CHAPITRE II

L’EDUCATION NE REND PAS PLUS MALIN !

Dès ce premier soir dans la chambre commune, en l’espace de quelques heures, Paul Nikolaïevitch connut la peur.

Il avait fallu la petite boule dure d’une tumeur inattendue, insensée, parfaitement inutile, pour qu’on l’entraînât ici, comme un poisson à l’hameçon, et qu’on le jetât sur ce lit de fer étroit, pitoyable avec sa toile métallique grinçante et son matelas efflanqué. Il lui avait suffi de se changer, sous l’escalier, de dire adieu à sa femme et à son fils, et de monter dans cette chambre pour que toute sa vie d’avant, harmonieuse, réfléchie, se fermât, comme une porte qui claque, supplantée brusquement par une autre vie, si abominable qu’elle lui faisait plus peur encore que sa tumeur même. Il ne lui était plus loisible désormais de poser les yeux sur quoi que ce fût d’agréable, d’apaisant ; il lui fallait contempler huit malheureux, devenus ses égaux, semble-t-il, huit malades en pyjamas blancs et roses déjà passablement défraîchis et usés, rapiécés ici, déchirés là, trop petits pour l’un, trop grands pour l’autre. Il ne lui était plus possible non plus d’écouter ce qui lui plaisait, mais il lui fallait écouter ces êtres grossiers dont les fastidieuses conversations ne le concernaient nullement et ne l’intéressaient point. Il leur aurait volontiers intimé à tous l’ordre de se taire, et particulièrement à ce fâcheux personnage à tignasse brune, au cou bandé et à la tête emprisonnée, que tout le monde appelait simplement Ephrem, quoiqu’il ne fût plus jeune.

Mais Ephrem ne se calmait nullement ; il n’était pas question non plus qu’il se couchât, ou sortît de la chambre : il arpentait nerveusement le passage central. Parfois il fronçait le front, son visage se crispait, comme sous l’effet d’une piqûre, et il se prenait la tête à deux mains ; puis il recommençait à marcher. Parfois, au milieu de sa promenade, il s’arrêtait précisément devant le lit de Roussanov, et inclinant vers lui, par-dessus le montant du lit, le haut rigide de son corps, il disait d’un ton sentencieux, en avançant sa large face brune piquetée de taches de son :

  • Maintenant, professeur, c’est fini ! tu ne retourneras plus chez toi, compris ?

Il faisait très chaud dans la chambre. Paul Nikolaïevitch était couché par-dessus la couverture, revêtu de son pyjama et coiffé de sa petite calotte. Il redressa ses lunettes cerclées d’or, regarda Ephrem avec sévérité, comme il savait le faire, et répondit :

  • Je ne comprends pas ce que vous voulez de moi, camarade ; et pourquoi cherchez-vous à me faire peur ? Je ne vous demande rien, moi.

Ephrem renâcla méchamment  – et ce faisant n’envoya-t-il pas quelques postillons sur la couverture de Paul Nikolaïevitch ?

  • Tu peux demander tout ce que tu veux, mais ta maison, tu ne la reverras plus. Tu peux renvoyer tes lunettes, et ton pyjama neuf.

Après avoir lâché cette grossièreté, il redressa son buste raide et se mit à déambuler dans le passage, le maudit !

Paul Nikolaïevitch aurait pu, naturellement, lui couper la parole et le remettre à sa place, mais il ne trouvait pas en lui, pour faire cela, son énergie habituelle : cette énergie avait faibli et les paroles de ce diable emmailloté de pansements l’anéantissaient encore davantage. Il lui aurait fallu un soutien, et on le précipitait dans un abîme. En l’espace de quelques heures, Paul Nikolaïevitch avait tout perdu, sa position, ses nombreux mérites, ses plans d’avenir ; il n’était plus que soixante-dix kilogrammes de chair blanche et tiède, ignorante de son lendemain.

Il est probable que la détresse se refléta sur son visage, car, à l’un de ses parcours suivants, Ephrem se planta devant lui et lui dit d’un ton plus conciliant :

— Et même si tu te retrouves chez toi, ce ne sera pas pour longtemps. Ensuite tu reviendras ici. Le cancer aime son monde. Une fois qu’il vous tient dans ses tenailles, c’est jusqu’à la mort.

Paul Nikolaïevitch n’eut pas la force de répliquer et Ephrem reprit sa marche. Qui d’ailleurs, dans la chambre, aurait pu lui rabattre le caquet ? Allongés sur leur lit, les autres étaient trop abattus pour le faire ; ou bien alors, ils n’étaient pas russes. Le long du mur qui faisait face à Paul Nikolaïevitch il n’y avait que quatre lits, à cause de la saillie du poêle ; le lit qui se trouvait juste en face du sien, pieds contre pieds, de l’autre côté du passage, était celui d’Ephrem ; les trois autres étaient occupés par de tout jeunes gens : près du poêle, un gars basané qui avait l’air un peu nigaud, puis un jeune Ouzbek avec une béquille, et près de la fenêtre un garçon au teint tout jaune, maigre comme un fil et qui gémissait, recroquevillé sur son lit. Dans la même rangée que celle où se trouvait Paul Nikolaïevitch, à sa gauche, il y avait deux autochtones, plus loin, près de la porte, un jeune garçon d’origine russe, tondu comme un écolier mais déjà adolescent, lisait, assis sur son lit ; à sa main droite le dernier lit, près de la fenêtre, était occupé par un individu qui avait l’air Russe lui aussi, mais il n’y avait pas de quoi se réjouir d’un tel voisinage : l’homme avait une gueule de bandit ; ce qui lui donnait cet air-là, c’était probablement la balafre qui allait de la commissure de ses lèvres à la naissance du cou et lui barrait le bas de la joue gauche ; à moins que ce ne fût ses cheveux noirs mal peignés, hirsutes, dressés dans tous les sens, ou encore, peut-être, l’expression générale de sa physionomie, dure et grossière. Ce sinistre bandit se mêlait de culture, lui aussi, et il était en train d’achever la lecture d’un livre.

