CHAPITRE XXXIII

UNE FIN HEUREUSE

Le même jour, la pluie tomba. Il plut toute la nuit et il y avait du vent et le vent devenait de plus en plus froid, et le jeudi matin, il tombait une pluie mêlée de neige et tous ceux qui, à la clinique, annonçaient le printemps et ouvraient déjà les doubles fenêtres — Kostoglotov était du nombre  – se tinrent cois. Mais ce même jeudi, dès l’heure du déjeuner, la neige cessa, la pluie s’interrompit, le vent tomba, et le temps devint maussade, froid et immobile.

Au crépuscule, la bordure du ciel s’éclaircit du côté du couchant, formant comme une fine chaînette dorée.

Et le vendredi matin, jour où Roussanov sortait de l’hôpital, le ciel se découvrit sans le moindre nuage et dès le point du jour, le soleil commença à sécher les grosses flaques d’eau sur l’asphalte et les allées qui coupaient les gazons.

Et tous sentirent que cette fois-ci le printemps commençait pour de bon, sûr et irréversible. Et l’on coupa les bandes de papier collées autour des fenêtres, on fit sauter les espagnolettes, on enleva les doubles fenêtres, et le mastic tombait par terre, les filles de salle allaient devoir le balayer.

Paul Nikolaïevitch n’avait pas remis ses vêtements au dépôt, n’avait pas pris ceux de l’hôpital et était donc libre de prendre son bulletin de sortie à n’importe quel moment de la journée. On était venu le chercher le matin, tout de suite après le petit déjeuner. Et il fallait voir qui était venu ! C’était Lavrik qui avait conduit la voiture. Il avait obtenu son permis la veille ! Et la veille également les vacances scolaires avaient commencé, avec les surprises-parties pour Lavrik, les promenades pour Maïka, et c’est pourquoi les benjamins étaient en joie. C’est avec eux deux que Capitoline Matveïevna était venue, sans les aînés. Lavrik laissa échapper qu’après cela il emmènerait des amis faire un tour en voiture  – il fallait bien qu’il montre avec quelle sûreté il conduisait, même sans Ioura.

Et comme une bande qu’on repasse à l’envers, tout défila en sens inverse, mais combien c’était tout de même plus gai ! Paul Nikolaïevitch se rendit en pyjama dans le réduit de l’infirmière en chef et en sortit vêtu de son complet gris. Le joyeux Lavrik, un beau garçon au corps souple, vêtu, lui, d’un complet bleu flambant neuf, et qui aurait paru déjà tout à fait adulte, sans le remue-ménage qu’ils avaient fait avec Maïka dans le vestibule, ne cessait de faire tourner fièrement autour de ses doigts la fine lanière à laquelle était attachée la clef de l’automobile.

  • Tu as bien bloqué toutes les portes ? demandait Maïka.
  • Oui, toutes.
  • Et tu as fermé toutes les fenêtres ?
  • Va donc vérifier !

Maïka filait, secouant ses bouclettes brunes et revenait :

  • Tout est en ordre. Et là-dessus, prenait l’air épouvanté : et le coffre, tu l’as fermé ?
  • Va donc vérifier !

Et de nouveau, elle filait.

Le long du hall d’entrée, on continuait à passer avec des flacons contenant le liquide jaune qu’on portait au laboratoire. Comme par le passé, il y avait, assis là, épuisés, le visage éteint, ceux qui attendaient des places libres. Quelqu’un était couché de tout son long sur un banc. Mais Paul Nikolaïevitch regardait tout cela avec une certaine condescendance : il s’était révélé courageux et capable de dominer les circonstances.

Lavrik prit la valise de son père. Capitoline, avec sa toison cuivrée, vêtue d’un manteau de demi-saison couleur sable, toute rajeunie de bonheur, donna congé d’un signe de tête à l’infirmière en chef et s’en alla au bras de son époux. Maïka se suspendit à l’autre bras de son père.

  • Regarde un peu quel chapeau elle a ! Regarde donc, c’est un chapeau tout neuf, rayé !
  • Paul ! Paul ! appela-t-on derrière eux.

Ils tournèrent la tête.

Tchaly arrivait, sortant du couloir du service de Chirurgie. Il semblait en excellente forme et n’était même plus jaune. Le pyjama d’hôpital et les savates, c’était tout ce qu’il avait du malade.

