CHAPITRE XXXII
Qu’une chose archiconnue, vue et revue en long et en large, puisse ainsi se retourner comme un gant et devenir tout à fait nouvelle et étrangère, Dontsova n’aurait jamais pu se le figurer. Cela faisait trente ans qu’elle s’occupait des malades d’autrui, cela faisait bien vingt ans qu’elle était là, derrière l’écran de l’appareil de radiographie à déchiffrer ces écrans, déchiffrer les négatifs, déchiffrer ce que disaient des yeux implorants, dilatés, qu’elle confrontait tout cela avec les analyses, les livres, qu’elle écrivait des articles, discutait avec les collègues, discutait avec les malades, et sa propre expérience, le point de vue qu’elle s’était fait n’en devenait que plus indubitable, sa théorie médicale plus cohérente. Il y avait l’étiologie et la pathogénèse, les symptômes, le diagnostic, l’évolution, le traitement, la prophylaxie et les pronostics ; quant aux réticences, aux doutes et aux craintes des malades, c’étaient, bien sûr, des faiblesses humaines compréhensibles et elles éveillaient la sympathie du docteur mais lorsqu’il s’agissait de peser les méthodes, elles ne comptaient pas, il n’y avait pas de case pour elles sur le damier des constructions logiques.
Jusqu’à cette heure, tous les corps humains avaient été de constitution parfaitement identique : un seul et même atlas anatomique les décrivait tous. Identique, la physiologie des processus vitaux. Identique, la physiologie des sensations. Tout ce qui était normal autant que ce qui était une déviation de la normale, tout cela était expliqué de façon raisonnable dans les manuels les plus autorisés.
Et soudain, en quelques jours, son propre corps était tombé hors de ce système grandiose et harmonieux, s’était fracassé contre le sol rugueux et se trouvait être un sac sans défense, bourré d’organes, d’organes dont chacun pouvait, à n’importe quel moment, devenir malade et se mettre à crier.
En quelques jours tout s’était retourné sens dessus dessous, et, composé des mêmes éléments connus, était devenu l’inconnu et faisait peur.
Quand son fils était encore un petit garçon, elle se rappelait avoir regardé des images avec lui : les objets domestiques les plus simples, une théière, une cuillère, une chaise, dessinés sous un angle inhabituel devenaient méconnaissables.
Aussi méconnaissable lui semblait être maintenant la marche de sa propre maladie et cette place nouvelle qu’elle occupait dans le processus médical par rapport au traitement des maladies. A présent, dans ce processus, elle n’était plus la force raisonnable et directrice,, mais seulement une masse déraisonnable et récalcitrante. En présence de ce mal, en tout premier lieu, elle s’était sentie écrasée comme une grenouille. Ce moment avait été insupportable : c’était le monde à l’envers l’ordre des choses renversé. Sans être morte, il fallait abandonner mari, fils, fille, petit-fils, travail, bien qut ce fût précisément ce travail qui, maintenant, déferlerait tumultueusement sur elle, à travers elle. Il avait fallu, es un jour, renoncer à tout ce qui faisait sa vie, puis, semblable à une ombre vert pâle, se torturer encore un certain temps sans savoir si elle mourrait pour de bon ou reviendrait à l’existence.
Il n’y avait eu dans sa vie, semblait-il, rien qui l’embellît, aucune joie, aucune fête, rien d’autre que le travail et les soucis, le travail et les soucis, et pourtant, elle voyait maintenant combien cette vie était belle et comme il était impossible de s’en séparer, mais impossible à en hurler de douleur !
Tout ce dimanche n’était plus, pour elle, un dimanche, mais une préparation de ses entrailles à la radiographie du lendemain.
Le lundi, comme convenu, à neuf heures un quart, Dormidonte Tikhonovitch, dans leur salle de radiographie, en compagnie de Vera Gangart et d’une interne, éteignait les lumières et commençait à s’adapter à l’obscurité. Lioudmila Afanassievna se déshabilla et passa derrière l’écran. En prenant le premier verre de baryte que l’infirmière-auxiliaire lui tendait elle le fil maladroitement capoter : sa main qui, gantée de caoutchouc, avait tant de fois ici même, pressé fermement les abdomens, tremblait à présent.
Et toute la scène familière se répéta maintenant sur elle. On la palpait, on la pressait, on la faisait tourner dans tous les sens, lever les bras, expirer... Puis, sans attendre, on rabattait la table, on l’y allongeait, on prenait des photographies sous diverses incidences. Ensuite il fallait laisser le temps à la substance de contraste de se répandre le long du tube digestif, et comme l’appareil de radiographie en fonctionnement ne pouvait rester inoccupé, l’interne, entre-temps, faisait passer ses malades du jour. Et Lioudmila se joignait même à elle pour l’aider, mais elle avait du mal à fixer son attention et n’était d’aucune aide. De nouveau le moment venait pour elle de passer derrière l’écran, de boire la baryte et de s’étendre pour la photographie.
