PREFACE
En 1962, à l’âge de quarante-quatre ans, Alexandre Isaievitch Soljenitsyne devenait célèbre par un récit d’une centaine de pages, intitulé Une journée d’Ivan Denissovitch. Grâce au courage d’un écrivain jusqu’alors totalement inconnu, grâce à la revue Novy Mir et à son directeur, Alexandre Tvardovski, la Russie d’après Staline entamait, avec ce récit sobre et rude, une période de réflexion morale d’une importance extrême. C’était un récit tout simple sur la vie des camps en Sibérie. Le narrateur y décrivait l’emploi du temps d’une journée d’un détenu assez fruste, issu de la paysannerie, mais maçon de son métier.
Cet Ivan Denissovitch ne sait pas pourquoi il est au camp, où maintenant il côtoie d’anciens officiers et d’anciens ingénieurs, d’anciens directeurs et d’anciens professeurs, des athées et des croyants, des Russes et des allogènes... Rusé, endurant, il lutte opiniâtrement pour la vie. Survivre, au camp, c’est savoir marcher sans jamais flancher.
Le brigadier a prévenu Ivan Denissovitch des trois dangers qui le guettent : lécher les écuelles, guigner l’infirmerie, se laisser aller à la délation. Avec débrouillardise mais aussi loyauté, Ivan Denissovitch accepte sa dure vie, oublie l’ancienne, et n’imagine même plus la future. Même au camp, il reste capable d’éprouver quelques-unes des grandes joies promises à l’homme sur cette terre : assouvir une faim, achever un travail, contempler un ciel. Comme tous les Russes, Ivan a oublié « de quelle main on se signe », mais on dirait qu’il n’a pas tout à fait oublié Dieu. Si absorbé qu’il soit dans les soucis d’une vie qui a l’air d’un ersatz de vie, cet homme simple possède en lui une force spirituelle, un trésor humble et inébranlable. Parvenir à ce trésor, telle semble la mission de Soljenitsyne écrivain... C’était le premier récit consacré à la vie des camps. Un thème tabou de la vie soviétique venait d’être exorcisé ; et d’emblée il était abordé par un très grand écrivain qui retrouvait la question posée aux hommes par la grande littérature russe : quelles sont les vraies valeurs, et comment se libérer du mensonge ?
L’auteur de ce récit était né en 1918 à Kislovodsk, il avait passé enfance et jeunesse à Rostov sur le Don, dans le midi de la Russie. Il avait étudié à la Faculté de Mathématiques et de Physique de Moscou, tout en suivant par correspondance les cours de l’Institut d’Histoire, Philosophie et Littérature. Il avait à peine fini ses études qu’éclatait la guerre : d’abord soldat dans la cavalerie, puis officier dans l’artillerie, bientôt nommé capitaine, plusieurs fois décoré, Soljenitsyne se bat sous Leningrad, sur le front d’Orel, en Biélorussie, en Prusse Orientale... Mais en janvier 1945, il est brusquement arrêté : on lui reproche d’avoir, dans une correspondance privée, émis des doutes sur les qualités militaires de Staline. Sans jugement, il est condamné à huit ans de déportation dans un camp. Bientôt, à Karaganda, Soljenitsyne n’est plus que le détenu N° 232, et, comme Ivan Denissovitch, il est maçon... En 1953, Soljenitsyne est relâché, mais envoyé en relégation dans un village du Kazakhstan (comme le sera Kostoglotov). L’exil dure trois ans et c’est pendant cet exil que les médecins découvrent à Soljenitsyne le cancer, mais il « se régénère » presque miraculeusement{1}.
