en émoi :

  • Justement ! La détention des toxiques dans les salles communes est interdite. Exclue, absolument ! Un accident est possible. Allez, donnez-moi ce flacon !
  • Non. Le refus était ferme.
  • Donnez ! De colère, elle fronça les sourcils et tendit la main vers son poing serré. Kostoglotov avait si bien refermé ses doigts solides de travailleur sur la fiole que celle-ci avait disparu.

Il eut un sourire :

  • Vous n’y parviendrez pas de cette façon-là.

Les sourcils froncés se détendirent.

  • De toute façon, je sais à quel moment vous vous promenez. Je pourrai prendre le flacon pendant que vous ne serez pas là.
  • Vous faites bien de me prévenir, je vais le cacher.
  • Au bout d’une ficelle que vous laisserez pendre par la fenêtre ? Qu’est-ce qu’il me reste à faire, sinon avertir qui de droit ?
  • Je n’y crois pas. Vous avez vous-même tout à l’heure condamné les dénonciations.
  • Vous ne me laissez pas le choix des moyens !
  • Par conséquent, vous devez me dénoncer ? Ça n’est pas beau. Vous avez peur que le camarade Roussanov boive la préparation ? Je ne le laisserai pas faire. Je l’empaquetterai et je la mettrai à l’abri. Mais que je m’en aille de chez vous, et il faudra bien que je recommence à me soigner avec cette racine, vous le comprenez bien ! Non, vous croyez que c’est de la blague ?
  • Absolument ! C’est de la noire superstition, c’est jouer avec la mort. Je ne crois qu’aux méthodes scientifiques éprouvées pratiquement ! C’est ainsi qu’on m’a formée. C’est ce que pensent tous les cancérologues. Donnez-moi ce flacon.

Elle essayait malgré tout de desserrer son index.

Il la regardait dans les yeux, des yeux café clair, coléreux ; non seulement il n’avait pas envie de discuter avec elle, de s’obstiner, mais c’est avec plaisir qu’il lui aurait abandonné cette fiole et toute sa table de nuit  – s’il ne lui avait été difficile de transiger avec ses principes.

  • Sacrée science ! soupira-t-il. Si seulement tout y était tellement indubitable ! Si seulement tout ne s’y infirmait pas de soi-même tous les dix ans ! Et à quoi suis-je censé croire ? A vos piqûres ? Au fait, pourquoi veut-on m’en faire de nouvelles ? Qu’est-ce que c’est encore que ces piqûres ?
  • Des piqûres très utiles ! Très importantes pour votre vie ! Il s’agit de sauver votre vie ! — Elle lui avait dit cela avec une insistance particulière et ses yeux étaient pleins d’un espoir rayonnant. — N’allez pas croire que vous êtes guéri !
  • Mais plus précisément : quelle est leur action ?
  • Quel besoin avez-vous de précisions ! Elles vous guérissent, elles empêchent les métastases. D’autres précisions... vous ne comprendriez pas. Bien, maintenant, donnez-moi ce flacon et je vous donne ma parole d’honneur que je vous le rendrai quand vous serez pour partir.

Ils se regardaient.

Il avait un air des plus comiques, avec cette robe de chambre de femme et le ceinturon étoilé qu’il avait mis pour sa promenade.

Tout de même, quelle insistance ! Le diable du flacon ! Il lui importait peu de le lui laisser : de l’aconit, il en avait encore dix fois autant à la maison. Le drame n’était pas dans le flacon. Il y avait là une jolie femme aux yeux café clair. Au visage si rayonnant. Il était si bon de parler avec elle. Et jamais il ne serait possible de l’embrasser. Et quand il reviendrait dans son trou perdu, il ne croirait même pas qu’il avait pu être assis tellement près d’une femme aussi lumineuse, et qui voulait le sauver, lui, Kostoglotov, le sauver à tout prix !

Or, justement, le sauver, elle ne le pouvait pas.

  • A vous dire aussi, j’ai peur de le donner, dit-il pour plaisanter. Quelqu’un chez vous pourrait le boire.

(Qui ? Qui aurait pu le boire chez elle ?... Elle vivait seule. Mais le dire maintenant eût été déplacé, indécent.)

  • Bon, faisons match nul : vidons-le quelque part.

Il sourit. Il regrettait de pouvoir faire si peu pour elle.

  • Soit. Je sors le vider dans la cour.

Elle avait tout de même tort de mettre du rouge à lèvres.

  • Ah non ! dit-elle, maintenant je ne vous crois plus : je veux vous voir en train de le faire.
  • Aussi quelle idée ! Pourquoi le vider ? Je ferais mieux de le donner à un brave type que de toute façon vous ne pourrez pas sauver. Qui sait si ça ne lui ferait pas du bien ?
  • A qui ?

Kostoglotov indiqua du menton le lit de Vadim Zatsyrko et baissa encore la voix :

  • Il a bien un mélanoblastome ?
  • Eh bien, je suis définitivement convaincue qu’il faut jeter ça. Vous allez m’empoisonner quelqu’un, c’est sûr. Enfin, vous auriez le toupet de donner ce poison à un grand malade ? Et s’il s’empoisonnait ? Votre conscience ne vous tourmenterait pas ?

Elle faisait en sorte de ne pais le nommer ; depuis le début de leur conversation, elle ne l’avait pas une seule fois appelé de quelque nom que ce fût.

