CHAPITRE XIX

UNE VITESSE PROCHE DE CELLE DE LA LUMIERE

Tout le monde n’appelle pas sa mère « maman », surtout devant les étrangers. C’est le cas des garçons et des hommes qui ont plus de quinze ans et moins de trente. Vadim, Boris et Georges Zatsyrko n’avaient jamais eu honte de leur mère. Ils l’aimaient déjà unanimement du vivant de leur père, mais depuis qu’on le leur avait fusillé, elle était devenue l’objet tout spécial de leur amour. Peu séparés par l’âge, ils croissaient tous les trois comme des égaux, aussi actifs à la maison qu’à l’école, échappant aux traînailleries dans les rues  – et jamais ils n’avaient causé de chagrin à leur mère devenue veuve.

Ayant un jour photographié ses enfants, elle avait pris l’habitude, afin de pouvoir les comparer, de les mener tous les deux ans chez le photographe (avant de les prendre elle-même avec un appareil à elle) et dans l’album de famille, l’une après l’autre, venaient se ranger les photos de la mère et de ses trois fils. Elle avait le teint clair ; ils étaient noirauds tous les trois, sans doute à cause de ce prisonnier turc qui s’était jadis marié à leur grand-mère zaporogue. Sur les photographies, les étrangers ne les distinguaient pas toujours. De l’une à l’autre, on les voyait grandir, forcir, rattraper, puis dépasser leur mère ; elle  – vieillissait imperceptiblement, mais se redressait devant l’objectif, fière de cette histoire vivante de sa vie. Médecin, connue dans sa ville, elle avait récolté bien des remerciements, bien des bouquets et des gâteaux, mais n’eût-elle jamais rien fait d’autre qu’élever trois fils comme les siens que sa vie de femme en eût été justifiée. Ils étaient tous trois entrés dans le même institut polytechnique ; l’aîné en était sorti géologue, le second électrotechnicien, le cadet terminait maintenant ses études d’architecte et sa mère demeurait avec lui.

Du moins, elle avait demeuré avec lui tant qu’elle avait ignoré la maladie de Vadim. Le samedi précédent, elle avait reçu un télégramme de Dontsova disant qu’il fallait de l’or colloïdal. Le lendemain elle avait répondu par le télégraphe qu’elle allait en chercher à Moscou. Le lundi elle arrivait là-bas. Depuis deux jours elle essayait vraisemblablement de se faire recevoir par des ministres et d’autres personnalités afin d’obtenir pour son fils en mémoire de son père mort (en tant que membre de l’Intelligentsia en butte aux vexations du régime soviétique, il n’avait pas été évacué de la ville et les Allemands l’avaient fusillé parce qu’il avait eu des contacts avec les partisans et recueilli de nos soldats blessés), afin d’obtenir le visa permettant de débloquer de l’or colloïdal.

Même de loin, toutes ces démarches répugnaient à Vadim et l’offensaient. Il ne supportait pas les passe- droits, qu’ils soient dus au mérite ou aux relations. Le simple fait que sa mère eût envoyé un télégramme pour prévenir Dontsova lui pesait. Pour important qu’il lui fût de survivre, il ne voulait bénéficier d’aucun privilège, même face à la gueule immonde de la mort cancéreuse. D’ailleurs, en observant Dontsova, Vadim avait bien vite compris que Lioudmila Afanassievna lui aurait consacré le même temps et la même attention sans l’intervention de sa mère. Simplement, elle n’aurait pas envoyé ce télégramme pour demander de l’or colloïdal.

Si maintenant sa mère trouvait cet or, elle le lui apporterait elle-même en avion. Mais elle viendrait quand même si elle n’en trouvait pas. C’est de l’hôpital qu’il lui avait envoyé la lettre où il lui parlait de la tchaga  – oui, il lui avait parlé de la tchaga  – non qu’il y eût lui-même trouvé quelque raison d’espérer, mais afin de lui donner à elle une possibilité supplémentaire d’agir pour le salut de son petit gars, afin de « combler » sa maman. Et si l’espoir devait décroître, en dépit de toutes ses connaissances, de toutes ses convictions médicales, elle irait trouver ce sorcier dans ses montagnes pour qu’il lui donne de la racine du lac Issyk-Koul. (La veille, Oleg Kostoglotov était venu lui avouer qu’il avait cédé à un caprice de bonne femme et jeté sa préparation, ajoutant que de toute façon il n’y en avait pas assez ; il lui avait donné l’adresse du vieillard et s’engageait, au cas où on l’aurait déjà mis à l’ombre, à lui céder une partie de sa réserve.

