CHAPITRE XXIII
Le 5 mars fut un jour blafard, un jour de pluie fine et froide à l’extérieur et, dans le pavillon, un jour mêlé, plein de changements : Diomka qui, la veille, avait accepté par écrit l’opération, descendait au service de chirurgie, et on avait amené deux nouveaux malades.
Le premier, justement, avait occupé le lit de Diomka, dans le coin, près de la porte. C’était un homme de haute taille, mais très voûté, au dos déjeté et au visage usé à en paraître vieux. Il avait des poches sous les yeux, et ses paupières inférieures étaient si tirées que l’ovale horizontal auquel nous sommes habitués était devenu chez lui un cercle, et dans ce cercle, le blanc des yeux laissait apparaître une rougeur malsaine, tandis que l’iris tabac clair paraissait aussi plus gros que de coutume à cause de l’affaissement des paupières inférieures. De ces grands yeux ronds le vieillard paraissait examiner tout le monde avec une attention soutenue qui produisait une impression désagréable.
Pendant toute la dernière semaine, Diomka n’était plus lui-même : il avait à la jambe des douleurs et des tiraillements que rien ne pouvait calmer, il ne parvenait plus à dormir, il ne pouvait plus rien faire et il devait serrer les dents pour ne pas déranger ses voisins par des cris. Il était tellement à bout que sa jambe ne lui apparaissait plus comme une chose précieuse et vitale, mais comme un fardeau maudit, dont il fallait se débarrasser au plus vite et avec le moins de mal possible. Et l’opération dans laquelle, un mois plus tôt, il voyait la fin de sa vie, lui apparaissait maintenant comme un salut. Voilà comment changent nos mesures.
Mais bien que Diomka eût pris l’avis de tous les malades du pavillon avant de donner son accord écrit, aujourd’hui encore, tandis que, son baluchon noué, il leur faisait ses adieux, il cherchait à se faire convaincre et réconforter. Et Vadim dut répéter ce qu’il avait déjà dit mille fois : que Diomka avait de la chance de s’en tirer à si bon compte ; que lui, Vadim, serait heureux d’être à sa place.
Mais Diomka trouvait encore des objections :
- C’est que l’os, on te le coupe avec une scie ! On le scie tout bonnement, comme une poutre. On dit qu’avec n’importe quelle anesthésie, ça se sent.
Mais Vadim ne savait pas et n’aimait pas consoler longuement :
- Eh bien quoi, tu n’es pas le premier. Puisque d’autres le supportent, tu le supporteras toi aussi.
En cela, comme partout ailleurs, il était constant et équitable : il ne demandait pas non plus à être consolé et ne l’aurait pas supporté. Dans toute consolation, il voyait quelque chose de mou, de religieux.
Vadim, toujours fier et poli, avait toujours autant de tenue qu’au début de son séjour au pavillon ; seul son hâle de montagnard commençait à jaunir, et l’on voyait plus souvent ses lèvres frémir de douleur, et son front se plisser d’impatience et de désarroi. Lorsque, tout en répétant qu’il n’en avait plus que pour huit mois à vivre, il continuait à monter à cheval, à prendre l’avion pour Moscou, à rencontrer Tchernogorodtsev, il était au fond convaincu qu’il s’en sortirait. Mais voilà déjà un mois qu’il était couché ici, l’un de ces huit mois de sursis, et pas le premier, mais peut-être déjà le troisième ou le quatrième. Et chaque jour il souffrait davantage en marchant, et il ne pouvait plus guère songer à monter à cheval et à s’en aller à travers champs. Les douleurs étaient déjà remontées jusqu’à l’aine. Des six livres qu’il avait apportés, il en avait lu trois, mais il n’était plus aussi sûr que découvrir des gisements de minerai à partir des eaux était la seule chose nécessaire et c’est pourquoi il ne lisait plus avec autant d’attention, et il mettait à présent moins de points d’interrogation et de points d’exclamation dans les marges.
C’était jadis pour Vadim la plus belle caractéristique d’une vie que de n’avoir pas assez de sa journée, tant on était occupé. Mais ne voilà-t-il pas que la journée commençait à lui suffire, et que même il en avait de trop, et que c’était la vie, à présent, qui lui manquait. Sa constante disposition au travail flottait comme une corde détendue. Il ne lui arrivait plus aussi souvent de se réveiller au petit jour pour travailler en profitant du silence, et parfois même il restait couché sans rien faire, enfoncé sous ses draps, et il avait soudain le sentiment que peut-être il valait mieux se laisser aller et en finir, et que ce serait plus facile que de lutter. La médiocrité, les sottes conversations qui l’entouraient lui donnaient une impression d’absurdité et d’angoisse, et, déchirant le voile de sa belle tenue, l’envie lui venait parfois de hurler comme une bête prise au piège : « Allons, assez plaisanté, veux-tu bien me lâcher la jambe ! »
La mère de Vadim avait fait quatre antichambres haut placées sans obtenir d’or colloïdal. Elle avait rapporté de Russie de la tchaga et s’était entendue avec une infirmière qui devait, tous les deux jours, apporter à son fils un bocal d’infusion, tandis qu’elle-même repartait pour Moscou : elle allait faire de nouvelles antichambres, toujours pour obtenir cet or. Elle ne pouvait se résigner à l’idée qu’il existait quelque part de l’or radioactif et que, faute d’en obtenir, son fils allait faire des métastases.
Diomka s’approcha de Kostoglotov pour lui dire et entendre de lui un dernier mot avant de partir. Kostoglotov était couché de biais sur son lit, ses jambes relevées posées sur le montant, la tête pendante au-dessus du passage. C’est ainsi que, la tête renversée, et voyant lui-même Diomka à l’envers, il lui tendit la main et lui fit ses adieux à voix basse (depuis quelque temps il avait du mal à parler haut, quand il le faisait il sentait quelque chose à la base du poumon) :
- Ne t’en fais pas, Diomka. Léon Leonidovitch est revenu, je l’ai vu. Il va t’enlever ça en un tournemain.
- C’est pas vrai ? dit Diomka épanoui. Tu l’as vu ?
- De mes yeux.
- C’est ça qui serait bien ! J’ai bien fait d’attendre !
Oui, il avait suffi qu’il réapparût dans les couloirs de la clinique, ce grand escogriffe de chirurgien avec ses bras trop longs qui lui pendaient le long du corps, et déjà les malades avaient repris courage, comme s’ils avaient compris que c’était justement cette perche qui leur avait manqué pendant tout ce dernier mois. Si l’on avait fait défiler les chirurgiens devant les malades pour les laisser choisir, ils se seraient sans doute tous fait inscrire chez Léon Leonidovitch. Il avait toujours l’air de s’ennuyer, pourtant, quand on le croisait dans les couloirs de la clinique ; mais même cet air ennuyé signifiait pour les malades que c’était un jour sans opérations.
Bien que Diomka n’eût absolument rien à reprocher à Eugénie Oustinovna, bien que la fragile Eugénie Oustinovna fût un excellent chirurgien, c’était tout de même autre chose de se confier à ces mains velues de grand singe. Quelle que fût l’issue, qu’il parvînt ou non à le sauver, il ne ferait pas de faux pas, Diomka en avait Dieu sait pourquoi la ferme conviction.