Seulement, l’examen ne se déroulait pas dans le silence habituel, ponctué d’ordres brefs, car Orechtchenkov ne cessait de plaisanter à propos de tout, de ses jeunes auxiliaires, de Lioudmila Afanassievna, de lui- même. Il raconta comment, lorsqu’il était encore étudiant, on l’avait expulsé du M.K.H.A.T. qui n’était qu’un jeune théâtre à l’époque, pour tenue scandaleuse. C’était à une première de « La puissance des ténèbres » et Akim se mouchait avec tant de naturel et dévidait si bien ses bandes molletières, que Dormidonte avec un ami s’étaient mis à siffler. Et depuis ce temps-là, disait- il, chaque fois au M.K.H.A.T., il craignait qu’on ne le reconnût et qu’on ne le fît sortir de nouveau. Et chacun essayait de parler le plus possible afin que les pauses entre les divers examens fussent moins accablantes. Néanmoins Dontsova voyait bien que Gangart avait la gorge sèche et parlait avec peine : c’est qu’elle la connaissait bien !
C’était pourtant ainsi que Lioudmila Afanassievna l’avait voulu ! S’essuyant la bouche après la bouillie barytée, elle déclara une fois de plus :
— Non, le malade ne doit pas tout savoir ! J’ai toujours été de cet avis et je le suis maintenant encore. Toutes les fois que vous aurez besoin de discuter, je sortirai de la pièce.
Ils avaient adopté cet arrangement et Lioudmila Afanassievna sortait, essayait de trouver à s’employer soit auprès des internes à la radiographie, soit aux dossiers des maladies. Il y avait beaucoup à faire mais aujourd’hui elle ne parvenait pas à suivre une idée jusqu’au bout. Et voilà que de nouveau on la rappelait et elle allait, le cœur battant à l’idée qu’ils l’accueilleraient peut-être avec des mots joyeux, et Verotchka Gangart, soulagée, l’embrasserait et la féliciterait, mais rien de cela n’arrivait et c’étaient de nouveau les diverses instructions, les demi-tours, les examens.
Tout en se soumettant à chacune de ces instructions, Lioudmila Afanassievna ne pouvait s’empêcher d’y réfléchir par elle-même et d’essayer de les expliquer.
- D’après votre façon de procéder, je vois bien ce que vous cherchez ! leur dit-elle enfin, n’y tenant plus.
Ce qu’elle avait compris c’était qu’ils lui soupçonnaient une tumeur non pas à l’estomac ni à l’orifice de sortie de l’estomac mais à l’orifice d’entrée, et c’était là le cas le plus délicat parce qu’il nécessitait, lors de l’intervention, une ouverture partielle de la cage thoracique.
- Mais enfin, Lioudotchka, grondait Orechtchenkov dans l’obscurité, c’est bien une détection précoce que vous exigez de nous, d’où la différence de méthode. Si vous voulez, nous pouvons attendre deux ou trois mois, alors vous serez plus vite renseignée.
- Non, merci bien pour vos trois mois !
Le bilan radiologique complet qui fut prêt en fin de journée, elle ne voulut pas le voir non plus. Ayant perdu ses gestes habituels, décidés, masculins, elle était là, toute ramollie, assise sur une chaise, sous le plafonnier éblouissant et attendait les conclusions d’Orechtchenkov. Elle attendait ses mots, ses décisions, mais non son diagnostic.
- Eh bien, voilà, voilà, distinguée collègue, traînait Orechtchenkov d’un air bienveillant. Les avis des célébrités sont partagés.
Et tout en parlant, par-dessous ses sourcils anguleux, il observait, observait sans fin son désarroi. Il semblait que, de la part de cette femme résolue et implacable, on aurait pu s’attendre à plus de force dans cette épreuve. Cette défaillance surprenante confirmait une fois de plus l’opinion d’Orechtchenkov, à savoir que l’homme moderne est démuni devant la face de la mort, qu’il n’est nullement armé pour l’affronter.
- Et qui est-ce qui pense le pire ? fit Dontsova en s’efforçant de sourire. (Elle avait envie que ce ne fût pas lui.)
- Le pire, ce sont vos filles qui le pensent. Voilà comment vous les avez élevées. Tandis que moi, malgré tout, j’ai meilleure opinion de vous. Une courbe se dessina au coin de ses lèvres, pas très grande, mais fort bienveillante.
Gangart était assise là, toute pâle, comme si elle avait attendu son propre arrêt.
- Je vous en remercie, fit Dontsova un peu soulagée. Et alors ?