  • Ce n’est pas quelqu’un à s’empoisonner. Il a du cran.
  • Non-non-non. Allons vider cette chose.
  • C’est terrible comme je suis compréhensif aujourd’hui. Allons-y. D’accord.

Et ils passèrent entre les lits. Ils arrivèrent à l’escalier.

  • Vous n’aurez pas froid ?
  • Non, j’ai mis un tricot par en dessous.

Elle avait dit : « un tricot par en dessous ». Pourquoi avait-elle dit cela ? Maintenant, il avait envie de voir comment était ce tricot, de quelle couleur. Mais cela, il ne le verrait jamais.

Ils sortirent sur le perron. Ce jour-là, la saison s’en donnait à cœur joie, un vrai printemps. Un étranger n’aurait jamais cru qu’on était seulement le 7 février. Il y avait du soleil. Peupliers haut-branchus et buissons bas des haies, tout encore était nu. Pourtant, dans les ombres, il ne restait plus guère de traînées de neige. Entre les arbres, plaquée au sol, gisait, brune et grise, l’herbe de l’année dernière. Les allées, les dalles, les pierres, l’asphalte étaient humides ; rien n’était encore ressuyé. Les mouvements du square étaient aussi animés qu’à l’ordinaire : rencontres, dépassements et croisements diagonaux. Il passait toute sorte de gens : médecins, infirmières, filles de salle, hommes de peine, malades de la consultation, parents des hospitalisés... En deux endroits, on s’était même assis sur un banc. Çà et là, dans différents pavillons, les premières fenêtres étaient déjà ouvertes.

Il aurait tout de même été bizarre de vider ça juste en face du perron.

  • Tenez, allons là-bas ! Il indiqua le passage entre le pavillon des cancéreux et celui d’oto-rhino-laryngologie. C’était l’un de ses lieux de promenade.

Ils prirent l’un à côté de l’autre l’allée couverte de dalles. La coiffe de Gangart en forme de calot arrivait juste à l’épaule de Kostoglotov. Il la regarda du coin de l’œil. Elle marchait de l’air le plus sérieux, comme si elle allait accomplir quelque chose d’important. Il eut envie de rire.

  • Dites-moi, comment vous appelait-on à l’école ? demanda-t-il subitement.

Elle leva vite les yeux vers lui.

  • Quelle importance ?
  • Aucune, bien sûr ; c’est seulement pour savoir.

En silence elle fit quelques pas, marqués par le léger claquement de ses talons sur les dalles. Dès leur première rencontre, il avait remarqué la finesse de ses jambes de gazelle, quand il gisait mourant sur le sol et qu’elle s’était approchée.

  • Véga, dit-elle.

(Enfin, ce n’était pas la vérité, pas l’exacte vérité. Elle avait bien été appelée de cette façon à l’école, mais par une personne seulement : cet homme évolué, mais resté dans le rang, qui n’était pas revenu de la guerre. Impulsivement, sans savoir pourquoi, elle venait soudain de livrer ce nom à un autre.)

Sortant de l’ombre, ils pénétrèrent dans le passage qui séparait les pavillons  – et le soleil vint les heurter, et il y eut un vent léger.

  • Véga ? En l’honneur de l’étoile ? Mais Véga est une étoile blanche éblouissante.

Ils s’arrêtèrent.

  • Et moi, je ne suis pas éblouissante. Elle eut un hochement de tête. Mais je suis Vera Gangart. Voilà tout.

Pour la première fois ce n’était pas elle qui perdait contenance devant lui, mais lui devant elle.

  • Je voulais dire..., commença-t-il.
  • J’ai compris. Videz-moi ça ! ordonna-t-elle.

Et elle s’interdisait de sourire.

Kostoglotov décoinça le bouchon profondément enfoncé, il le tira précautionneusement, puis, s’inclinant ( il était amusant à voir dans sa robe de chambre qui pendait comme une jupe par-dessus ses bottes), il retourna une petite pierre restée là d’un ancien pavement.

  • Regardez bien ! Sans quoi vous direz que je l’ai versé dans ma poche, déclara-t-il, accroupi à ses pieds, tout près de ses jambes.

Ses jambes, ses jambes de gazelle, qu’il avait remarquées dès la première fois, dès la première fois.

Dans le trou humide, sur la terre sombre, il répandit la mort brune et trouble de quelqu’un. A moins que ce ne fût la guérison brune et trouble de quelqu’un.

  • On peut combler ? demanda-t-il.

Elle le regardait de son haut et souriait.

Il y avait de la gaminerie dans ce versement et ce comblement. De la gaminerie, mais aussi quelque chose qui faisait penser à un serment solennel, à un mystère.

  • Allons, faites-moi des compliments, dit-il en se relevant.
  • Je vous en fais. — Elle eut un sourire. Triste. — Faites votre promenade.

Et elle partit en direction du pavillon.

Il avait les yeux fixés sur son dos blanc. Deux triangles – celui du haut, celui du bas.

Comme il était devenu sensible à toute marque d’attention féminine ! Sous chaque mot il croyait deviner plus qu’il n’y avait, après chaque geste il attendait le suivant.

  • Véga ! Vé-ga ! prononça-t-il à mi-voix, s’efforçant de la suggestionner de loin. Reviens, tu entends ? Reviens ! Au moins, retourne-toi !

Mais en vain. Elle ne se retourna pas.