CHAPITRE XXV
Elle sortit de la clinique le cœur en fête, chantonnant à mi-voix, les lèvres closes, pour elle toute seule. Avec son léger manteau gris clair et ses chaussures basses au lieu de bottes parce que les rues étaient déjà sèches partout, elle se sentait particulièrement légère, le corps léger et surtout les jambes légères ; elle marchait sans aucune peine, elle aurait pu traverser la ville entière d’un bout à l’autre.
La soirée était aussi ensoleillée que l’avait été la journée, le temps avait déjà fraîchi, mais restait très printanier. Il était absurde d’aller s’étouffer dans l’autobus. La seule chose qui faisait envie, c’était d’aller à pied.
Et elle s’en alla à pied.
Il n’y avait rien de plus beau dans leur ville que l’ouriouk en fleur. Elle eut soudain envie de voir tout de suite, en avance sur le printemps, ne serait-ce qu’un seul ouriouk en fleur, comme présage de bonheur, d’apercevoir même de loin, derrière quelque palissade ou quelque mur de terre battue, ce rose aérien que l’on ne pouvait confondre avec rien d’autre.
Mais c’était trop tôt. Les arbres encore gris commençaient à peine à verdir : c’était le moment où, s’il y avait déjà du vert sur les arbres, le gris dominait encore. Et là où derrière un mur de terre battue on apercevait un lambeau de jardin que la pierre urbaine n’avait pas envahi, on ne voyait encore qu’une terre sèche et rougeâtre, retournée par la première pioche.
C’était encore trop tôt.
D’habitude, comme si elle était pressée, Vera prenait l’autobus, et, se calant sur les ressorts défoncés du siège ou suspendue du bout des doigts à la poignée, elle se disait qu’elle n’avait envie de rien faire, mais rien de rien, qu’elle avait toute la soirée devant elle, mais que rien ne lui faisait envie. Et en dépit de tout bon sens, la soirée se passerait à tuer le temps, et le lendemain matin, dans un autobus pareil à celui-là, il lui faudrait de nouveau se hâter vers son travail.
Aujourd’hui, au contraire, elle marchait sans hâte, et tout, mais tout lui faisait envie ! D’un seul coup, il se présentait une foule de choses à régler, chez soi, dans les magasins, à la bibliothèque, et puis même des travaux de couture, peut-être, et pour tout dire des occupations agréables, que personne ne lui interdisait, auxquelles rien ne faisait obstacle, mais que Dieu sait pourquoi elle avait fuies jusqu’à présent. Et maintenant elle avait envie de faire tout cela, et tout à la fois, même ! Et pourtant elle ne se hâtait pas le moins du monde de rentrer pour s’y mettre au plus vite, au contraire, elle marchait lentement, savourant chaque pas, chaque contact de sa chaussure basse sur l’asphalte sec.
Elle longeait les magasins, encore ouverts, mais elle n’y entrait pas pour acheter la nourriture ou les objets d’usage courant dont elle avait besoin. Elle passait devant des affiches, mais elle n’en lut aucune, bien que ce fût précisément l’une des choses dont elle avait envie.
Elle allait, et c’est tout, elle allait longuement, et tout le plaisir était là.
Et parfois elle souriait.
Elle aurait voulu voir un abricotier en fleur, mais il n’y en avait pas, c’était encore trop tôt.
Hier, c’était jour de fête, mais comme elle s’était sentie accablée, méprisable ! Et aujourd’hui, c’était un jour de semaine, un jour comme les autres, et elle se sentait si légère et si heureuse.
La fête, c’était de savoir que l’on avait raison. Ses raisons secrètes, ses raisons opiniâtres, celles dont tout le monde se moque et que personne ne veut reconnaître, ce fil si mince, le seul auquel on soit encore suspendu, se révèle soudain un câble d’acier, dont la solidité est reconnue par un vieux routier méfiant et intraitable, qui lui-même s’y accroche avec assurance.
Et comme dans une cabine de téléphérique au-dessus de l’abîme inconcevable de l’incompréhension humaine, ils glissent sans heurts, confiants l’un en l’autre.
Elle en était tout bonnement enthousiasmée. Car enfin, savoir que l’on est normale, que l’on n’est pas folle, ce n’est rien : mais l’entendre dire, entendre confirmer que oui, on est normale, non, on n’est pas folle – et l’entendre confirmer par qui ! Il aurait fallu pouvoir le remercier de l’avoir dit, de le penser, d’être resté ce qu’il était après avoir traversé les abîmes de la vie.
