CHAPITRE V

INQUIETUDE DES MEDECINS

Quand notre âme est oppressée, comment cela s’appelle-t-il, du désarroi ? De l’accablement ? Une brume invisible, mais dense et lourde, pénètre en nous, nous envahit tout entier, et nous étreint, quelque part au milieu de notre poitrine. Et nous sentons en nous cet étau trouble, et il nous faut un certain temps pour comprendre ce qui nous oppresse si vivement.

Vera Kornilievna ressentait tout cela tandis qu’elle achevait la visite puis descendait l’escalier avec le docteur Dontsova. Elle était très mal à l’aise.

Dans ces cas-là, ce qui aide, c’est de rentrer en soi- même et d’essayer d’y voir clair ; puis, on dresse un écran.

Mais elle n’y voyait même pas très clair encore. Non, voici ce qu’il y avait : elle avait peur pour Lioudmila Afanassievna, pour « maman », comme ses collègues internes et elles l’appelaient entre elles. Ce nom répondait aussi bien à son âge (elle avait près de cinquante ans, et ses internes, la trentaine) qu’à cette ardeur toute particulière qu’elle mettait à les instruire, pendant le travail : elle était elle-même zélée jusqu’à l’acharnement et elle voulait que ses trois « filles » fussent gagnées par le même zèle et le même acharnement ; elle était l’une des dernières qui eussent une expérience égale de la radioscopie et de la radiothérapie et malgré la tendance de l’époque au morcellement des connaissances, elle faisait tout pour que ses internes fussent instruites de l’une comme de l’autre. Il n’y avait pas de secret qu’elle gardât pour elle, qu’elle ne partageât point. Et lorsque le docteur Gangart faisait preuve d’une plus grande rapidité, d’une plus grande acuité de jugement qu’elle-même, « maman » se réjouissait purement et simplement. Vera travaillait avec elle depuis huit ans, depuis sa sortie de l’institut, et toute la force qu’elle sentait aujourd’hui en elle, cette force qui lui permettait d’arracher au piège de la mort des êtres qui la suppliaient, toute cette force lui venait de Lioudmila Afanassievna.

Ce Roussanov pouvait faire à « maman » les pires ennuis. Il est plus facile de couper les têtes que de les recoller.

Et s’il n’y avait eu que Roussanov ! Mais il y en avait bien d’autres, tous ceux dont le cœur était aigri ; on sait bien que toute calomnie, une fois lancée, se répand comme la poudre. Ce n’est pas une trace sur l’eau, c’est un sillon dans la mémoire. On peut ensuite aplanir ce sillon, le combler avec du sable, mais il suffit qu’un jour quelqu’un crie, tout simplement peut-être parce qu’il a trop bu : « Sus aux médecins ! » ou bien « Sus aux ingénieurs ! », et chacun brandit son gourdin.

Du noir nuage de soupçon accumulé au-dessus des blouses blanches, il ne restait plus ici et là que des lambeaux qui s’en allaient. Tout récemment, un chauffeur du Guépéou avait été hospitalisé ici pour une tumeur à l’estomac. C’était un « chirurgical » et Vera Kornilievna n’avait rien à voir avec lui ; mais une nuit, elle avait été de garde, et c’était elle qui avait fait la visite du soir. Cet homme s’était plaint de mal dormir. Elle lui avait prescrit du bromural ; là-dessus, l’infirmière lui avait dit que les comprimés étaient minuscules, et elle avait répondu : « Donnez-lui en deux ! ». Le malade les avait pris et Vera Kornilievna n’avait même pas remarqué le regard qu’il lui avait lancé. L’affaire en serait restée là si l’une des laborantines de service, voisine du chauffeur dans l’appartement communal où ils habitaient, n’était venue lui rendre visite dans sa chambre d’hôpital. Elle avait ensuite couru chez Vera Kornilievna, toute retournée : le chauffeur n’avait pas pris les comprimés (pourquoi deux d’un coup ?), il n’avait pas dormi de la nuit, et il venait de la questionner : « Pourquoi s’appelle-t-elle Gangart ? — lui avait-il dit  – parle-moi un peu d’elle en détail. Elle a voulu m’empoisonner. Il faut que nous nous occupions d’elle. »

