CHAPITRE III

LA PETITE ABEILLE

Quoique Zoé fût très dégourdie et qu’elle parcourût son étage sans perdre une seconde, courant de sa table aux lits des malades, puis revenant à sa table, elle vit qu’elle ne réussirait pas à faire toutes les tâches prescrites pour l’heure de l’extinction des lumières. Alors, elle pressa tout le monde afin de terminer et d’éteindre dans la salle des hommes et dans la petite salle des femmes. Dans la grande salle des femmes, en revanche, une salle immense qui contenait plus de trente lits, les malades ne se calmaient jamais, qu’on éteignît ou pas. Un bon nombre de ces femmes étaient hospitalisées depuis longtemps, elles étaient lasses de l’hôpital, leur sommeil était mauvais, il faisait étouffant dans la pièce et c’était d’incessantes discussions pour savoir s’il fallait laisser la porte-fenêtre donnant sur le balcon ouverte ou fermée. Il y avait aussi parmi elles des virtuoses de la conversation en chassé-croisé d’un angle de la pièce à l’autre. Jusqu’à minuit et une heure du matin on débattait là de tout : prix, produits alimentaires, mobilier, enfants, maris, voisines, et sans reculer devant les détails les plus impudiques.

Ce soir, justement, Nelly, une des femmes de salle, était encore là et lavait le plancher ; c’était une fille criarde et fessue, aux gros sourcils et aux grosses lèvres. Elle avait commencé son travail depuis déjà longtemps, mais elle se mêlait à chaque conversation et n’en finissait pas. Pendant ce temps, Sigbatov, dont le lit était dans le vestibule, devant la porte de la chambre des hommes, attendait son bain de siège. A cause de ces bains de chaque soir, et aussi parce qu’il avait honte de la mauvaise odeur de son dos, Sigbatov était resté volontairement dans le vestibule, quoiqu’il fût dans la maison plus ancien que tous les vétérans, et se trouvât ici en service permanent, pour ainsi dire, plutôt que comme malade. Tandis qu’elle courait ici et là, apparaissant puis disparaissant, Zoé fit à Nelly une première remarque puis une seconde ; Nelly se rebiffa, mais n’en continua pas moins au même train qu’avant : elle n’était pas plus jeune que Zoé et jugeait offensant de se soumettre à une gamine. Zoé était arrivée aujourd’hui à son travail dans une humeur excellente, mais l’opposition de cette femme de salle l’irritait. D’une manière générale, Zoé considérait que tout homme a droit à sa part de liberté et qu’on n’est pas obligé, quand on vient à son travail, de s’y consacrer jusqu’à l’épuisement, mais il y avait quand même, quelque part, une mesure raisonnable, surtout quand on se trouvait avec les malades.

Finalement Zoé termina sa distribution, Nelly acheva de frotter son plancher, on éteignit chez les femmes, on éteignit également dans le vestibule et il était déjà minuit passé lorsque Nelly descendit faire chauffer de l’eau au rez-de-chaussée et apporta à Sigbatov sa cuvette quotidienne remplie d’un liquide tiède.

— Ah... ah... ah..., je suis morte de fatigue, — dit-elle en bâillant bruyamment. Je vais m’éclipser pour quelques heures. Ecoute, tu vas bien rester dans ta cuvette au moins une heure, c’est pas possible de t’attendre. Alors, tu pourrais aller vider toi-même ta cuvette en bas, non ?

(Dans ce vieil édifice solidement construit, aux vastes vestibules, on n’avait mis l’eau qu’au rez-de-chaussée.)

Il était désormais impossible de deviner l’homme qu’avait naguère été Charaf Sigbatov ; aucun élément ne permettait d’en juger ; ses souffrances duraient depuis si longtemps que rien ne lui restait, semblait-il, de sa vie d’avant. Mais après trois années d’une maladie accablante et implacable, ce jeune Tatar était le malade le plus courtois, le plus doux de tout le service. Souvent il souriait, d’un pauvre petit sourire, comme s’il s’excusait de tous les tracas qu’il donnait. Après les séjours de quatre puis de six mois qu’il avait faits ici, il connaissait tous les médecins, toutes les infirmières et les femmes de salle, et tout le monde le connaissait. Mais Nelly était une nouvelle, elle était là depuis quelques semaines seulement.