Il méritait qu’on le remerciât, mais en attendant il fallait se justifier devant lui, justifier l’hormonothérapie : il rejetait Friedland, mais il repoussait aussi l’hormonothérapie. Logiquement, il y avait là une contradiction, mais c’est au médecin, et non au malade, que l’on demande d’être logique.
Contradiction ou pas, il fallait le persuader de se soumettre à ce traitement ! Elle ne pouvait pas abandonner cet homme, le rendre à sa tumeur ! Elle se piquait au jeu, de plus en plus : il fallait, à force d’obstination, convaincre et guérir ce malade-là ! Mais pour convaincre encore et toujours un homme aussi têtu et aussi prompt à montrer les dents, il fallait avoir soi- même beaucoup de foi. Or, en entendant ses reproches, elle s’était soudain rendu compte que l’hormonothérapie avait été introduite dans leur clinique par une instruction générale, valable à travers tout le pays pour une vaste catégorie de tumeurs et avec une indication assez large.
Sur les résultats de l’hormonothérapie dans la lutte avec le séminome, elle ne se souvenait pas à présent d’avoir jamais lu un seul article dans les revues spécialisées. Or il se pouvait bien qu’il y en eût plus d’un à ce sujet, sans compter ceux qui avaient pu paraître à l’étranger. Et pour arriver à prouver quelque chose, il faudrait avoir tout lu. D’une façon générale, elle n’avait guère le temps de lire.
Mais maintenant ! Maintenant, elle trouverait le temps de tout faire ! Maintenant, elle les lirait certainement.
Kostoglotov lui avait un jour jeté à la figure qu’il ne voyait pas en quoi son guérisseur, avec sa racine du lac Issyk-Koul ne valait pas un médecin, et que – c’étaient ses propres termes – pour la précision mathématique il n’en voyait guère dans sa médecine à elle. Ce jour-là, Vera s’était presque vexée. Mais ensuite, elle s’était dit que c’était en partie vrai. Car enfin, lorsqu’on détruisait des cellules avec les rayons X, connaissait-on, même approximativement, la proportion de cellules saines et de cellules malades que l’on détruisait ? Etait-ce donc tellement plus sûr que ce que faisait le guérisseur lorsqu’il prenait de la racine desséchée à pleines poignées, sans la peser ? Ou encore ceci : tout le monde s’était mis à soigner à la pénicilline, la pénicilline était devenue panacée, mais quelle autorité médicale avait vraiment expliqué la nature de son action ? N’était-ce pas un mystère ?... Comme il était nécessaire, en ce domaine, de suivre les revues, de lire, de réfléchir !
Mais maintenant, elle aurait le temps de tout faire !
Voilà que déjà – si vite, qu’elle ne s’en était pas aperçue – elle était arrivée dans la cour de sa maison. Gravissant quelques marches, elle se trouva sur la grande véranda commune entourée d’une balustrade sur laquelle on avait suspendu des tapis et des paillassons. Traversant la surface cimentée et bosselée de la terrasse, elle ouvrit sans écœurement la porte de l’appartement communautaire dont le capitonnage était arraché çà et là, et s’engagea dans le couloir obscur où l’on ne pouvait pas allumer n’importe quelle lampe, parce qu’elles étaient branchées sur les compteurs différents.
Avec sa deuxième clé de sécurité, elle ouvrit la porte de sa chambre – et elle ne ressentit aucune impression d’étouffement à la vue de cette cellule de monastère ou de prison dont la fenêtre était protégée des voleurs par une grille, comme l’étaient dans la ville toutes les fenêtres du rez-de-chaussée, et où déjà montait le crépuscule, tandis que le soleil ne s’y montrait que le matin. Vera s’arrêta sur le pas de sa porte, sans ôter son manteau, et regarda sa chambre avec étonnement, comme si elle ne l’avait jamais vue. La vie pouvait y être agréable et très gaie ! Il faudrait seulement changer tout de suite la nappe. Et essuyer un peu la poussière. Et peut-être suspendre la nuit blanche sur la forteresse Pierre et Paul à la place des cyprès noirs d’Aloupka et inversement.
Mais, une fois qu’elle eut enlevé son manteau et noué son tablier, elle commença par se rendre à la cuisine. Elle se souvenait vaguement qu’il y avait d’abord quelque chose à faire à la cuisine. Ah oui ! Il fallait allumer le réchaud à pétrole et se préparer quelque chose à manger.