On avait déjà allumé et une lumière crue tombait des deux lampes du plafond. Dehors, il faisait nuit. L’heure du dîner approchait.

  • Tenez, par exemple, il y a un vieux, ici  – poursuivait Ephrem, qui ne désarmait pas  – il est en bas, demain on l’opère. Eh bien, en quarante-deux, déjà, on lui avait enlevé un petit cancer et on lui avait dit : « Ce n’est rien du tout, tu peux rentrer chez toi et profiter de la vie ; d’accord ? » (Ephrem prenait un air dégagé, mais sa voix était telle que l’on aurait dit que c’était lui qu’on allait opérer) — il y a de ça treize ans et il avait même oublié cet hôpital, il buvait sec, courait les filles, — un vieux fêtard, faut voir ça ! Et, maintenant il a un cancer du tonnerre de Dieu ! (Ephrem fit claquer ses lèvres de satisfaction) ce qui lui pend au nez, après la table d’opération, c’est la morgue, tout droit !
  • C’est bon, assez de sombres prédictions ! dit Paul Nikolaïevitch qui, voulant couper court, se détourna, et il ne reconnut pas sa propre voix tant elle était plaintive et mal assurée.

Les autres, eux, ne disaient rien. Il y avait aussi, pour vous donner le cafard, ce garçon squelettique qui se retournait sans cesse dans son lit près de la fenêtre, dans l’autre rangée. Il n’était ni assis, ni couché mais tout recroquevillé, les genoux ramenés sur la poitrine ; renonçant à trouver une position convenable, il avait laissé glisser sa tête vers le pied du lit au lieu de l’appuyer à l’oreiller. Il geignait tout doucement et l’on voyait à ses grimaces et aux crispations de son visage combien il avait mal.

Paul Nikolaïevitch se détourna, chercha du pied ses pantoufles et se mit stupidement à inspecter sa table de nuit, ouvrant et refermant tour à tour la porte du petit placard où étaient rangées ses nombreuses provisions, et le tiroir supérieur qui contenait ses affaires de toilette et son rasoir électrique.

Et Ephrem marchait toujours, les mains jointes sur sa poitrine, frémissant parfois, comme sous l’effet d’une piqûre et sa voix bourdonnait, monotone, comme un refrain, comme lorsqu’on pleure un mort.

— Oui... nous sommes dans de beaux draps, nous sommes vraiment dans de beaux draps...

Un léger claquement retentit dans le dos de Paul Nikolaïevitch. Il se retourna avec précaution, car chaque fois qu’il bougeait même légèrement le cou, cela lui faisait mal, et il vit que son voisin, le type à la mine de bandit, venait de refermer d’un coup sec le livre dont il avait terminé la lecture et le tournait dans ses grandes mains calleuses et rudes.

En biais sur la couverture bleu sombre, ainsi qu’au dos du livre, s’étalait le paraphe de l’écrivain, en lettres d’or déjà ternies.

Paul Nikolaïevitch ne put déchiffrer à qui appartenait ce paraphe ; quant à questionner cet individu, il n’en avait pas envie. Il avait trouvé un surnom pour son voisin. « Grandegueule ». Cela lui allait très bien.

« Grandegueule » regardait le livre avec de grands yeux tristes et soudain, sans se gêner, il claironna d’un bout à l’autre de la chambre :

  • Si ce n’était pas Diomka qui avait choisi ce livre dans la bibliothèque, on pourrait difficilement croire qu’il ne nous a pas été apporté en cachette.
  • Qu’est-ce qu’on lui veut à Diomka ? Quel livre ? répondit le garçon près de la porte, toujours plongé dans sa lecture.
  • On peut fouiller dans toute la ville, sûr qu’on n’en trouverait pas un comme ça. « Grandegueule » regardait la large nuque obtuse d’Ephrem (ses cheveux, que l’on n’avait pas coupés depuis longtemps faute de pouvoir le faire commodément, retombaient sur son pansement) ; puis il vit son visage tendu : Ephrem ! tu as assez pleurniché. Tiens, lis plutôt ce livre.

Ephrem s’arrêta d’un bloc ; il avait l’œil vitreux du taureau.

  • Et pourquoi lire ? pourquoi, si on doit tous crever bientôt ?

La balafre de « Grandegueule » frémit.

  • C’est justement parce qu’on doit tous crever qu’il faut se dépêcher. Tiens, prends.