En 1957, le Tribunal Suprême réexamine le cas de l’ex-capitaine Soljenitsyne. Pour toute défense, l’intéressé lit son œuvre : Une journée d’Ivan Denissovitch. Comme des milliers d’autres déportés, Soljenitsyne est réhabilité. Enfin libre, il accomplit un de ses rêves : s’installer au cœur de la vraie Russie, dans cette Russie centrale aux espaces immenses, aux automnes inépuisables, aux églises à coupoles qui se font signe d’une colline à l’autre, aux isbas décorées, à la langue pure et inventive. L’amour de la Russie, de cette Russie rude, mais pacifiante pour les cœurs, frugale mais aussi prodigue, humble d’aspect et riche de poésie est et restera sans doute le thème central de l’œuvre de Soljenitsyne.
Ainsi, une fois libre, Soljenitsyne redevient professeur de physique dans un collège de la petite ville de Riazan, au sud-est de Moscou, à l’est de Toula. Nous pouvons imaginer sa vie grâce à un admirable récit qu’il écrivit en exil et publia en janvier 1963 dans la revue Novy Mir, qui avait courageusement accueilli sa première œuvre. Avec une simplicité évocatrice des meilleurs récits de Tourgueniev, l’auteur narre son installation dans « un coin paisible de la Russie ». Il prend pension chez une bonne vieille, dans une isba où courent les souris et bruissent les cafards. Et là, peu à peu se révèle à lui ce qu’il cherchait : l’âme de la Russie. Non point le pittoresque de l’ancienne Russie ( qu’il aimerait bien malgré tout préserver encore un peu de la négligence ou de l’hostilité de ses contemporains), mais sa valeur morale : car cette Matriona qui donne son nom au récit (La Maison de Matriona), qui n’a pas eu de chance dans sa vie, qui a connu les grands malheurs et les brimades mesquines, qui est un peu païenne tout en gardant les rites de la foi orthodoxe, qui se donne sans compter au kolkhoze alors que tous l’ont grugée et la grugent encore, elle détient malgré tout le secret simple de la vie. Ce secret, il est dans sa générosité, sa prodigalité même, si critiquée des bien-possédants, son enjouement au travail, et surtout sa frugalité. Matriona n’est pas de ceux qui s’installent, qui ont cochon et vache, qui amassent dans le coffre. Et, généreuse, elle périt victime de l’avidité de sa famille. « Tous, nous vivions à côté d’elle et nous n’avions pas compris que c’était elle le Juste du proverbe, sans lequel ni le village ne tiendrait, ni la ville, ni toute notre terre. »
La Maison de Matriona est un chef-d’œuvre. Matriona « incomprise et abandonnée » est une des plus émouvantes images de la Russie qui soit. D’autres récits tout aussi simples et tout aussi humains furent encore publiés par Soljenitsyne dans la revue Novy Mir en 1963. Un incident à la gare de Kretchetovka nous montre un jeune lieutenant probe et candide, qui, en 1941, influencé par l’atmosphère de suspicion dans laquelle il a été élevé, fait arrêter un homme qu’il soupçonne à tort d’être un espion. La bévue du lieutenant Zotov est un de ces actes que l’on ne répare jamais, et le sourire triste de sa victime l’accompagnera toute la vie.