Combien de fois, à la suite de cette gorgée de souffle, les malades avaient attendu d’elle une décision et toujours cette décision se fondait sur la raison, sur les chiffres. C’était toujours une déduction logiquement concevable, vérifiée et contrevérifiée. Mais en fait, quelle tonne d’épouvante, elle le comprenait à présent, se cachait encore dans cette gorgée.
- Et que voulez-vous, Lioudotchka, pérorait Orechtchenkov, le monde est injuste, je n’ai pas besoin de vous le dire. Si vous n’étiez pas des nôtres, nous vous aurions remise telle quelle avec un diagnostic alternatif entre les mains des chirurgiens. Ils vous auraient donné un petit coup de bistouri et, chemin faisant, vous aurait enlevé un morceau de quelque chose. Il en existe de ces malotrus qui ne vous quitteront jamais une paroi intestinale sans en emporter un petit souvenir. Un petit coup de bistouri, et nous aurions su lequel d’entre nous a raison dans votre cas. Mais c’est que vous êtes des nôtres. Et à Moscou, à l’Institut de Radiologie, il y a notre petite Hélène, et Serge y est aussi. Alors, voilà ce que nous avons décidé : faites un saut jusque-là. Hein ? Nous leur écrirons, eux-mêmes vous examineront, le nombre des avis augmentera. S’il faut opérer, alors, ça aussi, ils le font mieux là-bas.
D’une manière générale, tout est mieux là-bas, n’est-ce pas ?
(Il avait dit «s’il faut opérer ». Il avait voulu dire que peut-être ce ne serait pas nécessaire ? Ou bien alors, non... que, que... non, c’était pire...)
- Ça revient à dire, conclut Dontsova, que l’opération est tellement complexe que vous ne voulez pas la tenter ici ?
- Allons bon ! Non et non ! se récria Orechtchenkov qui s’assombrit. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Tout simplement nous nous arrangeons- comment on dit ça... nous vous pistonnons. Et puis, si vous n’y croyez pas, tenez là-bas (et il fit un signe de tête en direction de la table) prenez le négatif et voyez vous-même.
Eh oui, c’était si simple, il suffisait de tendre la main et tout relevait de sa propre analyse.
- Non, non, je ne veux pas, fit Dontsova refusant de voir la radio.
Ainsi fut-il décidé. On parla au Médecin-chef. Dontsova se rendit au Département de la Santé Publique. Là, pour une raison ou pour une autre, on ne la fit pas attendre, et on lui donna tout de suite son autorisation et son affectation. Et elle comprit soudain qu’au fond, rien ne la retenait dans la ville où elle avait travaillé pendant vingt ans.
Elle avait vu juste, Dontsova, lorsqu’elle avait dissimulé sa douleur à tout le monde : il suffisait d’en faire part à une seule personne pour que tout se mît en branle irréversiblement et que rien ne dépendît plus d’elle. Tous les liens de la vie, si solides, si éternels, se rompaient et éclataient, pas même de jour en jour mais d’heure en heure.
Si unique et irremplaçable au dispensaire et chez elle, voici déjà qu’on la remplaçait.
Si attachés que nous soyons à cette terre, en fait, c’est à peine si nous y tenons.
Il n’y avait donc plus à tarder. Le mercredi de la même semaine, elle faisait sa dernière visite dans les salles avec Gangart à qui elle remettait la direction du service de radiothérapie.
Cette visite, commencée le matin, avait duré presque jusqu’au déjeuner. Bien que Dontsova eût une confiance absolue en Vera Gangart et que Gangart eût connaissance des mêmes cas hospitalisés que Dontsova, il n’en reste pas moins que lorsque Lioudmila Afanassievna avait commencé à passer devant les lits des malades avec, présente à la conscience, l’idée qu’il y avait bien peu de chance qu’elle leur revînt avant un mois et même qu’elle pourrait bien ne plus revenir du tout, pour la première fois de tous ces jours derniers, elle se rasséréna, se raffermit un peu. L’intérêt et la faculté de comprendre lui revinrent. L’intention qu’elle avait eue le matin de transférer ses cas au plus vite, d’expédier au plus vite les dernières formalités et de rentrer chez elle pour se préparer, cette intention avait disparu. Elle était si habituée à tout diriger par elle-même, qu’aujourd’hui encore, elle ne put s’éloigner d’un malade sans se faire un pronostic couvrant ne serait-ce qu’un mois : comment se déroulerait la maladie, quels nouveaux moyens il faudrait mettre en œuvre et de quelles mesures imprévues pourrait apparaître le besoin. Elle parcourait les salles presque comme avant, oui presque comme avant, et ce furent là ses premières heures de soulagement dans le tourbillon de ces jours derniers.
Elle s’était habituée au malheur.