Il tendait le livre à Ephrem mais celui-ci ne bougea pas.

  • Il y en a trop à lire. Je ne veux pas.
  • Tu ne sais pas lire, ou quoi ? poursuivit « Grandegueule » sans trop de conviction.
  • Je sais lire, et même très bien. Quand il le faut, je sais très bien lire.

« Grandegueule » chercha un crayon sur l’appui de la fenêtre, ouvrit le livre à la dernière page et, parcourant celle-ci des yeux, cocha ici et là.

  • N’aie pas peur, grommela-t-il, ce sont de tout petits récits. Essaie un peu ceux-ci. C’est que tu nous embêtes rudement à te lamenter tout le temps. Lis plutôt.
  • Ephrem n’a peur de rien ! — il prit le livre et le jeta sur son lit.

Clopinant sur son unique béquille, dont il ne se servait déjà presque plus, le jeune Ouzbek Akhmadjan, le plus joyeux de tous ici, entra dans la chambre et annonça :

  • Les cuillères en batterie !

Même le gars basané, près du poêle, s’anima :

  • V’là la soupe, les gars !

La femme de salle chargée de distribuer les repas apparut, en blouse blanche, portant un plateau au-dessus de l’épaule. Elle le fit passer devant elle et commença à faire le tour des lits. A part le garçon tordu par la douleur là-bas, près de la fenêtre, tout le monde se mit à s’agiter, chacun s’emparant de son assiette. Chaque malade dans la chambre avait droit à une table de nuit ; seul Diomka n’en avait point et partageait celle de son voisin, un Kazakh osseux dont la lèvre supérieure s’ornait d’une horrible croûte, brunâtre et boursouflée, qui n’était pas bandée. Ces temps-ci, Paul Nikolaïevitch n’avait plus guère le cœur à la nourriture, même devant la table familiale, et la seule vue de ce dîner  – un gâteau de semoule rectangulaire, élastique, accompagné d’une sauce jaune tremblotante  – et de cette cuillère d’aluminium au manche tordu en deux endroits, ne fit que lui rappeler amèrement une fois encore l’endroit où il se trouvait et l’erreur qu’il avait peut-être commise en acceptant de venir se faire soigner ici.

Tous les autres, cependant, à l’exception du gars qui geignait, s’étaient mis à manger. Paul Nikolaïevitch ne prit point sa part, et frappant de l’ongle le rebord de son assiette, il regarda tout autour de lui pour voir à qui il pourrait la donner. Tout autour, il ne vit que des profils, ou bien des dos, mais là-bas, près du poêle, le garçon basané l’aperçut.

  • Comment t’appelles-tu ? lui demanda Paul Nikolaïevitch, sans trop forcer la voix (l’autre devait s’arranger pour entendre).

Les cuillères cliquetaient, mais le gars comprit qu’on s’adressait à lui et il répondit avec empressement :

  • Prochka, euh... euh... Procope Semionytch.
  • Tiens, prends.
  • Ma foi, oui, je veux bien, dit-il et, s’approchant, il prit l’assiette. Je vous remercie.

Et Paul Nikolaïevitch, qui sentait sous sa mâchoire la petite boule dure de sa tumeur, comprit soudain qu’il n’était sûrement pas ici parmi les moins atteints. De tous les neuf, un seul avait un pansement : Ephrem, et à l’endroit, précisément, où Paul Nikolaïevitch risquait d’être opéré lui aussi. Un seul avait de fortes douleurs. Un seul encore, ce robuste Kazakh, à deux lits du sien, avait cette croûte violacée. Et puis, il y avait aussi la béquille de ce jeune Ouzbek, mais c’est à peine s’il s’y appuyait. Quant aux autres, ils n’avaient extérieurement nulle tumeur, nulle difformité ; ils paraissaient en bonne santé. Prochka, en particulier, avait une mine colorée, comme s’il était en maison de repos et non à l’hôpital, et il était en train de lécher le fond de son assiette avec beaucoup d’appétit. « Grandegueule » avait le teint plutôt gris, mais il se déplaçait facilement, il conversait d’un ton dégagé et il s’était jeté sur sa part de semoule avec tant de voracité que Paul Nikolaïevitch s’était soudain demandé si ce n’était pas un simulateur, encore un qui vivait aux crochets de l’Etat, (vu que dans notre pays on nourrit les malades gratis).

Paul Nikolaïevitch, lui, avait, sous la mâchoire, cette grosseur qui lui pesait, l’empêchait de se tourner, et grossissait d’heure en heure ; mais les médecins, ici, ne comptaient certes pas les heures ; entre le déjeuner et le dîner, personne ne l’avait examiné, aucun traite ment n’avait été entrepris. Pourtant le docteur Dontsova l’avait attiré ici justement en lui promettant un traitement d’urgence. Elle était donc complètement irresponsable, sa négligence était criminelle, et Roussanov, qui lui avait fait confiance, perdait un temps précieux dans cette salle d’hôpital malpropre, exiguë, à l’atmosphère viciée, au lieu de téléphoner à Moscou et de prendre l’avion.

