CHAPITRE XIV
Roussanov avait tellement espéré de cette visite qu’elle lui redonnerait enfin un peu de courage ! Or, il était encore bien plus écœuré qu’avant : Capitoline aurait mieux fait de ne pas venir du tout. Il montait l’escalier en chancelant, en s’accrochant à la rampe et il sentait les frissons le parcourir de plus en plus. Capitoline n’avait pu l’accompagner en haut toute habillée : il y avait une fainéante de fille de salle qu’on avait mise là spécialement et qui l’en avait empêchée ; aussi Capitoline avait-elle enjoint à la fille d’accompagner Paul Nikolaïevitch jusqu’à son lit et de lui porter le sac de provisions ! A la table de l’infirmière de service, il y avait cette Zoé aux gros yeux qui, le premier soir, avait, Dieu sait pourquoi, plu à Roussanov et qui, maintenant retranchée derrière une pile de journaux, était assise à coqueter avec ce malotru de Kostoglotov en se souciant bien de ses malades ! Roussanov lui demanda de l’aspirine ; d’un ton allègre, elle lui répondit comme d’habitude qu’on ne donnait de l’aspirine que le soir. Mais elle lui fit tout de même prendre sa température. Un peu plus tard elle lui apporta quelque chose. Un produit en valait un autre ! Roussanov se coucha comme il rêvait de le faire : sa tumeur dans l’oreiller (c’était étonnant, les oreillers n’étaient pas durs et il n’avait pas été obligé d’en faire venir un de chez lui), et il s’enfouit complètement sous les draps.
Ses pensées se mirent si bien à s’agiter, à se débattre, à se remplir de feu que tout le reste de son corps devint insensible, comme anesthésié, et il cessa d’entendre les sottes conversations de la chambrée ; le parquet tremblait sous les pas d’Ephrem, mais il n’en était plus conscient. Il ne voyait pas que le temps s’était mis au beau et que le soleil s’était montré avant son coucher (seulement, de l’autre côté du bâtiment). Il ne remarquait pas l’envol des heures. Il s’endormait, peut-être sous l’effet du médicament, puis se réveillait. A un moment, il se réveilla quand l’électricité était déjà allumée, mais il se rendormit. Puis, de nouveau, il se réveilla au milieu de la nuit, dans le calme et l’obscurité.
Et il sentit que le sommeil était parti, que son enveloppe bienfaisante était tombée. Et l’effroi s’incrusta alors dans la partie inférieure de sa poitrine, juste au milieu, et l’oppressa.
Et des pensées diverses – diverses – diverses se mirent à se presser et à se dérouler dans la tête de Roussanov, dans la chambre et au-delà, dans toute l’immense obscurité.
Des pensées ? Non, il avait peur, tout simplement. Il avait tout simplement peur. Il avait peur que le lendemain matin, Roditchev ne franchisse le barrage des infirmières et des filles de salle, ne se précipite jusqu’à lui et ne commence à le battre. Ce n’était pas la justice, ce n’était pas le jugement de l’opinion publique, ni la honte que craignait Roussanov, c’était simplement qu’on le batte. On ne l’avait battu qu’une fois dans sa vie, à l’école, en quatrième, sa dernière année : ils avaient attendu le soir à la sortie, ils étaient venus le « cueillir » ; personne n’avait de couteau, mais il avait toute sa vie gardé cette sensation terrible – des poings osseux, cruels, qui arrivent sur vous de tous les côtés.
De même qu’un jeune homme mort reste pour nous pendant de longues années tel que nous l’avons vu pour la dernière fois (alors que vivant, il serait déjà devenu un vieillard), ainsi Roditchev, qui au bout de dix-huit ans aurait dû revenir invalide, peut-être sourd, peut-être tout tordu, — était imaginé par Roussanov sous l’aspect du gaillard bronzé qu’il avait vu avec ses poids et ses haltères, sur leur long balcon commun, le dimanche qui avait précédé l’arrestation. Roussanov et Capitoline avaient déjà écrit leur rapport contre lui, ils l’avaient déjà porté et remis, et Roditchev, torse nu, l’avait appelé.
