CHAPITRE X

LES ENFANTS

Elle n’avait fait que palper du doigt les contours de sa tumeur, et puis elle l’avait comme étreint amicalement aux épaules avant de passer au suivant. Mais c’est à ce moment-là que l’irréparable s’était produit. Diomka l’avait bien senti. Les panneaux fragiles de l’espoir étaient tombés.

Il n’en avait pas eu conscience tout de suite. Il y avait eu d’abord, dans la chambrée, les discussions autour du cas de Prochka, puis les adieux à Prochka ; puis, il avait envisagé d’émigrer sur le lit qui venait de se libérer et qui maintenant semblait porter chance ; ce lit était à côté d’une fenêtre, il aurait plus de lumière pour lire, et il serait plus près de Kostoglotov pour les discussions. Mais à ce moment-là était entré un nouveau.

C’était un jeune homme au teint hâlé, aux cheveux noirs de jais, bien lissés et légèrement bouclés dans le cou. Il avait sûrement plus de vingt ans. Il portait trois livres sous le bras gauche, trois livres sous le bras droit.

— Salut ! les amis, déclara-t-il dès le seuil, et tout de suite il plut beaucoup à Diomka par sa simplicité et la franchise de son regard. Où dois-je m’installer ?

Curieusement, il inspectait moins les lits que les murs.

  • Vous allez beaucoup lire ? demanda Diomka.
  • Tout le temps.

Diomka réfléchit :

  • C’est sérieux ou bien c’est pour le plaisir ?
  • C’est sérieux.
  • Bon, alors prenez le lit près de la fenêtre, c’est d’accord. On va venir faire votre lit. Et vos livres, c’est quoi ?
  • De la géologie, mon vieux, répondit le nouveau.

Diomka lut un des titres : « Recherches géochimiques des gisements métalliques. »

  • Prenez la fenêtre, d’accord. Et où est-ce que vous avez mal ?
  • A la jambe.
  • Moi aussi, c’est à la jambe.

Effectivement, le nouveau déplaçait une jambe précautionneusement, mais à voir sa silhouette, on l’aurait fort bien imaginé faisant des figures sur la glace !

On fit le lit du nouveau et lui, comme s’il n’était venu que pour ça, d’étaler aussitôt ses cinq bouquins sur le rebord de la fenêtre et de s’enfoncer dans la lecture du sixième... Il resta une petite heure à lire sans rien demander, ni rien raconter, puis il fut convoqué par les médecins.

Diomka, lui aussi, s’efforçait de lire. D’abord il reprit le livre de stéréométrie et essaya de construire des figures avec ses crayons. Mais il ne mordait pas aux théorèmes et les dessins  – segments de droite, surfaces découplées en dents de scie  – le ramenaient continuellement à la même obsession.

Alors il prit un petit livre plus facile ! C’était « L’eau vive » d’un certain Kojevnikov, un livre qui avait décroché le Prix Staline. Il s’agissait d’A. Kojevnikov, qu’il ne fallait pas confondre avec S. Kojevnikov, ni avec V. Kojevnikov. Diomka était un peu terrifié à l’idée qu’il y eût tant d’écrivains. Au siècle précédent, il n’y avait qu’une dizaine d’écrivains, et tous de grands écrivains. Et maintenant, les écrivains se comptaient par milliers ; en changeant une seule lettre à leur nom, on obtenait encore le nom d’un autre écrivain. Il y avait Safronov, mais il y avait aussi Safonov et peut-être même deux Safonov. Et qui sait si Safronov n’avait pas, lui, aussi, un homonyme ? Lire tous leurs livres était chose impossible. Et si l’on en lisait un jusqu’au bout, on avait comme l’impression de n’avoir rien lu. On voyait émerger tour à tour des écrivains inconnus de tous, ils recevaient des prix Staline, et puis ils sombraient à tout jamais. Chaque livre tant soit peu volumineux était primé l’année suivant sa parution, et il y avait chaque année de quarante à cinquante prix.

Les titres, eux aussi, s’embrouillaient dans la tête de Diomka. On avait beaucoup écrit au sujet des films « La grande vie » et « La grande famille ». Il y en avait un des deux qui était extrêmement valable, l’autre extrêmement nuisible, mais Diomka n’arrivait absolument pas à se rappeler lequel était bon, lequel mauvais ; et ce d’autant plus qu’il n’avait lu ni l’un ni l’autre. Les concepts, eux aussi, s’embrouillaient, et plus Diomka lisait, plus ça s’embrouillait. Par exemple, il venait à peine d’assimiler l’idée qu’analyser avec objectivité, ça signifiait voir les choses comme elles sont dans la vie, et voilà qu’il lisait un article où l’on tançait l’écrivain Panova, parce qu’elle « s’était aventurée sur le terrain dangereux de l’objectivisme ».