Seulement le fils des voisins, un costaud, qui avait abandonné l’école, avait rempli toute la cuisine de sa motocyclette : il la démontait en sifflotant, disposait les pièces sur le plancher et les graissait. Le soleil couchant envahissait la cuisine, et il y faisait encore clair. Bien sûr, elle aurait pu se faufiler jusqu’à sa table. Mais brusquement, elle se rendit compte qu’elle n’avait pas la moindre envie de s’affairer ici, et qu’elle n’aspirait qu’à une seule chose : être dans sa chambre, toute seule.
Et puis au fond elle n’avait pas faim, pas faim du tout.
Elle revint donc chez elle et, avec satisfaction, fit claquer sa serrure de sûreté. Elle n’avait aujourd’hui absolument aucun besoin de sortir de sa chambre. Il y avait des chocolats dans une petite coupe, il lui suffirait d’en grignoter de temps à autre...
Vera s’accroupit devant la commode de sa mère et ouvrit un lourd tiroir, dans lequel se trouvait l’autre nappe.
Mais non, il fallait commencer par essuyer la poussière.
Mais auparavant, il fallait se changer, mettre un vêtement plus simple !
Et tous ces changements de programme, Vera s’y prêtait avec plaisir, comme on change de pas dans une danse. Chaque changement lui faisait plaisir, c’était là ce qui faisait la danse.
Mais peut-être fallait-il d’abord intervertir la forteresse et les cyprès ? Non, cela demandait un marteau et des clous, et rien de plus désagréable à faire que ce travail d’homme. Il n’avait qu’à rester où ils étaient pour le moment.
Et elle prit un chiffon et partit à travers la chambre en chantonnant à mi-voix.
Mais presque aussitôt, elle tomba sur une carte postale en couleurs qu’elle avait reçue la veille et qui était appuyée à un flacon ventru. A l’avers, il y avait des roses rouges, des rubans verts et un huit bleu. Au revers, un message de félicitations tapé à la machine. C’était le syndicat qui lui envoyait ses vœux à l’occasion de la journée internationale de la femme{19}.
Toute fête collective est pénible pour un solitaire. Mais pour une femme seule, et qui voit passer les années, la fête des femmes a quelque chose d’insupportable. Veuves et célibataires, elles se rassemblent ce jour-là pour boire et chanter en faisant semblant de s’amuser. La veille, dans leur cour, il s’en était rassemblé une bruyante compagnie. Il y avait un mari parmi elles ; un peu plus tard, lorsqu’elles avaient été ivres, elles s’étaient mises à l’embrasser.
Sans la moindre ironie, le syndicat lui souhaitait de grands succès dans son travail et du bonheur dans sa vie privée.
Sa vie privée !... Un masque mal accroché. Une larve morte qu’on rejette{20}.
Elle déchira la carte postale en quatre morceaux qu’elle jeta au panier.
Elle repartit, son chiffon à la main, essuyant ici un flacon, là une petite pyramide de verre avec des paysages de Crimée, là une boîte remplie de disques à côté de la radio, là le coffret en matière plastique de l’électrophone.
Tiens, elle pourrait maintenant écouter sans en souffrir n’importe lequel de ses disques, elle pourrait même mettre l’insupportable :
« En ces jours, à présent Seul, tout seul, comme avant... »
Mais elle en cherchait un autre : elle le trouva, le mit sur le pick-up, brancha celui-ci sur la radio, et s’installa dans le profond fauteuil de sa mère, ramenant sous elle ses jambes gainées de bas.
Ses doigts distraits continuaient à retenir un coin du chiffon à poussière, qui pendait vers le sol comme un fanion.
Il faisait déjà tout à fait gris dans la chambre, et le cadran vert du poste de radio brillait avec netteté.
C’était la suite de ballet de « la Belle au bois dormant ». On en était à l’adagio, puis ce fut « l’apparition des fées ».
Véga écoutait, mais pas pour elle-même. Elle voulait se représenter la façon dont pourrait écouter cet adagio du balcon de l’opéra un homme trempé par la pluie, écartelé par la douleur, condamné à mort et qui n’avait jamais connu le bonheur.
Elle remit le disque.
Et elle le remit encore.