— Paul ! Viens ici ! Tâte un peu ces biceps ! Mais n’aie pas peur, appuie ! Tu as compris maintenant ce que c’est qu’un ingénieur de la nouvelle école ? Nous ne sommes pas des rachitiques, des Edouard Khristoforovitch, nous sommes des hommes harmonieux. Quant à toi, tu t’étioles, tu te dessèches derrière ta porte capitonnée. Viens à l’usine avec nous, je te trouverai du travail à l’atelier, hein ? tu ne veux pas ?... Ha – ha !
Il éclata de rire et s’en fut se laver, en chantonnant : « Nous sommes les forgerons et notre cœur est jeune. »
C’est ce gaillard que Roussanov imaginait maintenant en train de faire irruption dans la salle, les poings levés. Et il ne pouvait pas décrocher de lui cette image fallacieuse.
Roditchev et lui avaient jadis été amis, dans la même cellule du Komsomol ; ils avaient reçu conjointement cet appartement de leur usine. Puis Roditchev s’était dirigé vers l’Université ouvrière et l’Institut, tandis que Roussanov se dirigeait vers le syndicalisme et le « service des fichiers ».
C’était leurs femmes qui avaient commencé par ne plus s’entendre ; eux avaient suivi. Roditchev parlait souvent à Roussanov sur un ton vexatoire. De plus, les Roussanov avaient commencé à manquer de place – deux enfants, une seule pièce. En somme, il y avait eu un concours de circonstances ; bien sûr, ils s’étaient énervés, et Paul Nikolaïevitch avait fourni contre lui les renseignements suivants : dans une conversation particulière avec lui, Roditchev avait montré qu’il approuvait l’activité du Parti industriel démantelé{10} et s’était proposé de rassembler autour de lui, à l’usine, un groupe de saboteurs.
Seulement, Roussanov avait instamment demandé que son nom ne figurât nulle part au dossier et qu’il n’y eût pas de confrontation : la peur l’étreignait à l’idée d’une telle rencontre. Mais le juge d’instruction lui avait garanti que la loi n’exigeait pas qu’on dévoile son nom et qu’une confrontation n’était pas nécessaire on se contenterait des aveux de l’accusé. On pouvait même ne pas joindre au dossier la déclaration de Roussanov qui avait lancé l’affaire, si bien que l’accusé, en signant l’article 206, ne rencontrerait nulle part le nom de son voisin d’appartement.
Ainsi, tout aurait pu se passer le mieux du monde s’il n’y avait pas eu Gouzoun, qui était dans leur usine le secrétaire du comité du Parti. On lui annonça d’en haut que Roditchev était un ennemi du peuple et qu’il devait être exclu du Parti par sa cellule de base. Mais Gouzoun refusa et se mit à tempêter, disant que Roditchev était un garçon de confiance et qu’il exigeait des données précises. Il avait tempêté pour son malheur : deux jours plus tard, pendant la nuit, il fut arrêté et le lendemain matin, Roditchev et Gouzoun furent tous les deux exclus sans encombre, en tant que membres de la même organisation secrète contre-révolutionnaire.
Mais l’idée qui venait de traverser Roussanov comme un poignard, c’est que durant les deux jours qu’on avait essayé de faire céder Gouzoun, on avait bien été obligé de lui dire que les renseignements venaient de Roussanov. Par conséquent, lorsque là-bas il avait rencontré Roditchev (et comme ils y étaient partis pour la même affaire, ils avaient pu s’y rencontrer), Gouzoun avait dû tout lui dire – et c’est pourquoi Roussanov appréhendait tellement cc fatal retour, cette résurrection des morts qu’il n’eût jamais imaginée.