Mais en même temps, elle allait, comme privée du droit d’exercer, comme disqualifiée pour quelque acte impardonnable qui, par bonheur, n’avait pas encore été révélé aux malades. Elle écoutait, prescrivait, ordonnait, contemplait tel ou tel malade d’un œil prétendument divinateur et cependant un frisson glacé lui courait dans le dos car comment avait-elle encore l’audace de juger de la vie et de la mort des autres, quand, d’ici quelques jours, elle reposerait aussi désarmée, aussi hébétée, aussi peu soucieuse de son aspect extérieur, dans un lit d’hôpital, attendant ce que diraient les grands, les gens d’expérience. Et elle craindrait les douleurs. Et peut-être aussi qu’elle s’en voudrait de n’avoir pas choisi la bonne clinique, elle soupçonnerait qu’on la soigne mal. Et elle rêverait, comme si c’était là le plus grand des bonheurs, du droit tout banal d’être libérée du pyjama d’hôpital, et de s’en retourner chez elle le soir.
Cela lui venait par accès et de nouveau l’empêchait de réfléchir avec toute sa rigueur habituelle.
Vera Kornilievna, elle, se chargeait sans joie du fardeau dont elle ne voulait absolument pas à ce prix, dont elle ne voulait pas du tout d’ailleurs.
« Maman » comme l’appelait ses élèves, n’était pas pour Vera un vain mot. Des trois, c’était elle qui avait fait pour Lioudmila Afanassievna le diagnostic le plus sévère. Elle prévoyait une opération épuisante que Lioudmila Afanassievna, usée par la maladie chronique des radiations, pourrait bien ne pas supporter. Aujourd’hui, elle l’accompagnait et pensait que c’était peut-être pour la dernière fois, tandis qu’elle, durant de nombreuses années encore, elle passerait ainsi entre les lits et chaque fois, avec un serrement de cœur, se rappellerait celle qui avait fait d’elle un médecin.
Et imperceptiblement, du doigt, elle essuyait une larme.
Plus que jamais, pourtant, Vera devait, aujourd’hui, tout prévoir avec la plus grande précision et n’omettre aucune des questions importantes qui pouvaient se poser parce que toute cette cinquantaine de vies, pour la première fois, reposaient pleinement sur elle et qu’il n’y aurait plus personne à qui demander conseil.
Ainsi, dans l’angoisse et la distraction, la visite se prolongea pendant toute la demi-journée. Elles firent d’abord les salles de femmes. Ensuite, elles visitèrent tous les lits du vestibule, sous l’escalier et dans le couloir. Elles s’arrêtèrent, bien sûr, auprès de Sigbatov.
Tout ce qu’on avait pu faire pour ce doux Tatar ! Et tout cela pour gagner quelques mois de sursis et quels mois ! Des mois de cette existence pitoyable dans un coin du vestibule, mal éclairé, mal aéré. Déjà son sacrum le lâchait et seules deux mains solides appliquées derrière, sur son dos, le maintenaient en position verticale. Toute sa promenade consistait à passer dans la salle voisine pour s’y asseoir un moment et écouter les autres discuter ; tout l’air qu’il respirait, c’était ce qui parvenait jusqu’à lui de la lointaine lucarne ; tout son ciel, c’était le plafond.
Mais même pour cette vie indigente où il n’y avait rien d’autre que la routine des soins, les querelles des filles de salle, la nourriture de l’hôpital et encore les dominos, même pour cette vie-là, avec ce dos béant, à chaque passage du docteur, son regard endolori s’illuminait de gratitude.
Et Dontsova pensait qu’à rejeter ses propres critères familiers, à adopter ceux de Sigbatov, elle était encore quelqu’un d’heureux.
Sigbatov avait déjà entendu dire quelque part que pour Lioudmila Afanassievna, c’était aujourd’hui le dernier jour.
Sans mot dire, ils se regardaient, alliés défaits mais fidèles, avant que le fouet du vainqueur ne les dispersât chacun de son côté.
— Tu vois, Charaf, disaient les yeux de Dontsova, j’ai fait ce que j’ai pu. Mais je suis blessée et moi aussi je tombe.
- Je le sais, mère, répondaient les yeux du Tatar, et celle qui m’a mis au monde n’a pas fait plus pour moi. Mais, tu vois, moi je ne peux te sauver.
Avec Akhmadjan, les résultats étaient brillants : c’était un cas qui avait été pris à temps ; tout s’était fait rigoureusement selon la théorie, et, selon la théorie, s’était rigoureusement vérifié. Elles calculèrent les rayons qu’il avait déjà reçus et Lioudmila Afanassievna lui annonça :
- On te laisse partir !
Il eût fallu que cela se fît en début de matinée afin qu’on pût en informer l’infirmière en chef et l’on aurait pu alors lui apporter son uniforme du dépôt. Mais, même à l’heure qu’il était, Akhmadjan, sans plus avoir aucun besoin de sa béquille, dévala l’escalier pour aller voir Mita. A présent, une seule soirée de plus passée ici lui aurait paru insupportable. Ce qui l’attendait ce soir-là, c’était ses amis dans la vieille ville.