Et pourtant Diomka se devait de tout maîtriser, de tout comprendre, et de tout retenir !

Diomka avait lu « L’eau vive » et n’arrivait pas à y voir clair : était-ce vraiment le livre qui était si médiocre, ou bien était-ce lui qui n’était pas en forme ?

Il sentait croître en lui-même la pression de l’échec, du désespoir. Que désirait-il au fond ? Une âme à qui se plaindre, auprès de qui chercher conseil ? Ou encore, tout simplement, parler humainement à quelqu’un et même qu’on le plaigne un petit peu ?

Bien sûr il avait lu, on lui avait dit que la pitié était un sentiment humiliant, qui humiliait celui qui avait pitié, comme celui dont on avait pitié.

Et, malgré cela, il avait envie d’être plaint.

Parce qu’en général, dans la vie, personne n’avait jamais plaint Diomka.

Ici, dans la chambrée, on pouvait dire et écouter des choses intéressantes, mais ce n’était ni le ton, ni vraiment les choses dont Diomka éprouvait le besoin. Avec ces hommes, il fallait sans cesse se conduire en homme.

Des femmes, il y en avait certes beaucoup dans l’hôpital, mais Diomka n’avait jamais osé franchir le seuil de leur vaste et bruyante salle. Si toutes les femmes réunies ici avaient été en bonne santé, il eût été intéressant de jeter un coup d’œil là-bas, au passage, comme par hasard, et d’apercevoir quelque chose. Mais ce repaire de femmes malades lui faisait détourner les yeux et redouter d’apercevoir quelque chose. Leur maladie était un tabou plus puissant que la simple pudeur. Quelques-unes de ces femmes, lorsque Diomka les croisait dans l’escalier ou sur le palier, étaient si » négligées, si abattues, qu’elles oubliaient de fermer leurs peignoirs, et il lui était arrivé de voir leurs chemises de nuit, soit à la hauteur des seins, soit en dessous de la taille. Mais ces rencontres n’éveillaient pas en lui une sensation de joie, mais de douleur.

Aussi baissait-il toujours les yeux en face d’elles. Ce n’était vraiment pas facile de lier connaissance ici.

Il n’y avait guère que la vieille Stéphanie à l’avoir remarqué ; elle s’était mise à le questionner et alors, il avait lié amitié avec elle. La vieille Stéphanie était déjà mère et grand-mère et possédait déjà les traits caractéristiques de toutes les grands-mères : les rides, et un sourire indulgent pour toutes les faiblesses. Ils restaient plantés dans un coin du palier du premier, elle et lui, et ils passaient de longs moments à bavarder. Et comme c’était aisé de parler avec Stéphanie ! Diomka lui avait révélé, sur lui-même et même sur sa mère, des choses qu’il n’aurait jamais confiées à personne d’autre.

Diomka n’avait que deux ans quand son père avait été tué à la guerre. Ensuite, il avait eu un beau-père, certes pas très affectueux, mais juste ; avec lui, la vie était parfaitement possible, seulement, la mère de Diomka était devenue... (le mot ne fut pas dit à Stéphanie, mais depuis longtemps, c’était clairement établi dans son esprit) une putain. Le beau-père les avait abandonnés et il avait bien fait. Depuis cette époque, sa mère amenait régulièrement des hommes dans leur unique pièce ; ça commençait obligatoirement par la boisson (ils voulaient forcer Diomka à boire, mais lui refusait) et les hommes restaient plus ou moins longtemps, qui jusqu’à minuit, qui jusqu’au matin. Et pas la moindre cloison dans la pièce, même pas l’obscurité à cause des réverbères de la rue. Aussi Diomka avait été pris d’un tel dégoût qu’il ne voyait que cochonnerie là où ses compagnons d’âge en étaient encore aux rêveries et aux frissons.

Cela avait duré pendant la classe de cinquième, puis celle de quatrième, mais une fois en troisième, Diomka était allé vivre chez le concierge de l’école qui était un vieillard. Deux fois par jour, l’école nourrissait Diomka.

Quant à sa mère, elle n’avait rien tenté pour le faire revenir  – elle avait passé la main et s’était réjouie.

Diomka, en parlant de sa mère, ne pouvait garder son calme, la colère le prenait. La vieille Stéphanie l’avait écouté jusqu’au bout en hochant la tête, puis elle avait eu cette étrange conclusion :

— Il faut que tous vivent sur cette terre. Il n’y a qu’une même terre pour tous les hommes.