A vrai dire, la femme de Roditchev, elle aussi, avait pu deviner, mais était-elle vivante ? Capitoline avait prévu les choses comme ça : sitôt Roditchev arrêté, mettre immédiatement la Catherine dehors et s’emparer de tout l’appartement, le balcon lui aussi serait à eux en entier. (Qu’une pièce de dix-huit mètres carrés et un appartement sans le gaz aient pu avoir une telle importance, prête de nos jours à sourire !) L’opération était déjà toute montée, on était venu expulser la Catherine, mais celle-ci, qui avait plus d’un tour dans son sac, avait déclaré qu’elle était enceinte. On avait exigé une vérification, elle avait présenté un certificat. Eh oui ! Comme elle l’avait prévu, la loi interdit d’expulser une femme enceinte. Et ce n’est que l’hiver suivant qu’on y était parvenu – pendant de longs mois il avait fallu la supporter et vivre côte à côte avec elle – pendant qu’elle était grosse, jusqu’à son accouchement, et même jusqu’à la fin de sa période de repos légal. A vrai dire, à ce moment-là, Capitoline ne lui laissait plus ouvrir la bouche dans la cuisine, et Aviette, qui avait déjà plus de quatre ans, se moquait d’elle de façon très amusante et crachait dans ses casseroles.
La peur ? En ce moment, couché sur le dos, dans l’obscurité de la salle qui soufflotait et ronflotait (il ne passait au travers de la vitre dépolie de la porte qu’un léger reflet de la lampe posée sur la table de l’infirmière dans le vestibule), Roussanov essayait, de son esprit clair d’insomniaque, de débrouiller pourquoi les ombres de Roditchev et de Gouzoun l’avaient à ce point bouleversé et s’il serait pareillement effrayé du retour des autres personnes dont il avait également contribué à établir la culpabilité : cet Edouard Khristoforovitch, mentionné en passant par Roditchev, un ingénieur d’éducation bourgeoise qui avait devant des ouvriers traité Paul Nikolaïevitch d’imbécile et d’arriviste (il avait par la suite avoué qu’il rêvait de restaurer le capitalisme) ; cette sténographe coupable d’avoir déformé le discours d’un chef important, protecteur de Paul Nikolaïevitch (or, il n’avait pas du tout dit les choses de cette façon) ; ce comptable difficile à manier (un fils de prêtre, qui plus est – on l’avait entortillé en une minute) ; les Eltchanski, mari et femme... et tant d’autres !...
Aucun d’eux n’avait fait peur à Paul Nikolaïevitch il avait de plus en plus hardiment et ouvertement aidé à étayer les accusations, il était même allé deux fois à des confrontations, il y avait élevé la voix, il les avait démasqués. C’est qu’on n’estimait pas du tout à l’époque qu’il y avait là quelque chose dont on dût avoir honte. En cette belle et honnête époque en 37, en 38, on sentait se purifier l’atmosphère publique, on commençait à respirer si bien ! Tous les menteurs, tous les calomniateurs, les amateurs trop hardis d’autocritique, les intellectuaillons trop retors, tous avaient disparu, cachés, blottis, et les personnes de principe, fermes, dévouées, les amis de Roussanov et Roussanov lui-même, marchaient la tête haute et digne.
Et voici que maintenant commençait une nouvelle époque, trouble et malsaine, où il fallait rougir au souvenir de ses plus beaux actes de civisme ! Ou même craindre pour soi ?
Craindre ! Quelle sottise ! Roussanov revit toute sa vie et ne put s’accuser de couardise. Il n’avait jamais eu à craindre. Peut-être n’était-il pas particulièrement brave, mais il ne put se rappeler aucun cas où il se fût conduit comme un poltron. Il n’y avait pas de raison de supposer qu’il aurait eu peur au front – on ne l’y avait pas envoyé à cause de sa précieuse expérience. On ne pouvait affirmer qu’il aurait perdu la tête sous un bombardement ou dans un incendie – mais, de K. ils étaient partis avant les bombardements et il n’avait jamais été pris dans un incendie. Il n’avait jamais non plus redouté la justice ni la loi parce qu’il ne violait jamais la loi et que la justice l’avait toujours protégé et soutenu. Il ne craignait pas d’être mis en accusation par l’opinion publique parce que l’opinion avait toujours été pour lui. Dans le journal de la province il n’aurait jamais pu paraître aucun entrefilet infamant pour Paul Nikolaïevitch parce que Côme Foteïevitch ou Nil Prokofievitch ne l’auraient pas laissé passer. Quant aux journaux centraux, ils ne s’abaisseraient pas jusqu’à lui. Si bien qu’il n’avait jamais non plus craint la presse.