Un autre récit, aussi remarquable par la justesse psychologique, Pour les besoins de la cause, confronte deux conceptions du communisme, l’une faite d’enthousiasme, de confiance, de participation, l’autre faite d’obéissance, de méfiance et d’ambitions. Le naïf directeur d’école se voit contraint de trahir la confiance de ses élèves, car, au dernier moment, l’ordre vient d’en-haut de leur enlever la nouvelle école qu’ils venaient de bâtir. Dans chaque récit de Soljenitsyne est caché « le Juste », sans qui rien ne tiendrait. Ici c’est un secrétaire de comité du Parti : « Quand la justice et l’injustice se heurtaient de front – et la seconde a toujours le front plus dur –, Gratchikov s’arc-boutait dans la terre et peu lui importait ce qu’il adviendrait. »
Ces quatre récits sont tout ce qui jusqu’à présent a été publié en Russie de l’œuvre de Soljenitsyne. Non que l’auteur ait vu son inspiration se tarir, bien au contraire. Mais, depuis 1964, l’interdit semble jeté sur cette œuvre. Ecrit de 1963 à 1967, le Pavillon des Cancéreux, bien qu’approuvé par le Comité de la Section de Moscou de l’Union des Ecrivains, a successivement été rejeté par trois revues. Son roman Dans le premier cercle lui a été confisqué, deux pièces, un scénario de cinéma, des petits récits inédits ne sont pas autorisés à la publication. Le 16 mai 1967, l’écrivain adressa au Quatrième Congrès de l’Union des Ecrivains Soviétiques un appel plein de grandeur, mais qui n’a pas été entendu jusqu’à présent. Demandant la suppression de toute censure, et donnant son propre exemple à l’appui, Soljenitsyne semble plaider au nom de la littérature russe tout entière, celle du passé, celle du présent, et plus encore celle de l’avenir. « Avec sérénité, je peux dire que j’accomplirai ma mission d’écrivain en toutes circonstances, et même dans la tombe, car alors mon action sera encore plus forte et plus indiscutable que moi vivant. Personne ne peut barrer les voies de la vérité, et pour le progrès de la vérité, je suis prêt à accepter même la mort. Mais peut-être de trop nombreuses leçons nous apprendront enfin à ne pas arrêter la plume d’un écrivain encore vivant. »
Le Pavillon des Cancéreux reprend de nombreux thèmes des récits dont nous avons parlé. Soljenitsyne y reste fidèle au genre très direct du récit. Peut- être est-ce par défiance envers le mensonge de toute forme romanesque ? Comme dans ses œuvres précédentes, Soljenitsyne nous narre quelques journées de ses personnages. Mais un même soleil couchant illumine les rêves sensuels d’un Kostoglotov précairement rendu à la vie et les lugubres soubresauts du moribond Poddouiev. Ainsi, en évitant la forme du roman, Soljenitsyne parvient à confronter l’immense diversité des destins humains à ce destin commun, la mort. La façon de mourir est ce qui unit et départage le plus les hommes.
La lecture du Pavillon des Cancéreux évoque immédiatement une autre grande œuvre russe consacrée au même thème, La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï. Un instant, on a l’impression que l’histoire du fonctionnaire Roussanov pourrait rejoindre celle du magistrat Ivan Illitch. Mais Soljenitsyne ne nous conduit pas jusqu’à l’agonie, jusqu’au « sac noir » où Ivan Illitch sent qu’une main le pousse, et au-delà duquel il y a une lumière qui est le message de Tolstoï. Le mensonge ne tombe pas de Roussanov, malgré ses terreurs. Mais à côté de lui, il y a cet homme rustre et inculte, ce Poddouiev jusqu’alors insensible à tant de choses : lui est prêt ; pour lui, le mensonge est tombé. En mettant entre les mains de Poddouiev un des petits récits allégoriques qu’écrivait Tolstoï à l’intention du peuple, après qu’il eut cessé de croire à la valeur des grandes formes romanesques, Soljenitsyne rend hommage au Tolstoï qui est aujourd’hui un peu déprécié, le Tolstoï moraliste, simpliste, populaire, non l’auteur d’Anna Karénine, mais l’humble narrateur de l’apologue du seigneur et de l’apprenti-savetier. Le seigneur ne voyait pas sa propre mort venir, mais l’apprenti-savetier voyait la mort du seigneur dans le dos du seigneur. Le peuple voit ce que les maîtres ne voient pas... « Qu’est-ce qui fait vivre les hommes », ou plutôt (le russe est ici bien difficile à rendre à cause de sa concision) « Qu’est-ce qui rend les hommes vivants ? » La question, rappelle Soljenitsyne à ses contemporains, ne s’accommode pas de réponses toutes faites, surtout à l’heure de la mort, où tous retrouvent la solitude qu’ils fuyaient dans le groupe. On sent que, dans sa générosité, Soljenitsyne voudrait ne condamner presque personne. Aussi bien Zoé, impudente et naïve à la fois, que Vadim, intransigeant mais passionné, Lioudmila Afanassievna, avec son dévouement intarissable, Vera Kornilievna, malgré son désarroi intime, et la vieille Stéphanie qui a conservé les rites d’antan, et même ce malheureux conférencier atteint d’un cancer de la gorge, tous ont quelque chose de pur qui doit les sauver. Peut-être parce que, dans la vie, ils sont attachés à quelque chose de vrai : Poddouiev à sa vie de grand air et d’oiseau libre, la pitoyable Assia à son corps sensuel qui naissait à l’amour... Les seuls que l’on sente condamnés sont ceux qui n’étaient attachés qu’à des apparences, et qui, pour ces apparences, ont trahi, dénoncé en toute bonne conscience. A ceux-ci sont réservés des remords shakespeariens. Car c’est aux grands damnés de Shakespeare que l’on pense en lisant le cauchemar de Roussanov rampant dans son tunnel de béton.