L’an dernier, Diomka avait émigré dans une cité ouvrière qui avait une école du soir. On lui avait donné une place dans un dortoir. Diomka était apprenti-tourneur et avait eu son C.A.P. Il ne réussissait pas particulièrement dans son travail, mais tout en lui était à l’opposé du dérèglement de sa mère : il ne buvait pas, ne gueulait pas de chansons, et il bossait. Il avait terminé avec succès sa seconde et avait déjà fait un semestre en première.

Son seul écart était pour le football : parfois il allait jouer avec les copains. Et pour cette seule et minime licence qu’il s’était accordée, il avait été puni par le destin : quelqu’un dans une mêlée lui avait donné, sans le faire exprès, un coup de soulier dans le tibia ; Diomka n’y avait pas accordé attention, il avait un peu boité, puis ça avait passé. Pendant l’automne, sa jambe lui avait fait de plus en plus mal, mais il ne la montrait toujours pas aux médecins ; on l’avait engueulé, son état avait empiré ; enfin, on l’avait expédié, par décision médicale, d’abord au chef-lieu du district, puis, en fin de compte, ici-

Mais pourquoi donc, demandait à présent Diomka à Stéphanie, pourquoi donc une telle injustice dans le destin ? Pourquoi des gens pour qui tout va comme sur des roulettes pendant toute leur vie, et d’autres pour qui tout est toujours gâché ? Et dire qu’on prétend que l’homme est maître de son destin ! Rien ne dépend de lui.

C’est de Dieu que tout dépend, disait la vieille Stéphanie pour l’apaiser. Dieu y voit clair. Il faut se soumettre, mon pauvre Diomka.

  • Mais alors, raison de plus, si tout vient de Dieu, si Dieu seul y voit clair ! Pourquoi toujours accabler les mêmes ? Il faut bien qu’il y ait un peu d’ordre, non ?

Et pourtant il fallait se soumettre, il n’y avait pas à discuter. D’ailleurs, si l’on ne se soumettait pas, que pouvait-on faire d’autre ?

Stéphanie était de la région ; ses filles, ses fils et ses brus venaient souvent la voir et lui apportaient des cadeaux. Mais les cadeaux ne faisaient pas long ménage avec Stéphanie, elle les distribuait à ses voisines et aux femmes de salle, et elle faisait aussi venir Diomka de sa chambre et lui offrait dans les mains un œuf ou un pâté.

Diomka n’avait jamais été repu ; toute sa vie, il avait connu la faim. Et même une constante obsession concernant la nourriture lui faisait paraître sa propre faim plus grande qu’elle n’était en réalité. Et pourtant il avait scrupule de dépouiller Stéphanie et s’il acceptait l’œuf, il se défendait de son mieux pour ne pas prendre le pâté.

  • Prends-le donc, fiston ! disait-elle avec de grands gestes. Il est farci de viande. Il faut le manger tant que c’est jour gras.
  • Comment ça, après on ne pourra plus ?
  • Bien sûr que non ! Tu ne sais donc pas ça ?
  • Et qu’est-ce qu’il y aura après ?
  • La Semaine grasse{6} !
  • Mais alors, ce sera encore mieux ! C’est encore mieux, Stéphanie, n’est-ce pas ?
  • Tout est bien, fiston. Mieux ou pire, je ne sais pas, mais faudra plus manger de viande.
  • Bon, mais alors, est-ce que ça aura une fin ?
  • Bien sûr que ça aura une fin. Une semaine est vite envolée.
  • Et après, qu’est-ce que nous aurons ?

Diomka s’amusait à la questionner ; mais déjà il attaquait à pleines dents le pâté odorant, cuit à la maison, un pâté comme on n’en avait jamais fait chez lui.

  • Quelle génération de païens ! Ça ne sait vraiment rien. Eh bien, après, il y aura le Grand Carême.
  • Et quel besoin on en a, du Grand Carême ? A quoi ça sert un Carême, et qui plus est, un Grand Carême ?
  • Eh bien, mon petit Diomka, c’est parce que quand on s’en met plein la bedaine, on peut plus se détacher de la terre ! De temps à autre, on a besoin de s’alléger.
  • Et pourquoi diable s’alléger ? (Diomka ne pouvait pas comprendre ; les allégements, il ne connaissait que ça.)
  • Il faut s’alléger pour avoir plus de lumière. A jeun, on se sent plus frais, n’as-tu pas remarqué ?
  • Non, Stéphanie, jamais je n’ai remarqué ça.

Dès le cours préparatoire, alors qu’il ne savait encore ni lire ni écrire, Diomka était déjà initié au matérialisme ; déjà, il savait dur comme fer et il comprenait clair comme le jour que la religion est un opium, une doctrine trois fois réactionnaire, et dont seuls les bandits tirent profit. Il y avait encore des endroits où la religion empêchait même les travailleurs de s’affranchir de l’exploitation. Mais sitôt qu’on avait réglé ses comptes à la religion, tout devenait possible, c’était la liberté.