Et la conscience de l’erreur commise, de ces atermoiements vexants, venue s’ajouter à l’angoisse où le jetait sa tumeur, oppressait si violemment Paul Nikolaïevitch qu’il lui devint insupportable d’entendre quoi que ce fût, à commencer par ce bruit de cuillères frappant les assiettes, et qu’il ne put plus supporter la vue de ces lits de fer, de ces couvertures grossières, de ces murs, de ces lampes, de ces gens. Il avait l’impression d’être tombé dans un piège, et, jusqu’au lendemain matin, il lui serait impossible de prendre aucune mesure décisive.

Profondément malheureux, il se coucha, et prenant la serviette de toilette qu’il avait apportée de chez lui il s’en couvrit les yeux pour se protéger de la lumière et de tout le reste. Pour penser à autre chose, il se mit à passer en revue sa maison, sa famille, se demandant à quoi ils pouvaient bien s’occuper en ce moment. Ioura est déjà dans le train.

C’est sa première tournée d’inspection. Il est très important pour lui de s’imposer. Mais Ioura est un mou, un empoté ; pourvu qu’il ne se couvre pas de honte. Aviette est à Moscou en vacances ; il s’agit pour elle de se distraire un peu, de courir les théâtres ; mais surtout, elle a un but bien précis : tâter le terrain, nouer des relations, peut-être ; c’est qu’elle est en cinquième année, il lui faut songer à prendre la bonne orientation. Aviette a de l’envergure, elle voit loin, son futur métier de journaliste la passionne, elle est très très habile, et naturellement il faut qu’elle aille à Moscou, ici elle manquerait bientôt d’air. Elle est plus intelligente et douée que quiconque dans la famille. Paul Nikolaïevitch n’est pas jaloux et il est heureux d’avoir une fille considérablement plus développée que lui-même intellectuellement. Elle a encore peu d’expérience mais comme elle comprend vite ! Lavrik est un peu fainéant, il est médiocre à l’école, mais en sport il est très doué, il est déjà allé à des compétitions à Riga, et il a fait un séjour à l’hôtel, comme un adulte. Il se débrouille déjà fort bien avec la voiture. En ce moment il prend des leçons à la Préparation militaire pour passer son permis. Au deuxième semestre, il a eu deux fois un deux, maintenant il faut qu’il rattrape ça. Maïka suit les cours du matin et en ce moment elle est à la maison, elle joue du piano, probablement (elle est la première dans la famille à faire du piano) ; et Djoulbarss est couché dans le couloir sur son tapis. Cette dernière année, Paul Nikolaïevitch avait pris l’habitude de le promener lui-même chaque matin ; cela lui faisait du bien à lui aussi  – maintenant c’est Lavrik qui s’en chargera. Il aime cela : d’abord exciter juste un petit peu le chien contre les passants et puis les rassurer : n’ayez pas peur, je le tiens !

Mais toute la belle et exemplaire famille Roussanov avec ses deux aînés et ses deux benjamins, toute leur vie bien ordonnée, l’appartement impeccable, qu’on avait meublé sans lésiner sur rien, tout cela s’était en quelques jours détaché de lui, et se trouvait, par rapport à sa tumeur dans quelque au-delà. Ils vivaient et ils continueraient à vivre quoi qu’il advienne à leur père. Ils pouvaient bien se tourmenter, se faire du souci, pleurer, sa tumeur avait dressé entre eux et lui un mur, et, de ce côté-ci, il était seul.

La pensée des siens ne l’aidant pas, Paul Nikolaïevitch{2} chercha à se distraire en pensant aux problèmes de politique générale. Samedi doit s’ouvrir la session du Soviet Suprême de l’Union. On ne s’attend à rien d’important, apparemment ; le budget sera approuvé. Dans les parlements d’Italie, de France et d’Allemagne de l’Ouest, c’est la lutte contre les ignominieux accords de Paris. Dans le détroit de Formose, on se bat... Ah oui, et puis aussi tout à l’heure quand il partait pour l’hôpital, on avait commencé la diffusion, à la radio, d’un grand rapport sur l’industrie lourde. Et dire qu’ici, dans la chambre, il n’y avait même pas de radio, et dans le couloir non plus ! C’était tout à fait charmant ! Il faudrait au moins pouvoir lire la Pravda régulièrement. Aujourd’hui, c’est l’industrie lourde et hier, c’était une résolution sur l’accroissement de la production des produits d’élevage. Oui ! la vie économique se développe très activement et il faut s’attendre, certainement, à de grandes transformations dans les divers organismes étatiques et économiques.

Et Paul Nikolaïevitch se mit à passer en revue les réorganisations qui pouvaient précisément se produire à l’échelle de la République et de la province. Ces réorganisations semaient toujours un certain trouble, elles arrachaient momentanément à la routine, les collègues se téléphonaient, on se rencontrait, on discutait des possibilités. Et quelle que fût l’orientation de ces réformes, même quand c’était un changement de cap complet, tout le monde, Paul Nikolaïevitch y compris, n’en avait jamais retiré que de l’avancement.

Mais ces pensées-là ne réussirent pas non plus à le distraire ni à le tirer de son abattement. Il eut un élancement dans le cou et la tumeur, indifférente, inhumaine, reprit ses droits et balaya tout le reste. Le budget, les accords de Paris, l’industrie lourde, les produits d’élevage, tout cela, comme tout à l’heure, bascula de l’autre côté de son mal. Et de ce côté-ci, il était, lui, Paul Nikolaïevitch Roussanov, tout seul.