Elle se mit à bavarder – mais pas à voix haute. Elle s’imaginait causant avec lui, comme s’il était assis là devant elle, de l’autre côté de la table ronde, éclairé par cette même lueur verdâtre. Elle disait ce qu’elle avait à dire, puis elle l’écoutait parler : elle avait l’oreille assez juste pour saisir ce qu’il aurait pu répondre. Avec lui, il était toujours difficile de prévoir la façon dont il tournerait les choses, mais elle avait l’impression de s’y être faite.
Elle revenait à leur conversation d’aujourd’hui pour achever ce que, étant donné leurs relations, elle n’avait pu lui dire en face : maintenant c’était possible. Elle développait devant lui sa théorie de l’homme et de la femme. Les surhommes d’Hemingway, c’étaient des êtres qui n’avaient pas encore atteint le niveau humain, Hemingway, ça manquait d’envergure. (Oleg allait grommeler, elle en était sûre, qu’il n’avait jamais lu de Hemingway, et il allait même déclarer fièrement qu’il n’y en avait ni à l’armée ni au camp). Ce n’était pas du tout cela que les femmes attendaient des hommes : ce qu’elles en attendaient, c’était une tendresse attentionnée et un sentiment de sécurité, l’impression d’être protégées, abritées.
(Chose étrange, c’était justement avec cet homme privé de droits, privé de tout statut civil, que Véga avait cette impression de sécurité.)
Quant à la femme, la confusion qui régnait sur ce sujet était encore plus grande. On avait fait de Carmen la plus féminine des femmes. On avait fait un modèle de féminité de la femme qui recherche activement le plaisir. Mais ce n’était pas une vraie femme, c’était un homme travesti.
Là-dessus il y avait encore bien des choses à dire. Mais apparemment cette idée à laquelle il n’était pas préparé l’avait pris au dépourvu. Il réfléchit.
Elle, cependant, remit encore une fois le même disque.
Il faisait déjà tout à fait sombre, et elle ne songeait plus à essuyer la poussière. Toujours plus profond, toujours plus éloquent, le cadran lumineux de la radio éclairait la pièce d’une lueur verdâtre.
Pour rien au monde elle n’aurait voulu allumer la lumière, et pourtant il fallait absolument regarder.
Mais, malgré la pénombre, c’est d’une main sûre qu’elle trouva ce petit cadre accroché au mur, qu’elle le décrocha tendrement et l’approcha du cadran. Même si le cadran n’avait pas répandu ce vert étoilé, même s’il s’était éteint en cet instant précis, Vera n’aurait pas cessé de voir cette photo, d’en distinguer chaque détail : ce visage pur de petit garçon ; cette limpidité vulnérable d’un regard qui n’avait encore rien vu ; la première cravate de sa vie sur une chemise blanche ; le premier complet de sa vie ; et, au risque d’abîmer le revers du veston, l’insigne austère vissé à la boutonnière : un profil noir sur un cercle blanc. La photo était du six-neuf, l’insigne était tout à fait minuscule, et pourtant, à la lumière du jour, on voyait distinctement (et, de mémoire, on le voyait même en ce moment) que ce profil était celui de Lénine.
« C’est la seule décoration que je souhaite », disait le sourire du petit garçon.
C’était ce petit garçon qui avait eu l’idée de l’appeler Véga.
L’agave ne fleurit qu’une fois avant de mourir.
C’est ainsi que Vera Gangart avait aimé. Toute jeune encore, à son pupitre d’écolière.
Et il avait été tué sur le front.
Après cela, la guerre pouvait être tout ce qu’on voulait : juste, héroïque, patriotique, sacrée, mais pour Vera Gangart c’était la dernière guerre. Une guerre au cours de laquelle, en même temps que son fiancé, on l’avait tuée elle aussi.
Elle avait tant souhaité, après cela, d’être tuée elle aussi ! Elle avait voulu abandonner sur-le-champ l’institut et partir pour le front. Mais, comme elle était d’origine allemande, on n’avait pas voulu d’elle.
Ils avaient encore passé ensemble les deux ou trois mois du premier été de la guerre. Et il était clair à ce moment-là que d’un instant à l’autre il allait partir pour le front. Et maintenant que le temps d’une génération était passé, elle aurait été incapable d’expliquer comment ils avaient pu faire pour ne pas se marier. Et même sans se marier, comment avaient-il pu perdre ces mois, les derniers ? Les seuls ? Se pouvait-il qu’ils eussent encore trouvé devant eux un obstacle, lorsque tout craquait et se brisait autour d’eux ?
Oui, il y avait un obstacle.