Et pendant plusieurs semaines, Vera Kornilievna avait attendu qu’on vînt s’occuper d’elle. Et pourtant toutes ces semaines, elle avait dû, sans la moindre défaillance, sans la moindre erreur, et même avec enthousiasme, établir des diagnostics, évaluer de manière irréprochable les doses de rayons nécessaires à chaque traitement, encourager du regard et réconforter par son sourire les malades tombés dans le cercle infernal du cancer, et surprendre dans chaque regard la même question : « Tu n’es pas une empoisonneuse, au moins ? »

Et puis il y avait eu autre chose encore de pénible pendant la visite d’aujourd’hui : Kostoglotov, l’un de ceux parmi les malades dont l’état était le plus satisfaisant et pour lequel Vera Kornilievna, sans bien savoir pourquoi, éprouvait une réelle sympathie, ce même Kostoglotov avait ouvertement pris à partie « maman » et la soupçonnait visiblement de se servir de lui pour quelque obscure expérimentation.

La visite avait tout aussi péniblement impressionné le docteur Dontsova et des souvenirs lui revenaient à elle aussi, tandis qu’elle quittait ses malades ; cet incident désagréable, par exemple, qui l’avait opposée à Pauline Zavodtchikova, une vraie mégère. Ce n’était pas elle la malade, mais son fils, et elle venait coucher avec lui à l’hôpital. On avait enlevé au garçon une tumeur interne, et dès qu’elle avait aperçu le chirurgien dans le couloir, elle avait sauté sur lui pour lui réclamer un petit bout de la tumeur de son fils. Son idée était la suivante : elle voulait porter ce petit bout dans un autre hôpital, faire faire un autre diagnostic et au cas où ce deuxième diagnostic n’aurait pas coïncidé avec celui du docteur Dontsova, faire poursuivre celle- ci en justice et se venger.

Et chacune des deux doctoresses aurait pu citer bien d’autres cas semblables.

Maintenant que la visite était finie, elles avaient à se dire l’une à l’autre ce qu’elles n’avaient pu dire en présence des malades, puis il leur faudrait prendre quelques décisions.

On manquait de locaux dans le pavillon 13 et les docteurs radiologistes n’avaient point de bureau à elles. Elles ne pouvaient se réunir ni dans la salle de la bombe au cobalt, ni dans celle où se trouvaient les appareils de radiothérapie pénétrante fonctionnant sur cent vingt mille et deux cent mille volts. Il y aurait eu de la place dans la salle de radioscopie réservée aux diagnostics, mais il y faisait toujours sombre. Aussi avaient-elles installé la table où elles réglaient les affaires courantes et remplissaient les dossiers de maladie dans le cabinet de soins où se trouvaient les appareils de radiothérapie superficielle, comme si elles n’en avaient pas encore assez, après toutes ces années de leur travail de radiologues, de l’atmosphère écœurante des salles d’appareils, avec leur odeur et leur tiédeur particulières.

Elles entrèrent et s’assirent côte à côte à leur grande table dépourvue de tiroirs et grossièrement taillée. Vera Kornilievna commença par tirer les fiches des malades, hommes et femmes, mettant d’un côté ceux dont elle s’occuperait elle-même et de l’autre ceux dont il leur fallait décider ensemble. Lioudmila Afanassievna regardait tristement devant elle ; sa lèvre inférieure avançait imperceptiblement et de son crayon, elle tapotait distraitement la table.

Vera Kornilievna lui lançait des regards pleins de sympathie, mais elle hésitait à parler de Roussanov, de Kostoglotov et du sort général des médecins ; à quoi bon en effet répéter ce que chacune d’elles avait fort bien compris ; et puis, elle pouvait, en parlant, manquer de délicatesse, ou de doigté, et blesser au lieu de consoler.

