CHAPITRE VI
Avant toute chose, Lioudmila Afanassievna conduisit Kostoglotov dans la salle d’appareil, d’où venait juste de sortir une malade après sa séance de rayons. A partir de huit heures du matin, sans interruption, fonctionnait dans cette salle un tube de Crookes à cent quatre-vingt mille volts qui pendait du plafond, accroché par des supports métalliques, et, le vasistas restant fermé du matin au soir, l’air de la pièce était tout imprégné de cette tiédeur douceâtre et légèrement écœurante, propre aux salles de radio.
Cette tiédeur de l’air que les poumons ressentaient (d’ailleurs c’était plus qu’une simple tiédeur) écœurait les malades au bout de six ou dix séances ; mais, agréable ou pas, Lioudmila Afanassievna s’y était habituée ; pendant les vingt années de son travail ici, quand rien encore ne protégeait les tubes (et plusieurs fois elle avait failli heurter un fil à haute tension et elle avait manqué d’être tuée), le docteur Dontsova avait, chaque jour, respiré l’air de ces salles et, chaque jour, plus longtemps qu’il n’est permis, elle était restée là à établir ses diagnostics. Et malgré tous les écrans, malgré tous les gants, elle avait reçu probablement plus de R que les malades les plus atteints et les plus endurants ; seulement, personne ne les avait comptés, personne n’en avait fait la somme.
Elle se dépêchait, mais ce n’était pas seulement pour sortir plus vite : il ne fallait surtout pas immobiliser les appareils, même quelques minutes de trop. Elle fit signe à Kostoglotov de s’allonger sur la dure couchette en bois, sous le tube, et de découvrir son ventre. Puis, lui passant sur la peau une sorte de petit balai qui le chatouilla et lui fit froid, elle traça d’étranges contours qui ressemblaient à des chiffres.
Sans perdre une minute, elle expliqua alors à l’infirmière radiologiste le schéma des quadrants qu’elle avait dessinés et comment il fallait amener le tube sur chacun de ces quadrants. Puis elle dit à Kostoglotov de se tourner sur le ventre et lui badigeonna pareillement le dos. En terminant, elle déclara :
— Après la séance de rayons, venez me voir.
Et elle partit. L’infirmière demanda à Kostoglotov de se remettre sur le dos et recouvrit le premier quadrant d’un drap ; ensuite, elle apporta de lourds tapis en caoutchouc plombé qu’elle plaça sur les endroits limitrophes qui ne devaient pas, pour le moment, recevoir l’impact direct des rayons. Les tapis élastiques épousèrent son corps et leur poids lui fut agréable.
L’infirmière s’en alla et ferma la porte. Maintenant, elle ne le voyait plus que par une petite ouverture vitrée percée dans l’épaisseur du mur. Un léger grésillement se fit entendre ; les lampes auxiliaires s’allumèrent, le tube principal se mit à rougeoyer.
Alors, à travers ce carré de peau de ventre que rien ne protégeait, puis à travers des tissus intermédiaires, à travers des organes, dont leur possesseur le premier ignorait le nom, à travers le corps de la tumeur, tapie comme un crapaud, à travers l’estomac ou l’intestin, à travers le sang qui parcourait veines et artères, à travers la lymphe, à travers les cellules, à travers la colonne vertébrale et les vertèbres, à travers de nouvelles couches de tissus, des vaisseaux et la peau du dos, puis à travers la couchette, les lattes de quatre centimètres du plancher, à travers doubleaux et hourdis, et plus loin, plus loin encore, s’enfonçant dans les fondements de la pierre et dans la terre, se déversèrent les rayons X durs, vecteurs vibrants des champs électrique et magnétique, difficilement concevables pour l’esprit humain, ou encore plus intelligibles à l’homme, projectiles-quanta, qui déchiquetaient et criblaient tout sur leur passage.
Et cette lourde et barbare mitraille de quanta, qui s’effectuait silencieusement, sans que les tissus bombardés ne ressentissent quoi que ce fût, avait, en douze séances, rendu à Kostoglotov l’envie et le goût de vivre, l’appétit et la bonne humeur. Délivré dès la deuxième et la troisième séance des souffrances qui lui rendaient l’existence insupportable, il avait voulu savoir et comprendre comment ces petits projectiles qui le perçaient de part en part pouvaient bien bombarder sa tumeur sans toucher le reste de son corps. Kostoglotov ne pouvait vraiment accepter un traitement que lorsqu’il en avait clairement compris le sens et qu’il y adhérait sans réserves.
Pour essayer de se faire une idée nette de la radiothérapie, il avait interrogé Vera Kornilievna, cette douce jeune femme qui avait désarmé toutes ses préventions et sa méfiance dès leur première rencontre, au bas de l’escalier, alors qu’il était bien décidé à ne partir de là que délogé par les pompiers ou par la police.
— N’ayez pas peur de m’expliquer, lui avait-il dit pour la tranquilliser. Je suis comme ce guerrier lucide qui ne pourra combattre que s’il comprend les buts de son combat. Comment se fait-il que les rayons X détruisent les tumeurs sans toucher aux autres tissus ?