Et maintenant, elle n’aurait pu le justifier devant personne. Pas même à ses propres yeux.
« Véga ! Ma Véga ! lui criait-il du front. Je ne peux pas mourir sans t’avoir faite mienne. Il me semble à présent que si je pouvais m’arracher d’ici ne serait-ce que pour trois jours, en permission, pour l’hôpital, peu importe, nous nous marierions ! Oui ? Oui ? »
« Que cela ne te déchire pas. Je ne serai jamais à personne. A toi seul. »
Avec quelle assurance n’écrivait-elle pas cela ! Mais elle s’adressait alors à un vivant !
Il n’avait pas été blessé, il n’était allé ni à l’hôpital, ni en permission. On l’avait tué du premier coup.
Il était mort, et elle, son étoile, brillait, brillait toujours...
Mais sa lumière se répandait en vain.
Ce n’était pas l’étoile dont la lumière continue à se répandre alors même qu’elle est éteinte. Mais celle qui luit, qui luit encore de toutes ses forces, mais dont personne ne voit plus la lumière et dont la lumière n’est plus nécessaire à personne.
On n’avait pas voulu la prendre pour l’envoyer elle aussi à la mort. Il fallait donc vivre. Continuer ses études à l’institut. A l’institut, elle était même la responsable de son groupe. Partout la première : aux corvées de moissons, aux corvées d’aménagement, aux équipes volontaires du dimanche. Que lui restait-il d’autre à faire ?
Elle avait brillamment passé ses examens de fin d’études, et le docteur Orechtchenkov, chez lequel elle avait fait son stage, s’était montré très content d’elle (c’était lui qui l’avait recommandée à Dontsova). Elle n’avait plus que cela au monde : les soins, les malades. C’était sa planche de salut.
Bien sûr, si l’on se plaçait au niveau d’un Friedland, tout cela n’était que balivernes, anomalie, folie : garder le souvenir d’un mort et ne pas rechercher de vivant ! Cela ne pouvait pas exister, parce qu’il y avait les lois imprescriptibles des tissus, des hormones, de l’âge.
Cela ne pouvait pas exister. Mais Véga savait fort bien que chez elle, aucune de ces lois ne jouait.
Non qu’elle se considérât comme éternellement liée par sa promesse. Mais cela aussi avait son importance : un être trop proche de nous ne peut pas mourir tout à fait, et par conséquent il voit un peu, il entend un peu, il est présent, il est. Et il verra impuissant, muet, comme on le trompe.
Et puis comment peut-on parler de lois de développement des cellules, de réactions et de sécrétions, que viennent-elles faire, ces lois, s’il n’y a pas deux hommes comme celui-là ! S’il est le seul, s’il n’y en a pas deux ! Que viennent faire ici les cellules ! Que viennent faire les réactions ?
Non : tout simplement avec les années, nous nous émoussons. Nous nous fatiguons. Ce qui nous manque, c’est le vrai talent, dans le malheur comme dans la fidélité. Nous laissons faire le temps. Ah, pour ce qui est d’avaler quotidiennement notre nourriture et de nous lécher les doigts, là-dessus nous ne transigeons pas. Que, pendant deux jours, on ne nous donne pas à manger, et nous voilà déboussolés et comme enragés.
Ah, on peut dire qu’elle en a fait du chemin, l’humanité !
Véga n’avait pas changé, mais elle était brisée. Et puis elle avait perdu sa mère – et elles vivaient seules toutes les deux. Sa mère était morte, brisée elle aussi : son fils, le frère aîné de Vera, un ingénieur, avait été arrêté en quarante. Pendant quelques années encore, il avait écrit. Pendant quelques années, on lui avait envoyé des colis quelque part en Mongolie bouriate. Mais un jour, la mère de Vera avait reçu de la poste un avis rédigé en termes obscurs, et le colis était revenu avec plusieurs tampons et des ratures. Elle l’avait rapporté chez elle comme un petit cercueil. Lorsque son fils était né, il aurait presque pu entrer dans cette boîte.
Voilà ce qui avait brisé sa mère. Le fait aussi que sa belle-fille n’ait pas tardé à se remarier. Cela, sa mère n’arrivait pas à le comprendre. Elle comprenait Vera.
Et Vera était restée seule.
Seule ? Non, bien sûr, elle n’était pas la seule : elles étaient des millions comme elle.