Ce fut Lioudmila Afanassievna qui parla la première :

— Qu’il est enrageant d’être aussi impuissant, n’est- ce pas ? (Cela pouvait s’appliquer à beaucoup de malades vus aujourd’hui.) Tapotant toujours la table de la pointe de son crayon, elle poursuivit :

— Pourtant nous savons que nous n’avons commis aucune erreur (Ceci pouvait s’appliquer à Azovkine, à Moursalimov)... Il a pu nous arriver de tâtonner dans notre diagnostic, mais notre traitement a toujours été correct. Et nous ne pouvions pas administrer des doses moindres de rayons. Mais ce tonneau nous a perdues !

Sigbatov ! Elle pensait à Sigbatov ! Il y a vraiment des maladies ingrates pour lesquelles on dépense trois fois plus d’ingéniosité qu’à l’ordinaire, et on est, finalement, impuissant à sauver le malade. Lorsqu’on avait amené Sigbatov la première fois sur sa civière, le cliché radiographique avait montré une fracture complète de presque tout le sacrum. Les tâtonnements résidaient en ceci que tous avaient d’abord diagnostiqué un sarcome osseux, même le professeur appelé en consultation, et qu’ensuite seulement, petit à petit, on avait conclu que c’était une tumeur à cellules géantes, quand dans l’os apparaît du liquide et que tout l’os se transforme en une sorte de gelée. Toutefois, le traitement était le même dans les deux cas.

Un sacrum, cela ne s’enlève pas, cela ne se scie pas : c’est la pierre angulaire sur laquelle tout repose. Il restait les rayons, et tout de suite à forte dose, car les faibles doses étaient impuissantes. Et Sigbatov avait guéri ! Son sacrum s’était raffermi ! Il avait guéri, mais par suite des doses massives de rayons qu’on lui avait administrées, tous les tissus environnants étaient devenus ultra-sensibles et favorables à la formation de nouvelles tumeurs malignes. Et lorsqu’il avait reçu ce tonneau sur le dos, aussitôt, un ulcère trophique était apparu. Et maintenant que son sang et ses tissus refusaient les rayons, voilà qu’une nouvelle tumeur ravageait son organisme et il n’y avait aucun moyen de l’enrayer, on ne pouvait que retarder ses effets.

Pour le médecin, c’était l’aveu de son impuissance, de l’imperfection de ses méthodes ; mais pour le cœur du médecin, c’était la pitié, la pitié la plus banale : voilà un Tatar nommé Sigbatov, si doux, si gentil, si triste, tellement capable de gratitude, et tout ce qu’on pouvait faire pour lui, c’était prolonger ses souffrances...

Ce matin, Nizamoutdine Bakhramovitch avait convoqué le docteur Dontsova à ce propos, justement : il voulait qu’on accélérât la rotation des malades et, pour cela, que dans tous les cas incertains où une amélioration décisive ne pouvait être garantie, ceux-ci fussent invités à rentrer chez eux. Le docteur Dontsova était d’accord : leur vestibule, en bas, ne désemplissait pas de malades qui attendaient leur tour, parfois pendant plusieurs jours, et de tous les Centres de dépistage du cancer établis dans chaque district leur arrivaient des demandes d’admission de malades. Elle était d’accord sur le principe ; or, nul mieux que Sigbatov ne tombait sous le coup de cette règle ; mais voilà ! Lui, elle était incapable de le renvoyer. Trop longue et trop épuisante avait été la lutte pour sauver ce simple sacrum d’homme ; il lui était impossible, maintenant, de céder devant un raisonnement de bon sens, impossible de renoncer, dans cette partie d’échecs, à la simple répétition des coups que l’on tentait, avec l’espoir infime que ce serait en définitive la mort qui se tromperait, et non le médecin. A cause de Sigbatov, le docteur Dontsova avait même modifié l’orientation de ses recherches scientifiques : elle s’était plongée dans la pathologie de l’os, poussée par un seul désir : sauver Sigbatov. Peut-être y avait-il en bas, dans le vestibule, des malades dont la détresse était aussi grande, mais voilà, elle ne pouvait pas laisser partir Sigbatov, et elle emploierait toutes les ruses qu’il faudrait pour tourner la décision du médecin-chef.