Et Stéphanie, elle-même, avec son drôle de calendrier, avec ce Dieu qu’elle avait sans cesse à la bouche, avec ce sourire radieux qui ne la quittait pas dans le plus lugubre des hôpitaux, avec son pâté, qu’il dévorait maintenant, même la vieille Stéphanie était incontestablement un phénomène réactionnaire...

Malgré tout cela, voilà qu’aujourd’hui, en ce samedi après-midi où les médecins étaient repartis, abandonnant chaque malade à la petite pensée qui l’obsédait, où un jour morose achevait d’éclairer tant bien que mal les chambres, alors que dans les couloirs et sur les paliers les ampoules brûlaient déjà, voilà qu’aujourd’hui, Diomka allait et venait en clopinant, et cherchait partout cette réactionnaire de Stéphanie, qui ne savait rien lui conseiller de bon que la résignation...

Pourvu surtout qu’on ne lui coupe pas la jambe, qu’on ne l’ampute pas ! Pourvu qu’il ne soit pas obligé de la sacrifier !

— Sacrifier... Pas sacrifier... Sacrifier... Pas sacrifier...

Mais avec cette douleur lancinante, en fin de compte, le mieux était, peut-être, de la sacrifier quand même ?

Stéphanie restait introuvable En revanche, dans le couloir du rez-de-chaussée, là où le couloir s’élargit pour former une sorte de petit vestibule qu’on appelait dans la clinique : « le salon des journaux », bien qu’il n’y eût là que la table de l’infirmière du rez-de-chaussée, et son armoire à médicaments, Diomka aperçut une jeune fille, presque une gamine, vêtue d’un peignoir gris usé par les lessives, et qui avait l’air tout entière sortie d’un film : elle avait des cheveux dorés comme il n’en existe pas dans la réalité, et ces cheveux étaient relevés en une étrange construction, aérienne et mouvante.

Déjà la veille, Diomka l’avait entr’aperçue pour la première fois, et la vue de ce blond buisson de cheveux l’avait même ébloui. La jeune fille lui avait semblé si belle qu’il n’avait même pas osé attarder son regard sur elle ; il avait détourné les yeux et poursuivi son chemin. Bien sûr, elle était, de toute la clinique, presque la seule à être de son âge (il y avait aussi Sarkhom, qui était amputée d’une jambe) mais d’aussi belles jeunes filles lui paraissaient, en général, tout à fait inaccessibles.

Ce matin encore, il l’avait vue un court instant, de dos. Même avec le peignoir uniforme de l’hôpital, elle avait la grâce d’un jonc, on l’aurait reconnue entre mille. Et l’on voyait frémir la petite gerbe dorée sur sa tête.

Assurément, Diomka n’était nullement en quête d’elle aujourd’hui. Comment l’eût-il été, puisqu’il n’aurait jamais pu se décider à lier connaissance ? Il savait bien que, s’il essayait, la langue lui manquerait, et qu’il saurait tout juste ânonner quelque chose d’informe et de niais. Mais il venait de l’apercevoir, et il avait eu comme un saisissement au cœur. Aussi, avec mille efforts pour ne pas boiter, pour marcher le plus normalement possible, Diomka pénétra dans le « salon des journaux » et se mit à feuilleter la collection de la Pravda locale, dont beaucoup de pages avaient été arrachées pour envelopper des objets, et pour les autres besoins des malades.

Une moitié de la table, recouverte de sa nappe en calicot, était encombrée par un buste en bronze de Staline, plus grand que nature. A l’autre bout, à un angle, se tenait une fille de salle, replète, avec de grosses lèvres charnues : elle avait l’air de faire pendant à Staline. Comptant sur la torpeur des samedis d’hôpital, ne prévoyant plus de bousculades, elle avait versé un petit tas de graines de tournesol sur un journal étalé devant elle sur la table, et elle grignotait chaque graine avec délices et recrachait les cosses directement sur le journal. Sans doute s’était-elle approchée de la table pour un instant, et elle ne pouvait plus s’arracher au plaisir de mâchonner du tournesol.

Le haut-parleur accroché au mur diffusait de sa voix enrouée une sorte de musique de danse. Assis à un guéridon, deux malades jouaient aux dames.

Quant à la jeune fille, Diomka l’apercevait du coin de l’œil, assise contre le mur sans rien faire, ou plutôt trônant, toute droite, une main ramenée sur la gorge pour tenir fermé le peignoir car il n’y avait jamais d’agrafe au cou, à moins que les femmes n’en cousissent une elles-mêmes.