En traversant la mer Noire sur un bateau, il n’avait pas eu peur des gouffres marins. Et s’il craignait le vertige, nul n’aurait pu le dire, étant donné qu’il n’était pas assez tête en l’air pour aller grimper sur des montagnes ou des rochers et que son genre de travail ne l’avait jamais amené à construire des ponts.
Le genre de travail de Roussanov, depuis déjà de nombreuses années, presque vingt ans, c’était le « questionnaire ». Sa fonction portait des noms différents dans les divers établissements et institutions, mais c’était bien toujours la même. Seuls les ignares et les profanes ne savent pas quel délicat travail de précision c’est, combien il exige de talent. C’est une poésie que n’ont pas encore découverte les poètes. Chaque homme durant sa vie remplit un assez grand nombre de questionnaires, et dans chaque questionnaire, il y a un certain nombre de questions. La réponse d’un homme à l’une de ces questions, c’est déjà un fil à jamais tendu entre cet homme et le fichier local des questionnaires. De chaque homme partent ainsi des centaines de fils et là où ils se réunissent, ils sont des millions, et si tous ces fils devenaient visibles, nous verrions le ciel couvert d’une toile d’araignée, et s’ils devenaient matériellement élastiques, les autobus, les tramways et les gens eux-mêmes perdraient la possibilité de se mouvoir et le vent ne pourrait plus pousser le long des rues les morceaux de papier de journal et les feuilles automnales. Mais ils sont invisibles et immatériels, et pourtant ils sont perpétuellement ressentis par l’homme. C’est que le questionnaire pur comme le cristal – comme la vérité absolue, comme l’idéal – est quasi impossible. Au compte de tout homme vivant, on peut toujours porter quelque chose de négatif ou de suspect ; tout homme a quelque chose à se reprocher ou quelque chose à cacher, si on y regarde d’un peu près.
De la sensation perpétuelle de ces fils invisibles naît tout naturellement chez les hommes le respect de ceux qui gèrent le service si compliqué des questionnaires. Et l’autorité de ces personnages.
Pour user encore d’une comparaison, musicale cette fois, Roussanov, grâce à sa situation spéciale, possédait comme un jeu de planchettes de xylophone et il pouvait, à son choix, à son gré, parce qu’il le jugeait nécessaire, frapper telle ou telle planchette. Quoiqu’elles fussent toutes de bois, chacune rendait un son différent.
Certaines d’entre elles (certains de ses procédés) agissaient de façon délicate et subtile. Par exemple, s’il voulait donner à entendre à quelque « camarade » qu’il n’était pas satisfait de lui, ou simplement le mettre en garde, le remettre un peu à sa place, Roussanov avait plusieurs manières de le saluer.
Quand cet homme le saluait (bien sûr, le premier), Paul Nikolaïevitch pouvait répondre promptement, mais sans sourire ; il pouvait aussi, en relevant un sourcil d’un côté (il s’était exercé devant sa glace dans son cabinet de travail), retarder un tout petit peu sa réponse – comme s’il se demandait s’il fallait vraiment saluer cet homme, s’il en était digne – et, après cela, le saluer (de nouveau, soit en tournant complètement. la tête, soit en ne la tournant qu’à demi, soit sans la tourner du tout). Cette petite hésitation, cependant, faisait toujours son effet. Dans la tête du travailleur qui était salué avec cette hésitation ou cette froideur commençait la recherche active des péchés dont il avait pu se rendre coupable. Et, ayant semé le doute, cette hésitation le retenait, peut-être, d’accomplir quelque action mauvaise qu’il était sur le point de commettre et dont Paul Nikolaïevitch n’aurait eu connaissance que trop tard.