  • Ce sera lourd pour moi, répondit doucement Sigbatov. S’il faut le faire, je le ferai plutôt en plusieurs fois.

La table de Zoé était proche ; elle entendit et bondit :

  • Tu n’as pas honte ! Il ne peut pas plier le dos et il devrait te porter sa cuvette, c’est ça ?

Elle avait presque crié tout cela, mais à mi-voix, personne d’autre qu’eux trois ne pouvait entendre. Nelly, sans perdre de son calme, répondit d’une voix de stentor :

  • Honte de quoi ? Je suis crevée, moi aussi.
  • Tu es de service ! On te paie pour cela ! reprit Zoé avec indignation, d’une voix encore plus étouffée.
  • Ah ouich ! on me paie ! c’est de l’argent, ça ? même à l’usine textile j’en gagnerais plus.
  • Chut !... tu ne peux pas parler plus bas !

Oh... oh... oh... soupira bruyamment Nelly en agi tant ses grosses boucles, mon petit oreiller chéri ! c’est fou comme j’ai envie de dormir... l’autre nuit, j’ai fait la noce avec les chauffeurs... Bon, d’accord, tu n’auras qu’à fourrer ta cuvette sous le lit, je l’enlèverai demain matin.

Et elle bâilla longuement, profondément, sans mettre la main devant sa bouche, puis elle dit à Zoé en achevant son bâillement :

— Je serai là, dans la salle des réunions, sur le divan.

Et sans attendre sa permission, elle se dirigea vers une porte qui s’ouvrait dans un coin du vestibule et donnait accès à une pièce au mobilier moelleux réservée aux réunions entre médecins et aux « staffs » quotidiens.

Elle laissait encore beaucoup de travail à faire, des crachoirs à nettoyer ; on aurait pu aussi laver le plancher dans le vestibule ; mais Zoé regarda son large dos et se contint. Elle ne travaillait pas depuis si longtemps elle-même, mais elle commençait à comprendre ce regrettable principe : à ceux qui bossent, on demande toujours double, à ceux qui ne fichent rien, on ne demande rien.

Demain matin Elisabeth Anatolievna la remplacerait, elle nettoierait et laverait pour Nelly et pour elle.

Lorsque Sigbatov se retrouva seul, il dénuda le bas de son dos, s’accroupit dans la cuvette, par terre, près de son lit, et resta là, dans cette position incommode, sans faire de bruit. Le moindre mouvement imprudent lui provoquait une douleur dans le sacrum, et de plus, tout contact avec l’endroit atteint entraînait une sensation de brûlure, en particulier le contact permanent des draps, aussi essayait-il de se coucher le moins souvent possible sur le dos. Il n’avait jamais vu ce qu’il avait là, par-derrière ; il ne pouvait que tâter cet endroit avec les doigts de temps à autre. Deux ans auparavant, on l’avait amené dans cet hôpital sur une civière : il ne pouvait plus se lever, ni remuer les jambes. De nombreux médecins l’avaient alors examiné mais c’est Lioudmila Afanassievna qui l’avait toujours soigné. Et en quatre mois le mal avait complètement disparu ! Il pouvait marcher, se pencher, et il ne se plaignait plus de rien. Au moment de sa sortie de l’hôpital, il avait embrassé les mains de Lioudmila Afanassievna, elle, de son côté, l’avait mis en garde avec insistance : « Sois prudent, Charaf ! Ne saute pas, ne te donne pas de coups ! » Mais on ne l’avait pas pris là où cela aurait convenu ; il avait donc retrouvé son ancien métier d’expéditeur ; comment alors se dispenser de sauter de la benne ? Comment ne pas aider à charger ? Comment ne pas seconder le chauffeur ? Tout ceci ne fut rien, cependant, jusqu’à un certain jour où un tonneau dégringola d’un véhicule et heurta Charaf juste à l’endroit malade ; et à l’endroit du coup, la plaie se mit à suppurer et ne se referma plus. Et depuis lors, Sigbatov était comme enchaîné au dispensaire des cancéreux.