Vadim aussi savait que Dontsova remettait son service et se rendait à Moscou. Voilà comment cela s’était fait : la veille au soir, un télégramme était arrivé de sa maman, adressé à la fois à lui et à Lioudmila Afanassievna, leur annonçant que l’or colloïdal était expédié à leur dispensaire. Vadim s’était immédiatement traîné jusqu’en bas. Dontsova était au Département de la Santé Publique, mais Vera Kornilievna avait déjà vu le télégramme : elle le félicita et sans attendre le présenta à Ella Rafaïlovna, leur radiologue, qui devait, à présent, diriger son traitement, dès que l’or serait parvenu au service de radiologie. Sur ces entrefaites, Dontsova arriva, brisée ; elle lut également le télégramme et, de son visage défait, essaya aussi de faire des signes de tête encourageants à Vadim.
Hier, Vadim était tout à sa joie et il n’avait pu s’endormir. Mais ce matin il était perplexe : quand donc cet or leur parviendrait-il ? Si seulement on l’avait confié à sa maman, il aurait été là dès aujourd’hui. Serait-il acheminé en trois jours ? En une semaine ? Ce fut avec cette question qu’il accueillit les médecins qui s’approchaient de lui.
— D’un jour à l’autre ! D’un jour à l’autre ! lui dit Lioudmila Afanassievna.
(En son for intérieur, pourtant, elle savait trop ce que signifiait : d’un jour à l’autre. Elle connaissait le cas d’une préparation qui avait été prescrite par l’Institut de Moscou pour le dispensaire de Riazan ; mais la jeune personne qui s’en occupait avait, sur le bulletin d’accompagnement, écrit : Kazan, et au ministère – car il n’était pas question de se passer du Ministère – on avait lu Kazakhie, et on l’avait expédiée à Alma — Ata).
Ce que peut faire d’un homme une bonne nouvelle : c’était les mêmes yeux noirs qui, sombres ces temps derniers, étincelaient maintenant d’espoir ; ces mêmes lèvres bouffies qui déjà avaient pris un pli irrémédiablement amer et qui, de nouveau, s’étaient égalisées et avaient rajeuni ; et Vadim, de la tête aux pieds, net, aimable, rasé, propret, rayonnait comme le héros d’une fête qui, dès son réveil, est comblé de cadeaux.
Comment avait-il pu ainsi se laisser aller, perdre toute sa volonté ces deux dernières semaines ? Ne savait-il pas que le salut est dans la volonté ? Tout est dans la volonté. A présent, c’était la course. A présent une seule chose importait : puisse l’or franchir les trois mille kilomètres qu’il avait à faire avant que les métastases ne gagnent trente centimètres de terrain. Et alors, l’or lui nettoierait l’aine, protégerait le restant de ses chairs. Quant à la jambe, eh bien, la jambe on pouvait la sacrifier. Ou bien peut-être que par quelque processus régressif – et quelle science en fin de compte peut nous interdire tout à fait de croire ? — donc, par quelque processus régressif, l’or radioactif lui guérirait peut-être même la jambe ?
Car enfin il était juste et raisonnable que ce fût précisément lui qui restât en vie ! Tandis que l’idée de se résigner à la mort, de se laisser dévorer par la panthère noire, cette idée-là était sotte, plate et indigne. Par l’éclat de son talent, il s’affermissait dans l’idée qu’il survivrait, oui, survivrait, survivrait ! Toute la première partie de la nuit, cette animation joyeuse qui l’étouffait l’avait empêché de dormir, tandis qu’il essayait d’imaginer où pouvait bien se trouver la petite cassette de plomb qui contenait l’or et qui faisait route vers lui : était-elle dans le wagon de marchandises ? Ou bien était-on en train de l’acheminer vers l’aérodrome ? Ou bien peut-être était-elle déjà dans l’avion ? Il se transportait, les yeux grands ouverts, là-bas, vers les trois mille kilomètres d’espace nocturne, essayant de hâter les choses, et il aurait même appelé les anges à la rescousse s’il y en avait eu.
Pour le moment, en cette heure de visite, il suivait d’un regard soupçonneux ce que faisaient les médecins : elles ne disaient rien d’alarmant et essayaient même de ne rien laisser transparaître sur leurs visages, mais elles palpaient, elles palpaient, pas seulement le foie, il est vrai, mais aussi divers autres points, et échangeaient des considérations insignifiantes. Vadim évaluait, essayait de savoir si elles ne palpaient pas plus le foie que tout le reste.