Elle ne dure guère la parenté qui s’établit entre malade et chirurgien, mais c’est une parenté plus étroite qu’entre un fils et son propre père.
- C’est donc un bon chirurgien ? demanda d’une voix étouffée le nouveau malade, l’homme aux poches sous les yeux qui occupait le lit de Diomka. Il avait l’air de quelqu’un qui aurait été pris de court, désarçonné. Il grelottait, et, même dans la chambre, gardait par-dessus son pyjama une robe de chambre de futaine ouverte, sans ceinture ; et il regardait autour de lui, le vieillard, comme si, réveillé en pleine nuit par des coups frappés à la porte d’une maison isolée, il fût sorti de son lit et ne sût d’où venait la catastrophe.
- Mmmm, mugit Diomka, de plus en plus épanoui, de plus en plus content, comme s’il venait d’être soulagé d’une bonne moitié de l’opération. — Ça c’est un gars ! Formidable ! Vous aussi, vous devez être opéré ? Et de quoi ?
- Moi aussi, répondit seulement le nouveau venu, comme s’il n’avait pas entendu toute la question. Ses traits n’avaient pas réagi au soulagement de Diomka, rien n’avait changé dans l’expression de ses gros yeux ronds au regard fixe, un peu trop attentif, ou qui peut-être, au contraire, ne voyait rien ?
Diomka parti, on fit son lit au nouveau venu et, il s’assit dessus, s’appuya au mur, et de nouveau fixa silencieusement la salle de ses yeux agrandis. Ceux-ci ne bougeaient pas, il les fixait sur l’un des malades et le dévisageait longuement. Puis il tournait la tête d’un seul bloc, et en regardait un autre. Ou peut-être regardait-il à côté. Il ne réagissait absolument pas aux bruits et aux mouvements qui se produisaient dans la salle. Il ne parlait pas, ne répondait pas, ne questionnait pas. Une heure se passa, et tout ce qu’on put tirer de lui, c’était qu’il venait de Ferghana. Et puis, par l’infirmière, on avait appris qu’il s’appelait Chouloubine.
Un hibou, voilà ce qu’il était, Roussanov l’avait aussitôt identifié : ces yeux ronds qui vous fixent, cette immobilité. Déjà comme ça, la salle n’était pas gaie ; mais ce hibou, c’était le comble. Il avait arrêté son regard maussade sur Roussanov et le dévisageait depuis si longtemps maintenant que ça devenait tout bonnement déplaisant. Il les fixait tous comme ça, comme s’ils avaient tous ici quelque chose à se reprocher. Et déjà leur vie, dans cette salle d’hôpital, ne pouvait plus suivre le cours nonchalant qu’elle avait suivi jusqu’à présent.
Paul Nikolaïevitch avait eu la veille sa douzième piqûre. Il s’était déjà habitué à ces piqûres, elles ne le faisaient plus délirer, mais elles lui donnaient de fréquents maux de tête et une sensation de faiblesse. Mais surtout, il était clair maintenant qu’il n’était pas en danger de mort, non, bien sûr, cela n’avait été qu’une panique familiale. La tumeur avait déjà diminué de moitié, et ce qui en restait avait ramolli : elle le gênait encore, bien sûr, mais beaucoup moins, et sa tête pouvait de nouveau se mouvoir librement. De sa maladie, il ne lui restait donc que cette faiblesse. Mais la faiblesse était chose supportable, elle avait même un côté agréable : rester couché, toujours couché, lire l’Ogoniok et le Crocodile, prendre des fortifiants, penser aux bonnes choses que l’on aimerait manger, causer avec des gens sympathiques, écouter la radio – lorsqu’il serait rentré chez lui, évidemment. Il n’y aurait donc plus eu que cette faiblesse, si Dontsova n’avait pas continué à le palper aux aisselles d’un doigt rude qu’elle enfonçait comme un bâton à chaque fois qu’elle l’examinait. Elle cherchait quelque chose, et lorsqu’on avait passé un mois ici, on devinait sans peine ce que c’était : une nouvelle tumeur, encore une. Elle le faisait même venir dans son bureau, lui demandait de s’allonger et lui palpait l’aine, en appuyant de la même façon aiguë et douloureuse.
- Vous pensez qu’elle pourrait essaimer ? demandait Paul Nikolaïevitch avec inquiétude. Toute la joie que lui causait la diminution de sa tumeur en était assombrie.
- C’est bien pour l’éviter que nous vous soignons, faisait Dontsova avec un coup de tête énergique. Mais il vous faudra encore supporter beaucoup de piqûres.
- Encore combien ? demandait Roussanov avec effroi.
- On verra bien.
(Les médecins ne disent jamais rien de précis.)
Les douze piqûres précédentes l’avaient tellement affaibli que déjà ses analyses sanguines faisaient hocher la tête aux médecins, et il devrait encore en supporter autant ? D’une façon ou d’une autre, la maladie exigeait son dû. La tumeur diminuait, mais Paul Nikolaïevitch n’en tirait pas de véritable joie. Il était sans ressort, et passait ses journées à dormir. Par bonheur, Grandegueule aussi s’était calmé, il avait cessé de brailler et de montrer les dents, et on voyait bien maintenant qu’il ne simulait pas, que la maladie l’avait eu lui aussi. De plus en plus souvent il laissait pendre la tête au bord de son lit et restait longtemps couché, les yeux mi-clos. Paul Nikolaïevitch, lui, prenait des cachets contre les maux de tête, appliquait une compresse sur son front et protégeait ses yeux de la lumière. Et ils restaient ainsi couchés côte à côte, parfaitement en paix, sans échanger d’injures, pendant des heures.
Entre-temps, au-dessus du vaste palier (d’où l’on avait emporté à la morgue le petit homme qui suçait sans arrêt des ballons d’oxygène) on avait accroché un slogan, en lettres blanches sur une longue bande de tissu écarlate, comme il se doit : « Malades ! Ne parlez pas entre vous de vos maladies ! »
Bien sûr, cette étoffe écarlate et cet endroit voyant auraient mieux convenu à un slogan en l’honneur des fêtes d’octobre ou du 1er mai ; mais pour la vie qu’ils menaient ici, cette exhortation aussi avait son importance, et plusieurs fois déjà Paul Nikolaïevitch s’y était référé pour faire taire des malades qui se tourmentaient inutilement.
(D’ailleurs, si l’on se plaçait du point de vue de l’utilité publique, plutôt que de grouper tous ceux qui souffrent de tumeurs en un seul endroit, il aurait fallu les disperser dans des hôpitaux ordinaires ; ils ne se feraient pas peur les uns aux autres, et on pourrait éviter de leur dire la vérité, et ce serait beaucoup plus humain.)
Les occupants de la salle changeaient, mais il n’en venait jamais de gais : tous étaient abattus, à bout de forces. Seul Akhmadjan, qui avait déjà abandonné sa béquille, et qui n’allait pas tarder à sortir, souriait en découvrant ses dents blanches, mais il n’égayait que lui-même, et ne faisait peut-être qu’éveiller de l’envie chez les autres.