Toujours contrariée, Zoé s’assit à sa table et vérifia une fois encore qu’elle avait bien donné tous les soins prescrits tandis qu’à petits traits d’encre qui, sur ce mauvais papier, faisaient taches aussitôt sous la plume, elle repassait sur les lignes déjà pompées par le papier. Il était inutile de faire un rapport. D’ailleurs ce n’était pas dans la nature de Zoé. Il fallait venir à bout seule de cette situation, mais, précisément, dans le cas de Nelly, elle ne savait pas comment en sortir. Il n’y avait rien de mal à dormir un peu. Avec une femme de salle dévouée, Zoé aurait elle-même dormi une moitié de la nuit. Mais, maintenant, il fallait rester là.

Tandis qu’elle regardait la feuille devant elle, elle entendit qu’on s’approchait tout près de son bureau. Elle releva la tête : c’était Kostoglotov, avec son grand corps, sa tête hirsute et noire comme du charbon et ses grandes mains qui n’entraient qu’à peine dans les petites poches de côté de sa veste d’hôpital.

  • Il est l’heure de dormir depuis longtemps, lui fit observer Zoé ; pourquoi vous promenez-vous ?
  • Bonsoir, petite Zoé, dit Kostoglotov d’une voix aussi douce que possible, presque chantante même.
  • Bonne nuit, répondit-elle avec un bref sourire, c’était agréable pour moi tout à l’heure, quand je vous cherchais partout avec mon thermomètre.
  • Cela, c’était pendant le travail, ne me grondez pas, mais maintenant, je suis venu en visite.
  • Tiens, tiens ! (elle relevait les cils, ouvrait de grands yeux, et cela se faisait tout seul, sans qu’elle s’en rendît compte). Pourquoi pensez-vous que je reçois des visites en ce moment ?
  • Parce que d’habitude, pendant vos gardes de nuit, vous potassiez toutes sortes de bouquins et qu’aujourd’hui je ne vois pas de manuels. Vous avez fini vos examens ?
  • Vous êtes observateur. Oui, j’ai fini.
  • Et quelle note avez-vous eue ? Mais c’est sans importance après tout.
  • Après tout, j’ai quand même eu quatre. Et pourquoi ce serait sans importance ?
  • J’ai pensé que peut-être vous aviez eu un trois et que cela vous déplairait d’en parler. Alors, maintenant, vous êtes en vacances ?

Elle battit des paupières avec une expression de joyeuse insouciance et soudain, tout devint clair : et en effet, pourquoi être de mauvaise humeur ? Deux semaines de vacances, un vrai bonheur ! A part l’hôpital, rien d’autre à faire ! Que de temps libre ! Et pendant ses services de nuit, elle pourrait lire un bon livre, ou bavarder, comme maintenant.

  • Donc, j’ai bien fait de venir en visite ?
  • Tenez, asseyez-vous.
  • Mais dites-moi, Zoé, voyons, les vacances d’hiver, avant, si je me souviens bien, commençaient le 25 janvier.
  • Oui, mais à l’automne on est allé cueillir le coton. C’est comme ça chaque année.
  • Et combien d’années d’étude vous reste-t-il ?
  • Un an et demi.
  • Et où peut-on vous nommer ?

Elle haussa ses petites épaules rondes.

  • La patrie est immense.

Ses yeux qui saillaient, même lorsqu’elle regardait normalement, semblaient ne pas trouver place sous les paupières et vouloir s’échapper.

  • Mais on ne pourra pas vous laisser ici ?
  • Certainement pas.
  • Alors il vous faudra quitter toute votre famille ?
  • Quelle famille ? Je n’ai que ma grand-mère. Je la prendrai avec moi.
  • Et papa et maman ?

Zoé poussa un soupir.

  • Ma mère est morte.

Kostoglotov la regarda et ne lui demanda rien sur son père.

  • D’où êtes-vous ? d’ici ?
  • Non, de Smolensk.
  • Ah, ah ! et vous êtes partie depuis longtemps ?
  • Quand voulez-vous donc, pendant l’occupation !
  • Cela vous faisait... neuf ans environ ?
  • C’est ça. Je suis allée deux années à l’école primaire là-bas. Et puis nous sommes venues nous perdre ici, grand-mère et moi.

Zoé tendit le bras vers un grand sac fourre-tout orange vif, par terre, près du mur ; elle en sortit une glace de poche, ôta sa petite coiffe de docteur, fit bouffer d’une main légère ses cheveux que le petit chapeau avait raplatis et lissa la mince frange dorée qui s’incurvait sur son front.