Une agréable voix féminine résonna dans la chambre. Bien qu’aujourd’hui rien ne pût être agréable à Paul Nikolaïevitch, cette petite voix lui parut tout simplement délicieuse.

  • Nous allons prendre la température ! disait cette voix, et c’était comme si elle annonçait une distribution de bonbons.

Roussanov enleva la serviette de toilette dont il avait couvert son visage, se redressa légèrement et chaussa ses lunettes. Quel bonheur ! Ce n’était plus cette Marie noiraude et maussade mais une jeune personne potelée et pimpante, coiffée non point de l’austère fichu mais d’une petite coiffe, comme en portent les docteurs, d’où s’échappaient des boucles dorées.

  • Azovkine ! Alors ! Azovkine ! dit-elle d’un ton enjoué en se penchant sur le lit du jeune homme, près de la fenêtre. Il avait une position plus bizarre encore qu’auparavant : il était allongé en travers du lit, la tête en avant, son oreiller sous le ventre, le menton appuyé sur le matelas à la manière d’un chien qui a posé le museau par terre et il regardait à travers les barreaux du lit, ce qui lui donnait l’air d’être dans une cage. Sur son visage émacié, on voyait passer les reflets de ses souffrances intérieures. Son bras pendait jusqu’à terre.
  • Voyons ! il ne faut pas se laisser aller comme ça ! dit l’infirmière pour lui faire honte. Vous avez des forces. Prenez vite le thermomètre.

Il souleva le bras avec effort, comme l’on tire un seau d’un puits et prit le thermomètre. Il était tellement affaibli, tellement absorbé dans sa souffrance que l’on pouvait difficilement croire qu’il n’avait pas plus de dix- sept ans.

  • Zoé ! implora-t-il. Donnez-moi la bouillotte !
  • Vous vous nuisez à vous-même, dit sévèrement Zoé ; on vous a donné une bouillotte non pas pour que vous vous la mettiez sur le ventre, mais pour que vous la mettiez sur la piqûre.
  • Mais ça me soulage comme ça, insistait-il, avec son visage tout torturé.
  • Vous faites grossir votre tumeur en faisant cela, on vous l’a expliqué. Dans le service de cancérologie, les bouillottes sont interdites ; on vous a fait une faveur spéciale.
  • Eh bien alors, je ne me laisserai plus piquer.

Mais Zoé ne l’écoutait déjà plus et frappant du doigt le lit vide de « Grandegueule », elle demanda :

  • Et Kostoglotov, où est-il ?
  • (Ça alors ! on peut dire que Paul Nikolaïevitch avait vu juste et que le vrai nom de cet homme concordait avec le surnom qu’il lui avait donné.){3}
  • Il est parti fumer, répondit de la porte Diomka, toujours plongé dans sa lecture.
  • Il va voir si je le laisse fumer, moi ! marmonna- t-elle.

Mais que les jeunes filles peuvent être menues ! Paul Nikolaïevitch considérait avec satisfaction sa taille ronde bien sanglée dans la blouse et ses yeux légèrement saillants ; il l’admirait, sans arrière-pensée, et sentait qu’il se radoucissait.

Souriante, elle lui tendit le thermomètre. Elle se trouvait justement du côté de sa tumeur mais rien, sur son visage, pas le moindre froncement de sourcil, ne put donner à penser qu’elle avait peur ou qu’elle n’avait jamais rien vu de semblable.

  • Et pour moi il n’y a aucun traitement de prescrit ? demanda Roussanov.
  • Pas jusqu’à présent, répondit-elle en s’excusant d’un sourire.
  • Mais pourquoi donc ? Où sont les médecins ?
  • Leur journée de travail est terminée.

Il était impossible de se fâcher contre Zoé, mais il y avait bien quelqu’un de responsable de l’abandon où Roussanov était laissé ! et il fallait agir ! Roussanov méprisait l’inaction et les caractères pleurnichards. Aussi, lorsque Zoé revint chercher les thermomètres, il lui demanda :

  • Où est le téléphone urbain, ici ? Comment peut-on y aller ?

Après tout il pouvait très bien décider sur-le-champ et téléphoner à Ostapenko ! La simple pensée du téléphone avait réintroduit Paul Nikolaïevitch dans son monde habituel et lui avait rendu son courage. Il était redevenu le lutteur qu’il était.

  • Trente-sept, dit Zoé avec un sourire et sur la feuille de température suspendue au pied du lit elle marqua le premier point de la courbe. Le téléphone est au bureau des entrées, mais à cette heure-ci vous ne pourrez pas y avoir accès. On y va par l’autre entrée principale.
  • Permettez, mademoiselle. Paul Nikolaïevitch se redressa et sa voix se fit plus sévère. Comment se peut-il qu’il n’y ait pas de téléphone dans un hôpital ? Et s’il y avait un incident ? Si quelque chose m’arrivait, par exemple ?
  • On courrait téléphoner, répondit Zoé sans se démonter.
  • Et s’il y avait une tourmente de neige, une pluie torrentielle ?

Zoé était déjà passée à son voisin, un vieil Ouzbek, et elle prolongeait sa courbe sur la feuille de température.