Paul Nikolaïevitch lui serra joyeusement la main et dit :

  • Capitoline, je te présente un héros du front hospitalier. On lui enlève l’estomac et lui, il sourit !

Tandis qu’il tendait la main à Capitoline Matveïevna, Tchaly, avec quelque chose de très élégant, rapprocha les talons et inclina la tête sur le côté, mi-courtois mi- enjoué.

  • Ton numéro de téléphone, Paul ! Laisse-moi donc ton numéro de téléphone, insistait Tchaly.

Paul Nikolaïevitch fit semblant d’hésiter sur le pas de la porte et de n’avoir peut-être pas entendu. C’était un brave homme que Tchaly, mais enfin il était d’un autre milieu, il avait d’autres conceptions et peut-être valait-il mieux ne pas trop se lier avec lui. Roussanov cherchait le moyen de lui refuser avec le plus de dignité possible.

Ils sortirent sur le perron, et Tchaly aperçut aussitôt la « Moskvitch » que Lavrik avait déjà mise en position de départ. Il l’évalua du regard et ne demanda pas : « Elle est à toi ? », mais tout de suite :

  • Elle a fait combien de kilomètres ?
  • Pas tout à fait quinze mille !
  • Alors pourquoi est-ce que les pneus sont en si mauvais état ?
  • On est mal tombé. Voilà comment ça travaille... de bons ouvriers, on ne peut pas dire !
  • Tu veux que je t’en procure ?
  • Tu pourrais ! Maxime !
  • Nom d’un chien… Et comme rien... Tiens, allez, prends aussi mon numéro de téléphone, disait-il ponctuant sa phrase à coup de doigt dans la poitrine de Roussanov. Dès que je sors d’ici, ce sera fait dans la semaine. Garanti !

Il n’y avait même pas eu besoin de chercher des prétextes ! Paul Nikolaïevitch arracha une page de son calepin et inscrivit son numéro de téléphone du bureau et de la maison.

  • Voilà. C’est en ordre ! On se téléphone ! disait Maxime en faisant ses adieux.

Maïka, d’un bond, était montée à l’avant et les parents s’installèrent à l’arrière.

  • On ne se perd pas de vue, faisait Maxime en guise d’encouragement au moment des adieux.

Les portières claquèrent.

  • Nous vivrons ! criait Maxime, saluant de son poing levé.
  • Et maintenant, demandait Lavrik à Maïka pour la mettre à l’épreuve, que faut-il faire ? Mettre en route ?
  • Non ! Il faut d’abord vérifier qu’on est bien au point mort, crépitait Maïka.

Ils partirent, faisant jaillir l’eau des flaques qui restaient encore çà et là, et disparurent derrière l’angle du bâtiment du service orthopédique. Là, dans sa robe de chambre grise et chaussé de bottes, un malade efflanqué marchait sans se presser, en promeneur, en plein milieu du passage asphalté.

  • Vas-y, envoie-lui un bon coup de klaxon, eut le temps de dire Paul Nikolaïevitch qui venait juste de remarquer le promeneur. Lavrik donna un coup de klaxon bref mais retentissant. Le promeneur efflanqué s’écarta vivement et se retourna. Lavrik appuya sur l’accélérateur et passa à dix centimètres de lui.
  • Je l’appelais Grandegueule — Si vous saviez quel type désagréable et envieux ça peut être. D’ailleurs tu l’avais vu, Capitoline.
  • Quoi d’étonnant, mon petit Paul, soupira Capitoline, dès qu’on ne fait pas pitié, on fait envie. Les gens heureux font des envieux !
  • C’est un ennemi de classe, bougonnait Roussanov. En d’autres temps...
  • Mais alors il fallait l’écraser ! Et toi qui me dis : klaxonne ! fit Lavrik en riant et il tourna un instant la tête.
  • Veux-tu ne pas tourner la tête ! fit Capitoline effrayée.

Effectivement la voiture avait dansé.

  • Veux-tu ne pas tourner la tête à droite et à gauche ! répéta Maïka en riant très fort. Et moi, maman, je peux ? et elle tournait et retournait sa petite tête à droite et à gauche.
  • Je ne le laisserai pas promener des filles ! Ça lui apprendra !

Au moment où ils sortaient de la cité hospitalière, Capitoline baissa la vitre et, jetant par la fenêtre une menue chose vers l’arrière, elle dit :

  • Allons, l’essentiel c’est qu’on ne remette plus jamais les pieds ici. Maudit soit ce lieu ! Que personne ne se retourne plus !