Et voilà qu’aujourd’hui, soudain, deux heures environ après l’arrivée du nouveau malade à l’air lugubre, au milieu d’une journée languissante où tout le monde restait couché et où les vitres, ruisselantes de pluie, laissaient passer si peu de jour qu’avant même l’heure du dîner on avait envie d’allumer la lumière et de voir arriver au plus vite la tombée de la nuit, on vit entrer soudain dans la salle d’un pas rapide et dispos, précédant l’infirmière, un petit homme tout plein de vivacité : Entrer est trop peu dire : il fit littéralement irruption dans la salle, pressé comme s’il avait été attendu au garde-à-vous et que l’on se fût fatigué de l’attendre. Et il s’arrêta, surpris de voir tous ces malades apathiques, étendus sur leur lit. Il en siffla d’étonnement. Et, plein d’entrain, d’un ton de reproche vigoureux : ‘ !
- Eh bien les amis, vous voilà tous comme des poules mouillées ! Qu’est-ce que vous faites là avec vos jambes recroquevillées ? — Et bien qu’ils n’eussent pas été prêts pour l’accueillir, il leur fit une sorte de salut quasi militaire : — Tchaly, Maxime Pétrovitch ! J’ai bien l’honneur ! Re-pos !
Sur son visage, rien ne laissait deviner l’épuisement des cancéreux : il s’éclairait d’un sourire plein d’optimisme et d’assurance, et quelques-uns des malades lui sourirent à leur tour, notamment Paul Nikolaïevitch. Depuis un mois, parmi tous ces geignards, c’était bien la première fois qu’on voyait un homme.
- Bon, disait-il, tandis que d’un coup d’œil rapide, sans rien demander à personne, il repérait son lit et se dirigeait vers lui d’un pas énergique. C’était le lit voisin de celui de Paul Nikolaïevitch, l’ancien lit de Moursalimov, et le nouveau venu s’engagea dans le passage du côté où se trouvait Paul Nikolaïevitch. Il s’assit sur le lit, fit jouer les ressorts, qui grincèrent. Il trancha : — Amortissement soixante pour cent. Le médecin-chef se la coule douce.
Et il se mit en devoir de déballer ses affaires, quoique, à vrai dire, il n’y eût rien à déballer : rien dans les mains, un rasoir dans une poche et dans l’autre un paquet, non pas de cigarettes, mais de cartes à jouer presque neuves. Il sortit la pile, la fit craquer en passant ses doigts sur la tranche et, regardant Paul Nikolaïevitch d’un air malin, demanda :
- Vous tapez la carte ?
- De temps en temps, avoua Paul Nikolaïevitch d’un ton bienveillant.
- La préférence ?
- Peu. Plutôt le nigaud.
- Ça ne s’appelle pas jouer, dit sévèrement Tchaly. Et le stoss ? Le wint ? Le poker ?
- Pensez-vous ! dit Roussanov confus, avec un geste de dénégation. Je n’ai jamais eu le temps d’apprendre.
- On vous l’apprendra ici, c’est l’endroit rêvé, reprit vivement Tchaly. Ce que tu ne sais pas, on te l’apprendra, ce que tu ne veux pas, on t’y forcera, comme on dit !
Et il riait. Il avait un nez un peu trop grand pour son visage, un grand nez mou et rougeoyant. Mais c’était justement ce nez qui donnait à tout son visage cet air naïf, avenant, ouvert.
- Rien ne vaut le poker, comme jeu ! affirma-t-il avec autorité. En cachant la mise.
Et, déjà sûr de Paul Nikolaïevitch, il cherchait des yeux d’autres partenaires. Mais personne, dans le voisinage, ne lui donnait d’espérances.
- Moi ! Moi je veux apprendre ! criait derrière lui Akhmadjan.
- Bon, dit Tchaly d’un ton approbateur. Trouve-nous quelque chose à placer entre les lits.
Il se retourna encore un peu, vit le regard figé de Chouloubine, vit encore un ouzbek en turban rose, aux moustaches pendantes, fines, comme faites de fil d’argent – et c’est alors qu’entra Nelly, avec un seau d’eau pour laver le plancher.
- Ho-ho ! fit aussitôt Tchaly, appréciateur. Voilà une fille qui a de l’assise ! Ecoute, où étais-tu avant ? On aurait pu faire un tour aux balançoires ensemble.
Nelly avança ses grosses lèvres, c’était sa manière de sourire :
- Ben quoi ! il est pas trop tard ! Mais ce n’est pas pour les malades.
- Panse à panse, tout se panse, annonça Tchaly. Ou peut-être que je t’intimide ?
- T’en reste-t-il seulement beaucoup, de ce qui fait un homme ? disait Nelly, l’évaluant du regard.
- Pour toi, de quoi traverser, t’en fais pas ! répondait Tchaly du tac au tac. Allons, vite, » en position pour laver le plancher, j’ai envie de voir la façade !
- Regarde tant que tu veux, la maison l’offre gratis, faisait Nelly, bon enfant et, jetant la serpillière mouillée sous le premier lit, elle se courbait pour laver le plancher.
Peut-être au fond n’était-il pas malade, cet homme ? Apparemment il n’avait rien sur le corps, et son visage ne reflétait pas non plus de douleur cachée. Ou bien était-ce par un décret de sa volonté qu’il se tenait si bien en main, donnant l’exemple qui manquait dans la salle alors qu’il ne devrait pas y en avoir d’autre à notre époque et parmi nos concitoyens, Paul Nikolaïevitch regardait Tchaly avec envie.
- Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-il à voix basse et sur un ton confidentiel.
- Moi ? sursauta Tchaly. Des polypes.
Des polypes, personne, parmi les malades, ne savait au juste ce que c’était, mais on en voyait souvent chez les uns ou chez les autres.
- Et ça ne fait pas mal ?
- Tiens pardi, dès que ça m’a fait mal, je suis venu. Il faut opérer ? Allez-y, je vous en prie, qu’est-ce qu’on attend ?
- Et vous les avez où ? demandait encore Roussanov, qui éprouvait de plus en plus d’estime pour son interlocuteur.
- A l’estomac, paraît-il, disait Tchaly d’un air insouciant, et il souriait toujours. Bref, on va m’escamoter l’estomac. On va en couper les trois quarts.
Du revers de la main, il fit le geste de se découper le ventre et plissa les paupières.
- Et alors ? dit Roussanov étonné.
- Ce n’est rien, je m’y ferai ! Pourvu que ça absorbe la vodka !
- Vous en avez un moral !
- Mon cher voisin, dit Tchaly en hochant sa bonne tête aux yeux francs et au grand nez rouge, pour ne pas crever, il ne faut pas se faire de bile. Moins on raisonne et moins on a d’idées noires. Je te conseille d’en faire autant.
Akhmadjan apportait justement une planchette de contre-plaqué. Il l’installa entre les lits de Roussanov et de Tchaly, elle y tenait à merveille.
- Ça fait un peu plus chic, disait Akhmadjan tout réjoui.
- Qu’on allume la lumière, commanda Tchaly.
On alluma donc la lumière. Cela faisait encore plus gai.
- Bon, et le quatrième ?
- Pas moyen de trouver un quatrième.
- Ça ne fait rien, expliquez-vous d’abord comme ça.