Un procédé plus énergique consistait, quand il rencontrait quelqu’un (à moins qu’il ne lui téléphonât, ou même qu’il ne le convoquât spécialement), à lui dire : « Veuillez passer chez moi demain à dix heures du matin. » — « Et maintenant, je ne peux pas ? » — demandait l’autre à coup sûr parce qu’il voulait au plus vite tirer au clair les raisons de cette convocation et épuiser l’entretien. « Non, tout de suite, ce n’est pas possible », répliquait Roussanov d’une voix douce, mais péremptoire. Il ne disait pas qu’il avait autre chose à faire ou qu’il allait à une conférence ; non, pour rien au monde, il n’aurait donné une raison claire et simple qui eût rassuré l’autre (tout était là) ; il prononçait son « Tout de suite, ce n’est pas possible » de façon à y mettre toute sorte de raisons sérieuses – dont certaines ne présageaient rien de bon. « Et c’est à quel sujet ? » — pouvait s’enhardir à demander le travailleur, à moins qu’il ne pose tout bonnement la question à cause de son inexpérience extrême. — « Vous le saurez demain. » — répondait Paul Nikolaïevitch d’une voix de velours éludant ainsi cette question dépourvue de tact. Mais jusqu’au lendemain, dix heures, que de temps ! Que d’événements ! Le travailleur devait encore terminer sa journée, revenir chez lui, parler avec sa famille, peut-être même aller au cinéma ou à une réunion de parents d’élèves, et dormir (certains s’endormaient, d’autres non), et puis, le lendemain matin, s’étrangler en prenant son petit déjeuner – sans cesser un seul instant d’être rongé et taraudé par cette question : « Mais pourquoi me convoque-t-il ? » Durant ces longues heures, le travailleur avait le temps de se repentir de bien des choses, de se trouver bien des sujets d’appréhension – et de prendre la résolution de ne plus chercher noise à ses chefs dans les réunions... Il arrivait – et, parfois, il n’y avait rien qu’une date de naissance ou un numéro de diplôme à vérifier.
Ainsi, les moyens employés s’échelonnaient comme les planchettes de bois d’un xylophone se rangent selon leur sonorité, le plus sec et le plus rude étant : « Serge Sergueïevitch (c’était le directeur de toute l’entreprise, le maître de l’endroit) vous prie pour tel jour de remplir la fiche que voici. » Et le travailleur se voyait tendre un questionnaire – non point un simple questionnaire, mais, de tous les questionnaires et de tous les formulaires conservés dans le coffre de Roussanov, le plus complet et le plus déplaisant – tenez, par exemple, celui qu’on fait remplir à ceux qu’on veut admettre au secret. Il n’était peut-être pas question d’admettre ce travailleur au secret, peut-être même Serge Sergueïevitch n’avait-il pas entendu parler de cela, mais qui donc irait vérifier, quand tout le monde craignait Serge Sergueïevitch comme le feu ? Le travailleur prenait le questionnaire en faisant bonne figure, mais en fait, s’il avait jamais caché quelque chose au centre des enquêtes – il était déjà tout dévoré d’inquiétude. Parce que dans ce questionnaire il était impossible de rien cacher. C’était un excellent questionnaire. Le meilleur des questionnaires.
C’est au moyen de ce questionnaire que Roussanov avait réussi à obtenir le divorce d’un certain nombre de femmes dont les maris se trouvaient internés au titre de l’article 58. Ces femmes avaient eu beau brouiller les pistes, envoyer des colis sous un autre nom, d’une autre ville, ou ne pas en envoyer du tout – dans ce questionnaire, la grille des questions était si serrée qu’il était impossible de mentir plus longtemps. Un seul moyen de s’en sortir : le divorce définitif devant la loi. D’ailleurs la procédure en était facilitée : le tribunal ne demandait pas aux internés leur consentement au divorce et ne les prévenait pas de sa proclamation. Pour Roussanov, une seule chose importait : que le divorce ait lieu, que la femme qui n’était pas encore perdue ne soit pas entraînée par les sales pattes d’un criminel hors du sentier de la vertu civique. Les questionnaires n’allaient nulle part. Et s’ils étaient parfois montrés à Serge Sergueïevitch, ce n’était qu’en guise de divertissement.