Nizamoutdine Bakhramovitch avait aussi insisté pour que l’on ne gardât pas les malades condamnés. Leur mort devait survenir, autant que possible, hors de l’hôpital ; cela libérerait de nouveaux lits, épargnerait un spectacle pénible aux malades qui restaient et améliorerait les statistiques, ces malades étant rayés non pour raison de décès, mais avec mention : « état aggravé ».

C’était ce qui s’était produit aujourd’hui pour Azovkine. Son dossier de maladie, qui s’était transformé au cours des mois en un épais cahier de feuilles brunâtres grossièrement collées, parsemées de petits bouts de bois blancs incrustés çà et là, qui accrochaient la plume, ce dossier était tout couvert de lignes et de chiffres bleus et violets. Et à travers les pages de ce cahier aux feuillets rajoutés, c’était le jeune garçon que les médecins voyaient, recroquevillé sur son lit, tout trempé de sueur tant il avait mal ; toutefois les chiffres, lus à voix basse et douce, étaient plus inexorables que les foudres d’un tribunal, et personne ne pouvait faire appel. Il y avait là vingt-six mille unités R, dont douze mille dans la dernière série, cinquante injections de Synoestrol, sept transfusions sanguines, soit au total mille deux cent cinquante cc., et malgré tout cela, il n’y avait toujours que trois mille quatre cents leucocytes ; quant aux hématies... Les métastases, comme des tanks, mettaient le système de défense en pièces ; déjà elles s’étaient fixées dans le médiastin, elles étaient apparues dans les poumons, elles infectaient les ganglions sus-claviculaires, et l’organisme n’était d’aucun secours pour les arrêter.

Tandis que les doctoresses examinaient et complétaient chaque fiche, l’infirmière-radiologiste continuait la consultation. Elle venait de faire entrer une petite fille de quatre ans, en robe bleue, accompagnée de sa mère. L’enfant avait sur la figure de petits angiomes rouges encore minuscules et bénins jusqu’ici, mais il était d’usage d’appliquer des rayons à cette sorte de tumeur, pour qu’elle ne dégénère point. Quant à la petite fille, ignorante de la lourde menace de mort qu’elle portait déjà, peut-être, sur sa petite lèvre, elle n’était pas très inquiète. Ce n’était pas la première fois qu’elle venait, elle n’avait plus peur, elle gazouillait, tendait la main vers les appareils nickelés, toute heureuse dans cet univers rutilant. Pour elle, la séance ne durait que trois minutes, mais elle n’était pas du tout disposée à rester immobile trois minutes sous l’étroit tube que l’infirmière dirigeait avec précision sur l’endroit malade. Elle se contorsionnait sans cesse, se détournait, et la technicienne débranchait nerveusement l’appareil, rectifiant interminablement l’orientation du tube. La mère essayait de retenir l’attention de la petite avec un jouet qu’elle avait à la main, lui en promettant d’autres, à condition qu’elle se tînt sage. Puis ce fut le tour d’une vieille femme renfrognée, qui mit un temps infini à dénouer son fichu et à ôter son corsage. Puis une femme en blouse grise arriva de l’hôpital ; elle avait sous le pied une pustule colorée, de la grosseur d’une bille, provoquée par un clou dépassant de sa semelle ; joyeusement elle bavardait avec l’infirmière, sans se douter que cette petite boule insignifiante d’un centimètre de diamètre, qu’on se refusait Dieu sait pourquoi à lui enlever, n’était autre que la reine des tumeurs malignes, le mélanoblastome.

Distraites dans leur travail, les deux doctoresses, involontairement, s’intéressaient à chaque cas, examinaient les malades et donnaient des conseils à l’infirmière ; là-dessus, arriva pour Vera Kornilievna le moment de faire à Roussanov sa piqûre d’embychine ; elle posa alors devant Lioudmila Afanassievna la dernière fiche, celle qu’elle avait tout exprès gardée pour la fin, la fiche de Kostoglotov.