Il y avait tant de femmes seules dans le pays, qu’on était même tenté de calculer rapidement, parmi ses connaissances, s’il n’y en avait pas plus que de femmes mariées. Et ces femmes seules, elles avaient toutes à peu près son âge : dix classes de suite. Les contemporaines de ceux qui étaient morts à la guerre.
Miséricordieuse envers les hommes, la guerre les avait emportés. Les femmes, elle les avait laissées souffrir jusqu’au bout.
Et ceux qui, restés sains et saufs au milieu des ruines, étaient revenus célibataires, ceux-là ne choisissaient pas des femmes de leur âge, mais de plus jeunes. Quant à ceux qui étaient plus jeunes de quelques années, ils l’étaient en réalité de toute une génération : c’étaient des enfants, à qui la guerre n’était pas passée sur le corps.
Et c’est ainsi que vivaient des millions de femmes qui jamais n’avaient été réunies en divisions, et qui étaient venues au monde pour rien. Un faux pas de l’Histoire.
Mais parmi elles, certaines n’étaient pas encore condamnées : c’étaient celles qui étaient capables de prendre la vie du bon côté.
Les années passaient, de longues années de vie ordinaire du temps de paix, et Vega vivait comme protégée d’un masque à gaz perpétuel, la tête toujours prise dans ce caoutchouc hostile. Il l’avait tout simplement enlaidie, affaiblie – et un beau jour, elle avait arraché le masque à gaz.
Autrement dit, elle s’était mise à vivre de façon plus humaine ; elle s’était permise d’être avenante, elle s’habillait avec soin, elle n’évitait pas les contacts avec autrui.
Il y a, dans la fidélité, une haute volupté. La plus haute peut-être. Même si de cette fidélité, les autres ne savent rien. Même s’ils n’en connaissent pas le prix.
Mais encore faut-il qu’elle fasse avancer quelque chose !...
Et quand elle ne fait rien avancer ? Quand personne n’en a besoin ?
Si grands que fussent les yeux ronds du masque à gaz, on voyait peu et mal à travers eux. Maintenant, sans ces verres, Véga aurait pu mieux voir.
Mais elle ne vit pas mieux. Faute d’expérience, elle se cogna. Faute de précautions, elle trébucha. Cette brève et humiliante intimité, loin de faciliter et d’éclairer sa vie, l’avait souillée, humiliée, en avait brisé l’intégrité, rompu la belle tenue.
A présent elle n’arrivait pas à l’oublier. Et elle ne pouvait plus l’effacer.
Non, prendre la vie du bon côté, ce n’était pas son lot. Plus un être est né fragile, plus il lui faut des dizaines et même des centaines de circonstances concomitantes pour qu’il parvienne à se rapprocher de son semblable. Une coïncidence de plus ne fait qu’accentuer légèrement le rapprochement. En revanche, une seule divergence peut tout démolir d’un seul coup. Et cette divergence surgit toujours si tôt, apparaît avec tant d’évidence. Et elle n’avait personne pour lui montrer comment faire, comment vivre.
Autant de gens, autant de voies différentes.
On lui avait beaucoup conseillé d’adopter un enfant. Longuement et dans les moindres détails, elle en avait discuté avec d’autres femmes, et déjà celles-ci convaincue, déjà elle s’était enflammée, déjà elle avait visité des orphelinats.
Et puis finalement, elle avait reculé. Elle ne pouvait pas aimer un enfant comme ça, du premier coup, par un décret de sa volonté, en désespoir de cause. Pire encore : plus tard, elle pourrait cesser de l’aimer. Et il y avait encore pire, il y avait un danger plus grand : il pourrait, en grandissant, lui devenir tout à fait étranger.
Ah, avoir une fille à soi, vraiment à soi ! (Une fille, parce qu’on pouvait l’élever en partant de sa propre expérience, ce qui n’était pas possible pour un garçon).
Mais parcourir une fois encore ce chemin boueux avec un homme qui lui serait étranger, elle ne le pouvait pas davantage.
Elle resta dans son fauteuil jusqu’à minuit, sans avoir rien fait de ce qu’elle avait envie de faire au début de la soirée, sans même avoir allumé la lumière. Celle du cadran du poste de radio lui suffisait largement, et il faisait bon réfléchir, les yeux fixés sur ce vert moelleux et sur ces petits traits noirs.