Roussanov était remonté. Il était à présent assis, les pieds au sol, comme un homme bien portant. Lorsqu’il tournait la tête, son cou lui faisait beaucoup moins mal. Contre-plaqué ou non, il avait devant lui une véritable petite table de jeu, éclairée d’une lumière vive et joyeuse qui tombait du plafond. Les signes nets, précis, gais, des couleurs rouges et noires se détachaient sur la surface blanche et glacée des cartes. Peut-être suffisait-il vraiment de se comporter ainsi, comme Tchaly, vis-à-vis de sa maladie, pour qu’elle lâchât prise ? A quoi bon mijoter dans son jus ? Pourquoi toujours se laisser aller à de sinistres pensées ?
- Qu’est-ce qu’on attend ? demandait Akhmadjan, impatient.
- Parfait, disait Tchaly, et il fit passer toute la pile entre ses doigts experts avec la rapidité d’une bande cinématographique, écartant les cartes inutiles et gardant près de lui celles dont il avait besoin. Ça se joue avec les cartes qui vont du neuf à l’as. Ordre des couleurs : trèfle, carreau, cœur, pique. Et il montrait les couleurs à Akhmadjan. Vu ?
- Vu ! répondait Akhmadjan très satisfait.
Maxime Pétrovitch faisait craquer la pile en la pliant entre ses doigts, battait les cartes, et continuait ses explications :
- On donne cinq cartes dans chaque main, le reste à la pile. Maintenant il faut comprendre l’ordre des figures. Les figures, les voilà : une paire. (Il montrait une paire.) Deux paires. Le street : c’est cinq cartes qui se suivent. Voilà. Ou comme ça. Ensuite la tierce. Le full...
- Tchaly est là ? fit une voix à la porte.
- Présent !
- A la réception, votre femme est venue vous voir.
- Vous n’avez pas vu si elle a un cabas ?... Bon, les amis, entracte.
Et d’un pas vigoureux et insouciant il se dirigea vers la porte.
Le silence se fit dans la salle. Les lampes étaient allumées comme si c’était le soir. Akhmadjan retourna vers son lit. Nelly progressait, en jetant violemment sa serpillière pour arroser le plancher, et chacun devait ramener ses pieds sur son lit.
Paul Nikolaïevitch se coucha lui aussi. De son coin, il sentait littéralement le regard de ce hibou posé sur lui, comme une pression opiniâtre et réprobatrice sur le côté de sa tête. Et pour alléger cette pression, il demanda :
- Et vous, camarade, de quoi souffrez-vous ?
Mais le vieillard morose ne fit même pas un mouvement poli dans sa direction, comme si la question ne s’adressait pas à lui. De ses gros yeux ronds couleur tabac mêlé de rouge, il paraissait regarder par-delà le visage de Roussanov. Paul Nikolaïevitch renonça à attendre une réponse et se mit à jouer avec les cartes glacées. Et c’est alors qu’une voix sourde répondit :
- De ça.
Quoi « ça » ? Le malappris !... A son tour, Paul Nikolaïevitch ne tourna même pas les yeux vers lui, se coucha sur le dos et resta ainsi à rêvasser.
En fait, l’arrivée de Tchaly l’avait distrait, car il était en train d’attendre le journal. C’était aujourd’hui un jour mémorable, ô combien ! Un jour très important, d’une très grande signification, et le journal devait permettre de deviner bien des choses pour l’avenir. Or l’avenir du pays, c’était bien son avenir à lui, Roussanov. Est-ce que tout le journal serait encadré de noir, en signe de deuil, ou seulement la première page ? Y aurait-il un portrait sur toute la page, ou sur un quart de page seulement ? Et en quels termes seraient rédigés les titres et l’éditorial ? Après les éliminations de février, tout cela était d’une importance capitale. Au bureau, Paul Nikolaïevitch aurait pu glaner quelques informations, mais ici il n’avait que le journal.
Nelly se démenait, se cognant entre les lits, car aucun passage n’était assez large pour elle. Mais la besogne allait bon train, voilà qu’elle avait terminé et qu’elle déroulait le tapis.
Et c’est sur le tapis déroulé que, revenant de la radio et déplaçant avec précautions sa jambe malade, tandis qu’un tic douloureux tiraillait sa lèvre, entra Vadim.
Et il apportait le journal.
Paul Nikolaïevitch lui fit signe d’approcher :
- Vadim ! Venez un peu par ici, asseyez-vous près de moi.
Vadim s’arrêta, réfléchit, obliqua vers Roussanov et s’assit, retenant la jambe de son pantalon pour éviter les frottements.
A la façon dont le journal était plié, on devinait que Vadim l’avait ouvert. En le prenant dans les mains, Paul Nikolaïevitch avait déjà vu qu’il n’y avait ni liséré noir, ni portrait en première page. Il le regarda de plus près, il tourna patiemment les pages, mais il ne trouvait pas... il ne trouvait toujours pas de portrait, ni de liséré, ni d’en-tête – pas le moindre article, était-ce possible ?
- Rien ? Il n’y a rien ? demanda-t-il à Vadim, effrayé, sans même nommer la chose dont on ne disait rien.
Il ne connaissait presque pas Vadim. Sans doute celui-ci était-il membre du parti, mais encore trop jeune. Et il n’appartenait pas aux organes de direction, il avait une étroite spécialité. Que pouvait-il bien avoir dans la tête ? C’était difficile à imaginer. Une fois, cependant, il avait donné de grands espoirs à Paul Nikolaïevitch : on parlait dans la salle des nationalités déportées et Vadim, s’arrachant à sa géologie, avait regardé Roussanov, haussé les épaules et dit à voix basse, s’adressant à lui seul : « Si on les a déportées, c’est qu’il y a eu quelque chose. On ne déporte pas pour rien, chez nous. »
Cette phrase juste lui avait révélé en Vadim un homme intelligent aux convictions inébranlables.
Et, manifestement, Paul Nikolaïevitch ne s’était pas trompé ! A présent, il n’avait pas eu besoin d’expliquer à Vadim ce dont il s’agissait, celui-ci, déjà, cherchait de son côté. Et il montra à Roussanov un article en bas de page que celui-ci, dans son trouble, n’avait pas remarqué.
Un bas de page ordinaire. Rien pour le distinguer du reste. Aucun portrait. La signature d’un académicien, rien de plus. Et, dans l’article, il n’était pas question de deuxième anniversaire ! De la douleur d’un peuple entier ! De ce qu’il « était vivant et vivrait éternellement » ! Non, c’était simplement : « Staline et les problèmes de l’édification communiste ».
C’était tout ? « Et les problèmes » un point c’est tout ! Rien que ces problèmes ? Edification ? Pourquoi édification ? Ça pouvait aussi bien s’appliquer aux bandes forestières protectrices ! Et que devenaient les victoires militaires ? Et le génie philosophique ? Et le Coryphée des Sciences ? Et l’amour du peuple entier ?
A travers ses lunettes, plissant le front d’un air douloureux, Paul Nikolaïevitch regarda le visage sombre de Vadim.
- Comment est-ce possible, hein ?...
Par-dessus l’épaule, il jeta un regard inquiet du côté de Kostoglotov. Celui-ci, manifestement, dormait : il avait les yeux fermés, sa tête pendait toujours de la même façon. Il y a deux mois, deux, n’est-ce pas, c’est bien ça ? Rappelez-vous : le soixante-quinzième anniversaire ! Tout était comme avant : un immense portrait, un titre immense « Le grand continuateur ». Hein ? Alors ?