  • Alors que son état était si compromis au départ, quels brillants débuts ! dit-elle ; seulement, c’est un bonhomme particulièrement têtu. J’ai bien peur qu’il ne refuse de continuer !
  • Qu’il essaie un peu ! répondit Lioudmila Afanassievna, en tapant la table de son crayon. (Kostoglotov avait le même mal qu’Azovkine, mais le traitement prenait un tour si prometteur ! On allait bien voir s’il oserait refuser !)
  • Avec vous, oui, convint aussitôt le docteur Gangart. Mais moi, je ne suis pas sûre d’arriver à le convaincre. Peut-être pourrais-je vous l’envoyer ? (Elle essayait d’enlever de son ongle une petite poussière qui y était collée.) Mes rapports avec lui sont assez difficiles... Je n’arrive pas à lui imposer mon avis. Je ne sais pas pourquoi.

Leurs rapports difficiles dataient de leur première rencontre.

C’était une froide et pluvieuse journée de janvier. Le docteur Gangart avait pris son tour de garde pour la nuit quand vers neuf heures, une grosse et robuste femme de salle du rez-de-chaussée vint se plaindre à elle :

  • Docteur, il y a en bas un malade qui m’en fait voir de toutes sortes ; je n’en viendrai jamais à bout toute seule. Si vraiment on ne prend pas certaines mesures, il va nous faire tourner en bourriques.

Vera Kornilievna descendit et vit au pied de l’escalier un grand diable d’homme allongé à même le plancher, près du réduit fermé à clef de l’infirmière en chef ; il était chaussé de bottes et vêtu d’un manteau militaire roussâtre ; un bonnet à oreillettes trop petit, qui n’avait, lui, rien de militaire, descendait bas sur son front. Il avait mis son sac en boule sous sa tête et, de toute évidence, s’apprêtait à dormir là. La doctoresse s’approcha tout près, sur ses jambes fines chaussées de hauts talons (elle s’habillait toujours avec soin) et le regarda sévèrement, espérant que ce regard lui ferait honte et qu’il se lèverait, mais lui, en la voyant, ne s’émut pas le moins du monde et ne bougea pas le petit doigt ; il sembla même à la jeune femme qu’il refermait les yeux.

  • Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
  • Un homme... répondit-il à mi-voix, indolemment.
  • Avez-vous votre feuille d’entrée ?
  • Oui.
  • Quand l’avez-vous reçue ?
  • Aujourd’hui.

Les traces qu’on voyait autour de lui, sur le plancher, laissaient supposer que son manteau était tout mouillé comme du reste ses bottes et son sac.

  • Mais vous ne pouvez pas rester ici... C’est... interdit. Et puis c’est... très inconfortable...
  • Pas du tout, répondit-il en traînant la voix. D’ailleurs, je suis dans ma patrie, pourquoi me gênerais-je ?

Vera Kornilievna était très embarrassée. Elle sentait qu’il n’était pas possible de crier après cet homme ; du reste, il n’obéirait pas...

Elle se retourna du côté du vestibule où, pendant la journée, se tenaient toujours beaucoup de visiteurs et de malades attendant leur tour et où trois bancs de jardin accueillaient les familles venues voir les leurs ; la nuit, lorsqu’on fermait l’hôpital, on autorisait les malades graves, venus de loin et qui ne savaient où aller, à passer la nuit là. Ce soir, il n’y avait que deux bancs dans le vestibule ; une vieille femme couchée occupait l’un d’eux ; sur l’autre était assise une jeune Ouzbek en fichu bariolé, qui avait posé son enfant à côté d’elle.

Là-bas, dans ce vestibule, rien n’empêchait de dormir par terre, mais le plancher était sale, sans cesse piétiné.

Ici, au contraire, tout était aseptisé et on n’y entrait qu’en tenue de malade, ou bien en blouse blanche. Vera Kornilievna baissa à nouveau la tête vers ce malade farouche dont le visage émacié avait entretemps perdu quelque chose de son indolence.