Tout ce que ressentait Vera Kornilievna, ses lèvres l’exprimaient avant même ses yeux. Les lèvres de cette jeune femme avaient quelque chose de frémissant, de léger comme des ailes. Et maintenant, c’était l’incertitude qui s’y exprimait : le souffle de ses lèvres trahissait ses doutes.
(Que pouvait-elle lui dire ? Cette artillerie aveugle ne mitraillait-elle pas avec la même satisfaction aussi bien les siens que les autres ?)
- Oh ! à quoi bon !... Enfin soit... Bien sûr, les rayons détruisent tout à la fois. Seulement, les tissus sains se reconstituent très vite et les autres, non.
Vrai ou faux, ce qu’elle avait dit plut à Kostoglotov.
- Oh ! dans ces conditions, j’accepte de jouer. Merci. Maintenant, je sais que je vais guérir !
Effectivement, il allait mieux. Il s’allongeait de bonne grâce sous les rayons, et qui plus est, tout au long de la séance, il s’appliquait mentalement à convaincre ses cellules malades qu’on était en train de les anéantir et qu’elles étaient pour ainsi dire kaputt.
Ou bien alors, il pensait à n’importe quoi, et même il somnolait.
Pour le moment, il parcourait des yeux les nombreux tuyaux et fils qui pendaient au-dessus de sa tête ; il cherchait à comprendre pourquoi il y en avait tant et se demandait si le système de refroidissement était à l’eau ou à l’huile. Mais sa pensée vagabonda plus loin et la question resta sans réponse.
Il pensait, en fait, à Vera Gangart. Il se disait qu’une femme aussi charmante ne viendrait jamais vivre chez eux à Ouch-Terek ; que toutes les femmes comme elle étaient mariées, obligatoirement. Du reste, il pensait à elle indépendamment de ce mari hypothétique. Il songeait qu’il serait agréable de bavarder avec elle non point à la sauvette, mais longuement, tranquillement, par exemple le temps d’une promenade, dans la cour de l’hôpital. De temps à autre, il lui ferait peur avec une opinion un peu tranchée, et elle se troublerait. Elle était amusante quand elle se troublait. Sa gentillesse brillait dans son sourire, comme un soleil, chaque fois qu’elle vous croisait dans le couloir, ou qu’elle entrait dans la chambre. Chez elle, la bonté n’était pas de commande, elle était naturelle ; son sourire était bon, son sourire, ou plutôt ses lèvres. Elle avait des lèvres qu’on aurait dit vivantes, indépendantes, prêtes à s’envoler, à piquer vers le ciel, comme l’alouette. Toutes les lèvres sont faites pour le baiser ; ces lèvres-là aussi, mais elles avaient en plus une mission qui leur était propre : murmurer des paroles de bonheur.
Le tube grésillait légèrement.
Il pensait à Vera Gangart, mais il pensait aussi à Zoé. Apparemment, la plus forte impression que lui avait laissée la soirée d’hier et qui avait resurgi en lui dès le matin, était celle que lui avaient donnée les seins fermes et tendus de la jeune fille qui, à eux deux, formaient une petite plate-forme presque horizontale. Pendant leur bavardage de la veille, il y avait, sur la table à côté d’eux, une grosse règle assez lourde (elle n’était pas en contre-plaqué, mais en bois plein) qui servait à tracer les colonnes des registres ; et toute la soirée, Kostoglotov avait été très tenté de saisir cette règle et de la poser sur la petite plate-forme que formaient les seins de Zoé pour voir si elle glisserait ou ne glisserait pas. Il lui semblait qu’elle n’aurait pas glissé.
Mais il avait eu peur d’offenser la jeune fille.
Et puis il pensait encore, avec reconnaissance, à ce lourd tapis plombé qu’on avait placé sur le bas de son ventre. Ce tapis qui pesait sur son corps semblait dire joyeusement : « Je te défends, n’aie pas peur ! »
Mais peut-être que non, après tout ? Peut-être qu’il n’était pas assez épais ? Peut-être qu’on ne le mettait pas comme il fallait ?
Pourtant, pendant ces douze derniers jours, Kostoglotov n’était pas seulement revenu à la vie, retrouvant le goût de manger, de bouger, et la bonne humeur ; il était revenu aussi, pendant ces douze jours, à ce qui est la sensation la plus forte dans une vie d’homme, mais que ses souffrances des derniers mois avaient complètement annihilé. Autrement dit, le plomb assurait bien sa défense !
Peu importe ! Il fallait qu’il file de cet hôpital pendant qu’il était encore entier.
Il n’avait même pas remarqué que le bourdonnement avait cessé et que les fils roses commençaient à se refroidir. L’infirmière entra et le débarrassa des tapis protecteurs et des draps qui le couvraient. Il mit les pieds par terre et vit alors distinctement, sur son ventre, des carrés et des chiffres violets.
- Je voudrais bien enlever ça, dit-il à l’infirmière.
- Seulement quand les médecins le permettront.
- Vraiment très pratique ! Si je comprends bien, je suis bon pour au moins un mois de ce régime ?...