Un reflet de sa blondeur passa sur le visage dur de Kostoglotov. Son expression s’adoucit et il se mit à l’observer avec satisfaction.

  • Et votre grand-mère à vous, où est-elle ? plaisanta Zoé en abaissant sa glace.
  • Ma grand-mère, répondit Kostoglotov avec beaucoup de sérieux, et ma maman (ce mot de maman ne lui allait pas) sont mortes toutes deux pendant le blocus.
  • Le blocus de Leningrad ?
  • Mmm... Et ma sœur a été tuée par un obus. Elle était infirmière. Une fille tout à fait comme vous. Un vrai microbe !
  • Oui, dit Zoé gravement, combien sont morts dans ce blocus ! Maudit soit ce Hitler !

Kostoglotov eut un sourire sibyllin.

  • Qu’Hitler soit maudit, il n’est pas besoin de le prouver une seconde fois. Mais malgré tout, je ne mets pas le blocus de Leningrad sur son compte !
  • Quoi ! mais pour quelle raison ?
  • Pour quelle raison ? eh bien voilà : Hitler venait précisément pour nous anéantir. Attendait-on réellement qu’il entrouvre la porte et propose aux assiégés : sortez un par un, et ne vous bousculez pas ? Il faisait la guerre, il était l’ennemi. Non, c’est quelqu’un d’autre qui est responsable du blocus.
  • Et qui donc ? chuchota Zoé stupéfaite. Elle n’avait jamais rien entendu dire ni supposé de tel.

Kostoglotov fronça ses noirs sourcils.

  • Eh bien, disons, celui ou ceux qui étaient prêts à la guerre même si avec Hitler s’étaient alliées l’Angleterre, la France et l’Amérique ! Ceux qui, depuis des années, étaient payés pour prévoir la position excentrique de Leningrad. Ceux qui avaient évalué l’intensité des futurs bombardements et avaient pensé à cacher des réserves de provisions sous terre. Ce sont ceux-là, avec Hitler, qui ont fait mourir ma mère.

C’était simple, mais étonnamment nouveau.

Sigbatov était toujours sagement assis dans sa cuvette, derrière eux, dans le coin.

  • Mais alors... mais alors, il faut les juger... dit Zoé dans un souffle.
  • Je ne sais pas, dit Kostoglotov, et un rictus tordit ses lèvres déjà grimaçantes. Je ne sais pas.

Zoé n’avait pas remis sa coiffe. Le haut de sa blouse déboutonné laissait voir le col d’une robe gris mordoré.

  • Ma petite Zoé, à vrai dire je suis venu en partie aussi pour vous demander quelque chose.
  • Ah, ah ! — Ses cils tressaillirent. Alors, s’il vous plaît, pendant mon service de jour. Et maintenant, il faut dormir ! C’est bien une visite que vous m’aviez annoncée ?
  • C’est une visite que je vous fais... Zoé, avant que vous ne perdiez ce que vous avez de bon, avant que vous ne deveniez définitivement médecin, tendez-moi une main fraternelle.
  • Alors les médecins, selon vous, ne tendent pas de main fraternelle ?
  • Comment vous dire ? Leurs mains ne sont pas comme ça... et puis d’ailleurs, ils ne vous tendent pas la main. Petite Zoé, toute ma vie je me suis distingué par mon refus d’être traité comme un singe. On me soigne ici, mais on ne m’explique rien. Je ne puis pas l’admettre. J’ai vu que vous aviez un livre intitulé Anatomie pathologique. C’est bien ça ?
  • Oui.
  • C’est sur les tumeurs, n’est-ce pas ?
  • Oui.
  • Eh bien, soyez compréhensive, apportez-le-moi ! Je veux le feuilleter et me faire une opinion sur certains points. Pour moi tout seul.

Zoé arrondit les lèvres et hocha la tête.