  • Et vous n’avez personne en ville ?
  • Non.
  • Vous n’avez pas essayé les hôtels ?
  • Si, dit-il avec lassitude.
  • Il y en a cinq ici.
  • Ils ne veulent rien entendre, dit-il en fermant les paupières, comme pour marquer que l’audience était terminée.
  • Si vous étiez venu plus tôt ! reprit la doctoresse, qui réfléchissait. Nous avons certaines de nos infirmières qui hébergent des malades pour la nuit, et elles ne prennent pas cher.

L’homme avait fermé les yeux.

  • Il a dit qu’il restera couché là une semaine s’il le faut ! intervint aigrement la femme de salle. Dans le passage ! Tant qu’on ne lui aura pas donné de lit, qu’il dit ! Dis donc, farceur, lève-toi ! ne fais pas l’imbécile ! C’est aseptisé ici ! ordonna-t-elle.
  • Mais pourquoi n’y a-t-il que deux bancs ? demanda le docteur Gangart avec étonnement. Il me semble bien qu’il y en avait un troisième.
  • On l’a fait passer par-là, le troisième, dit la femme de salle en montrant de la main une porte vitrée.

C’était exact ; derrière cette porte, clans le couloir qui menait aux salles d’appareil, on avait transporté un banc pour les malades qui venaient à la consultation de l’après-midi se faire traiter aux rayons.

Vera Kornilievna dit à la femme de salle d’ouvrir cette porte et se tourna vers le malade :

  • Je vais vous installer mieux ; levez-vous, dit-elle.

Il la regarda d’abord avec méfiance. Puis, au prix de visibles souffrances, avec des crispations de douleur, il se mit sur ses jambes. Il était clair que le moindre mouvement, la moindre torsion du buste, lui était très pénible. Il n’avait pas pris son sac avec lui en se relevant, et maintenant qu’il fallait se baisser pour le ramasser, il appréhendait la douleur.

Vera Kornilievna se pencha légèrement, prit dans ses doigts blancs son sac trempé et graisseux et le lui donna.

  • Merci, dit-il en grimaçant un sourire, faut-il que je sois tombé bien bas...

Une tache humide et oblongue marquait, sur le plancher, l’endroit où il était resté allongé.

  • La pluie vous a mouillé ? dit-elle en l’observant avec une commisération grandissante. Là-bas dans le couloir, il fait chaud. Enlevez votre manteau. Vous n’avez pas de frissons ? Vous n’avez pas de fièvre ?

Son front disparaissant tout entier sous ce vilain bonnet noir à oreillettes pendantes qui lui emboîtait le crâne, elle lui appliqua deux doigts sur la joue.

A ce simple attouchement, elle comprit qu’il avait de la fièvre.

  • Vous prenez quelque chose ?

Le regard qu’il lui lança n’était déjà plus le même ; on n’y voyait plus le farouche isolement qui s’y lisait tout à l’heure.

  • De l’analgine...
  • Vous en avez ?
  • Oui.
  • Faut-il vous apporter du somnifère ?
  • Oui, si vous pouvez.
  • Ah c’est vrai, dit-elle, se souvenant brusquement de quelque chose, votre feuille d’entrée, montrez-la- moi !

Il sourit railleusement (à moins que ce ne fût tout simplement la douleur qui faisait mouvoir ses lèvres).

  • Et sans ce papier, vous me renvoyez sous la pluie ?

Il dégrafa le haut de son manteau et tira de la poche de la vareuse qu’il portait par-dessous une feuille d’entrée rédigée effectivement ce jour même à la consultation. Elle la lut et vit que le nouveau venu était un de ses malades à elle, un radiothérapique. La feuille d’entrée à la main, elle fit volte-face et partit chercher le somnifère :

  • Je vous l’apporte tout de suite. Couchez-vous.
  • Attendez, attendez ! lança-t-il avec vivacité, rendez- moi mon papier. On les connaît ces petits procédés !
  • Mais qu’est-ce que vous craignez ? dit-elle en se retournant, piquée par sa question. Vous n’avez pas confiance en moi ?

Il la regarda avec hésitation, puis marmonna :

  • Pourquoi est-ce que j’aurais confiance ? Nous n’avons pas été nourris au même biberon, que je sache !