En sortant, il alla chez le docteur Dontsova qu’il trouva assise dans la salle de radiothérapie ; elle avait chaussé ses lunettes carrées aux coins arrondis et elle était en train d’examiner par transparence des clichés radiographiques. Les appareils étaient branchés, les deux vasistas ouverts, et il n’y avait plus personne.
- Asseyez-vous, dit-elle sèchement.
Il s’assit.
Elle comparait deux radios et poursuivit son examen.
Certes, il lui tenait tête parfois, mais c’était là sa défense contre les excès de la médecine, tels qu’ils découlent des règlements. Personnellement, Lioudmila Afanassievna lui inspirait de la confiance par sa fermeté quasi masculine, par la précision des ordres qu’elle lançait d’une voix claire devant l’écran, dans le noir, par son âge aussi, et par son dévouement absolu à sa tâche ; mais ce qui lui inspirait confiance par-dessus tout, c’était la sûreté de sa main qui, dès le premier jour, avait palpé franchement sa tumeur et avait suivi son contour sans la moindre hésitation. Cette précision de la main du médecin lui avait été confirmée par sa propre tumeur qui, elle aussi, était capable de sentir. Seul le malade peut apprécier si le docteur, avec ses doigts, comprend réellement la tumeur. Le docteur Dontsova palpait sa tumeur avec une telle dextérité qu’elle pouvait parfaitement se passer de radio.
Elle mit les clichés de côté, ôta ses lunettes et lui dit :
- Kostoglotov, dans votre dossier de maladie, il y a une lacune trop importante. Il nous faut une confirmation exacte de la nature de votre tumeur primaire. (Lorsque le docteur Dontsova employait un langage technique, son débit s’accélérait considérablement : longues phrases et termes de médecine s’enfilaient tout d’une haleine.) Ce que vous nous racontez de l’opération qu’on vous a faite il y a deux ans, d’une part, et la localisation actuelle de la métastase, d’autre part, concordent parfaitement et justifient notre diagnostic. Toutefois, nous ne devons pas non plus exclure d’autres possibilités ; et ceci nous rend le traitement plus difficile. Faire un prélèvement de votre tumeur est, pour le moment, impossible ; je n’ai pas besoin de vous le dire.
- Dieu merci ! Je m’y serais opposé, d’ailleurs.
Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi nous ne recevons pas la préparation sur lamelle de votre premier prélèvement. Vous êtes bien toujours sûr qu’une analyse histologique a été faite ?
- Oui, tout à fait sûr.
- Alors pourquoi ne vous a-t-on pas donné le résultat ? poursuivit-elle d’une voix brève et pressée d’homme d’affaires, et il fallait deviner certains des mots qu’elle prononçait.
Mais Kostoglotov, lui, avait perdu l’habitude de se dépêcher.
- Le résultat ? C’est que nous étions pris dans des événements si violents, Lioudmila Afanassievna, et la situation était telle que, ma foi... j’aurais eu tout bonnement honte à demander des nouvelles de ma biopsie. C’est que, voyez-vous, les têtes tombaient tout autour de nous. D’ailleurs, je ne comprenais même pas la raison de cette biopsie. (Lorsqu’il parlait avec des médecins, Kostoglotov aimait recourir à leur vocabulaire.)
- Vous, vous ne compreniez pas, c’est naturel. Mais les médecins, eux, auraient dû comprendre qu’on ne joue pas avec ces choses-là.
- Les médecins ?
Son regard se posa sur ses cheveux gris qu’elle ne dissimulait pas et se refusait à teindre, puis s’abaissa sur son visage aux pommettes un peu larges dont l’expression était grave et tendue.
La vie était bizarre... Cette femme assise devant lui était sa compatriote ; ils avaient vécu la même époque et, de plus, elle ne lui voulait que du bien ; pourtant, bien qu’ils parlassent la même langue, il ne pouvait lui expliquer les choses les plus simples. Peut-être parce qu’il lui fallait remonter trop loin dans le temps, ou alors s’interrompre trop tôt...
- Les médecins non plus ne pouvaient rien faire, Lioudmila Afanassievna. Le premier chirurgien (un Ukrainien) qui avait décidé l’opération et m’y avait préparé fut embarqué dans un convoi, juste la veille.
- Et alors ?
- Et alors ? Eh bien, on l’emmena.
- Mais pardon, on l’avait prévenu, et il pouvait...
Kostoglotov se mit à rire de bon cœur. Il s’amusait beaucoup.
- Un convoi, c’est quelque chose dont on ne prévient jamais, Lioudmila Afanassievna. L’intéressant est justement de tirer les gens de chez eux sans qu’ils s’y attendent.
De grosses rides barraient le front du docteur Dontsova. Ce que disait Kostoglotov n’avait ni queue ni tête.
- Mais puisqu’il avait un malade à opérer ?
- Ha ! On en avait amené un encore mieux arrangé que moi : un Lithuanien, qui avait avalé une cuillère en aluminium, une cuillère à soupe.
- Mais enfin, pourquoi ?
- Exprès. Pour qu’on le sorte de son cachot. Il ne savait pas, bien sûr, qu’on allait embarquer le chirurgien...