Ce n’était même pas le danger, non, pas le danger que cela faisait planer sur les survivants, mais l’ingratitude ! L’ingratitude, voilà surtout ce qui blessait maintenant Roussanov, comme si c’étaient ses propres mérites, sa propre conduite irréprochable que l’on bafouait et réduisait en poussière. Si la Gloire qui retentit dans les siècles tournait court au bout de deux ans ; s’il suffisait de vingt-quatre mois pour mettre au rancart le Plus Aimé, le Plus Sage, celui auquel se soumettaient vos chefs immédiats et les chefs de ces chefs, alors, qu’est-ce qui pouvait bien demeurer ? Sur quoi pouvait-on prendre appui ? Et comment pouvait-on guérir ?
- Voyez-vous, dit Vadim très bas, en principe il y a eu récemment une décision stipulant qu’on ne célébrerait plus l’anniversaire des décès, mais seulement celui des naissances. Mais, bien sûr, à en juger d’après l’article...
Il secoua tristement la tête.
Lui aussi se «entait un peu blessé, surtout pour son père qu’il avait perdu. Il se souvenait combien celui-ci aimait Staline, plus que lui-même, en tout cas, c’était certain (pour lui-même, son père n’avait jamais rien cherché à obtenir). Et plus que Lénine. Et probablement plus que sa femme et ses fils. Sa famille, il pouvait en parler avec calme, ou ironie, mais Staline, jamais : sa voix tremblait un peu dès qu’il prononçait son nom. Il y avait un portrait de Staline dans son bureau, un autre dans la salle à manger, un autre encore dans la chambre d’enfants. Les années passaient, et les petits garçons voyaient toujours au-dessus d’eux ces sourcils épais, cette moustache épaisse, ce visage immuable, apparemment inaccessible à la peur ou à une joie frivole, et dont tous les sentiments paraissaient se concentrer dans l’éclat de ses yeux de velours noir. Et puis aussi, après avoir lu chacun des discours de Staline, son père en lisait des passages aux garçons, leur expliquant quelle profonde pensée il y avait là, et avec quelle subtilité elle était exprimée, et combien son russe était beau. Plus tard seulement, lorsqu’il eut perdu son père, et qu’il eut grandi, Vadim commença à trouver que la langue de ces discours était peut-être un peu fade, que loin d’être denses, ses pensées auraient pu être exprimées avec beaucoup plus de concision, et qu’il aurait pu y en avoir davantage sous le même volume. C’était là son sentiment, mais il ne l’aurait pas dit à voix haute. C’était son sentiment, mais il se sentait plus en accord avec lui-même lorsqu’il professait l’admiration que l’on avait entretenue en lui depuis l’enfance.
Tout frais encore dans sa mémoire était le jour de Sa mort. Jeunes, vieux, enfants, tout le monde pleurait. Les jeunes filles étaient secouées de sanglots, les jeunes gens s’essuyaient les yeux. A voir ainsi pleurer tout le monde, on avait l’impression que ce n’était pas un homme qui était mort, mais l’univers entier qui se fissurait. On avait l’impression que même si l’humanité parvenait à survivre, ce jour se graverait à jamais en elle comme le jour le plus sombre de l’année.
Et voilà qu’au deuxième anniversaire de cette mort, on économisait déjà l’encre noire d’un encadrement de deuil. Il n’aurait pas été difficile, pourtant, de trouver quelques mots, simples et chaleureux : « Il y a deux ans mourait... » Celui dont les soldats de la dernière guerre avaient le nom à la bouche, leur dernière parole ici-bas, lorsqu’ils trébuchaient et tombaient.
Et puis ce n’était pas seulement une question d’éducation : l’habitude, il aurait pu s’en débarrasser. Non, tout bien considéré, la raison elle-même exigeait que l’on honorât le Grand Défunt. Il était la netteté, il émanait de lui l’assurance que les lendemains n’allaient pas dévier de ce qui avait précédé. Il avait élevé la science et les savants, les avait délivrés de leurs médiocres soucis de traitement, de logement. Et la science elle-même exigeait Sa permanence, Sa constance, qui garantissaient un avenir sans secousses, où les savants ne seraient pas obligés de disperser leur attention, de sacrifier un travail supérieur par son utilité et son intérêt aux médiocres chicanes où il faudrait se lancer pour organiser la société, éduquer les incultes, convaincre les sots.
C’est avec tristesse que Vadim regagna son lit pour y poser sa jambe malade.
Mais voici que revenait Tchaly, très satisfait, avec un sac plein de victuailles. Tout en les rangeant dans sa table de nuit, qui se trouvait du côté opposé à celui du lit de Roussanov, il souriait modestement :
- Plus que quelques jours pour en profiter ! Après, avec rien que les boyaux, Dieu sait comment ça va marcher !
Roussanov n’en finissait pas de s’extasier sur Tchaly : en voilà un optimiste ! En voilà un gaillard !
- Des tomates marinées... disait Tchaly en continuant à décharger son sac. Plongeant les doigts dans le bocal, il en retira une, l’avala, plissa les paupières :
- Fameuses !... Et du rôti de veau. Bien juteux pas trop sec. Il tâta et lécha. De l’or, ces mains de femmes !
Et, sans rien dire, tournant le dos à la salle, mais de façon à être vu de Roussanov, il mit un demi-litre de vodka dans sa table de nuit. Et adressa un clin d’œil à Roussanov.
- Alors vous êtes d’ici, dit Paul Nikolaïevitch.
- Mais non, je ne suis pas d’ici. J’y viens de temps à autre. En service commandé.
- C’est votre femme alors qui habite ici ?
Mais Tchaly n’entendait plus, il était déjà parti rapporter le sac vide.
Lorsqu’il fut de retour, il ouvrit sa table de nuit, fronça les sourcils, fit son choix, avala encore une tomate, referma la porte. Il secoua la tête avec satisfaction.
- Bon, où en étions-nous ? Continuons.
Entre temps, Akhmadjan avait trouvé un quatrième, le jeune kazakh de l’escalier : en attendant le retour de Tchaly, il l’avait fait asseoir sur son lit, et, tout échauffé, lui racontait en russe, avec force gestes, comment nos soldats russes avaient rossé les Turcs (Il était allé la veille voir le film La prise de Plevna dans un autre pavillon.) Tous deux s’approchèrent, replacèrent la planchette entre les deux lits et Tchaly, plus gai que jamais, se mit à jongler avec les cartes de ses mains prestes et adroites, en leur donnant des exemples :
- Ça c’est donc le full, vu ? C’est quand tu as dans la main une tierce et une paire ensemble. Compris, le tchetchmek ?
- Je ne suis pas un tchetchmek, fit vivement Akhmadjan sans se vexer. Avant le service militaire j’étais tchetchmek, plus maintenant.
- Bon. Ensuite c’est le flash. C’est quand on a toutes les cinq cartes de la même couleur. Puis la calèche : quatre pareilles, la cinquième d’une autre couleur. Ensuite le petit poker. C’est un street dans la même couleur, du neuf au roi. Tiens, comme ça... Ou comme ça... Et plus encore : le grand poker...