Et il partit se coucher.

Il l’avait mise en colère et elle décida de ne pas revenir ; ce fut la femme de salle qui lui rapporta le somnifère avec sa feuille d’entrée ; en haut de cette feuille, la doctoresse avait inscrit le mot : « cito », l’avait souligné et ponctué d’un point d’exclamation.

Elle ne repassa que plus tard dans la nuit. Il dormait. Le banc était parfait pour cela ; impossible de tomber ; la courbure du dossier rejoignait la courbure du siège qui s’incurvait, comme un chéneau. Il avait enlevé son manteau trempé mais s’en était quand même couvert et avait étalé l’un des pans sur ses jambes et tiré l’autre sur ses épaules. Ses pieds pendaient au bout du banc. Les semelles de ses bottes, usées jusqu’à la corde, étaient rapetassées de bouts de cuir rouges et noirs, cloués dans tous les sens. Des fers protégeaient les talons et les bouts.

Au matin, Vera Kornilievna parla à l’infirmière-chef et celle-ci installa le nouveau venu sur le palier du premier étage.

Désormais, Kostoglotov ne lui avait plus dit d’insolence, c’est vrai. Il bavardait avec elle sur un ton neutre et poli de citadin, il la saluait le premier et lui souriait amicalement. Mais elle avait toujours le sentiment qu’il pouvait d’un moment à l’autre se livrer à quelque bizarrerie.

Ainsi, avant-hier, elle l’avait fait venir pour vérifier son groupe sanguin mais après qu’elle eut préparé une seringue vide pour prendre du sang dans sa veine, il avait rabaissé la manche qu’il venait de remonter et avait dit d’un ton ferme :

  • Vera Kornilievna, je regrette beaucoup, mais trouvez un moyen de vous passer de cet examen.
  • Mais pourquoi donc, Kostoglotov ?
  • On m’a déjà suffisamment tiré de sang comme ça ; maintenant, c’est fini ; qu’on aille en prendre à ceux qui en ont beaucoup.
  • Et vous n’avez pas honte ? un homme ! dit-elle, lui lançant ce regard ironique, bien féminin, et vieux comme le monde, qui pour un homme est quelque chose d’insupportable. Je ne vais vous prendre que trois centimètres cubes.
  • Trois centimètres cubes ! Rien que ça ! Mais pourquoi faire, enfin ?
  • Pour déterminer votre groupe sanguin, faire une recherche de compatibilité, et si elle est favorable, nous vous ferons une transfusion de deux cent cinquante grammes.
  • A moi ? Une transfusion ? Grand merci ! Je n’en ai que faire. Le sang des autres, je n’en veux pas, et le mien, je le garde. Vous n’avez qu’à noter mon groupe sanguin, je le connais depuis le front.

Elle eut beau tout faire pour le convaincre, il se livra à d’autres considérations tout aussi inattendues et ne céda pas. Il était convaincu que tout cela était inutile.

Il finit par la vexer.

  • Vous me mettez dans une situation stupide et ridicule. Je vous en prie, pour la dernière fois.

Naturellement c’était une faute et une humiliation de sa part ; pourquoi l’en prier ?

Mais lui découvrit aussitôt son bras et le lui tendit.

  • C’est pour vous, uniquement ; prenez-moi trois centimètres cubes, je vous prie.

Avec lui elle perdait toujours contenance et ceci entraîna un jour un petit épisode comique. Kostoglotov venait de lui dire : « Vous n’avez vraiment rien d’une Allemande ; Gangart est le nom de votre mari, sans doute ? » Et elle lui répondit : « Oui », étourdiment...

Pourquoi avait-elle répondu cela ? Il lui eût semblé vexant de répondre autre chose à cet instant-là...

Il ne demanda rien de plus. En fait, Gangart était le nom de son père, de son grand-père. Ils étaient des Allemands russifiés.

Fallait-il lui dire : « Je ne suis pas mariée ? » « Je n’ai jamais été mariée ? »

Non, ce n’était pas possible.