La poésie de ce travail était toute dans la sensation de tenir un homme à sa merci sans avoir encore, en fait, exercé de pression sur lui.
Isolée, énigmatique, à demi infernale, la position de Roussanov dans l’organigramme de la production lui donnait une connaissance profonde des véritables processus de la vie et il en était satisfait. La vie que tout le monde voyait (production, conférences, gazette de l’entreprise, déclarations du comité syndical à la garde stakhanoviste, paye, cantine, club), cette vie n’était pas la vraie, elle ne paraissait telle qu’aux non-initiés. La ligne véritable de la vie était fixée sans cri, calmement, dans des cabinets silencieux, par deux ou trois personnes qui se comprenaient ou par un coup de téléphone à la sonnerie caressante. La vraie vie sourdait encore des documents secrets au fond de la serviette de Roussanov et de ses collaborateurs. Elle pouvait longtemps filer son homme, en silence, et ne se dévoiler soudain à lui que pour un instant : elle sortait alors sa gueule de dragon de l’empire souterrain et lui arrachait la tête ou lui crachait son feu, pour disparaître ensuite on ne sait où. En surface, rien n’avait changé : le club, la cantine, la paye, la gazette de l’entreprise, la production ; il manquait seulement parmi les stakhanovistes quelqu’un qui était licencié, renvoyé, exclu.
L’installation des lieux où travaillait Roussanov était conforme à son genre de travail poético-politique. Il avait toujours été dans une pièce isolée dont la porte, d’abord recouverte de cuir avec des clous brillants de tapissier, avait ensuite été, à mesure que la société s’enrichissait, munie d’une sorte de caisson protecteur, d’un sombre tambour. Ce tambour semble une invention bien simple, un truc sans malice : il n’a pas plus d’un mètre de profondeur, le visiteur n’y hésite qu’une seconde ou deux, en refermant la première porte derrière lui et avant d’ouvrir la seconde. Mais ces secondes avant la conversation décisive suffisent à provoquer en lui comme un court-circuit : il manque de lumière, il manque d’air et il sent toute son insignifiance devant celui chez qui il va entrer. Et s’il a jamais eu de l’audace, de l’indépendance, — eh bien, ici, dans le tambour, il leur dit adieu.
Naturellement, il ne s’introduisait jamais chez Paul Nikolaïevitch plusieurs personnes d’un coup ; elles ne pouvaient pénétrer qu’une par une, à condition d’avoir été convoquées ou d’avoir reçu par téléphone l’autorisation de venir.
Cette installation des lieux de travail et ce rite d’introduction des visiteurs aidaient beaucoup la section de Roussanov à remplir ses obligations de façon régulière et raisonnable. Sans son tambour de protection, Paul Nikolaïevitch aurait souffert.
Bien sûr, étant donné la corrélation dialectique de tous les éléments de la réalité, la façon d’être de Paul Nikolaïevitch à son travail ne pouvait rester sans effet sur sa façon de vivre en général. Progressivement, au cours des ans, il s’était développé en lui et en Capitoline Matveïevna une hostilité pour le grouillement, la promiscuité, la foule. Ils avaient commencé d’éprouver du dégoût pour les tramways, les trolleybus, les autobus, parce qu’on vous y poussait toujours, qu’on pouvait vous y insulter, qu’il y grimpait des ouvriers des chantiers de construction ou d’ailleurs, avec des combinaisons sales, et qu’ils pouvaient frotter leur mazout ou leur chaux contre vos vêtements. Et puis, il s’y était instauré une manière anarchiste et répugnante de se taper sur l’épaule pour faire passer l’argent ou la monnaie d’un billet, et il fallait accepter de rendre service et de « faire passer » sans arrêt.
Quant à aller à pied au travers de la ville, c’était trop loin, le moyen était trop simple et il ne correspondait pas à leur situation, et avec les piétons il était d’autant plus facile d’avoir des mauvaises surprises.