Non, ils n’avaient pas tout compris, mais Maxime Pétrovitch leur avait promis qu’ils y verraient plus clair lorsqu’on se mettrait à jouer. Mais surtout, il parlait avec tant de gentillesse, d’une voix si cordiale et si limpide, que Paul Nikolaïevitch en eut le cœur tout réchauffé... Un homme si sympathique, si affable, il n’espérait pas en trouver tant dans un hôpital public ! Assis comme ils l’étaient, ils formaient dès à présent un groupe uni et amical, et cela continuerait ainsi heure après heure, et on pourrait recommencer tous les jours, au lieu de penser à la maladie. Penser à la maladie ? Pour quoi faire ? Aux autres ennuis ? A quoi bon ? Il avait raison, Maxime Pétrovitch !
Roussanov allait leur dire que, tant qu’ils n’auraient pas bien assimilé les règles du jeu, on ne jouerait pas pour de l’argent. Et tout à coup, à l’entrée de la salle, on demanda :
- Tchaly est là ?
- Présent !
- A la réception, une visite de votre femme !
- Merde, la salope ! dit Maxime Pétrovitch, bon enfant. Je lui avais pourtant dit de venir dimanche, pas samedi. Je me demande comment elles ont fait pour ne pas se retrouver nez à nez !... Bon, excusez-moi les amis.
Et de nouveau le jeu tomba à l’eau : Maxime Pétrovitch s’en alla tandis qu’Akhmadjan et le kazakh s’emparaient des cartes pour répéter et s’exercer.
Et de nouveau, Paul Nikolaïevitch songea à sa tumeur et au 5 mars, sentit le regard désapprobateur que le hibou, dans son coin, fixait sur lui, vit aussi, en se retournant, les yeux ouverts de Grandegueule. Il ne dormait pas, Grandegueule, pensez-vous !
Non, Kostoglotov ne dormait pas. Il n’avait pas dormi pendant tout ce temps, et, tandis que Roussanov et Vadim tournaient les pages du journal et bavardaient à voix basse, il entendait chaque mot et faisait exprès de ne pas ouvrir les yeux. Il était curieux de savoir ce qu’ils diraient, ce que dirait Vadim. Maintenant il n’avait plus besoin de tirer à lui le journal et le déplier, il avait tout compris.
De nouveau, il battait. Son cœur battait. Son cœur martelait le portail de fonte qui ne devait plus jamais s’ouvrir : et voilà que ça se mettait à grincer ! Voilà que ça se mettait à trembler ! Et la rouille s’écaillait et se détachait de ses gonds.
Kostoglotov n’arrivait pas à digérer ce qu’il avait entendu dire à ceux qui étaient restés en liberté : que ce jour-là, deux ans plus tôt, les vieillards avaient pleuré, les jeunes filles avaient pleuré, que c’était soudain comme si le monde s’était trouvé orphelin.
Il n’arrivait pas à se l’imaginer, parce qu’il se rappelait comment cela s’était passé chez eux. Un beau jour on ne les avait pas emmenés au travail, on n’avait même pas ouvert les baraquements où ils étaient parqués. Et le haut-parleur, en dehors de la zone, que l’on entendait toujours, avait été stoppé. De tout cela, il ressortait clairement que les autorités avaient perdu la tête, qu’il leur était arrivé un grand malheur. Or un malheur pour les patrons, c’est une joie pour les bagnards ! On ne travaille plus, on peut rester coucher, la ration est livrée à domicile. D’abord on avait dormi tout son saoul, puis on avait commencé à trouver ça bizarre, puis, çà et là, on s’était mis à jouer de la guitare, de la bandoura, à aller d’une baraque à l’autre en essayant de deviner. On a beau enterrer le bagnard au fin fond d’un trou perdu, la vérité finit toujours par filtrer, toujours ! — par la boulangerie, par la chaufferie, par la cuisine. Et la chose avait commencé à se répandre ! Pas très fermement d’abord : quelqu’un parcourait le baraquement, s’asseyait sur les planches : « Ohé, les gars ! Il paraît que l’ogre a crevé... » — « Sans blagues ? » — « Pas possible ! » — « Tout à fait possible ! » — « Il était temps ! » Et un grand rire en chœur ! En avant les guitares, en avant les balalaïkas ! Mais vingt-quatre heures durant, les baraquements étaient restés fermés. Et le lendemain matin (il gelait encore, comme il se doit en Sibérie), on avait fait aligner tous les détenus sur le lieu de rassemblement ; le major, les deux capitaines, les lieutenants, tout le monde était là. Et le major, le visage noir tellement il était malheureux, avait annoncé :
- C’est avec une profonde affliction... hier à Moscou...
Et un sourire, il fallait se retenir pour ne pas jubiler ouvertement, avait illuminé toutes ces gueules de bagnards, sombres, grossières, rugueuses, avec leurs pommettes saillantes. Et voyant s’épanouir ces sourires, le major, hors de lui, avait commandé :
- Chapeaux bas !
Et l’espace d’un instant, tout était resté en balance, sur le tranchant du couteau : désobéir, ce n’était pas encore possible ; obéir, c’était trop vexant. Mais, devançant tout le monde, le bouffon du camp, un humoriste-né avait arraché son bonnet « à la Staline », en imitation de fourrure, et l’avait lancé en l’air ! Il avait obéi !
Et des centaines d’yeux l’avaient vu ! Et des centaines de mains jetaient leurs bonnets en l’air !
Et le major avait dû avaler !
Et voilà qu’à présent Kostoglotov apprenait que les vieillards avaient pleuré, que les jeunes filles avaient pleuré, et que le monde entier paraissait être devenu orphelin...
Tchaly revint, plus gai que jamais, et de nouveau avec un plein cabas de victuailles, un autre cabas il est vrai. Quelqu’un ricana, mais Tchaly ne l’avait pas attendu pour en rire, et ouvertement :
- Elles sont comme ça, que voulez-vous ! Si ça leur fait plaisir ? Pourquoi ne pas les réconforter, ça ne fait de mal à personne ?
Demoiselle huppée ou pas,
On la... en tous les cas.
Et il éclata de rire, entraînant ses auditeurs, et agitant les bras comme pour écarter de lui ce rire débordant. Roussanov lui aussi se mit à rire de bon cœur, tant la réplique de Maxime Pétrovitch était bien venue.
- Alors c’est laquelle, ta femme ? demanda Akhmadjan en s’étranglant de rire.
- Ne m’en parle pas, petit frère, soupirait Maxime Pétrovitch, tout en transvasant le contenu du cabas dans sa table de nuit. Il faut réformer la législation. Chez les musulmans, c’est plus humain. Justement, en août, on a autorisé les avortements, ça a beaucoup simplifié la vie ! Pourquoi une femme devrait-elle vivre seule ? Pourvu que quelqu’un vienne la voir ne serait-ce qu’une fois par an. Et pour les gens en service commandé, c’est commode : une chambre dans chaque ville avec bonne soupe, bon gîte et le reste.
De nouveau, parmi les victuailles, on aperçut un flacon de couleur sombre. Tchaly referma la table de nuit et alla rapporter le cabas vide.