- Et après ?... Car votre tumeur grossissait vite, je suis sûre ?
- Oui, de jour en jour, sérieusement... Eh bien ! après, au bout de cinq ou six jours, on amena un autre chirurgien d’un autre camp, un Allemand, Karl Fiodorovitch. Bon... Le temps de se mettre au courant et au bout de vingt-quatre heures, il me fit mon opération. Ceci dit, jamais il n’a été question devant moi de tumeur maligne ou de métastase. Je ne connaissais même pas l’existence de ces mots.
- Et la biopsie, c’est lui qui l’a envoyée ?
- J’ignorais tout, à l’époque, je n’avais aucune idée d’une quelconque biopsie. Après mon opération, je restai couché avec des sacs de sable sur le ventre, puis, vers la fin de la semaine, je réappris à poser le pied par terre, à me tenir debout ; et brusquement, voilà qu’on rassemble un nouveau convoi de détenus, sept cents hommes environ, des fortes têtes, soi-disant. Et mon Karl Fiodorovitch, si paisible, est dans le lot !... J’ai su ensuite qu’on était allé le chercher dans son baraquement, sans lui laisser le temps de voir ses malades une dernière fois.
- Quelle sauvagerie !
- Oh ! Ce n’est rien encore, poursuivit Kostoglotov, plus animé que de coutume : un de mes amis vient en courant me prévenir que je suis aussi sur la liste, que le responsable de l’infirmerie, « Madame » Doubinskaïa, a donné son accord. Son accord ! Alors qu’elle savait que je ne pouvais pas marcher et qu’on ne m’avait pas encore enlevé les fils, la garce !... Excusez-moi... Alors je prends ma décision : partir dans des wagons à bestiaux avec des coutures mal refermées qui vont s’envenimer, c’est la mort ; dans quelques minutes, ils sont là... Eh bien ! je vais leur dire : Fusillez-moi, ici, sur mon lit, je refuse de partir. J’étais fermement décidé ! Mais personne ne vint me chercher. Non pas que Mme Doubinskaïa m’eût pris en pitié, elle était la première étonnée de me voir rester là ; en fait, ceux du centre de répartition avaient découvert qu’il me restait moins d’un an à faire. Mais je m’écarte de mon sujet... Donc, je m’approche de la fenêtre et je vois derrière la palissade de l’hôpital, à une vingtaine de mètres, le lieu de rassemblement et les détenus qu’on pousse avec leurs affaires. Karl Fiodorovitch m’aperçoit de loin à la fenêtre et me crie : « Kostoglotov ! Ouvrez le vasistas ! » Les surveillants hurlent : « Ta gueule, charogne ! » Mais il continue : « Kostoglotov ! Surtout, n’oubliez pas ! C’est très important ! J’ai envoyé un prélèvement de votre tumeur pour une analyse histologique à Omsk, à la chaire d’Anatomie pathologique ! Retenez bien cela ! » Et puis... on les embarqua. Voilà quels furent mes médecins et vos prédécesseurs. De quoi sont-ils coupables ?
Kostoglotov se rejeta en arrière. Il était très ému, repris par l’atmosphère de cet autre hôpital.
Ne gardant de ce récit que ce qu’elle jugeait utile (dans leurs récits, les malades brodent toujours beaucoup), le docteur Dontsova revint à ce qui l’intéressait :
- Et alors, la réponse d’Omsk ? Vous l’avez eue ? On vous en a fait part ?
Kostoglotov haussa ses épaules anguleuses.
- Personne ne m’a fait part de quoi que ce soit. Je n’avais d’ailleurs pas compris pourquoi Karl Fiodorovitch m’avait crié cela. Ce n’est qu’à l’automne dernier, une fois en relégation, alors que mon mal avait beaucoup gagné, qu’un vieux gynécologue de mes amis insista longuement pour que je réclame ce résultat. J’écrivis à mon camp. Pas de réponse. J’adressai alors une réclamation à la direction du camp. Au bout de deux mois environ, je reçus la réponse suivante : « Après vérification attentive de votre dossier, il n’apparaît pas possible de faire un bilan d’analyse. » J’étais déjà si bas à cause de ma tumeur que j’aurais bien tout laissé tomber, mais comme de toute façon la Sûreté me refusait l’autorisation d’aller me faire soigner, j’écrivis à tout hasard à la chaire d’Anatomie pathologique d’Omsk, Et très vite, en quelques jours, j’eus la réponse ; c’était en janvier, tenez, avant qu’on m’autorise à venir ici.
- Enfin, nous y voilà ! Et cette réponse, où est- elle ?
- Lioudmila Afanassievna, je venais ici, je... bref, tout m’était égal. D’ailleurs le papier était sans en-tête, sans cachet, c’était une simple lettre écrite par une laborantine. Elle m’informait aimablement qu’ils avaient bien reçu, de la localité que j’indiquais, une coupe histologique portant la date que j’indiquais, et que l’analyse avait été faite et confirmait... justement la sorte de tumeur que vous soupçonnez. Elle ajoutait qu’une réponse avait aussitôt été envoyée à l’hôpital intéressé, c’est-à-dire à l’infirmerie de notre camp. Et cela ressemble tout à fait aux usages de cet établissement, je les reconnais bien ; la réponse arriva, on n’en avait que faire, et Mme Doubinskaïa...