  • Mais les malades ne doivent pas lire de livres de médecine. C’est contre-indiqué. Même lorsque nous, étudiants, nous étudions une maladie, il nous semble toujours...
  • C’est peut-être contre-indiqué pour certains, mais pas pour moi ! dit Kostoglotov en frappant la table de sa grosse patte. J’ai connu dans ma vie toutes les peurs possibles et imaginables, et j’ai cessé d’avoir peur. Dans l’hôpital régional où j’étais, un chirurgien coréen, celui qui avait établi mon diagnostic, quelques jours avant le Nouvel An, ne voulait rien m’expliquer non plus et moi je lui ai ordonné de parler. « Ce n’est pas la règle chez nous », a-t-il dit ; et moi je lui ai répondu : « Parlez ! Je dois prendre des dispositions concernant ma famille ! » Alors il a fini par lâcher : « Vous avez trois semaines devant vous, ensuite, je ne me prononce pas ! »
  • Il n’en avait pas le droit !

Voilà quelqu’un de bien ! Voilà un homme ! Je lui ai serré la main. Je dois savoir ! Enfin, cela faisait six mois que je souffrais comme un martyr, j’en étais arrivé le dernier mois à ne plus pouvoir rester ni couché, ni assis, ni debout sans avoir mal, je ne dormais plus que quelques minutes par vingt-quatre heures, eh bien, tout de même, j’avais eu le temps de réfléchir ! Cet automne-là, j’ai appris que l’homme peut franchir le trait qui le sépare de la mort tout en restant dans un corps encore vivant. Il y a encore en vous, quelque part, du sang qui coule mais, psychologiquement, vous êtes déjà passé par la préparation qui précède la mort et vous avez déjà vécu la mort elle-même. Tout ce que vous voyez autour de vous, vous le voyez déjà comme depuis la tombe, sans passion, et vous avez beau ne pas vous mettre au nombre des chrétiens, et même parfois vous situer à l’opposé, voilà que vous vous apercevez tout à coup que vous avez bel et bien pardonné à ceux qui vous avaient offensé et que vous n’avez plus de haine pour ceux qui vous ont persécuté. Tout vous est devenu égal, voilà tout ; il n’y a plus en vous d’élan pour réparer quoi que ce soit ; vous n’avez aucun regret. Je dirai même que l’on est dans un état d’équilibre, un état naturel, comme les arbres, comme les pierres. Maintenant, on m’a tiré de cet état, mais je ne sais pas si je dois m’en réjouir ou non. Toutes les passions vont revenir, les mauvaises comme les bonnes.

  • Comment pouvez-vous faire le difficile ! Ne pas se réjouir, il ne manquerait plus que cela ! Quand vous êtes entré ici... Ça fait combien de jours ?...
  • Douze.
  • Eh bien, vous étiez là, dans le vestibule, à vous tordre sur le divan, vous étiez effrayant à voir, vous aviez un visage de cadavre, vous ne mangiez rien, vous aviez trente-huit de fièvre soir et matin, et maintenant ? Vous faites des visites... C’est un vrai miracle de revivre comme cela en douze jours ! Cela arrive rarement ici.

En effet, il avait à ce moment-là, sur tout le visage, creusées comme par un ciseau, de profondes rides grises, provoquées par la tension constante où il était. Et maintenant, il y en avait infiniment moins, et son teint s’était éclairci.

  • Toute ma chance, c’est qu’apparemment, je supporte bien les rayons.
  • C’est loin d’être fréquent, cela ! C’est un vrai succès ! dit Zoé avec chaleur.

Kostoglotov eut un sourire amer.

  • Ma vie a été tellement riche en malchance que dans ce succès il y a une justice. Je fais même maintenant des sortes de rêves, très flous et agréables. Je pense que c’est un signe de guérison.
  • C’est tout à fait possible.

Raison de plus pour que je comprenne et que je m’y retrouve ! Je veux comprendre en quoi consiste le traitement qu’on me fait, je veux savoir quelles sont les perspectives, quelles sont les complications possibles. Je me sens tellement mieux que peut-être il serait bon d’arrêter le traitement ? Il faut que j’y voie clair. Ni Lioudmila Afanassievna, ni Vera Kornilievna ne m’expliquent quoi que ce soit, elles me soignent comme si j’étais un singe. Apportez-moi ce livre, Zoé, je vous en prie ! Je ne vous trahirai pas et personne ne s’apercevra de rien, soyez-en sûre.

Il parlait avec véhémence et avec une animation grandissante.

Zoé, très embarrassée, posa la main sur la poignée de son tiroir.