Sa mère ne vivait plus, du moment que la vie de son aîné était en danger. Sa mère ferait tout et plus encore ; elle en ferait même trop. Elle viendrait même le tirer de cette expédition dont il faisait partie, quoiqu’il y fût avec Galka. En fin de compte, comme des bribes de conversations et ce qu’il avait pu lire sur sa maladie l’en avaient convaincu, sa tumeur avait été provoquée par les inquiétudes et les précautions excessives de sa mère. Il avait toujours eu à la jambe une grosse tache pigmentaire et sa mère, en tant que médecin, connaissait sans doute le risque d’une dégénérescence ; elle trouvait toujours un prétexte pour tâter cette tache, et un jour elle avait insisté pour qu’un bon chirurgien fît une opération préventive, justement ce qu’il ne fallait pas faire, apparemment.

Mais, si même son lent mourir lui venait de sa mère, il ne pouvait le lui reprocher ni en son for intérieur, ni de vive voix. On ne peut être si terre à terre que de juger sur les résultats  – il est plus humain de juger sur les intentions. Et il eût été injuste de sa part de s’irriter contre l’erreur de sa mère en ne considérant que son œuvre inachevée, ses intérêts détruits, ses talents avortés. Car, intérêts, talents, ardeur à l’ouvrage, tout cela n’aurait jamais été si lui, Vadim, n’avait pas lui-même été. Lui, Vadim, qui venait de sa mère.

L’homme a une denture. Il s’en sert pour grincer des dents, ronger son frein, se mordre les lèvres. Les plantes, elles, n’ont pas de dents : comme elles poussent calmement ! Comme elles meurent paisiblement !

Mais s’il pardonnait à sa mère, Vadim ne pouvait, par contre, pardonner aux circonstances ! Il ne pouvait leur abandonner un seul centimètre de son épithélium ! Il ne pouvait s’empêcher de grincer des dents.

Ah, comme cette maladie l’avait terrassé ! Comme elle l’avait fauché à l’instant le plus crucial !

A vrai dire, Vadim avait toujours eu comme le pressentiment, et cela dès son enfance, que le temps lui ferait un jour défaut. Il s’énervait quand une voisine ou une invitée venait pour bavarder lui prendre son temps et celui de sa mère. Il s’indignait qu’à l’école ou à l’institut on fixât toujours les rassemblements (qu’il s’agît de travail, d’excursions, de soirées ou de manifestations) une ou deux heures plus tôt qu’il n’était bon, de peur de voir les gens arriver en retard. Jamais il n’avait pu supporter la demi-heure du journal parlé : tout ce qu’on y entendait d’important et d’utile pouvait tenir en cinq minutes et le reste n’était que de l’eau. Il était furieux d’avoir une chance sur dix de trouver le magasin où il allait fermé, ou refermé, pour cause d’inventaire ou de livraison, alors que rien ne permettait de le prévoir. Que tout conseil rural, tout bureau central des Postes pussent être fermés n’importe quel jour ouvrable alors qu’à vingt-cinq kilomètres de là on ne peut pas le deviner.

S’il était si avare de son temps, cela lui venait peut- être de son père. Lui non plus n’aimait pas l’oisiveté ; il lui souvenait qu’il l’avait un jour tarabusté entre ses genoux en disant : « Vadim ! Si tu ne sais pas user de la minute, tu perdras l’heure, le jour, et toute ta vie. »

Mais non ! Son démon, cette inextinguible soif de temps était en lui depuis son plus jeune âge. Dès qu’un jeu avec ses camarades commençait à lui peser, refusant de rester planté là dans la rue aux portes de la cour, il partait, faisant fi des quolibets. Dès qu’un livre lui paraissait verbeux, il cessait de le lire, l’abandonnant au profit de quelque ouvrage plus substantiel. S’il trouvait stupides les premières images d’un film (d’avance, on ne sait presque jamais rien d’un film, et c’est voulu), il dédaignait l’argent dépensé, faisait claquer son siège et s’en allait pour sauvegarder son temps et la limpidité de sa raison. Ces professeurs l’excédaient qui assomment leur classe avec des morales de dix minutes, puis n’ont plus assez de temps pour leurs explications, qui délayent certains détails, compriment certains autres et donnent le travail à faire à la maison après la sonnerie : un professeur de ce genre n’imagine pas que la récréation de ses élèves puisse être plus exactement réglée que la leçon du professeur qu’il est.

Peut-être aussi dès son enfance avait-il senti la présence en lui d’un danger inconnu ? De tout innocent, il avait dès ses plus jeunes années vécu sous le coup de cette tache pigmentaire ! Et quand, petit garçon, il se montrait si avare de son temps, inculquant son avarice à ses frères, quand il lisait des livres d’adultes avant même d’entrer au cours préparatoire et qu’en quatrième il construisait chez lui un laboratoire de chimie, n’essayait-il pas déjà de prendre de vitesse sa future tumeur, mais à l’aveuglette, sans voir où était l’ennemi ? Alors que l’ennemi, l’ayant toujours vu, avait pu choisir le moment le plus passionnant pour se jeter sur lui et pour le mordre ! Une maladie ? Non, un serpent. Son nom même avait quelque chose d’ophidien : mélanoblastome.