Elles voyaient bien que ce malade était sur ses gardes, attentif, et, sans nécessité aucune, elles faisaient aller leurs doigts jusque sur la rate, bien que le véritable but de leurs doigts initiés fût de vérifier si le foie avait changé.
Il n’était pas question non plus de voir Roussanov rapidement : il attendait sa ration spéciale d’attention. Depuis quelque temps, il s’était beaucoup radouci à l’égard de ces docteurs : bien qu’elles ne fussent ni émérites ni agrégées, elles l’avaient néanmoins guéri. A présent, la tumeur qu’il avait au cou ballottait librement, était plate, petite. Il faut dire que, dès le début, elle n’était sans doute pas aussi dangereuse qu’on l’avait faite à ses yeux.
- Ecoutez, camarades, fit-il, s’adressant aux docteurs. Ne vous en déplaise, je suis las des piqûres. Cela m’en fait déjà plus de vingt. Ça suffit peut-être, non ? Ou alors, je pourrais peut-être terminer la série chez moi, non ?
Effectivement, son sang ne valait pas lourd, bien qu’on lui eût déjà fait quatre transfusions. Il était jaune, exténué, flétri. Jusqu’à la calotte qu’il portait sur la tête qui semblait être devenue trop grande.
- Du reste, merci, docteur ! J’ai eu tort au début, déclara honnêtement Roussanov à Dontsova. Il aimait à avouer ses fautes. Vous m’avez guéri, eh bien merci.
Dontsova fit un vague signe de tête. Ce n’était ni modestie, ni confusion, mais simplement parce qu’il ne comprenait rien à ce qu’il disait. Ce qui l’attendait, c’était l’apparition de tumeurs en de nombreux ganglions. Et selon que le processus serait lent ou rapide, on ne pouvait savoir s’il serait encore en vie d’ici un an.
Tout comme en ce qui la concernait elle aussi, du reste.
Gangart et elle-même le palpaient durement sous l’aisselle et dans les régions sus-claviculaires. Roussanov en frémissait, tellement elles appuyaient fort.
- Mais je n’ai rien là ! leur affirmait-il. A présent, c’était clair qu’on ne faisait que le terroriser avec cette maladie. Mais il avait de la fermeté et on avait pu voir comme il l’avait bien supportée. Et cette fermeté qu’il s’était découverte, il en était particulièrement fier.
- Tant mieux. Mais il faut faire très attention, camarade Roussanov, disait Dontsova d’un ton persuasif. Nous allons vous donner encore une ou deux piqûres et puis, qu’à cela ne tienne, nous pouvons vous laisser partir. Mais vous viendrez vous faire examiner tous les mois. Et si vous remarquez vous-même quelque chose où que ce soit, alors il faudra venir sans attendre.
Roussanov, déridé, savait d’expérience que ces examens obligatoires, ce n’était que des pointages, des cases à remplir. Et il s’en fut téléphoner la bonne nouvelle chez lui.
Arriva le tour de Kostoglotov. Celui-ci les attendait avec des sentiments mêlés. C’étaient elles qui l’avaient apparemment sauvé, c’était elles aussi qui l’avaient perdu. Le miel dans le tonneau avait été mélangé de goudron, à parts égales, et maintenant, il ne pouvait servir ni à la nourriture ni au graissage des roues.
Lorsque Vera Kornilievna venait vers lui toute seule, elle était alors Vega, et quoi qu’elle pût lui demander, quoi qu’elle pût lui prescrire, en sa qualité de médecin, il la contemplait et se réjouissait. Cette dernière semaine, il lui avait, Dieu sait pourquoi, entièrement pardonné la mutilation qu’elle faisait obstinément subir à son corps. Il en était venu à lui reconnaître une sorte de droit sur son corps et cela lui était doux. Et quand elle s’approchait de lui au moment des visites, il avait toujours envie de caresser ses petites mains et de s’y frotter le museau comme un chien.
Mais voilà qu’elles étaient venues à deux, et elles étaient maintenant des médecins rivés à leurs instructions, et Oleg ne put se défaire du sentiment d’être incompris et offensé.
— Comment ça va ? demanda Dontsova en s’asseyant sur son lit.
Vega était restée debout, derrière, et lui adressait un très très léger sourire. Elle avait retrouvé cette disposition, peut-être même cette nécessité de lui sourire, même très légèrement, à chaque fois qu’elle le rencontrait. Aujourd’hui pourtant elle souriait comme à travers un voile.
- Oh, pas très fort, fit Kostoglotov avec lassitude en remontant jusqu’à l’oreiller sa tête qu’il avait laissé pendre. Quand je fais un mouvement maladroit, j’ai maintenant là, à cet endroit, au médiastin, quelque chose qui me gêne. Pour tout dire, j’ai comme l’impression qu’on m’a trop soigné. Je vous demande d’en rester là.