Cette femme-là, apparemment, il ne la gâtait pas, car il revint aussitôt. Il se planta en travers du passage, là où naguère se mettait Ephrem, et, regardant Roussanov, gratta sa nuque couverte de cheveux bouclés (et il avait des cheveux abondants, entre le lin et la balle d’avoine) :
- Dis-donc, voisin, si on cassait la croûte ?
Paul Nikolaïevitch eut un sourire approbateur. Le repas commun tardait à venir, et, du reste, il ne faisait plus guère envie lorsqu’on avait vu Maxime Pétrovitch détailler avec appétit les provisions qu’il rangeait. Il faut dire aussi que Maxime Pétrovitch lui-même, avec ce sourire de ses grosses lèvres, avait quelque chose d’agréable, de Carnivore, qui donnait envie de l’avoir pour commensal.
- D’accord, dit Roussanov, en l’invitant à venir à sa table de nuit, j’ai là moi aussi différentes choses...
- Pas de petits verres ? fit Tchaly en se penchant vers lui, tandis que de ses mains adroites il transportait déjà sur la table de nuit de Roussanov les bocaux et les paquets.
- Mais c’est défendu ! dit Paul Nikolaïevitch en secouant la tête. Avec ce que nous avons, c’est rigoureusement interdit...
Depuis un mois qu’il était dans la salle, personne n’avait eu le front d’y songer ; Tchaly, lui, n’avait même pas l’air d’envisager qu’il pût en être autrement.
- Comment t’appelles-tu ? Il était déjà dans son passage, assis en face de lui, genou contre genou.
- Paul Nikolaïevitch.
- Mon cher Paul ! fit Tchaly, en posant amicalement sa main sur son épaule. Crois-moi, n’écoute pas les médecins ! C’est eux qui soignent, c’est eux qui vous envoient au tombeau. Et nous, nous devons vivre.
Il y avait de la conviction et de la bienveillance sur le visage sans ruse de Maxime Pétrovitch, avec son gros nez rougeaud et ses grosses lèvres juteuses. Et on était samedi, tous les soins dans la clinique étaient interrompus jusqu’au lundi. De l’autre côté de la fenêtre de plus en plus sombre la pluie tombait, s’interposant entre Roussanov et sa famille, ses amis. Et dans le journal, il n’y avait pas de portrait encadré de noir, et l’offense laissait au fond de son cœur un trouble dépôt. Les lampes brillaient avec éclat, devançant de beaucoup une longue, très longue soirée, et il y avait là un homme vraiment agréable, avec lequel on pouvait tout de suite boire un coup et manger un morceau, et ensuite jouer au poker. (Une jolie surprise pour les amis de Paul Nikolaïevitch : le poker ! )
Cependant Tchaly, ce malin, avait déjà sa bouteille ici, sous l’oreiller. Du doigt, il fit sauter le bouchon, et il remplit à moitié les deux verres qu’il tenait à la hauteur des genoux. Ils trinquèrent aussitôt.
En bon Russe, Paul Nikolaïevitch oublia et ses craintes récentes, et les interdictions, et les promesses solennelles, et n’eut plus qu’une envie, celle de noyer son cafard et de ressentir un peu de chaleur.
- Nous vivrons, mon cher Paul, nous vivrons ! disait Tchaly avec conviction, et son visage légèrement comique prit soudain une expression de sévérité, voire de férocité. Crève qui voudra, mais toi et moi nous allons vivre !
C’est à cela qu’ils burent. Pendant ce dernier mois, Roussanov s’était beaucoup affaibli, il ne buvait en général que du vin rouge très léger, aussi ressentit-il instantanément la brûlure ; puis, de minute en minute, cela s’étendait, s’épanouissait et le persuadait qu’il était bien inutile de se casser la tête, que tout compte fait, on pouvait vivre même au pavillon des cancéreux, et qu’on en sortait.
- Et ça fait très mal ces... ces polypes ? demanda- t-il.
- De temps en temps, oui, on ne peut pas dire. Mais je ne me laisse pas faire !... Paul ! La vodka ne peut pas faire de mal, mets-toi bien ça dans la tête ! La vodka, c’est bon pour toutes les maladies. Avant l’opération, je vais boire de l’alcool, qu’est-ce que tu crois ! Celui qui est là dans le flacon... Pourquoi de l’alcool ? Parce qu’il est tout de suite absorbé, il ne reste plus du tout d’eau dans l’estomac. Le chirurgien me retourne le ventre, et il n’y voit que du feu. Alors que moi, je suis bel et bien saoul !... Mais tu as fait la guerre, toi aussi, tu le sais bien : dès qu’il y a une offensive, en avant la vodka... Tu as été blessé ?
- Non.
- Tu as eu de la chance !... Moi, deux fois : ici et ici, tiens-
Les verres étaient de nouveau remplis.
- Ça suffit, refusait mollement Paul Nikolaïevitch. C’est dangereux.
- Comment dangereux ? Qui t’a fourré dans la tête que c’était dangereux ?... Prends des tomates, prends ! Ah, ces tomates !
Et c’est vrai, un déci ou deux, quelle différence est- ce que ça faisait, puisque de toute façon on avait enfreint le règlement ? Deux décis ou deux décis et demi, quelle différence, si le grand homme était mort et qu’on ne parlait plus de lui ? A la mémoire du Patron, Paul Nikolaïevitch vida encore un verre. Comme à un repas funéraire. Et ces lèvres grimacèrent tristement. Et, entre ces mêmes lèvres, il mettait des tomates. Et, le front contre celui de Maxime, il l’écoutait avec sympathie.
- Ah les jolies tomates bien rouges ! commentait Maxime. Ici elles sont à un rouble le kilo, et à Karaganda elles font trente roubles. Et tu verrais comme on se jette dessus, là-bas ! Mais c’est défendu de les transporter ; aux bagages, on ne les prend pas. Pourquoi est-ce défendu ? Dis-moi un peu, hein, pourquoi ?
Il s’échauffait, Maxime Pétrovitch, ses yeux s’étaient agrandis, on y lisait un intense besoin de savoir, de pénétrer le sens. Le sens de l’existence.
Un petit bonhomme en veston râpé vient voir le chef de gare : « Tu tiens à la vie, toi, chef ? » L’autre se précipite vers son téléphone, il croit qu’on est venu le tuer... Mais le bonhomme lui met trois billets sur la table. Pourquoi est-ce défendu ? Comment ça se fait que c’est défendu ? Tu tiens à la vie, et moi aussi. Fais embarquer mes paniers ! Et la vie triomphe, mon cher Paul ! Le train part, « train de voyageurs » qu’il s’appelle, seulement en réalité c’est un train de tomates, avec des paniers sur les banquettes, sous les banquettes, partout. Le convoyeur, on lui graisse la patte, le contrôleur, on lui graisse la patte. Lorsqu’on arrive à la limite du réseau, où on embarque de nouveaux contrôleurs, eh bien on leur graisse la patte à eux aussi.
Roussanov sentait que la tête lui tournait légèrement, il était bien remonté et se sentait maintenant plus fort que sa maladie. Mais il lui semblait que Maxime disait là des choses qui ne pouvait pas être accordées... accordées... Qui allaient à l’encontre...