  • Vous l’avez ici ? devina Kostoglotov. Petite Zoé ! Donnez-le-moi ! — et il tendait déjà la main — Quand êtes-vous de service la prochaine fois ?
  • Dimanche après-midi.
  • Je vous le rendrai dimanche ! C’est entendu ! Nous sommes d’accord !

Qu’elle était gentille, qu’elle lui semblait proche avec cette petite frange dorée, avec ces jolis yeux un peu saillants !

Il ne se voyait pas lui-même ! Sa tête, aux mèches tire-bouchonnées dans tous les sens, gardait encore le désordre de l’oreiller ; il était débraillé comme tous les malades d’hôpitaux, sa veste bâillait au col et l’on apercevait un coin du maillot de coton délivré par l’administration.

  • Bien, bien, bien. Il feuilletait le livre et chercha la table des matières. Très bien. Je vais tout trouver là. dedans. Merci, vraiment. Après tout, qui me dit qu’ils ne vont pas le faire trop durer, leur traitement. Ce qui les intéresse, c’est faire des statistiques, c’est bien connu. Mais qui sait si je ne leur fausserai pas compagnie ? A trop guérir, on fait mourir.
  • Alors, c’est comme ça ! s’exclama Zoé en joignant les mains de surprise indignée. J’avais bien besoin de vous donner ce livre ! Si c’est comme ça, rendez-le-moi.

Et elle tira sur le livre, d’abord d’une main, puis à deux mains. Mais Kostoglotov tenait bon.

  • Vous allez déchirer la fiche de bibliothèque ! Rendez-le-moi !

La blouse d’hôpital modelait et soulignait ses épaules rondes et dodues, ses petits bras potelés. Son cou n’était ni maigre, ni gros, ni court, ni long ; il était tout à fait harmonieux.

En se disputant le livre, ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre et se regardaient maintenant dans le blanc des yeux. Le visage sans grâce de Kostoglotov s’élargit dans un sourire. Et sa balafre ne paraissait plus aussi affreuse ; d’ailleurs, c’était une cicatrice ancienne, déjà pâlie. Tandis que de sa main libre il détachait doucement du livre les doigts de la jeune fille, Kostoglotov essayait à mi-voix de la convaincre :

  • Petite Zoé, enfin, vous n’êtes pas partisane de l’obscurantisme, vous êtes bien pour l’instruction. Comment peut-on empêcher les gens de développer leurs connaissances ?

Avec la même véhémence elle lui répondit en chuchotant :

  • Je vais vous dire pourquoi vous êtes indigne de lire ce livre : comment avez-vous pu en arriver là ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? Pourquoi fallait-il que vous arriviez déjà mourant ?
  • Hé hé hé, soupira Kostoglotov, et il ajouta d’une voix plus forte : il n’y avait pas de transport.

Mais qu’est-ce que c’est que cet endroit où il n’y a pas de transport ? Il fallait prendre l’avion, alors ! Mais pourquoi attendre la dernière extrémité ? Pourquoi n’être pas venu plus tôt dans un endroit un peu plus civilisé ? Vous avez bien un médecin, un aide- médecin là-bas ?

Elle lâcha le livre.

  • Il y a un médecin, un gynécologue ; ils sont deux même...
  • Deux gynécologues ? dit Zoé, interloquée. Alors il n’y a que des femmes là-bas avec vous ?
  • Au contraire, les femmes manquent. Il y a deux gynécologues, mais il n’y a pas d’autres médecins ; pas de laboratoire non plus. On ne pouvait pas me faire d’analyse de sang. J’avais une vitesse de sédimentation de soixante, et personne ne le savait.
  • Quelle horreur ! Et vous voilà à tergiverser encore : vais-je me laisser soigner ou non ? Si vous ne voulez pas faire cela pour vous, faites-le au moins pour vos proches, pour vos enfants !
  • Mes enfants ? dit Kostoglotov qui parut se réveiller, comme si tout ce joyeux remue-ménage avec le livre n’était qu’un rêve ; et il retrouvait peu à peu son visage dur, sa parole lente.
  • Je n’ai pas d’enfants.
  • Et votre femme, elle ne compte pas ?

Sa parole se ralentit encore.