Non, décidément, le docteur Dontsova ne comprenait pas cette logique-là ! Elle avait les bras croisés et ses mains battaient nerveusement ses bras, au-dessus du coude...
- Mais enfin une telle réponse impliquait qu’il fallait immédiatement vous soumettre à la radiothérapie !
- De quoi ! s’exclama Kostoglotov, plissant les yeux d’un air ironique en la regardant – la radiothérapie ?
Et voilà, cela faisait un quart d’heure qu’il essayait de lui raconter, et pour en arriver à quoi ? De nouveau, elle n’avait rien compris...
- Lioudmila Afanassievna, reprit-il avec feu, on ne peut pas se représenter le monde de là-bas... Personne n’en a la moindre idée !... Me soumettre à la radiothérapie ! Mais l’endroit de l’opération me faisait encore mal (comme maintenant pour Akhmadjan), qu’on m’envoyait déjà travailler comme les autres et couler du béton ! Et je ne pensais même pas que je pouvais être mécontent. Savez-vous combien pèse une grande caisse de béton liquide quand on la soulève à deux ?
Elle baissa la tête, comme si c’était elle qui l’avait envoyé couler ce béton.
Oui, mettre à jour ce dossier de maladie était plutôt compliqué.
- Bon, admettons. Mais cette réponse que vous avez reçue de la chaire d’Anatomie pathologique, pourquoi est-elle sans cachet ? Pourquoi est-ce une lettre personnelle ?
- Mais c’est encore une chance qu’il y ait eu au moins cela ! reprit Kostoglotov avec chaleur. Grâce à une brave laborantine ! Quand même, il y a davantage de braves gens parmi les femmes que parmi les hommes, je crois... et cette lettre personnelle résulte de notre maudite manie du secret ! Cette femme poursuivait dans sa lettre : « Cependant, comme ce prélèvement de tissu nous a été envoyé anonymement, sans le nom du malade, nous ne pouvons vous donner aucune information officielle et nous ne pouvons pas davantage vous envoyer la coupe. »
L’irritation gagnait Kostoglotov (la colère se marquait sur son visage plus rapidement que tout autre sentiment).
- Le grand secret d’Etat ! poursuivit-il ; les idiots ! Ils travaillent en pensant que quelque part, dans un laboratoire, on pourrait apprendre que dans un certain camp se meurt un prisonnier nommé Kostoglotov ! Frère d’un certain Louis ! Et maintenant, le document anonyme traîne, là-bas, pendant qu’ici, vous vous cassez la tête pour savoir comment me soigner. Mais le secret est sauf !
Le docteur Dontsova posa sur lui un regard clair et ferme. Elle poursuivait son idée.
- Eh bien ! cette lettre, je dois la joindre à votre dossier de maladie.
- Entendu. Quand je serai rentré, je vous l’enverrai tout de suite.
- Non, il me la faut avant. Ce gynécologue dont vous m’avez parlé ne pourrait pas la retrouver et vous l’envoyer ?
- Pour ce qui est de la retrouver, il la retrouverait certainement. Mais moi, quand vais-je partir ? demanda Kostoglotov en regardant par en dessous.
- Vous partirez, dit le docteur Dontsova, détachant chaque mot avec force, le jour où je jugerai nécessaire d’interrompre votre traitement, et encore, vous ne partirez que temporairement.
Cette minute, Kostoglotov l’attendait depuis le début de leur conversation ! Et maintenant il fallait attaquer, sur-le-champ !
- Lioudmila Afanassievna ! Sérieusement ! Si vous cessiez de me traiter en enfant ! Si nous parlions entre adultes ! Ce matin, à la visite, je vous ai...
- Ce matin à la visite, l’interrompit le docteur Dontsova dont le visage rude s’était assombri, vous m’avez fait une scène honteuse. Que recherchez-vous ? Vous voulez semer le trouble parmi les malades ? Leur monter la tête ?
- Ce que j’ai voulu ce matin ? dit-il, et il parlait sans s’échauffer, pesant ses mots lui aussi, solidement calé sur sa chaise, le dos bien adossé. J’ai seulement voulu vous rappeler que j’ai le droit de disposer de ma propre vie. Un homme peut disposer de sa propre vie n’est-ce pas ? Vous me reconnaissez ce droit ?
Le docteur Dontsova regardait le tracé pâle et sinueux de sa balafre, et ne répondit rien. Kostoglotov poursuivit son raisonnement.
- D’emblée vous partez d’une situation fausse : une fois qu’un malade est entre vos mains, c’est vous, désormais, qui pensez pour lui, vous, vos règlements, vos staffs, le programme, le plan et l’honneur de votre établissement. Et moi, de nouveau, je ne suis plus qu’un grain de sable, comme dans le camp ; et de moi, plus rien ne dépend.