- Ça va à l’encontre ! fit Paul Nikolaïevitch, tenant tête. Pourquoi donc ?... Ce n’est pas bon...
- Pas bon, fit Tchaly, surpris. Alors prends un concombre ! Ou du caviar, là !... A Karaganda, il y a une inscription en pierre sur de la pierre : « Le charbon, c’est du pain. » Pour l’industrie, bien entendu. Mais des tomates pour les gens, il n’y en a pas. Et il n’y en aura jamais, si des gens entreprenants n’en amènent pas. On se les arrache à vingt-cinq roubles le kilo, et encore les gens vous disent merci. Au moins ils en voient de leurs propres yeux, des tomates, sans ça ils n’en verraient même pas. Tu ne peux pas te figurer ce qu’ils sont bêtes là-bas, à Karaganda ! Ils recrutent des gardes, des grands nigauds, et au lieu de les envoyer cueillir des pommes, une quarantaine de wagons qu’ils en auraient, ils les mettent le long de toutes les routes qui traversent la steppe pour arrêter ceux qui amèneraient des pommes à Karaganda. Interdit ! Voilà comment ils montent la garde, les nigauds !...
- Mais comment cela ? C’est toi qui fais ça ? Toi ? fit Paul Nikolaïevitch, attristé.
Pourquoi moi ? Moi, Paulo, je ne voyage pas avec des paniers. Je voyage avec une serviette. Une mallette. Il y a des majors, des lieutenants-colonels qui frappent au guichet : leur permission se termine. Et pas de billets !... Moi je ne frappe pas, et j’arrive toujours à partir. A chaque gare, je sais à qui m’adresser : ici, c’est au préposé à l’eau bouillante, là c’est à la consigne. Note bien ceci, Paul : la vie triomphe toujours !
- Mais au fond, qu’est-ce que tu fais comme métier ?
- Je suis technicien, Paulot. Bien que je n’aie pas fait le collège technique. Et aussi agent. Je fais le métier qui rapporte. Là où on cesse de payer, je m’en vais. Tu comprends ?
Allons, Paul Nikolaïevitch commençait à remarquer qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond, qui n’allait pas dans le bon sens, qui allait même plutôt de travers. Mais c’était un si brave homme, si jovial, un copain, le premier depuis un mois. Il n’avait pas le cœur de le vexer.
- Mais est-ce bien ? demandait-il seulement.
- C’est bien, c’est bien ! l’apaisait Maxime. Prends aussi du veau. Maintenant on va s’envoyer de ta compote. Paul ! On ne vit qu’une fois, alors pourquoi vivoter ? Il faut vivre bien, Paul !
Paul Nikolaïevitch était bien forcé d’être d’accord, c’était vrai, on ne vivait qu’une fois, alors pourquoi vivre mal ? Seulement voilà...
- Tu comprends, Maxime, c’est mal... rappelait-il mollement.
- Mais voyons, Paul, répondait Maxime du même ton amical, en le tenant par l’épaule. Mais voyons, ça dépend comment on le prend. C’est selon l’endroit.
Dans l’œil une poussière,
Ça gêne
Ailleurs trente centimètres
Ça...
disait Tchaly, et il riait à gorge déployée, en tapant sur le genou de Roussanov, et Roussanov ne pouvait pas se retenir et était secoué lui aussi par un rire convulsif :
- Eh bien, tu en connais de ces vers ! Ma parole, tu es un poète, Maxime !
- Et toi, tu fais quoi ? Tu fais quoi comme métier ? lui demandait son nouvel ami.
Ils avaient beau en être déjà à s’embrasser, pourtant Paul Nikolaïevitch prit un air digne : sa situation l’y obligeait.
- En gros, dans le service du personnel.
Il faisait le modeste. Il était plus haut placé, bien sûr.
- Et où ?
Paul Nikolaïevitch nomma l’endroit.
- Ecoute ! dit Maxime tout réjoui. Il y a un type bien qu’il faut absolument caser ! Pour les frais, bien entendu, tu n’as pas à t’en faire !
- Tu es fou, voyons ! Tu n’y penses pas ! fit Paul Nikolaïevitch, offensé.
- Mais ça va de soi, dit Tchaly, surpris, et de nouveau, la même interrogation sur le sens de la vie, un peu vague après ce qu’il avait bu, frémit dans ses yeux. Si les gens du service du personnel ne touchaient pas de droits d’entrée, de quoi vivraient- ils ? Avec quoi pourraient-ils élever leurs enfants ? Tu as combien d’enfants ?
- Le journal est libre maintenant ? dit au-dessus d’eux une voix sourde et désagréable.
C’était le hibou qui s’en était venu de son coin, avec ses yeux enflés au regard mauvais, et sa robe de chambre ouverte.
Le journal, Paul Nikolaïevitch était assis dessus, il l’avait même un peu froissé.
- Je vous en prie, je vous en prie ! répondit Tchaly, en retirant le journal de sous Roussanov. Soulève-toi, Paul ! Tiens, grand-père, c’est pas ça qui va me manquer !
Chouloubine prit le journal d’un air sombre et voulut s’en aller, mais Kostoglotov le retint. Ce regard insistant et silencieux qu’il fixait sur tout le monde, Kostoglotov à son tour le fixait à présent sur lui, et il le voyait maintenant de tout près, avec une netteté particulière.
Qui pouvait bien être cet homme ? Avec ce visage qui ressemblait si peu aux autres ? On aurait dit un acteur qui venait de se démaquiller et qui était encore épuisé par la représentation. Avec le sans-gêne des prisons d’étape, où l’on peut, sans préambule, demander n’importe quoi à n’importe qui, Kostoglotov, à demi-renversé sur son lit, dans sa pose habituelle, demanda :
- Qu’est-ce que vous faites comme métier, grand- père ?
Chouloubine ne se borna pas à diriger son regard sur Kostoglotov : il tourna la tête vers lui. Il le regarda encore, sans sourciller. Et tout en continuant à le regarder, il passa bizarrement sa main autour de son cou, dans un geste circulaire, comme si son col le gênait, alors qu’il n’avait pas de col qui pût le gêner, et qu’il était à l’aise dans sa chemise de corps à large encolure. Et soudain il répondit, il consentit à répondre.
- Bibliothécaire.
- Où ça ? fit Kostoglotov, n’hésitant pas à lui adresser une seconde question.
- Dans un collège d’enseignement agricole.
Pour quelque obscure raison, sans doute à cause de son regard pesant, et de son silence de hibou dans son coin, Roussanov eut envie de l’humilier, de le remettre à sa place. Peut-être aussi était-ce la vodka qui parlait en lui : plus haut, plus légèrement qu’il ne fallait, il l’interpella :
- Sans-parti, bien sûr ?
Le hibou le fixa de ses yeux couleur tabac. Il cilla, comme s’il croyait avoir mal entendu la question. Il recilla. Et puis soudain il ouvrit le bec :
- Au contraire.
Et il partit « ers l’autre bout de la salle.
Sa démarche avait quelque chose de contraint. Un frottement, un point douloureux devaient le gêner. Il clopinait, les pans de sa robe de chambre écartés, plutôt qu’il ne marchait vraiment, et se penchant maladroitement, il faisait penser à un gros oiseau dont on aurait rogné les ailes pour l’empêcher de voler.