  • Je n’ai pas de femme non plus.
  • Les hommes n’ont qu’un mot à la bouche : non. Et ce que vous avez dit au Coréen ? Ces affaires de famille que vous aviez à régler ?
  • Je lui ai menti.
  • Ou bien c’est à moi que vous mentez, en ce moment ?
  • Non, croyez-moi, non, dit Kostoglotov et son visage s’alourdissait. Je ne suis pas facile à contenter, vous savez.
  • Elle n’a pas supporté votre caractère, peut-être ? demanda Zoé, hochant la tête avec sympathie.

Kostoglotov fit signe que non.

Perplexe, Zoé évaluait mentalement l’âge qu’il pouvait avoir. Elle ouvrit la bouche une première fois pour le lui demander et renonça à sa question. Elle ouvrit la bouche une seconde fois, mais se retint encore.

Zoé tournait le dos à Sigbatov, tandis que Kostoglotov se trouvait en face de lui, et il le vit se lever de sa cuvette avec d’infinies précautions, les deux mains soutenant ses reins, puis il le vit s’essuyer. Il avait l’air d’un homme qui, ayant souffert tout ce qu’on peut souffrir, a déjà du recul en face du plus extrême malheur, mais que plus rien n’appelle à aucune joie.

Kostoglotov inspira profondément, puis expira, comme si respirer était un vrai travail.

  • Oh ! Quelle envie j’ai de fumer ! Ce n’est vraiment pas possible, ici ?
  • Non, ce n’est pas possible. Et, pour vous, fumer, c’est la mort.
  • Il n’y a donc pas moyen ?
  • Pas moyen, surtout en ma présence.

Mais elle souriait.

  • Peut-être je pourrais en fumer une quand même ?
  • Les malades dorment, ce n’est pas possible !

Il tira quand même de sa poche un long porte- cigarette démontable, fait à la main, et se mit à le suçoter.

  • Vous savez ce que les gens disent : pour se marier, quand on est jeune, c’est trop tôt ; quand on est vieux, c’est trop tard. (Il s’appuya des deux coudes sur la table de Zoé et fourra les doigts qui tenaient le porte-cigarette dans ses cheveux.) J’ai presque failli me marier après la guerre ; j’étais étudiant, pourtant, et elle aussi était étudiante. On se serait mariés de toute manière, mais tout est tombé par terre.

Zoé observait le visage rébarbatif mais énergique de Kostoglotov, ses épaules et ses bras osseux (mais c’était à cause de la maladie).

  • Cela n’a pas marché ?
  • Elle a... comment dire ça ?... Elle a sombré, dit-il en faisant une vilaine grimace qui lui fit fermer un œil tandis que l’autre continuait de la fixer. Elle a sombré, mais en fait, elle est en vie. L’année dernière, nous avons échangé quelques lettres.

Son visage se détendit. Apercevant entre ses doigts son porte-cigarette, il le remit à sa place dans sa poche.

  • Et savez-vous, en lisant certaines phrases de ces lettres, je me suis tout d’un coup demandé si, alors, elle était vraiment aussi parfaite que je la voyais... Peut-être que non ? Que comprenons-nous à vingt-cinq ans ?

Il regardait Zoé bien en face, de ses grands yeux marron foncé.

  • Tenez, vous, par exemple, qu’est-ce que vous comprenez aux hommes ? Rien de rien.

Zoé se mit à rire.

  • Peut-être que je comprends très bien justement ?
  • C’est radicalement impossible, dit Kostoglotov sentencieusement ; ce que vous croyez comprendre, vous ne le comprenez pas ; et quand vous vous marierez, vous vous tromperez, immanquablement !
  • C’est réjouissant ! dit Zoé et hochant la tête, elle tira de son grand sac orange et déplia un ouvrage de broderie : un petit morceau de canevas, tendu sur un tambour, avec un héron vert déjà brodé et un renard et un vase qui n’étaient encore que dessinés.

Kostoglotov regardait, éberlué.

  • Vous brodez ?
  • Et pourquoi cela vous étonne ?
  • Je n’imaginais pas qu’à l’heure actuelle une étudiante en médecine pût faire de la broderie.
  • Vous n’avez jamais vu de jeunes filles broder ?

Jamais, sauf peut-être dans ma plus tendre enfance. Pendant les années 20. Et encore, cela passait pour une occupation bourgeoise. On vous aurait fouettée pour cela à l’assemblée du Komsomol.

  • Maintenant c’est très répandu. Vous n’aviez pas encore vu ?