Quant à Kostoglotov, il lança sur leurs traces un long juron de charretier.

Mais il en tira la conclusion que c’était bien ainsi qu’il fallait faire. Il devait absolument, lui aussi, s’arranger pour partir le matin. Ce n’était pas du tout commode de s’en aller au milieu de la journée comme tous faisaient, on n’avait plus le temps de rien.

Et on lui avait promis son bulletin de sortie pour le lendemain.

Une douce journée ensoleillée se préparait. Tout se réchauffait vite et séchait. A Ouch-Terek aussi, on bêchait sûrement déjà les jardins potagers et on nettoyait les canaux d’irrigation.

Il se promenait, se laissant aller à la rêverie. Quelle chance tout de même : par un gel féroce il s’en était allé pour mourir et voilà qu’il reviendrait en plein printemps et il lui serait possible d’ensemencer son petit jardin. C’est une grande joie que de mettre des choses en terre et puis de les regarder poindre.

Seulement voilà : dans les jardins, on voyait toujours les gens par deux, et lui, il serait tout seul.

Tandis qu’il se promenait, il lui vint une idée : il fallait aller voir l’infirmière en chef. Il était loin le temps où Mita avait essayé de le refouler, disant qu’il n’y avait pas place à la clinique. Ils avaient lié connaissance depuis longtemps.

Mita était dans son réduit sans fenêtre, éclairé par la lumière électrique. Venant du dehors, les poumons et les yeux avaient peine à s’y faire. Elle faisait passer des fiches d’une pile à l’autre.

Kostoglotov se baissa pour franchir la porte tronquée sous l’escalier et dit :

  • Mita ! J’ai un petit service à vous demander. Un très grand petit service.

Mita leva la tête, montrant un long visage sévère. Il avait fallu qu’une jeune fille reçût en partage, à sa naissance, un visage aussi peu harmonieux, et personne depuis, durant quarante ans, n’avait eu envie d’y déposer un baiser, de le caresser du creux de la main, et ainsi toute la tendresse qui aurait pu l’animer n’avait jamais paru au grand jour. Et Mita était devenue un cheval de trait.

  • Lequel ?
  • Je dois sortir demain.
  • J’en suis bien contente pour vous ! Elle était bonne, Mita. Ce n’est qu’à première vue qu’elle paraissait maussade.
  • Là n’est pas la question. J’ai un tas de choses à faire en ville dans la journée et je dois repartir le soir même. Et on délivre très tard les vêtements du dépôt. Si on pouvait, ma petite Mita, s’arranger comme ça : vous m’apporteriez mes frusques aujourd’hui même, vous les fourreriez quelque part et moi, très tôt le matin, je pourrais me changer et partir.
  • A vrai dire, ce n’est pas possible, soupira Mita. Si Nizamoutdine l’apprenait...
  • Mais il n’en saura rien ! Je comprends bien que c’est une entorse aux règlements, mais, ma petite Mita vous le savez bien, l’homme ne vit que d’entorses.
  • Et si par hasard on ne vous laissait pas sortir demain ?
  • Vera Kornilievna me l’a dit avec certitude.
  • Il faut tout de même que je le sache d’elle.
  • Bon, je vais la voir tout de suite.
  • Vous connaissez la nouvelle, n’est-ce pas ?
  • Non, qu’est-ce qui se passe ?
  • On dit qu’on va tous nous relâcher d’ici la fin de l’année. On le dit avec insistance ! Son visage sans grâce était devenu plus avenant aussitôt qu’elle s’était mise à parler de ces rumeurs.
  • Mais qui nous ? Vous ?
  • Il paraît que ce serait vous et nous ! Vous n’y croyez pas ? fit-elle, attendant son avis avec appréhension.

Oleg se gratta le haut du crâne, fit une grimace, fermant complètement un œil.

  • Peut-être bien. Après tout, ce n’est pas exclu. Mais combien j’en ai entendu de ces faux bruits ! à en avoir les oreilles qui tintent !
  • Oui, mais cette fois-ci, on dit que c’est sûr, tout à fait sûr. Elle avait tellement envie d’y croire. On ne pouvait le lui refuser.