Elle écouta beaucoup de disques et n’eut aucune peine à supporter les plus déchirants d’entre eux. Elle écouta aussi des marches. Et les marches étaient comme des cortèges triomphaux qui défilaient à ses pieds dans les ténèbres. Et, assise un peu de biais dans son vieux fauteuil au grand dossier solennel, ses jambes légères ramenées sous elle, elle était la triomphatrice.
Elle avait traversé quatorze déserts, et voici qu’elle atteignait le but. Elle avait traversé quatorze années de folie, et voici qu’elle avait été dans le vrai !
C’était aujourd’hui que ses longues années de fidélité avaient pris un sens nouveau et achevé.
Fidélité ? Presque. On pouvait admettre que c’était de la fidélité. Pour l’essentiel, c’était de la fidélité.
Mais c’est à présent seulement que son fiancé disparu était devenu dans son souvenir un petit garçon et non un homme de son âge, qu’il s’était trouvé dépouillé de cette inerte pesanteur masculine en dehors de laquelle il n’est pas de havre pour la femme. Il n’avait pas vu toute la guerre, ni sa fin, ni toutes les dures années qui avaient suivi, il était resté l’adolescent aux yeux purs et vulnérables.
Elle se coucha, et ne s’endormit pas aussitôt, mais l’idée qu’elle ne dormirait pas assez cette nuit ne la préoccupait pas... Et lorsqu’elle s’endormit, ce fut pour se réveiller plusieurs fois encore, et elle fit beaucoup de rêves, beaucoup trop, lui semblait-il, pour une seule nuit. Et certains d’entre eux étaient tout à fait hors de propos, mais il y en avait qu’elle s’efforçait de retenir jusqu’au matin.
Le lendemain matin, lorsqu’elle se réveilla, elle souriait.
Dans l’autobus, on la serra, on l’écrasa, on la bouscula, on lui marcha sur les pieds, mais elle supportait tout cela sans la moindre irritation.
Ayant enfilé sa blouse blanche, et tandis qu’elle se rendait à la conférence quotidienne, elle eut la joie d’apercevoir de loin, dans le couloir opposé du rez-de-chaussée, la silhouette massive, puissante, gentiment comique du gorilloïde Léon Leonidovitch, qu’elle n’avait pas encore vu depuis son retour de Moscou. Ses bras apparemment trop lourds et trop longs pendaient, faisant presque fléchir les épaules, mais ce qu’on eut volontiers considéré comme un défaut de sa silhouette ne faisait en réalité que l’embellir. Sur son crâne échelonné, taillé à coups de hache et dont la calotte paraissait déjetée en arrière, était perché négligemment, comme toujours, comme quelque chose d’inutile, un petit calot blanc avec des espèces d’oreillettes pointant vers l’arrière et une coiffe vide et froissée... Sa poitrine, à l’étroit dans une blouse sans échancrure, ressemblait au poitrail d’un tank avec son camouflage d’hiver, tout blanc. Il allait, les paupières plissées comme toujours, avec une expression sévère et menaçante, dont Véga savait bien que le plus léger changement de ses traits suffisait à la transformer en sourire.
C’est ce qui arriva lorsque Vera et Léon Leonidovitch sortirent en même temps des couloirs opposés et se trouvèrent nez à nez, au pied de l’escalier.
- Comme je suis content que tu sois revenu ! Tu nous manquais beaucoup ! dit Vera, parlant la première.
Le sourire du chirurgien se précisa et, levant sa main pendante, il lui saisit le coude et la fit tourner vers l’escalier.
- Tu es bien gaie, aujourd’hui ? Dis-moi la bonne nouvelle !
- Mais non, rien de particulier. Tu as fait un bon voyage ?
Léon Leonidovitch soupira :
- Oui et non. Ça vous remue les sangs, Moscou.
- Il faudra que tu me racontes ça en détail.
- Je t’ai rapporté des disques. Trois.
- C’est vrai ? Lesquels ?
- Tu sais bien que je les confonds, moi, tous ces Saint-Saëns... Bref, il y a maintenant au Goum un rayon de microsillons, je leur ai donné ta liste, et ils m’en ont emballé trois. Je te les apporte demain. Ecoute, ma petite Vera, viens donc avec moi au tribunal, ce soir.
- Quel tribunal ?
- Tu ne sais donc rien ? On doit juger un chirurgien, de l’hôpital numéro 3.
- Un vrai tribunal ?
- Non, une cour d’arbitrage pour le moment. Mais l’enquête a tout de même duré huit mois.
- Et de quoi est-il donc accusé ?