Kostoglotov secoua la tête.

  • Et vous désapprouvez ?
  • Pas du tout ! C’est si charmant, si intime. J’admire.

Alignant point après point, elle se laissait admirer. Elle regardait son ouvrage et lui la regardait. Dans la lumière jaune de la lampe, ses cils dorés brillaient et le coin de robe qui dépassait de son col de blouse chatoyait doucement.

  • Vous êtes ma petite abeille à frange...
  • Comment ? dit-elle en le regardant par en dessous, les sourcils relevés.

Il répéta.

  • Ah oui ?

On eût dit que Zoé attendait un compliment plus flatteur.

  • Mais là où vous habitez, puisque personne ne brode, peut-être trouve-t-on facilement des moulinets ?
  • Des quoi ?
  • Des moulinets. Tenez, ces fils-là, verts, bleus, rouges, jaunes. Ici, c’est très difficile à trouver.
  • Des moulinets. Je n’oublierai pas. S’il y en a, je vous en enverrai, vous pouvez y compter. Mais s’il se trouve que nous en ayons des réserves illimitées, pourquoi ne viendriez-vous pas tout simplement vous installer chez nous ?
  • Mais où est-ce donc enfin, chez vous ?
  • C’est un peu les terres vierges, si vous voulez.
  • Alors vous venez des terres vierges ? Vous êtes un pionnier ?

A vrai dire, quand je suis arrivé, personne n’appelait cela la terre vierge. Mais depuis, on a découvert que c’était une terre vierge et on nous envoie des pionniers. Quand on fera la répartition de postes, demandez à venir chez nous ! On ne refusera certainement pas. Venir chez nous, cela ne se refuse jamais.

  • C’est donc si peu attrayant ?
  • Nullement. Seulement les notions de bon et de mauvais sont complètement renversées. On trouve très bien de vivre dans une cage de quatre étages avec au-dessus de sa tête des gens qui tapent et qui marchent et avec la radio de tous côtés, mais vivre parmi de laborieux cultivateurs dans une petite maison en pisé, au bord de la steppe, passe pour la pire des malchances.

Il parlait très sérieusement, avec la conviction lasse de celui qui ne veut pas donner de force à ses arguments, même en élevant la voix.

  • Mais c’est la steppe ou c’est le désert ?
  • C’est la steppe. Il n’y a pas de dunes et il y a quand même un peu d’herbes. Il y a du « kantak », c’est le chardon des chameaux, vous ne connaissez pas ? C’est un épineux, mais qui a des fleurs rosées en juillet et même un parfum très délicat. Les Kazakhs en tirent une centaine de médicaments.
  • Donc c’est au Kazakhstan ?
  • Oui, c’est ça.
  • Comment cela s’appelle ?
  • Ouch-Terek.
  • C’est un aoul ?
  • Oui, un aoul, ou un chef-lieu de district, si vous voulez. Il y a un hôpital, seulement on manque de médecins. Vous devriez venir !

Il ferma à demi les yeux.

  • Et rien d’autre ne pousse ?

Si, pourquoi, on irrigue ; il y a de la betterave, du maïs. On trouve de tout dans les jardins, mais il faut en mettre un coup. Avec son « tchekmène » de toile sur le dos. Au marché les Grecs ont toujours du lait à vous vendre. Les Kurdes, du mouton, les Allemands, du porc. Quels marchés pittoresques nous avons ! Si vous voyiez ! Tout le monde est en costume national et arrive à dos de chameau.

  • Vous êtes agronome ?
  • Non. Administrateur rural.
  • Mais pourquoi vivez-vous là-bas ?

Kostoglotov se gratta le nez.

  • Le climat me plaît beaucoup.
  • Et il n’y a pas de transport ?
  • Si, pourquoi, il y a des voitures autant que vous voulez.
  • Mais pour quelle raison irais-je là-bas, moi ?

Elle le regardait du coin de l’œil. Pendant qu’ils bavardaient, le visage de Kostoglotov s’était humanisé et adouci.

  • Vous ? Il leva haut les sourcils comme s’il allait porter un toast ; et comment savez-vous, petite Zoé, en quel point de la terre vous serez heureuse ? En quel autre vous serez malheureuse ? Qui peut prétendre connaître son avenir ?