Ainsi les Roussanov en étaient-ils progressivement venus à l’automobile – voiture de fonction, taxi, puis voiture personnelle. En chemin de fer, inutile de dire que non seulement les wagons ordinaires, mais aussi les wagons à places réservées leur étaient devenus insupportables : on s’y entassait en grosses cottes piquées et avec des seaux, et avec des sacs. C’est pourquoi les Roussanov ne voyageaient plus qu’en wagons compartimentés ou en wagons rembourrés. Bien sûr, dans les hôtels, Roussanov se faisait toujours réserver sa chambre pour ne pas se retrouver sur une couchette dans une salle commune. Bien sûr, les Roussanov n’allaient pas dans n’importe quelle maison de repos, ils n’allaient que dans celles où la personne est respectée, où on lui crée des « conditions », où la plage et les allées sont interdites d’accès au public. Et lorsque les médecins avaient prescrit à Capitoline Matveïevna de faire davantage de marche, elle n’avait pu trouver pour le faire aucun autre endroit qu’une maison de repos de ce genre où elle était avec des égaux. Tout en conservant l’âme russe, tout en aimant (en principe) les fêtes populaires, les Roussanov s’étaient mis à préférer les festivités plus propres et moins dangereuses des cadres.
Les Roussanov aimaient le peuple, leur grand peuple. Et ils servaient ce peuple, et ils étaient prêts à donner leur vie pour le peuple.
Mais d’année en année, ils devenaient de moins en moins capables de supporter... la population. Cette population rétive, constamment prête à s’esquiver ou à se buter, et qui exigeait toujours quelque chose.
C’est ainsi qu’ils se gardaient des gens mal vêtus, effrontés, parfois éméchés, qu’on peut rencontrer dans les trains électriques, près des kiosques à boisson, aux stations d’autobus et dans les gares. L’homme mal vêtu est un homme dangereux, parce qu’il sent mal sa responsabilité et qu’il n’a vraisemblablement pas grand- chose à perdre (sans quoi il serait bien habillé). Bien sûr, la milice et la loi défendaient Roussanov contre l’homme mal vêtu, mais cette défense arriverait fatalement avec du retard, elle arriverait pour punir le vaurien, après. Paul Nikolaïevitch, nez à nez avec lui, serait en fait sans défense, et ni sa situation, ni ses mérites ne lui seraient d’aucun secours ; l’autre pourrait l’outrager sans raison, l’injurier grassement, et le frapper du poing au visage, comme ça, pour rien, et abîmer son costume, et même l’en dépouiller de force.
C’est ainsi que Roussanov, qui n’avait peur de rien, éprouvait une crainte parfaitement normale et justifiée devant les dérèglements des gens à moitié saouls et, plus précisément, devant l’éventualité d’un direct au visage.
C’était la raison de son émotion à l’annonce du retour de Roditchev : Roussanov imaginait que Roditchev n’aurait rien de plus pressé que de lui flanquer son poing sur la figure. A moins que Gouzoun et lui n’aient décidé d’agir légalement : légalement, ils n’arriveraient sans doute jamais jusqu’à lui, ils ne pouvaient faire valoir aucun grief, ils ne le devaient pas. Mais s’ils étaient restés costauds, et si, pour parler vulgairement, ils voulaient lui casser la gueule ?
Voilà la peur que Paul Nikolaïevitch devait surmonter, éteindre en lui, en homme conscient et résolu, en homme nouveau qu’il était.
Et puis, tout cela était avant tout le fruit de son imagination. Il n’y avait peut-être encore aucun Roditchev (Dieu veuille qu’il ne revienne pas !).
Tous ces racontars sur les retours pouvaient bien n’être que des légendes parce que Paul Nikolaïevitch, qui participait aux événements importants, qui y touchait de près, n’avait pas jusque-là décelé de signes qui eussent présagé un caractère nouveau de la vie.
Et même si Roditchev était effectivement rentré, il était à K. et il n’était pas ici. Et il avait autre chose à faire qu’à chercher Roussanov ; il devait faire bien attention de ne pas se faire à nouveau expulser de K. Si bien que le premier effroi involontaire de Paul Nikolaïevitch était injustifié.