Si la confrontation de l’homme et du cancer, version contemporaine du « fatum », permet à Soljenitsyne une extraordinaire exploration des âmes, l’heure qu’il choisit pour situer ses personnages, est en elle-même génératrice de désarroi profond. L’action se passe en effet en 1955 aux premiers moments de la déstalinisation, quand l’énorme falaise donnait les premiers signes d’affaissement.
Alors commence au fond des consciences un débat qui n’en finira pas, et qui semble destiné à inspirer encore bien d’autres œuvres de Soljenitsyne : comment tout cela a-t-il été possible ? et puis, comme le mensonge est au cœur de tout, a-t-on le droit de mentir pour la Cause ? Encore primitif et animal dans l’âme de Roussanov, le débat devient métaphysique et culmine dans la seconde partie, avec l’extraordinaire dialogue entre Kostoglotov et Chouloubine. L’un a été enterré pendant de longues années dans les camps, l’autre a fait ce qu’il fallait incessamment faire pour ne pas l’être. Laquelle de ces deux Russies a le plus souffert ? Car la seconde rappelle à la première qu’elle aussi a souffert, qu’elle aussi a sa part de douleur et de vérité. Mais du fond même de la terrible « caverne des idoles » naît un espoir, celui de changer les inexorables lois biologiques, celui de purifier « le ciel de la peur » et de faire apparaître un nouvel homme, socialiste et « moral ». Rebelle dostoïevskien, silhouette sinistre et torturée d’oiseau de nuit en sentinelle sur le monde russe, Chouloubine est absolument inoubliable.
Cependant, le vrai héros du Pavillon des Cancéreux semble bien être ce Kostoglotov grossier et généreux qui revient à la vie avec l’ivresse d’un convalescent, et dont le rêve serait d’aller au fend, des forêts russes chercher, comme font les bêtes, la plante mystérieuse qui le guérira. La vraie vie, l’acte de vivre, de sentir, de voir, de toucher comporte une telle intensité de bonheur que la mort semble alors contenue dans cette vie. Cette intensité joyeuse donne à de nombreuses pages du Pavillon des Cancéreux un lyrisme tendre et gauche qui nous émeut. Soljenitsyne prend le monde entier tel qu’il est, rude, grossier, un peu veule parfois. Parfois le récit voisine avec la trivialité, tant il se veut proche des hommes tels qu’ils sont. Mais quand la vie revient, impétueusement, rien n’est bas ni trivial. Car là où le mensonge est tombé, il y a le sourire doux et bouleversant du malheureux Sigbatov... Une des Etudes et histoires minuscules de Soljenitsyne s’achève ainsi : « C’est terrible à penser, mais alors toutes nos vies sacrifiées, nos vies boiteuses, et toutes ces explosions de nos désaccords, les gémissements des fusillés et les larmes des épouses, — est-ce que tout cela aussi sera oublié tout à fait ? Est-ce que tout cela aussi donnera la même beauté éternelle et achevée ? »
Georges NIVAT.
Saint-Briac, Août 1968.