  • Le jour, on n’a pas ce détour à faire, mais à cette heure-ci, c’est fermé.

Oui, elle était charmante, très charmante, mais c’était une effrontée ; elle était passée au Kazakh sans attendre qu’il ait fini. Haussant involontairement le ton pour qu’elle l’entende, il s’exclama :

  • Alors, il faut un autre téléphone ! Ce n’est pas possible qu’il n’y en ait qu’un !
  • Il y en a un autre, répondit Zoé, mais il est dans le bureau du médecin-chef.
  • Alors, vous pouvez m’expliquer ?
  • Diomka... trente-six huit... le bureau est fermé à clé. Nizamoutdine Bakhramovitch n’aime pas cela.

Et elle disparut.

Bien sûr, c’était logique. Il est désagréable qu’en ton absence on aille téléphoner dans ton bureau. Mais dans un hôpital il faudrait tout de même trouver une solution...

Le fil qui le reliait au monde extérieur avait vibré, l’espace d’un instant, puis s’était rompu ; et, de nouveau, la tumeur de la grosseur d’un poing qu’il avait sous la mâchoire recouvrit tout le reste.

Paul Nikolaïevitch prit une petite glace de poche et regarda. Oh ! Comme elle avait grossi ! Voir cela sur soi ! Un spectacle aussi effrayant ! Car enfin, des monstruosités pareilles, cela n’existait pas ! Ici, par exemple, il n’avait rien vu de tel à personne !... Le cœur lui manqua et il renonça à établir si sa tumeur avait encore grossi ou non ; il rangea sa glace et sortant de sa table de nuit un peu de nourriture, il se mit à mâchonner.

Les deux malades les plus désagréables, Ephrem et « Grandegueule », n’étaient pas dans la chambre ; ils étaient sortis. Azovkine, près de la fenêtre, avait pris une nouvelle position biscornue sur son lit mais il ne gémissait pas. Les autres ne faisaient pas de bruit ; on entendait tourner des pages ; certains s’étaient couchés. Il ne restait plus à Roussanov qu’à s’endormir lui aussi. Passer la nuit, ne plus penser, et, dès le matin, enguirlander une bonne fois les médecins.

Et il se déshabilla, se glissa sous la couverture, recouvrit sa tête de la serviette-éponge qu’il avait amenée de chez lui et essaya de s’endormir.

Dans le silence lui parvint alors avec une netteté particulière un chuchotement irritant qui venait on ne sait d’où et lui tombait droit dans l’oreille. Excédé, il arracha sa serviette de sa figure, se souleva en «‘efforçant de ne pas faire de mal à son cou et découvrit que le responsable de ces chuchotements était son voisin, un vieil Ouzbek grand et maigre, avec une petite barbe noire en pointe, presque marron de peau, coiffé d’une petite calotte usée, marron elle aussi.

Couché sur le dos, les mains croisées sous la nuque, les yeux fixés au plafond, il marmonnait ses prières, sans doute, le vieil imbécile !

  • Hé ! Aksakal ! lui dit Roussanov en le menaçant du doigt. Arrête ! Tu me gênes !

Aksakal se tut. Roussanov se recoucha et couvrit à nouveau sa tête de la serviette. Mais il ne pouvait toujours pas s’endormir. Il comprit alors que ce qui l’empêchait de se reposer, c’était la lumière crue qui tombait des lampes du plafond ; le verre n’était pas dépoli et leurs abat-jour les dissimulaient mal. Même à travers sa serviette il percevait cette lumière.

En ahanant, Paul Nikolaïevitch, prenant appui sur les bras, se souleva à nouveau de son oreiller, tout en s’efforçant de ne pas provoquer d’élancements dans sa tumeur.

Prochka était debout près de son lit, à proximité du commutateur, et commençait à se déshabiller.

  • Jeune homme ! Eteignez donc la lumière ! lui ordonna Paul Nikolaïevitch.
  • Euh... c’est qu’on n’a pas encore apporté les médicaments... bredouilla Prochka qui, néanmoins, leva la main vers le commutateur.

« Eteignez ! Eteignez ! » Qu’est-ce que ça veut dire ? gronda « Grandegueule » dans le dos de Roussanov. Tout doux, vous n’êtes pas seul ici !

Paul Nikolaïevitch s’assit franchement sur son séant, mit ses lunettes, et avec de grands ménagements pour sa tumeur, il se retourna en faisant grincer sous lui la toile métallique du sommier.

  • Vous ne pourriez pas être plus poli ?

Un rictus tordit la face du malotru et il répondit d’une voix caverneuse :

  • Ne détournez pas la conversation, je ne suis pas votre subordonné.

Paul Nikolaïevitch le foudroya du regard mais ceci n’eut aucun effet sur Kostoglotov.

  • Bon, mais pourquoi vous faut-il la lumière ? demanda Roussanov, entamant des pourparlers en bonne et due forme.
  • Pour se gratter le trou du c... lâcha ce goujat.

Paul Nikolaïevitch eut soudain du mal à respirer, pourtant il avait eu largement le temps, semble-t-il, de se faire à l’atmosphère de la chambre.