Oleg fit passer sa lèvre inférieure sous sa lèvre supérieure et réfléchit. Bien sûr, il se préparait quelque chose. La Cour Suprême venait de sauter. Mais c’était d’une lenteur ! Depuis un mois il n’y avait plus rien et de nouveau on n’y croyait plus. L’Histoire est lente pour nos vies, pour nos cœurs.

  • Eh bien, fasse le ciel ! dit-il, surtout pour elle. Et que ferez-vous alors ? Vous partirez ?
  • Je ne sais pas, articula Mita presque sans voix, en posant ses doigts écartés aux ongles forts sur les fiches racornies dont elle avait par-dessus la tête.
  • Vous êtes, je crois, de la région de Salsk ?
  • Oui.
  • Et alors, c’est mieux là-bas ?
  • La li-ber-té, murmura-t-elle. Mais le plus probable c’était qu’elle espérait peut-être encore trouver un mari au pays.

Oleg s’en fut à la recherche de Vera Kornilievna. Il ne la trouva pas tout de suite. Tantôt elle était dans la salle de radiologie, tantôt chez les chirurgiens. Enfin il la vit qui passait dans le couloir en compagnie de Léon Leonidovitch et il pressa le pas pour les rattraper.

  • Vera Kornilievna ! Peut-on vous voir une minute ?

C’était agréable de s’adresser à elle, de dire quelque chose qui lui était tout particulièrement destiné et il avait remarqué que sa voix, quand il lui parlait, n’était pas la même qu’avec les autres.

Elle tourna la tête. L’inertie d’un esprit occupé se lisait si bien dans l’inclinaison de son corps, dans la position de ses mains, dans l’expression soucieuse de son visage. Néanmoins, invariablement attentive à tous comme elle l’était, elle s’arrêta sur-le-champ :

  • Oui !

Et elle n’ajouta pas « Kostoglotov ». Elle ne l’appelait ainsi qu’à la troisième personne, en parlant de lui aux infirmières et aux docteurs. Directement, elle évitait de lui donner un nom.

  • Vera Kornilievna, j’ai un grand service à vous demander... Vous ne pourriez pas dire à Mita que je sors à coup sûr demain ?
  • Et pourquoi ?
  • J’en ai fort besoin. Voyez-vous, il faut que je parte le soir même et pour cela...
  • Tu peux y aller, Léon ! Je te rejoins tout de suite.

Léon Leonidovitch s’en alla, voûté, se dandinant, les mains enfouies dans les poches de devant de sa blouse qui, dans le dos, s’écartait aux attaches.

Cependant Vera Kornilievna disait à Oleg :

  • Passons chez moi.

Elle le précéda. Légère. Aux articulations légères...

Elle l’emmena dans la salle des appareils où, naguère, il avait si longuement discuté avec Dontsova. Et c’est à cette même table mal équarrie qu’elle s’assit, l’invitant à faire de même. Mais il resta debout.

Et il n’y avait personne d’autre dans la pièce. Le soleil y pénétrait en une colonne dorée, oblique, où dansaient des grains de poussière, et se reflétait dans les parties nickelées des appareils. La lumière était vive à en cligner des yeux et tout était riant.

  • Et si demain je n’arrive pas à vous faire votre bulletin de sortie ? Vous savez, il faut encore que je prépare votre épicrise.

Il ne parvenait pas à comprendre si elle parlait d’une manière absolument officielle ou bien si c’était avec une pointe d’espièglerie.

  • Epi... quoi ?
  • Epicrise. Ce sont les conclusions basées sur l’ensemble du traitement. Tant que l’épicrise n’est pas prête, on ne peut pas vous laisser partir.

Que d’affaires s’amoncelaient sur ces petites épaules ! Partout on l’attendait, on l’appelait, et voilà que, lui aussi, il l’arrachait à son travail, et maintenant cette épicrise qu’elle devait encore préparer !

Mais elle restait assise, et rayonnait. Et pas seulement elle, pas seulement son regard bienveillant, tendre même, mais il y avait encore ces reflets lumineux qui entouraient de toutes parts, parsemaient de petits éventails, cette silhouette menue.