On eût dit un ange à chevelure d’or, un ange tendre et évanescent, qu’on n’aurait jamais osé toucher du doigt. Quelle merveille c’eût été de deviser avec elle !... de parler de sa jambe malade, par exemple.

Fâché contre lui-même, Diomka feuilletait les journaux. Pour comble il se rappela tout à coup, que pour ne pas perdre de temps, il avait adopté pour ses cheveux la coupe la plus simple possible, et s’était tondu tout le dessus du crâne à la tondeuse ce qui lui donnait un air de parfait idiot.

Mais, soudain, l’ange en personne lui adressa la parole :

  • T’es un drôle d’empoté ? Ça fait deux jours que tu tournes autour sans approcher !...

Diomka sursauta, se retourna. Comment ça ? A lui ? C’était à lui qu’on parlait ?

La houppe, ou plutôt le plumet, ondulait au sommet de la tête comme au sommet d’une fleur.

  • Eh bien ? T’as donc si peur que ça ? Prends une chaise, tire-la à côté de moi, et faisons un peu connaissance.
  • Non, j’ai pas peur, dit Diomka, mais il avait dans la voix quelque chose de noué et qui l’empêchait de parler haut.
  • Alors, magne-toi, installe-toi.

Il prit une chaise et la porta à bout de bras en redoublant d’effort pour ne pas boiter. Il posa la chaise contre le mur, à côté d’elle, et il lui tendit la main.

  • Diomka.
  • Assia. (Elle lui tendit une petite main très douce et la retira.)

Diomka s’assit. Comme c’était ridicule ! Ils étaient maintenant assis côte à côte, comme deux fiancés. Et puis ça l’empêchait de bien la voir. Il se releva à moitié et déplaça un peu la chaise.

  • Qu’est-ce que tu fais là, assise à rien faire ? demanda Diomka.
  • Comment ça, à rien faire ? Je suis occupée.
  • A quoi ?
  • J’écoute la musique. Je m’imagine que je danse. Et toi, pour sûr que tu sais pas ?
  • Danser en imagination ?
  • Mais non, avec les jambes, benêt !

Diomka eut un soupir de dénégation.

  • J’ai vu ça tout de suite. T’es pas dégrossi. On aurait bien fait quelques tours tous les deux, ajouta Assia en inspectant les lieux, mais y a pas la place. D’ailleurs, c’est des danses à la noix ! Si je les écoute, c’est parce que le silence, ça m’accable toujours.
  • Et quelles sont les danses bien ? dit Diomka, heureux de cette occasion de conversation. Le tango ?

Assia soupira :

  • Tu parles ! C’est nos grand-mères qui dansaient le tango ! La vraie danse d’aujourd’hui, c’est le rock’n’roll. Ici, on le danse pas encore. A Moscou, ils le dansent. Et drôlement bien !

Diomka ne saisissait pas bien tout ce qu’elle disait, mais ça lui faisait plaisir de bavarder comme ça et d’avoir le droit de la regarder en face. Elle avait des yeux étranges, avec une pointe de vert. C’est que les yeux, on peut pas les teindre, on les garde comme on les a ! Et tels qu’ils étaient, ils étaient quand même bien agréables.

  • Ça, c’est une danse ! disait Assia en faisant claquer ses doigts. Seulement, je veux pas te montrer exactement, je l’ai pas vue moi-même. Dis voir, comment tu passes le temps, toi ? Est-ce que tu chantes des chansons ?
  • Oh non ! je ne chante pas.
  • Et pourquoi donc ? Nous, nous chantons. Quand on en a marre du silence. Et qu’est-ce que tu fais donc ? Tu joues de l’accordéon ?
  • Euh, non...

Diomka était tout penaud. Vraiment, il ne valait rien à côté d’elle. Il ne pouvait quand même pas lui dire tout crûment que la vie de société, ça l’embêtait !

Assia était comme interloquée : un drôle de gars, celui-là !

  • Peut-être que tu fais de l’athlétisme ? Moi, d’ailleurs, je me suis un peu entraînée pour le pentathlon. Je fais cent quarante centimètres en hauteur et treize secondes deux dixièmes...
  • Moi, non, je fais rien... Un peu de foot seulement...

(C’était dur pour Diomka d’avouer ainsi sa propre nullité, comparé à elle. Il y avait tant de gens qui savaient organiser leur vie en toute liberté ! Diomka, lui, n’en serait jamais capable ! Il n’avait que ce qu’il méritait ! )

  • Bon... au moins tu fumes ? Tu bois ? demanda Assia avec un reste d’espoir. Ou bien, tu ne bois que de la bière ?
  • Oui, rien que de la bière... Diomka eut un profond soupir. (En fait, il ne prenait jamais une goutte de bière, mais il ne pouvait quand même pas se déshonorer jusqu’au bout...)