Ce n’était plus avec la fougue d’antan qu’il le réclamait. Il parlait maintenant avec indifférence, comme s’il s’était agi de quelqu’un d’autre et comme d’une chose trop évidente pour qu’il fût besoin d’insister.
Oui, mais c’est que Dontsova n’insistait pas non plus. Elle aussi était lasse.
- Pensez ce que vous voulez, c’est votre affaire, mais pour ce qui est du traitement, il n’est pas terminé.
Elle se mit à examiner la peau sur le pourtour des parties irradiées. C’était vrai que la peau demandait déjà qu’on en finisse. La réaction de l’épiderme pouvait même s’accentuer une fois les séances terminées.
- Nous avons cessé de lui en donner deux par jour ? demanda Dontsova.
- Plus qu’une seule, répondit Gangart.
(Elle avait prononcé des mots aussi simples que « plus qu’une seule » en tendant à peine sa gorge menue, et on aurait dit qu’elle avait articulé quelque chose de tendre qui devait aller droit au cœur !)
Elle était prise dans d’étranges fils vivants qui, tels de longs cheveux de femme, s’étaient accrochés à elle et l’enlaçaient à ce malade. Et elle était seule à ressentir de la douleur quand ces fils se tendaient et se cassaient, tandis que lui n’avait pas mal, et alentour personne ne le voyait. Le jour où Vera avait eu vent des scènes nocturnes avec Zoé, cela avait été comme si d’un seul coup on en avait arraché toute une touffe. Et peut-être qu’il aurait mieux valu en finir à ce moment-là. Par cette secousse, on lui avait rappelé la loi qui veut que les hommes n’ont pas besoin de femmes de leur âge, mais de femmes plus jeunes. Elle n’aurait pas dû oublier que son temps était passé, bien passé.
Pourtant, après cela, il s’était si manifestement arrangé pour se trouver toujours sur son passage, avait été tellement à l’affût du moindre mot venant d’elle et c’était tellement bon de le voir la regarder, parler... Et du coup, ces fils semblables à des cheveux avaient recommencé l’un après l’autre à croître et à s’entremêler.
Qu’était-ce donc que ces fils ? Quelque chose d’inexplicable et d’irrationnel. Du jour au lendemain il allait partir et une forte poigne le retiendrait là-bas, et quant à revenir, il ne s’y déciderait qu’au moment où il irait très mal, aux prises avec la mort. Et, mieux il irait, plus ce serait rare, plus ce serait... jamais.
- Et combien lui avons-nous donné de Synoestrol ? s’enquit Lioudmila Afanassievna.
- Plus qu’il n’en faut, dit Kostoglotov, devançant Vera Kornilievna et prenant un air borné. Ça me suffira pour le restant de mes jours.
En temps ordinaire, Lioudmila Afanassievna ne lui aurait pas passé une réplique aussi grossière et l’aurait vertement tancé. Mais pour le moment, toute sa volonté était retombée, elle terminait à grand-peine sa visite. Et hors de sa fonction, au moment où elle la quittait, elle ne pouvait, au fond, rien répliquer, même à Kostoglotov. Bien sûr, le traitement était barbare.
- Voici le conseil que je vous donne, dit-elle, conciliante, et de façon qu’on ne l’entendît pas dans la salle. Il ne faut pas que vous recherchiez le bonheur familial. Il vous faudra vivre encore bien des années sans fonder un véritable foyer.
Vera Kornilievna baissa les yeux.
- Parce que, rappelez-vous, votre maladie était à un stade avancé. Vous êtes arrivé chez nous très tard.
Il le savait bien, Kostoglotov, que son affaire n’était pas bonne, mais de se l’entendre dire ainsi tout carrément, il en resta bouche bée.
- Euh... oui... meugla-t-il. Mais déjà il trouvait une pensée consolatrice. Oui mais, je suis bien tranquille, les autorités aussi ne vont pas manquer d’y veiller.
- Vera Kornilievna, vous allez lui continuer le Tezan et le Pontacsyl. Mais de toute façon, il va falloir le laisser aller se reposer. Voilà ce que nous allons faire, Kostoglotov : nous allons vous faire une ordonnance pour trois mois de Synoestrol. On en trouve actuellement en pharmacie. Vous allez l’acheter et vous allez, sans faute, suivre votre traitement chez vous, à la maison. Si vous n’avez personne chez vous pour vous faire les piqûres, prenez-les en cachets.
Kostoglotov eut un mouvement des lèvres pour lui répliquer que premièrement, il n’avait pas de chez lui, que deuxièmement, il n’avait pas d’argent et que troisièmement, il n’était pas assez bête pour aller doucement se suicider.
Mais elle était gris verdâtre, fourbue, et il se ravisa et ne dit rien.
Là-dessus, la visite prenait fin.