Et même s’il commençait à le rechercher, il ne trouverait pas tout de suite le fil qui le conduirait jusqu’ici. Et pour arriver ici, le train mettrait trois jours et trois nuits et traverserait huit provinces. Et quand même il arriverait ici, il se présenterait à son domicile, et non à l’hôpital. Or, justement, à l’hôpital, Paul Nikolaïevitch était à l’abri de tout danger.
De tout danger !... C’était comique... Avoir cette tumeur – et être à l’abri de tout danger... Mieux valait la mort que la crainte de tous ces retours. Quelle folie ! Les faire revenir ! A quoi bon ? Ils s’étaient habitués, ils s’étaient résignés... A quoi bon les laisser revenir, troubler la vie des gens ?...
Il semblait tout de même que Paul Nikolaïevitch était maintenant épuisé et qu’il était prêt à s’endormir. Il devait essayer de dormir.
Mais il avait besoin de sortir, l’opération la plus désagréable à exécuter dans cette clinique.
En se tournant précautionneusement, en se mouvant précautionneusement – la tumeur était là dans son cou comme un poing de fer qui l’écrasait – il se sortit du lit tanguant, il mit son pyjama, ses pantoufles, ses lunettes, et partit en traînant un peu les pieds.
Au bureau veillait la brune et sévère Marie ; elle entendit le léger bruit qu’il faisait et se retourna.
Auprès de l’escalier, un nouveau, un Grec au grand toupet, souffrait et gémissait dans un lit. Il ne pouvait pas rester allongé, il était assis, et de ses yeux effrayés d’insomniaque, il accompagna Paul Nikolaïevitch.
Sur le palier intermédiaire, il y avait quelqu’un de tout petit, encore peigné, tout jaune tout jaune, qui était à demi assis, à demi couché sur deux oreillers placés sous lui et qui respirait avec un ballon d’oxygène. Sur sa table de nuit, il y avait des oranges, des gâteaux secs, du rahat-lokoum, du kéfir, mais tout cela lui était indifférent : le simple air pur immatériel n’entrait pas dans ses poumons en quantité suffisante.
Dans le corridor du bas, il y avait encore des lits avec des malades. Certains dormaient. Une vieille à l’air oriental, échevelée, se débattait de souffrance sur son oreiller.
Il passa encore une petite pièce où sur le même divan court et malpropre, on faisait indifféremment allonger tout le monde pour les lavements.
Enfin, après avoir gonflé ses poumons d’air, en essayant de le garder le plus longtemps possible. Paul Nikolaïevitch entra dans les waters. Dans ces waters, sans cabines et même sans sièges, il se sentait tout spécialement privé de ses défenses et ramené à l’état de poussière. Les filles de salle les nettoyaient plusieurs Lois par jour, mais ne suffisaient pas à la tâche et il y avait toujours des traces fraîches de vomissures, de sang et de saleté. Car ceux qui se servaient de ces waters étaient des sauvages qui n’avaient pas l’habitude des commodités, et des malades à toute extrémité. Il aurait fallu parvenir jusqu’au médecin-chef et obtenir de lui la permission d’utiliser les toilettes des médecins.
Mais Paul Nikolaïevitch s’était formulé cette idée pratique sans grande énergie.
Il repassa devant la cabine aux lavements, devant la Kazakhe échevelée, devant ceux qui dormaient dans le corridor.
Devant le condamné au ballon d’oxygène.
En haut le Grec lui chuchota dans un râle effrayant :
— Dis, mon vieux ! Ici, on guérit tout le monde ? Ou bien il y en a aussi qui meurent ?
Roussanov lui jeta un regard sauvage et il eut alors la sensation cuisante qu’il ne pouvait plus tourner la tête sans tourner le torse tout entier, comme Ephrem. Cette excroissance affreuse à son cou appuyait en haut sur sa mâchoire et en bas sur sa clavicule.
Il se hâta de regagner son lit.
A quoi pensait-il encore ?... Qui craignait-il encore ? En qui avait-il espoir ?...
Là, entre sa mâchoire et sa clavicule, il y avait son destin.
Son tribunal
Et devant ce tribunal, il n’avait plus ni relations, ni mérites, ni défense.