Aïe, aïe, aïe ! gémit Assia, comme si elle avait reçu un coup au creux de l’estomac. Bon sang ! ce que vous pouvez être encore dans les jupes de maman, tous, tant que vous êtes ! Et pas le moindre esprit sportif ! A l’école aussi, on avait des gars comme ça. En septembre dernier, on nous a fait passer chez les garçons. Eh bien ! le directeur, il n’a gardé que les tordus et les prix d’excellence. Et tous les gars bien, il les a renvoyés chez les filles.

Elle n’avait pas l’intention de l’humilier, elle avait seulement pitié de lui ; mais Diomka se sentit quand même offensé à cause des « tordus ».

  • Et dans quelle classe tu es ? demanda-t-il.
  • En terminale.
  • Et qui donc vous autorise à avoir des coiffures comme ça ?
  • Comment ça « autorise » ? On lutte pour... Nous aussi, nous luttons pour...

Non, non, c’était une brave fille... D’ailleurs, même si elle l’avait blagué, même si elle avait cogné Diomka à coups de poing, ça n’aurait rien changé ! Comme c’était bien qu’elle lui parle comme ça, ouvertement !

La musique de danse s’était tue et un speaker avait commencé une longue déclaration sur la lutte des peuples et sur les honteux accords de Paris, dangereux pour la France parce qu’ils la livraient, pieds et poings liés, à l’Allemagne, mais intolérables aussi pour l’Allemagne, parce qu’ils la livraient, pieds et poings liés, à la France.

Assia poursuivit son enquête.

  • Et qu’est-ce que tu fais, en général ?
  • En général ?... je suis tourneur, dit Diomka d’un ton dégagé et digne.

Mais même cela n’éblouit pas Assia.

  • Et tu te fais combien par mois ?

Diomka était très fier de l’argent qu’il touchait parce que c’était son premier argent et un argent gagné à la sueur de son front. Mais maintenant, il pressentit tout de suite qu’il refuserait de dire combien exactement il gagnait.

  • Oh, des bricoles, bien sûr ! dit-il en faisant effort sur lui-même.
  • Tout ça, c’est de la frime, affirma péremptoirement Assia. Tu ferais mieux de faire du sport. Tu as ce qu’il faut pour.
  • Il faut être capable...
  • Capable de quoi ? Tout le monde peut devenir un sportif ! Seulement, il faut beaucoup s’entraîner ! Mais le sport, ça rapporte drôlement ! Voyages gratis, hôtels, restaurants à trente roubles par jour ! Et puis les médailles ! Et toutes les villes que ça fait voir !
  • Et toi, où as-tu été ?
  • A Leningrad, à Voronej.
  • Ça t’a plu, Leningrad ?
  • Tu parles ! Les passages couverts, les grandes galeries... Ici, rien que des bas, là rien que des sacs à main ! Ils sont tous spécialisés.

Diomka n’avait aucune idée de tout ça et cela lui faisait envie. Parce qu’après tout, elle avait peut-être raison, cette fille qui raisonnait si hardiment, et c’était lui qui était un pauvre provincial, entêté dans ses idées fausses.

La fille de salle était toujours plantée là, comme une statue, et elle continuait à recracher des graines de tournesol sur le journal, sans même se pencher.

  • Mais toi qui es une sportive, comment ça se fait que tu te retrouves ici ?

Il n’aurait jamais osé lui demander où elle avait mal. Ça pouvait être impudique.

  • Bah ! je ne suis venue que pour trois jours, pour des analyses, dit Assia avec un geste impatient du bras. (Une de ses mains était continuellement occupée à retenir ou à rattraper le col de son peignoir.) On m’a collé le diable sait quel peignoir, j’ai honte de porter ça. S’il fallait rester ici une semaine, y aurait de quoi devenir folle... Et toi, au fait, comment es-tu ici ?
  • Moi... fit Diomka, et il émit un claquement de lèvres, évasif.

Il aurait bien voulu parler de sa jambe, mais en parler sérieusement. La question, posée à brûle-pourpoint, le désarçonnait.

  • J’ai mal à la jambe...

Jusqu’à présent, ces quelques mots « j’ai mal à la jambe... » avaient signifié pour lui quelque chose de grave et de douloureux. Mais, confronté à l’insouciance d’Assia, il se prenait à douter de cette même gravité. Et il adopta, pour parler de sa jambe, presque le même ton que pour son salaire, comme s’il en avait eu honte.

  • Et qu’est-ce qu’ils te disent ?
  • Eh bien, vois-tu... pour ce qui est de parler, ils disent pas trop rien... Mais ils veulent m’amputer.

Ce disant, il leva un regard tout assombri vers la figure rayonnante d’Assia.