  • Vous voulez quitter la ville aussitôt ?
  • Ce n’est pas que je le veuille, je resterais même très volontiers. Mais je n’ai pas où passer la nuit. Je ne veux plus la passer à la gare.
  • C’est vrai que vous ne pouvez pas aller à l’hôtel, disait-elle, hochant la tête. Et elle se renfrogna : l’ennui, c’est que la fille de salle qui héberge habituellement les malades ne travaille pas en ce moment, elle est en congé de maladie. Voyons, qu’est-ce qu’on pourrait bien trouver ? dit-elle, faisant traîner les choses. Elle se mordilla la lèvre supérieure de sa petite rangée de dents inférieures tout en dessinant sur un papier une sorte de bretzel. Vous savez quoi... au fond... Vous pourriez parfaitement bien passer la nuit... chez moi.

Quoi ? Elle avait dit cela ? Avait-il mal entendu ? Si seulement elle pouvait répéter...

Ses joues avaient visiblement rosi. Et elle continuait à éviter son regard. Pourtant elle parlait avec simplicité, comme si c’était là chose toute banale que le docteur hébergeât son malade.

  • J’ai justement demain une journée un peu exceptionnelle. Le matin, je ne suis à la clinique que deux heures, et ensuite, je suis toute la journée à la maison. En fin d’après-midi, il faudra que je parte de nouveau. Ce me serait très facile de passer la nuit chez des amis.

Et elle le regarda. Ses joues rougissaient, mais les yeux étaient sereins, purs. Ne s’était-il pas mépris ? Etait-il digne de ce qu’on lui proposait ?

Oleg ne savait tout bonnement pas comment faire pour comprendre. Est-ce seulement possible de comprendre quand une femme vous parle ainsi ? Cela peut signifier beaucoup, cela peut signifier beaucoup moins. Mais il ne réfléchissait pas, il n’en avait pas le temps : elle le regardait avec tant de noblesse et elle attendait.

  • Merci, articula-t-il. C’est, bien sûr... magnifique. Il avait tout à fait oublié ce qu’on lui avait appris il y a longtemps, il y a cent ans, dans son enfance : être galant, répondre courtoisement. C’est très bien... Mais comment pourrais-je vous priver... J’ai scrupule...
  • Ne vous en faites pas, disait Vega avec un sourire concluant. Si vous avez besoin de rester deux, trois jours, nous trouverons encore quelque autre arrangement. Ça doit vous ennuyer, non, de quitter la ville ?

Oui, bien sûr, ça m’ennuie, bien sûr ! Mais alors, le certificat de sortie, il faudrait me le dater d’après- demain et pas de demain, sinon la Sûreté va me faire des histoires. On pourrait de nouveau me coffrer.

  • Bien, bien. Nous allons frauder. Donc, il faut dire à Mita que c’est pour aujourd’hui, le bulletin de sortie il faut le faire pour demain, et le certificat pour après-demain ? Quel homme compliqué vous êtes.

Mais son regard n’en souffrait pas de cette complication  – ses yeux riaient.

  • Moi, compliqué, Vera Kornilievna ! C’est le système qui est compliqué ! Ce certificat, eh bien il m’en faut non pas un exemplaire comme tout le monde, mais deux.
  • Et pourquoi cela ?
  • Un exemplaire pour la Sûreté qui le prendra comme pièce justificative du déplacement, et le second pour moi.

(Pour ce qui est de la Sûreté, il n’était pas encore dit qu’il le leur donnerait. Il allait élever la voix disant qu’il n’en avait qu’un exemplaire. Mais n’a-t-on pas besoin d’en avoir en réserve ? Ce n’était pas pour rien qu’il avait enduré le martyre pour un malheureux certificat.)

  • Et il m’en faudrait encore un troisième pour la gare.

Elle écrivit quelques mots sur une feuille de papier.

  • Eh bien, voici mon adresse. Vous voulez que je vous explique comment on y va ?
  • Je trouverai bien, Vera Kornilievna !

(Voyons, voyons, c’était donc sérieux ?... Elle l’invitait pour de bon ?)

  • Et... elle joignit encore à son adresse quelques feuillets de format allongé préparés d’avance. Voici les ordonnances dont vous a parlé Lioudmila Afanassievna. Il y en a plusieurs, toutes les mêmes, pour vous permettre de répartir la dose.

Ces ordonnances-là. Oui, celles-là !

Elle en avait parlé comme d’une chose insignifiante. Comme ça, un petit supplément qu’elle joignait à l’adresse. Elle s’était débrouillée, tout en le soignant durant deux mois, pour ne jamais parler de cela.

C’était sûrement ce qu’on appelait le tact.