Il fallait renvoyer cet insolent de l’hôpital, c’était l’affaire de vingt minutes, et l’envoyer au travail ! Mais il n’avait aucun moyen d’action concret entre les mains. (Surtout ne pas omettre de parler de lui à l’administration.)

  • Si c’est pour lire, ou pour autre chose, on peut sortir dans le couloir, suggéra avec justesse Paul Nikolaïevitch. Pourquoi vous attribuez-vous le droit de décider au nom de tous ? Les malades ne sont pas tous les mêmes ici et il faut savoir faire la différence.
  • On en fera, ricana l’autre en montrant les crocs. Pour vous, on écrira une nécrologie : membre du Parti depuis telle année et nous, on crèvera comme ça.

Paul Nikolaïevitch n’avait jamais rencontré et ne se souvenait pas d’avoir rencontré une insoumission aussi effrénée, un refus aussi incontrôlable de toute discipline. Et il était tout décontenancé : que pouvait-il opposer à cela ? Il n’allait quand même pas se plaindre à cette péronnelle. Il ne lui restait plus, pour le moment, qu’à cesser la conversation le plus dignement possible. Il ôta ses lunettes, s’allongea avec précaution et remit sa serviette de toilette sur sa figure.

L’indignation et la détresse le tenaillaient à l’idée qu’il s’était laissé faire et était entré dans cet hôpital. Mais demain il serait encore temps d’en sortir.

A sa montre, il était huit heures un peu passées. C’est bon ! il avait décidé maintenant de tout supporter. Ils finiraient bien par se tenir tranquilles.

Cependant, les allées et venues entre les lits et les secousses recommencèrent : c’était Ephrem, naturellement, qui était revenu. Les vieilles lattes du plancher vibraient sous ses pas et cette vibration se transmettait à Roussanov à travers son lit et son oreiller. Mais Paul Nikolaïevitch avait décidé de ne plus lui faire de remarques et de prendre son mal en patience. Que de goujaterie encore ancrée dans notre population ! et comment la conduire à une société nouvelle avec ce lourd fardeau qu’elle traîne après elle !

La soirée s’étirait, interminable ! L’infirmière vint une première fois, puis une seconde, une troisième, une quatrième, apportant à l’un une potion, à l’autre une poudre, faisant une piqûre ici et là. Azovkine poussa plusieurs cris sous la piqûre, quémanda de nouveau la bouillotte pour dissiper la douleur. Ephrem marchait toujours pesamment, de long en large, sans trouver le repos. Akhmadjan et Prochka échangeaient des bavardages, chacun de son lit, comme s’ils n’avaient attendu que ce moment pour s’animer pour de bon, comme si rien ne les préoccupait, comme s’ils n’avaient rien à faire soigner. Diomka lui-même, au lieu de se coucher, vint s’asseoir sur le lit de Kostoglotov et tous deux se mirent à marmonner, là, à son oreille.

  • J’essaie de lire le plus possible, disait Diomka, pendant que j’ai le temps. J’ai envie d’entrer à l’université.
  • C’est très bien. Seulement retiens bien ceci : l’instruction ne rend pas plus malin.

(Qu’est-ce qu’il enseigne là à cet enfant, c’te grande gueule 1)

  • Comment ça ?
  • C’est comme je te dis.
  • Qu’est-ce qui rend plus malin, alors ?
  • La vie.

Diomka répondit, après un silence :

  • Je ne suis pas d’accord.
  • Nous avions dans notre unité un commissaire, qui s’appelait P... et il disait toujours : l’instruction ne rend pas plus malin, et les grades non plus. Certains croient que, parce qu’ils ont une étoile supplémentaire, ils sont devenus plus malins. C’est faux.
  • Que faire alors, ne plus étudier ? Je ne suis pas d’accord.
  • Pourquoi ne plus étudier ? Mais si, étudie ; seulement n’oublie pas que l’intelligence, c’est autre chose.
  • Mais qu’est-ce que c’est, alors ?
  • Qu’est-ce que c’est ? crois ce que tes yeux voient, ne crois pas ce que tes oreilles entendent. A quelle faculté tu veux rentrer ?
  • Justement je n’ai pas encore décidé. J’aimerais bien la faculté d’Histoire, et j’aimerais bien aussi la faculté des Lettres.
  • Et les écoles techniques ?
  • Non...
  • C’est bizarre. C’était comme ça de mon temps, mais maintenant, tous les garçons préfèrent la technique. Toi pas ?
  • Moi... c’est la vie publique qui me passionne.

La vie publique ? Oh ! Diomka, avec la technique, on vit bien plus tranquille. Tu ferais mieux d’apprendre à monter des postes de radio.

  • Je n’ai pas besoin d’une vie tranquille, moi !... Pour le moment, si je dois rester ici, environ deux mois, il me faut rattraper le programme de première, le programme du deuxième semestre.
  • Et les manuels ?
  • J’en ai deux. La stéréométrie est très difficile.
  • La stéréométrie ? Fais-moi voir un peu ça !

On entendit le jeune garçon s’éloigner puis revenir.