  • Qu’est-ce que tu racontes ? (Assia lui donna une grande tape dans le dos, comme à un vieux copain.) Comment ça, t’amputer ? Ils sont fous ? Ils refusent de te soigner ! Surtout ne te laisse pas faire ! Mieux vaut mourir que vivre sans jambe, tu comprends ? Tu te figures un peu, une vie de cul-de-jatte ! La vie, c’est fait pour le bonheur !

Oui, naturellement, elle avait encore raison ! La belle existence, avec une béquille ! Par exemple, maintenant, il était assis à côté d’elle... que ferait-il donc de sa béquille ? Et de son moignon de jambe ? Il n’aurait même pas pu apporter une chaise, il aurait fallu que ce soit elle ! Non, sans jambe, ça n’était plus une vie !...

La vie, c’est fait pour le bonheur.

  • Et ça fait longtemps que tu es ici ?
  • Combien de temps ? (Diomka calculait.) Ça doit faire trois semaines.
  • Quelle horreur ! dit Assia en haussant les épaules.

Ce qu’on doit s’embêter ! Pas de radio, pas d’accordéon ! Et pour ce qui est des parlottes dans les chambres, je vois d’ici ce que c’est.

Une fois encore, Diomka se retint d’avouer qu’il passait des journées entières à travailler, à étudier. Aucune des valeurs chères à Diomka ne résistait au souffle rapide des lèvres d’Assia. Elles lui paraissaient, maintenant, agrandies et comme en carton.

Diomka dit avec un petit rire (mais au fond de lui- même, cela ne le faisait pas rire du tout) :

  • Par exemple, on a discuté pour savoir ce qui fait vivre les hommes.
  • Comment ça ?
  • Eh bien, pour quoi ils vivent ?
  • Ah oui ! dit Assia, qui avait réponse à tout. Nous aussi, on nous avait donné une dissertation sur ce sujet : « Pour quoi vivent les hommes ? » On avait même le plan : les cultivateurs de coton, les trayeuses de vache, les héros de la guerre civile, l’héroïsme de Pavel Kortchaguine et ce que tu en penses, l’héroïsme de Matrossov et ce que tu en penses...
  • Et qu’est-ce que tu en penses, justement ?
  • Comment ça, ce que j’en pense ? Si je l’aurais fait moi-même ou pas, n’est-ce pas ? Faut absolument le dire ! Tous nous écrivons : oui ! nous l’aurions fait ! à quoi bon tout gâcher avant les examens ? Il y en a un, Sacha Gromov, qui demande : « Et si je répondais pour de bon, comme je pense ? » « Je t’en donnerai, moi, des « comme je pense », dit la prof. Je te collerai un beau zéro !... » Et puis y avait une fille, elle avait écrit  – tu vas rire — « Je ne sais pas encore si j’aime ou non ma patrie. » Alors t’as la prof qui coasse : « Etrange pensée ! Comment peux-tu ne pas l’aimer ? » « Peut-être bien que je l’aime, mais je ne sais pas. Il faudrait vérifier. » « Il n’y a rien à vérifier ! L’amour de la patrie, ça doit se sucer en même temps que l’amour maternel. Refais tout pour la prochaine fois. » On l’appelait tous la crapaude. Elle entrait en classe, jamais un sourire ! D’ailleurs, c’est pas étonnant : une vieille fille, une vie personnelle ratée  – elle se vengeait sur nous. Elle s’en prenait particulièrement aux filles qui étaient jolies.

Assia avait dit cela mine de rien, mais elle savait pertinemment ce que vaut une jolie frimousse. Assia, visiblement, n’avait pas encore parcouru les étapes de la maladie, de la douleur, de la torture, elle ne connaissait pas encore le manque d’appétit et l’insomnie, elle n’avait encore rien perdu de sa fraîcheur, de son teint éclatant ; elle s’était seulement échappée pour trois jours de ses salles de sport et de ses pistes de danse, et venait pour un simple examen...

  • Et les professeurs sont bons ? demanda Diomka pour qu’elle ne se taise pas, pour qu’elle parle encore et pour que lui puisse la regarder encore.
  • Non, pas du tout, de vraies dindes ! Et puis d’ailleurs, l’école !... C’est pas intéressant d’en parler !

Cet entrain, cette bonne santé rejaillissaient sur Diomka. Il se sentait plein de gratitude pour ce bavardage, il n’y avait plus en lui de timidité, il était détendu. Il n’avait aucune envie de la contredire, il avait envie d’être d’accord en toute chose, fût-ce contre ses convictions. Et même avec cette jambe malade, il aurait pu se sentir soulagé et être réellement d’accord, n’eût été la douleur lancinante par laquelle cette même jambe lui rappelait qu’elle était prise au piège, et qu’il ne savait pas du tout dans quelle mesure il parviendrait à la sauver : serait-ce jusqu’à mi-mollet ? Jusqu’au genou ? Ou jusqu’à la hanche ? Et à cause, précisément, de cette jambe, le problème de savoir « qu’est-ce qui fait vivre les hommes » demeurait, pour lui, essentiel. Et il demanda :

  • Mais enfin, sincèrement, qu’est-ce que tu en penses ? Pour quelle raison vit l’homme ?