Akhmadjan accourut : tout était réglé et on était même allé chercher son uniforme. Il arroserait ça aujourd’hui même avec son copain. Quant aux certificats et aux papiers, on les lui donnerait demain. Il était très excité, parlait vite et fort. Personne ne l’avait encore vu dans cet état. Il se mouvait avec tant d’énergie et de fermeté qu’on n’aurait jamais dit qu’il venait de passer deux mois ici, malade comme eux tous. Surmontés d’épais cheveux en brosse, surmontés de sourcils noirs comme du mazout, ses yeux brûlaient comme ceux d’un ivrogne et tout son dos frémissait de ressentir que la vie était là tout de suite, de l’autre côté du seuil. Il commença dare-dare à se préparer, puis s’interrompit soudain pour aller demander qu’on le fasse déjeuner en même temps que ceux du rez-de-chaussée.
Kostoglotov, cependant, était convoqué pour sa séance de rayons. Il attendit, puis demeura couché sous l’appareil, puis sortit encore une fois sur le perron voir un peu pourquoi le temps était si maussade.
Des nuages gris tourbillonnaient à vive allure à travers tout le ciel et sur leurs traces s’approchait une nue tout à fait violette qui promettait une forte pluie. Mais il faisait très chaud et la pluie ne pouvait plus être qu’une pluie printanière.
Ce n’était pas le moment d’aller se promener et il remonta dans la salle. Du couloir, il entendit le récit tonitruant d’un Akhmadjan déchaîné.
— On les nourrit, je suis un salaud si je mens, mieux que des soldats ! Pas plus mal, disons. La portion, c’est un kilo deux cents. Ce qu’on devrait leur donner c’est de la merde ! Pour travailler, pas question ! A peine on les débarque dans la zone, pfuit... tous partis dans tous les sens, et plus personne – ils se cachent et pioncent toute la journée.
Kostoglotov se glissa sans bruit dans l’embrasure de la porte. Près de son lit, dont on avait enlevé les draps et la taie, Akhmadjan, avec son baluchon tout prêt à la main, gesticulant et découvrant ses dents éclatantes, parlait avec assurance et achevait de raconter son dernier récit à la chambrée.
La salle était tout à fait différente : il n’y avait plus ni Federau, ni le philosophe, ni Chouloubine. Devant la salle telle qu’elle était composée auparavant, Oleg, Dieu sait pourquoi, n’avait jamais entendu Akhmadjan raconter cette histoire-là.
- Et ils ne bâtissent rien ? demanda doucement Kostoglotov. Alors, il n’y a vraiment rien, mais rien du tout qui se bâtit dans la zone ?
- Bon, bon, ils bâtissent, dit Akhmadjan un peu confus. Mais ils bâtissent mal.
- Vous pourriez peut-être les aider, dit Kostoglotov encore plus doucement, comme s’il était en train de perdre ses forces.
- Notre boulot, c’est le fusil, leur boulot, c’est la pelle ! répondit Akhmadjan gaillardement.
Oleg regardait son compagnon de chambre comme s’il le voyait pour la première fois ou bien non, comme s’il l’avait vu durant de longues années, le visage enfoui dans le col de sa pelisse et une mitraillette à la main. Avec juste assez d’instruction pour savoir jouer aux dominos. Il était sincère, Akhmadjan, sincère et sans ruse.
Si durant des dizaines d’années d’affilée on ne permet pas de dire les choses comme elles sont, la cervelle des hommes se met à battre la campagne irrémédiablement et il devient plus facile de comprendre un martien que son propre concitoyen.
- Enfin, dis-moi, comment tu vois la chose ? poursuivait Kostoglotov sans lâcher prise, voyons, nourrir des hommes avec de la merde ? Tu plaisantais, hein ?
- Pas du tout, j’plaisantais pas ! C’est pas des hommes que j’te dis, c’est pas des hommes ! insistait Akhmadjan excité, mais tout à fait sûr de lui.
Il espérait convaincre Kostoglotov et lui faire croire ce qu’il disait comme au reste de son auditoire. Il savait, c’est vrai, qu’Oleg était un relégué, mais il ignorait qu’il avait été dans les camps.
Kostoglotov lança un coup d’œil en coin du côté du lit de Roussanov car il ne comprenait pas pourquoi celui-ci n’avait pas encore pris la défense d’Akhmadjan. Mais il n’était pas dans la salle, tout simplement.
- Et moi qui te prenais pour un soldat ! C’est donc dans cette armée-là que tu as servi ! fit Kostoglotov d’une voix traînante. Tu as donc été au service de Béria !
- Je la connais pas ta Béria ! fit Akhmadjan furieux et tout rouge. Celui qu’on met là-haut, ça nous regarde pas, nous autres petits. J’ai prêté serment, j’ai fait mon service. On t’oblige, tu le fais...