- Nous demandons aux malades une autorisation écrite avant chaque opération, lui rappela le docteur Dontsova.
(Qu’est-ce qu’elle avait à parler d’opération !... En tout cas, une opération, c’est quelque chose qu’il n’accepterait pour rien au monde ! )
Merci ! Pour cela au moins, merci ! (Mais, au fond, elle n’agissait ainsi que pour se mettre à couvert.) Mais à part l’opération, vous savez bien que vous ne demandez rien aux malades, que vous ne leur expliquez rien ! Pourtant, on sait ce que cela coûte, une seule séance de rayons !
- Où avez-vous ramassé tous ces racontars à propos des rayons ? essaya de deviner le docteur Dontsova. Ce ne serait pas Rabinovitch le responsable ?
- Je ne connais personne de ce nom, répondit Kostoglotov, en secouant énergiquement la tête. Je parle du principe.
(Oui, c’était bien de Rabinovitch qu’il tenait ces sombres récits sur les conséquences qu’entraînaient les rayons, mais il avait promis de ne pas le trahir. Rabinovitch était un malade qui venait à la consultation ; il en était au moins à sa deux centième séance ; chacune d’elle lui était pénible et il sentait que chaque dizaine d’irradiations le rapprochait moins de la guérison que de la mort. Là où il vivait, dans son appartement, dans sa maison, dans sa ville, personne ne le comprenait : tous ces gens bien portants couraient du matin au soir, pensant Dieu sait à quels succès ou à quels échecs, qui leur paraissaient très importants. Même sa famille en avait assez de lui. Il n’y avait qu’ici, sur le petit perron du dispensaire anti-cancéreux qu’on l’écoutât pendant des heures et que l’on compatît à son sort ; chaque malade en effet comprenait ce que cela veut dire lorsque le trigone souple du cartilage thyroïdal s’est complètement durci et que tous les endroits irradiés portent des cicatrices considérablement épaissies...)
Voyez-vous ça ? Il parlait de principe !... Il ne restait plus au docteur Dontsova et à ses internes qu’à conférer, des jours durant, avec leurs malades, des principes de chaque traitement ! Quand les appliquerait-on, alors, ces traitements ?
Mais des entêtés aussi insatiables et aussi pointilleux que celui-ci ou que ce Rabinovitch, la harcelant de toutes sortes de questions sur leur maladie, surgissaient dans son service, inévitablement, à raison d’un tous les cinquante malades environ, et tôt ou tard on était condamné à s’expliquer avec eux. En outre, le cas de Kostoglotov était aussi très spécial du point de vue médical ; ceci pour une double raison : d’une part cette négligence, cette malveillance voulue avec laquelle la maladie avait d’abord été soignée et qui avaient conduit et poussé cet homme à une mort presque sûre, et d’autre part, ce retour à la vie brutale et exceptionnellement rapide que les rayons avaient provoqué.
- Kostoglotov ! Douze séances de rayons ont fait du moribond que vous étiez un homme bien vivant ; comment osez-vous dire du mal des rayons ? Vous vous plaigniez de n’avoir été soigné ni dans le camp où vous étiez, ni en relégation, et d’avoir été méprisé, et voilà que maintenant vous vous plaignez parce qu’on vous soigne et parce qu’on s’occupe de vous. Où est la logique dans tout cela ?
- Visiblement, il n’y en a pas, dit Kostoglotov en secouant ses boucles noires ; mais peut-être qu’il ne doit pas y en avoir, Lioudmila Afanassievna ? L’homme est un être très complexe, pourquoi vouloir l’expliquer par la logique ? Ou bien par l’économie ? Ou par la physiologie ? Oui, je suis arrivé ici quasi mourant, et j’ai réclamé vos soins, et je me suis couché par terre, au pied de l’escalier, mais vous, vous en déduisez aussitôt que je veux être sauvé à n’importe quel prix. Non, je ne veux pas être sauvé à n’importe quel prix ! Il n’y a rien au monde que j’admettrais de payer à n’importe quel prix !
Il parlait vite, maintenant, quoiqu’il n’aimât pas cela ; mais le docteur Dontsova cherchait à l’interrompre et il avait encore beaucoup à dire.
- Je suis venu ici pour chercher un allégement à mes souffrances ! J’ai très mal, aidez-moi ! disais-je, et vous m’avez aidé, et je n’ai plus mal. Merci ! Merci ! Je vous suis infiniment obligé. Seulement, maintenant, laissez-moi partir ! Laissez-moi me retirer, comme le chien dans sa niche, laissez-moi reprendre des forces et lécher mes plaies !
- Et lorsque vous serez de nouveau écrasé de douleur, vous vous traînerez une seconde fois jusqu’ici ?
- Oui, peut-être.
- Et nous devrons vous accepter ?
- Oui ! Et c’est là que vous serez charitable !... Ce qui vous inquiète, c’est quoi enfin ? Le pourcentage de guérison ? Votre responsabilité ? Comment mettre noir sur blanc que j’ai été renvoyé après quinze séances, alors que l’Académie de Médecine n’en recommande pas moins de soixante ?