  • C’est ça, c’est bien ça... la stéréométrie de Kisselev, ce bon vieux bouquin... toujours le même... une droite et un plan parallèles... si une droite est parallèle à une autre droite disposée dans un plan, elle est parallèle aussi à ce plan... Nom d’une pipe, Diomka, ça c’est un bouquin ! Si tout le monde écrivait comme ça ! Il est mince comme tout, pas vrai ? Et qu’est-ce qu’il y en a, là-dedans !
  • Il nous sert pendant un an et demi.
  • Moi aussi je l’ai utilisé. J’en connaissais un bon bout !
  • Quand ça ?
  • Je vais te dire... c’était quand j’étais en première, moi aussi, à partir du deuxième semestre, c’est-à-dire en trente-sept et en trente-huit. Cela fait tout drôle de l’avoir dans les mains. C’est la géométrie que je préférais...
  • Et après ?
  • Que veux-tu dire ?
  • Après l’école ?
  • Après l’école je suis entré dans un institut remarquable : l’Institut de Géophysique.
  • Où ça ?
  • Toujours à Leningrad.
  • Et puis ?

J’ai terminé la première année, mais en septembre trente-neuf est sorti un décret selon lequel on mobilisait à partir de dix-neuf ans, et on m’a embarqué.

  • Et après ?
  • Et après, tu ne sais pas ce qu’il y a eu ? la guerre.
  • Vous étiez officier ?
  • Non, sergent.
  • Pourquoi ?
  • Parce que si tout le monde devenait général, il ne resterait plus personne pour gagner la guerre... Si un plan traverse une droite parallèle à un autre plan, et coupe ce plan, la ligne d’intersection... Ecoute, Diomka ! Si nous faisions de la stéréométrie tous les deux chaque jour ! On avancerait ! Tu veux ?
  • Je veux bien.

(Il ne manquait plus que cela, là, au-dessous de son oreille ! )

  • Je te donnerai des devoirs.
  • Entendu.
  • Autrement, vraiment on perd trop de temps : on va commencer tout de suite. Examinons par exemple ces trois axiomes. Ils ont l’air tout simples, remarque, mais ils seront ensuite dissimulés dans chaque théorème, à toi de voir où. Voici le premier : si deux points d’une droite appartiennent à un plan, chaque point de cette droite lui appartient. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce livre, par exemple, disons que c’est un plan et ce crayon une droite, d’accord ? maintenant essaie de disposer...

Et les voilà partis à discourir et leurs voix bourdonnèrent encore longtemps, discutant d’axiomes et de corollaires. Toutefois, Paul Nikolaïevitch qui, ostensiblement, leur tournait le dos, était décidé à tout supporter. Finalement ils se turent et se séparèrent. Avec une double dose de somnifère, Azovkine s’était endormi et avait cessé de gémir. C’est alors qu’Aksakal, du côté de qui Paul Nikolaïevitch était tourné, commença à tousser. On avait enfin éteint la lumière et voilà que ce maudit vieillard toussait et toussait, d’une manière répugnante, avec de longues quintes coupées de sifflements ; on aurait dit qu’il s’étouffait.

Paul Nikolaïevitch se tourna de l’autre côté. Il enleva la serviette qu’il s’était mise sur la figure, mais il n’y avait toujours pas, dans la chambre, de véritable obscurité : de la lumière tombait du couloir, on entendait du bruit, des allées et venues, des fracas de seaux et de crachoirs remués.

Le sommeil ne venait pas. La tumeur lui comprimait le cou. Sa vie, si bien pensée, si harmonieuse et si utile, menaçait d’être brusquement interrompue. Il était rempli de pitié pour lui-même. Un rien aurait suffi pour que les larmes lui montent aux yeux.

Ce dernier coup, ce fut naturellement Ephrem qui le lui porta. L’obscurité ne l’avait pas calmé et il racontait à son voisin Akhmadjan, un conte tout à fait idiot :

  • Pourquoi donc l’homme vivrait-il cent ans ? C’est parfaitement inutile. Voilà comment ça s’est passé : Allah distribuait les vies et il donna à toutes les bêtes sauvages cinquante ans d’existence, jugeant que cela suffisait. L’homme arriva le dernier et il ne restait plus à la disposition d’Allah que vingt-cinq ans.
  • Le quart, donc ? demanda Akhmadjan.
  • C’est ça. Et l’homme fut vexé : c’est bien peu ! Allah répond : cela suffit. Mais l’homme insiste ; eh bien, alors, répond Allah, va toi-même demander, peut- être quelqu’un aura-t-il quelques années en trop à te donner. L’homme s’en alla ; et voici qu’il rencontre un cheval. « Ecoute, dit-il, on m’a donné peu de vie, cède- m’en une part de la tienne. » « C’est bon, tiens, prends vingt-cinq ans. » L’homme poursuivit sa route ; voici qu’arrive un chien : « Ecoute, chien, cède-moi un peu de vie ! » « Tiens, prends vingt-cinq ans ! » Il alla plus loin ; un singe se présente. Il obtient de lui aussi vingt- cinq ans et retourne auprès d’Allah. Ce dernier lui dit :

« Ce sera comme tu l’auras voulu : les premiers vingt-cinq ans, tu vivras comme un homme ; les vingt- cinq années suivantes, tu travailleras comme un cheval ; les vingt-cinq autres années tu glapiras comme un chien, et les vingt-cinq dernières années, tu seras, comme un singe, un objet de risée... »