Déjà elle s’était levée. Déjà elle se dirigeait vers la porte.

Le travail l’attendait. Léon l’attendait...

Et soudain, parmi les éventails de lumière qui avaient maintenant envahi toute la pièce, il la vit, toute blanche, toute légère, resserrée à la taille, comme si c’était la première fois ! Si compréhensive, amicale... indispensable, comme si c’était la première fois !

Et il se sentit bien, se sentit sincère ; il demanda :

  • Vera Kornilievna ! Et pourquoi donc avez-vous été si longtemps fâchée contre moi ?

Enveloppée de lumière, elle le regardait avec une sorte de sourire plein de sagesse.

  • N’auriez-vous donc été coupable de rien ?
  • Non.
  • De rien ?
  • De rien !
  • Rappelez-vous bien !
  • Je ne vois pas ! Mettez-moi au moins sur la voie.
  • Allons, il faut que j’y aille !

Elle avait la clef à la main. Elle allait fermer la porte. Et partir.

Et pourtant, on était si bien avec elle ! On aurait pu rester ainsi des jours et des nuits.

Elle s’éloignait dans le couloir, menue, et lui, il restait planté là et la suivait des yeux.

Puis il retourna aussitôt se promener. Le printemps éclatait. On ne se lassait pas de respirer. Il marcha de-ci de-là pendant deux bonnes heures, emmagasinant sans fin l’air, la chaleur. Cela lui faisait peine maintenant de quitter jusqu’à ce square dont il avait été prisonnier, peine de penser qu’il ne serait plus là pour voir fleurir les acacias du Japon, pour voir s’ouvrir les premières feuilles tardives du chêne.

Et il n’avait même pas éprouvé de nausée aujourd’hui, il n’avait ressenti aucune faiblesse. Ça n’aurait pas été de refus qu’il se serait mis à faire un petit peu de jardinage. Il avait envie, mais très envie de quelque chose  – il ne savait quoi. Il remarqua que son pouce, de lui-même, frottait l’index, cherchant la cigarette. Eh bien non, quand bien même il en rêverait nuit et jour ! Il avait cessé de fumer, un point c’est tout.

S’étant promené à cœur joie, il se rendit chez Mita. Elle était brave, Mita, elle avait déjà reçu le sac d’Oleg et l’avait caché dans la salle d’eau. La clef de la salle d’eau serait chez la garde-malade qui remplacerait Mita au début de la soirée. Et vers la fin de la journée, il faudrait qu’il aille à la consultation pour retirer tous ses certificats.

Sa sortie de l’hôpital prenait une tournure irrévocable.

Ce n’était pas la dernière fois, mais l’une des dernières fois qu’il montait l’escalier.

Et en haut il rencontra Zoé.

  • Comment va, Oleg ? demanda Zoé avec aisance.

Elle avait adopté ce ton simple, en toute simplicité, avec une spontanéité étonnante, comme s’il n’y avait jamais rien eu entre eux, ni les mots tendres, ni la danse du « Vagabond », ni le ballon d’oxygène.

Et au fond, elle avait raison. Fallait-il toujours rappeler, se rappeler, bouder ?

A partir d’un certain soir de garde, il n’était pas allé tourner autour d’elle, mais s’était couché. A partir d’un certain soir, comme si de rien n’était, elle était venue vers lui, la seringue à la main, il s’était retourné et l’avait laissée le piquer. Et ce qui auparavant croissait entre eux, si tendu, si dense, semblable à un ballon d’oxygène, et qu’ils avaient jadis porté entre eux, soudain s’était mis à décroître doucement. Et était retombé au néant. Et il en était resté un salut amical, un « comment va, Oleg ? »

Il s’appuya à une chaise, sans ployer ses longs bras, laissa pendre une mèche noire.

  • Deux mille huit cents leucocytes. Ça fait trois jours qu’on ne me fait plus de rayons. Demain, je sors.
  • Déjà demain ? fit-elle en levant ses cils aux reflets dorés. Bien ! Bonne continuation ! Je vous félicite !
  • De quoi ? Je me demande bien !
  • Vous êtes ingrat ! fit Zoé en secouant la tête. Essayez seulement de vous rappeler sérieusement votre premier jour ici, sur le palier ! Vous pensiez alors vivre beaucoup plus d’une semaine ?

C’était vrai ça aussi.