Elle n’avait jamais entendu une telle salade de sornettes. Justement, du point de vue des statistiques, il aurait fait très bon effet de le renvoyer maintenant en alléguant une « soudaine et franche amélioration », ce qui ne serait plus possible au bout de cinquante séances.
Et lui discourait toujours :
- Il me suffit, à moi, que vous ayez fait reculer ma tumeur, que vous lui ayez barré la route. Elle est en position de repli ; moi aussi, c’est parfait. Un soldat n’est jamais mieux qu’en position de défense. De toute façon, vous n’arriverez pas à me guérir « jusqu’au bout » car il n’y a jamais de fin au traitement du cancer. D’ailleurs, en général, tous les processus naturels sont caractérisés par un assouvissement asymptotique, quand les grands efforts n’aboutissent qu’à des résultats de plus en plus petits. Au début, ma tumeur régressait rapidement ; maintenant, ce sera lent ; alors, laissez-moi partir avec ce qu’il me reste de sang.
- D’où tenez-vous tous ces renseignements, je serais curieuse de le savoir ? demanda le docteur Dontsova en fronçant le sourcil.
- J’ai toujours aimé consulter les livres de médecine, voyez-vous.
- Mais que craignez-vous exactement dans notre traitement ?
- Ce que je crains ? Je ne le sais pas, Lioudmila Afanassievna, je ne suis pas médecin ; mais vous, vous le savez, peut-être, et vous ne voulez pas me l’expliquer. Par exemple, tenez : Vera Kornilievna veut me prescrire une piqûre de glucose...
- C’est absolument nécessaire.
- Eh bien, moi, je ne veux pas.
- Et pourquoi donc ?
- D’abord, c’est contre nature. Si j’ai vraiment besoin de sucre de raisin, donnez-le-moi par la bouche ! Qu’est-ce que c’est que cette invention du XXe siècle qui consiste à faire des piqûres pour un oui ou pour un non ? Où voit-on cela dans la nature ? Chez les animaux ? Dans cent ans, on se moquera de nous, comme de sauvages. Deuxièmement, il y a la manière de faire des piqûres ! Telle infirmière trouve tout de suite, telle autre vous perfore toute la peau, là au pli du coude. Je ne veux pas ! Par ailleurs, je constate qu’on cherche insidieusement à me faire une transfusion...
- Vous devriez vous en réjouir ! Quelqu’un vous donne son sang ! C’est la santé ! C’est la vie !
- Mais moi je ne veux pas ! J’ai vu faire une transfusion à un Tchétchène, ici, et ensuite il est resté trois heures à gigoter sur son lit : « la compatibilité n’était pas parfaite » à ce qu’il paraît ! A un autre on a introduit du sang à côté de sa veine, et il a eu tout de suite une grosse boule sur le bras. Maintenant, depuis un mois, on lui fait des compresses chaudes. Je ne veux pas !
- Mais sans transfusion, on ne peut pas faire beaucoup de rayons.
- Eh bien ! n’en faites pas ! Pourquoi vous arrogez- vous le droit de décider pour les autres ? C’est un droit redoutable et qui ne mène à rien de bon. Méfiez- vous-en ! Ce droit n’est donné à personne, pas même au médecin !
- Si, justement, ce droit appartient au médecin ! au médecin d’abord ! s’écria impétueusement le docteur Dontsova, que la conversation avait fortement échauffée. Sans ce droit, il n’y aurait pas de médecine du tout !
- Et cela mène à quoi ? à cette communication sur la maladie des rayons que vous allez bientôt faire, c’est ça ?
- Comment le savez-vous ? dit la doctoresse avec surprise.
- Ce n’est pas difficile à supposer...
(C’était simple, en effet ; il y avait sur la table une épaisse chemise contenant des feuillets dactylographiés. Sur la couverture s’étalait une inscription que Kostoglotov voyait à l’envers, mais il avait eu tout le temps de la lire et d’y réfléchir pendant la conversation.)
- Ce n’est pas sorcier à deviner... Puisqu’un nouveau terme vient de faire son apparition, il faut bien faire des communications ! Seulement, vous le savez fort bien, il y a vingt ans de cela, vous irradiiez un autre type, un autre Kostoglotov, et ce Kostoglotov protestait qu’il avait peur du traitement, tandis que vous, vous lui affirmiez que tout était normal, parce que vous ne la connaissiez pas encore, cette maladie des rayons ! Eh bien, c’est comme moi aujourd’hui ; je ne sais pas encore ce qui me menace ; mais, s’il vous plaît, laissez-moi partir ! Je veux guérir par mes propres forces. Et si j’avais brusquement un mieux, hein ?
Il y a un principe chez les médecins : il ne faut pas effrayer le malade, il faut lui remonter le moral. Mais un malade aussi insupportable que Kostoglotov, il fallait au contraire le désarçonner.
- Un mieux ? il n’y aura pas de mieux ! Je puis vous l’assurer, dit-elle, et sa main claqua sec sur la table, comme un tue-mouches ; il n’y en aura pas ! En revanche, ajouta-t-elle, et elle prenait la mesure du coup qu’elle allait lui porter, vous mourrez !