Décidément, pour cette gamine, tout était clair. Elle fixa sur Diomka ses yeux verdâtres, comme si elle n’arrivait pas à croire qu’il ne jouait pas la comédie, qu’il parlait sérieusement.

  • Comment ça, pour quelle raison ? C’est pour l’amour, bien sûr !

Pour l’amour !... C’était aussi ce que disait Tolstoï, mais comment fallait-il comprendre ? Et ce professeur dont Assia avait parlé, elle aussi, elle réclamait qu’on agisse « pour l’amour », mais dans quel sens ? Diomka était habitué à la précision et il réfléchissait à tout avec sa propre tête.

  • Mais enfin, dit-il d’une voix enrouée (c’était une vérité bien simple, mais, quand même, pas facile à énoncer), l’amour, ce n’est pas toute la vie... C’est quelque chose... de temps à autre. A partir d’un certain âge. Et jusqu’à un certain âge.
  • A partir de quel âge ? De quel âge ? reprenait Assia, en colère, comme s’il l’avait offensée. C’est à notre âge que c’est bon ! Sinon, quand donc ça serait ? Et qu’y a-t-il d’autre dans la vie, en dehors de l’amour ?

Il y avait tant d’assurance dans ses petits sourcils relevés qu’il était hors de question de répliquer quoi que ce fût, et Diomka s’en gardait bien. D’ailleurs, il était là pour écouter, non pour répliquer.

Elle se tourna vers lui, se pencha, et, sans lui tendre les bras, mais comme si elle les lui tendait tous les deux par-delà les ruines de toutes les murailles de la terre, elle dit :

  • C’est à nous, pour toujours ! Et c’est à nous aujourd’hui ! Et peu importe ce que les autres peuvent nous seriner  – on n’en finirait pas de les écouter, qu’ils aient raison, ou qu’ils aient tort ! Il y a l’amour  – et puis c’est tout.

Sa façon d’être avec lui était tellement simple ! Ça ne faisait pas un soir, ça faisait vingt, cinquante, cent soirs qu’ils philosophaient, philosophaient... Et n’eussent été la fille de salle avec ses graines de tournesol, et l’infirmière, et les deux joueurs de dames, et les malades qui passaient d’une démarche traînante, on aurait pu croire qu’ici même, dans ce recoin, à cet instant, qui était le meilleur de leur vie, elle était prête à l’aider à comprendre ce qui fait vivre les hommes...

Et la jambe malade de Diomka, cette jambe qui lui faisait mal continuellement, même en rêve, et qui encore l’instant d’avant lui faisait mal, voilà qu’elle se laissait enfin oublier, et voilà qu’il n’avait plus de jambe malade ! Diomka contemplait le peignoir d’Assia, maintenant entrebâillé, et sa bouche était entrouverte. Cela même qui éveillait en lui tant de répulsion quand sa mère le faisait, pour la première fois, lui apparut comme quelque chose d’absolument innocent, d’absolument immaculé, comme un juste contrepoids à tout le mal de cette terre...

  • Au fait, et toi... demanda Assia à mi-voix, toute prête à rire, mais avec compassion, est-ce que tu serais encore... Mon petit chou, tu n’as jamais encore ?...

Diomka sentit le rouge lui monter au visage, aux oreilles, au front, comme s’il avait été pris en flagrant délit de vol. En vingt minutes, cette fille l’avait délogé de toutes les positions auxquelles il se cramponnait depuis des années. La gorge sèche, comme s’il implorait merci, il dit :

  • Et toi ?...

Alors, de but en blanc, de même qu’elle n’avait sous son peignoir qu’une simple chemise, et puis son sein, et puis son âme, de la même façon, sans rien dissimuler sous les mots, sans même imaginer à quoi bon rien cacher, elle répondit :

— Peuh ! moi, c’est fait depuis la première !... Et chez nous, y a une fille, elle a été enceinte en seconde ! Et une autre, on l’a pincée dans un appartement où elle faisait ça... pour de l’argent, quoi, tu comprends ? Elle avait déjà un livret de caisse d’épargne à son nom. Maintenant chez nous, y a bien la moitié des filles !... Plus on commence tôt, plus c’est intéressant ! D’ailleurs à quoi bon tarder ? On est au siècle de l’atome, pas vrai ?...