L’infirmière Zoé, qui venait d’achever sa garde de nuit, descendait le long de l’escalier. Elle les salua, faisant briller tout près d’eux ses grands cils blonds.
- Un enfant mort des suites d’une opération... Pendant que je suis encore sur ma lancée de Moscou, je vais certainement y aller, pour faire un peu de tapage. Sinon, il suffit d’une semaine chez soi pour qu’on se fasse de nouveau tout petit. Tu viendras ?
Mais Vera n’eut le temps ni de répondre, ni de décider : ils entraient déjà dans la pièce aux fauteuils couverts de housses et à la nappe bleu vif où se tenaient les conférences quotidiennes.
Vera attachait beaucoup de prix à ses relations avec Léon. Avec Lioudmila Afanassievna, c’était l’être dont elle se sentait ici le plus proche. Leurs relations avaient ceci de précieux, qu’elles étaient d’une qualité rare entre un célibataire et une femme seule : pas une seule fois, Léon n’avait eu pour elle un regard, un mot, un geste de trop, rien qui pût trahir la convoitise, et elle à plus forte raison. Leurs relations étaient amicales, sans danger, sans rien de tendu : il n’y avait qu’une chose qu’ils évitaient toujours de nommer ou de discuter entre eux, c’était l’amour, le mariage et tout ce qui s’y rapporte, ils faisaient comme si cela n’existait pas. Léon Leonidovitch devinait sans doute que Vera avait précisément besoin de ce genre de relations. Lui-même avait jadis été marié, puis avait divorcé, puis avait eu une « amie » ; la partie féminine du dispensaire (c’est-à-dire le dispensaire entier) aimait à discuter de lui, et on lui attribuait en ce moment une liaison avec l’infirmière de la salle d’opérations. Une jeune chirurgienne, Angéline, l’affirmait avec certitude, mais on la soupçonnait elle-même d’avoir des vues sur lui.
Pendant toute la conférence, Lioudmila Afanassievna passa son temps à dessiner des objets anguleux sur sa feuille de papier, et même à y faire des trous avec sa plume. Vera, au contraire, était aujourd’hui plus calme que jamais. Elle se sentait particulièrement équilibrée.
La réunion prit fin, et elle commença sa visite par la grande salle des femmes. Elle y avait de nombreuses malades, et elle passait toujours beaucoup de temps auprès d’elles. Elle s’asseyait sur le lit de chacune et l’examinait ou causait avec elle à voix basse, sans imposer le silence au reste de la salle, parce que cela aurait été trop long, et aussi parce qu’avec des femmes, ce n’était guère possible. (Dans les salles de femmes il fallait faire preuve de plus de tact et de prudence encore que chez les hommes. Ici, son importance et sa prééminence de médecin n’étaient pas aussi absolues. Il lui suffisait de se montrer de trop bonne humeur ou de trop se laisser aller aux assurances encourageantes recommandées par la psychothérapie (« Vous verrez, tout ira bien ! »), pour que déjà elle sentît peser sur elle le regard cru ou voilé de l’envie : « Ça t’est bien égal, à toi ! Tu n’es pas malade, toi. Tu ne peux pas comprendre. » Toujours selon la psychothérapie, elle poussait les malades, malgré leur désarroi, à prendre soin d’elles- mêmes comme par le passé, à s’arranger les cheveux, à se farder – mais elle aurait été mal reçue si, de son côté, elle avait accordé trop de soin à tout cela.
C’est ainsi qu’aujourd’hui encore elle allait de lit en lit, aussi humble, aussi concentrée que possible, et, habituée comme elle l’était, n’entendait pas le vacarme général, mais seulement sa patiente. Tout à coup, une voix particulièrement poissarde, particulièrement débraillée retentit à l’autre bout de la salle.
- Ça dépend des malades ! Il y en a ici qui font les jolis cœurs je ne vous dis que ça. Il n’y a qu’à voir l’ébouriffé, vous savez, celui qui porte un ceinturon, eh bien, la Zoé, l’infirmière, toutes les fois qu’elle est de garde, il passe la nuit à la peloter dans les coins.
- Pardon ? Vous disiez ? redemanda Vera à la malade qu’elle était en train d’examiner. Répétez, je vous prie.
La malade répéta.
(C’était bien Zoé qui était de garde cette nuit, n’est-ce pas ? Cette nuit, pendant que brillait le cadran vert...)
- Excusez-moi, il va falloir que je vous demande de recommencer à partir du début, et en détail !