Elle le regarda, s’attendant à le voir tressaillir. Mais il demeura coi.
- Vous aurez le sort d’Azovkine. C’est clair, oui ? Vous avez la même maladie, et elle a été prise presque aussi tard. Akhmadjan, lui, sera sauvé, car nous avons commencé les rayons tout de suite après l’opération. Mais vous, vous avez perdu deux ans, réfléchissez-y ! il aurait fallu faire d’emblée une deuxième opération, au ganglion lymphatique le plus proche, qui devait normalement être atteint à son tour ; et cette opération, on ne vous l’a pas faite, rappelez-vous, et les métastases se sont répandues partout ! Votre tumeur est l’une des formes les plus dangereuses du cancer ! elle est dangereuse parce qu’elle se développe très vite et que c’est une tumeur particulièrement maligne, qui donne très vite des métastases. Tout récemment encore, sa mortalité était de quatre-vingt-dix pour cent, cela vous convient ? Tenez, je vais vous montrer...
Elle tira une chemise d’une pile de dossiers et commença à farfouiller dans les papiers qui s’y trouvaient.
Kostoglotov se taisait. Puis il se mit à parler, mais d’une voix douce, qui n’avait plus la belle assurance de tout à l’heure.
- A franchement parler, je n’y tiens pas tant que ça à la vie. Non seulement je n’en ai plus devant moi, mais même je n’en ai jamais eu derrière moi ; et si j’ai la moindre chance de vivre six petits mois, eh bien, il faut que je les vive. Mais planifier dix ou vingt ans d’avance, ça, je ne le veux pas. A trop guérir, on fait trop souffrir. Les nausées vont commencer, les vomissements, à quoi bon ?...
- Voilà ! j’ai trouvé ! ce sont nos statistiques.
Et elle lui mit sous les yeux une feuille de cahier double. Le nom de sa tumeur barrait cette feuille dans toute sa largeur ; en haut de la page de gauche, on lisait « Décédés » ; en haut de celle de droite « Non encore décédés ». Les noms de malades hommes s’étalaient sur trois colonnes, écrits à différents moments, au crayon, à l’encre. Du côté gauche, rien n’était biffé ; mais du côté droit, il y avait des ratures, des ratures, des ratures...
— Alors voilà : chaque fois que nous renvoyons un malade, nous l’inscrivons dans la liste de droite, et ensuite nous le faisons passer dans celle de gauche... Mais il y a quand même quelques heureux qui restent dans celle de droite, vous voyez ?
Elle lui donna la feuille pour qu’il la regarde de plus près et pour qu’il réfléchisse.
- Il vous semble que vous êtes guéri ! reprit-elle énergiquement ; mais vous êtes malade, comme avant. Tel vous étiez quand vous êtes arrivé, tel vous êtes encore. La seule chose qui soit devenue claire, c’est qu’avec la tumeur que vous avez, il est possible de lutter, et que tout n’est pas encore perdu. Et c’est le moment que vous choisissez pour annoncer que vous partez ? Eh bien, allez-vous-en, allez-vous-en ! aujourd’hui, si vous voulez ! Je ferai le nécessaire tout de suite... et je vous inscrirai de ma propre main dans cette liste-là, celle des « Non encore décédés ».
Il se taisait.
- Alors ? Décidez !
- Lioudmila Afanassievna, dit-il enfin, en manière de conciliation, si c’est une quantité raisonnable de séances qu’il me faut, cinq ou dix...
- Ni cinq ni dix, mais pas une, ou autant qu’il en faudra ! Par exemple, à partir d’aujourd’hui, deux séances par jour au lieu d’une ; et toutes les formes de traitement qui seront nécessaires ! et puis il faut cesser de fumer ! et puis il y a encore une autre condition obligatoire : supporter le traitement non seulement avec confiance, mais aussi avec joie ! Alors seulement vous pourrez guérir !
Il baissa la tête. En fait, aujourd’hui, il avait en quelque sorte d’autant plus marchandé qu’il redoutait le pire ; il craignait qu’on lui proposât de l’opérer ; mais il n’avait pas été question d’opération et les rayons, on pouvait les continuer, cela ne le gênait pas. Kostoglotov avait en réserve un remède qu’il tenait secret, une racine qui poussait sur les bords du lac Issyk-Koul et, s’il comptait regagner son lointain village, c’était avec l’arrière-pensée de se soigner avec cette racine. Ayant ce remède en réserve, Kostoglotov n’était venu à la consultation des cancéreux qu’à titre d’essai.
Voyant qu’elle avait le dessus, le docteur Dontsova se montra magnanime :
- C’est bon, nous ne vous donnerons pas de glucose. A la place, nous vous ferons une autre piqûre, une intramusculaire.
Kostoglotov sourit :
- Celle-là, je vous la concède volontiers.
- Et puis, je vous en prie, faites venir au plus vite cette lettre d’Omsk.
En la quittant, il songeait qu’il marchait entre deux éternités. D’un côté, la liste des « Non encore décédés », avec ses inévitables ratures ; de l’autre, l’exil éternel, éternel comme les étoiles, comme la Galaxie.