Eh oui, c’est une bien brave fille que cette Zoé ! Gaie, travailleuse, sincère. Tout ce qu’elle pense, elle le dit. En se débarrassant de ce malaise qui existait entre eux, comme s’ils s’étaient dupés l’un l’autre, en recommençant à zéro, qu’est-ce qui aurait pu les empêcher d’être bons amis ?

  • Et voilà ! dit-il en souriant.
  • Et voilà ! dit-elle en souriant.

Elle ne lui parla plus des moulinets.

Et voilà tout. Quatre fois par semaine, elle serait de garde ici. Elle potasserait ses manuels. A de rares moments, elle broderait. Et puis, en ville, elle s’attarderait avec quelqu’un, dans l’ombre, après les danses.

On ne pouvait décemment pas lui en vouloir d’avoir vingt-deux ans, d’être saine, saine dans la moindre de ses cellules, dans sa moindre goutte de sang.

  • Bonne continuation ! dit-il sans trace de dépit.

Et déjà il s’éloignait. Soudain, avec toujours la même légèreté, la même vivacité, elle le rappela :

  • Ohé, Oleg !

Il se retourna.

  • Vous n’aurez peut-être pas où passer la nuit ? Prenez mon adresse.

(Comment cela ? Elle aussi ?)

Oleg la regardait, perplexe. Allez comprendre ! Cela dépassait son entendement.

  • C’est très commode, tout près d’un arrêt du tramway. Nous vivons seules, ma grand-mère et moi, et nous avons deux pièces.
  • Merci beaucoup, fit-il et il prit, ahuri, le morceau de papier. Mais il y a peu de chances que... On verra bien comment ça se présentera.
  • Et sait-on jamais ? fit-elle en souriant.

Pour tout dire, il lui aurait été plus facile de retrouver son chemin dans la taïga plutôt qu’au milieu de femmes.

Il fit encore deux pas et vit Sigbatov, tristement étendu à plat sur son support rigide, dans son coin étouffant du vestibule. Même aujourd’hui, par cette journée de soleil éclatant, il ne parvenait jusqu’ici que de lointains reflets.

Sigbatov regardait le plafond, rien que le plafond.

Il avait maigri en ces deux derniers mois.

Kostoglotov s’assit près de lui.

  • Charaf ! On raconte avec insistance qu’on va relâcher tous les relégués, tous, les spéciaux et les administratifs.

Charaf ne tourna pas la tête vers Oleg, seulement les yeux. Et il semblait n’avoir perçu que le son de sa voix.

  • Tu entends ? Et vous autres et nous autres ! Je sais ce que je dis.

Mais il ne comprenait pas.

  • Tu n’y crois pas ?... Tu vas rentrer chez toi ?

Sigbatov ramena le regard vers son plafond. Il entrouvrit des lèvres indifférentes :

  • Pour moi, c’est trop tard.

Oleg ramena l’une de ses mains sur l’autre qui reposait déjà sur sa poitrine, comme chez un mort.

Nelly qui se dirigeait d’un pas allègre vers la salle passa devant eux :

  • Il n’est pas resté d’assiettes par hasard ? Et elle regarda autour d’elle : Hé là, l’ébouriffé ! Pourquoi tu n’as pas déjeuné ? Allez, libère les assiettes. Tu crois que je vais t’attendre ?

Ça alors ! Kostoglotov avait oublié son déjeuner. Ne s’en était même pas aperçu Fallait-il qu’il soit à bout ! Il y avait une chose pourtant qu’il ne comprenait pas :

  • C’est ton affaire ?
  • Comment donc ! Je suis serveuse maintenant ! déclara fièrement Nelly. T’as pas vu la blouse que j’ai, comme elle est propre !

Oleg se leva pour aller avaler son dernier déjeuner d’hôpital.

Insinuants, invisibles et silencieux, les rayons lui avaient enlevé tout appétit. Mais, selon la règle du détenu, il était exclu de laisser quelque chose dans la gamelle.

  • Allez, allez, termine en vitesse ! ordonnait Nelly.

Il n’y avait pas que la blouse, les bouclettes aussi étaient enroulées d’une façon nouvelle.

  • Regardez-moi ça ! Ce qu’elle est devenue, tout de même ! s’étonnait Kostoglotov.
  • Et quoi ! Il faut être idiote pour se décarcasser à laver les planchers pour trois cent cinquante roubles par mois. Et avec ça, pas moyen de se faire du supplément...