Quand elle avait commencé, Vadim ne l’avait pas remarquée. C’était pendant son expédition dans l’Altaï. Il y avait d’abord eu une induration, puis une douleur, puis un abcès qui avait percé, suivi d’une amélioration, enfin une nouvelle induration : et le frottement des habits lui était devenu si intolérable qu’il avait eu du mal à marcher. Pourtant il n’en avait rien dit dans ses lettres à sa mère, il n’avait pas abandonné son travail, car il rassemblait un premier ensemble de matériaux qu’il devait absolument aller présenter à Moscou.

Leur expédition ne s’occupait que des eaux radioactives, on ne leur demandait pas de découvrir des gisements de minerai. Mais Vadim, qui avait beaucoup lu malgré son âge, qui était particulièrement versé dans la chimie (science dont tous les géologues n’ont pas une bonne connaissance), Vadim prévoyait, Vadim pressentait qu’une nouvelle méthode de prospection des minerais était en gestation. Quand il voyait ses efforts, le chef de l’expédition grinçait des dents, le chef de l’expédition voulait du travail exécuté selon le plan.

Vadim avait demandé à être envoyé en mission à Moscou. Le chef n’accordait pas de missions pour ce genre de motifs. C’est alors que Vadim avait argué de sa tumeur, s’était fait délivrer un bulletin de maladie et s’était présenté au dispensaire. Là, il avait eu connaissance du diagnostic ; on avait voulu l’hospitaliser sans attendre, car le temps pressait. Une date ayant été fixée, il s’était envolé pour Moscou, où il espérait rencontrer Tcheregorodtsev qui participait justement à un colloque. Vadim ne l’avait jamais vu auparavant, mais il avait lu un manuel et des livres de lui. On l’avait prévenu que Tcheregorodtsev l’arrêterait après la première phrase, car il décidait dès l’abord si quelqu’un valait la peine qu’on parle avec lui. Vadim avait donc passé son voyage à combiner cette fameuse phrase. Présenté à Tcheregorodtsev pendant une interruption de séance, Vadim lui avait tiré sa phrase à brûle-pourpoint à l’entrée du buffet  – et Tcheregorodtsev s’était détourné du buffet ; il lui avait pris le bras au-dessus du coude et l’avait entraîné à l’écart. La complexité de cet entretien de cinq minutes ( il lui parut chauffé à blanc) venait de ce qu’il fallait parler à toute vitesse, assimiler les réponses instantanément, faire bonne montre de son érudition, sans toutefois rien dire jusqu’au bout afin de garder pour soi le « truc » fondamental. Tcheregorodtsev l’avait bombardé d’un tas d’objections tendant à prouver à l’évidence que les eaux radioactives sont un indice secondaire, mais ne sauraient être l’indice principal de la présence d’un gisement et que s’appuyer dessus pour découvrir les minerais ne mènerait à rien. C’est ce qu’il avait dit, mais il semblait tout près de se laisser convaincre du contraire : un instant, il avait attendu que Vadim le fît, mais, celui-ci n’ayant rien tenté, ils s’étaient séparés. Vadim avait compris que tout l’institut de Moscou devait piétiner autour de ce problème qui l’avait arrêté dans les cailloux des montagnes altaïques.

Il ne pouvait espérer mieux pour l’instant ! C’était le moment ou jamais de se mettre au travail !

C’était aussi le moment d’entrer en clinique... Et de s’ouvrir de son état à sa mère. Il aurait pu partir pour Novotcherkassk, mais cet endroit-ci lui avait plu, et puis il y était plus près de ses montagnes.

A Moscou il n’avait pas seulement complété son information sur les eaux et les minerais. Il avait encore appris qu’avec un mélanoblastome, on meurt  – toujours. Qu’on vit rarement plus d’un an et, le plus souvent, huit mois.

En somme (ce qui se passe pour le corps qui approche de la vitesse de la lumière), son temps et sa masse devenaient différents de ceux des autres hommes : la capacité de son temps, la force de pénétration de sa masse grandissaient. Les années réussissaient à se glisser dans ses semaines, les jours dans ses minutes. Quoiqu’il se fût toute sa vie hâté, il commençait seulement à se hâter pour de bon ! En soixante années d’une vie paisible, même un imbécile peut devenir docteur ès sciences. En vingt-sept ans, que peut-on faire ?

Vingt-sept ans, l’âge de Lermontov {13} ; lui non plus, ne voulait pas mourir (Vadim savait qu’il lui ressemblait un peu : comme lui, il était court de taille, noiraud, svelte, léger, il avait les mains petites ; mais il n’avait pas ses moustaches), et pourtant il s’était installé dans nos mémoires, non point pour cent ans, mais à jamais !

Face à la mort, face à la panthère mouchetée de la mort déjà pelotonnée là, tout près, sur sa propre couche, Vadim, en homme d’esprit, se devait de trouver une formule qui lui permît de vivre avec elle en bon voisinage. Comment vivre avec fruit ces derniers mois, s’il s’agissait de mois ? Cette mort, facteur neuf et soudain de sa vie, il avait dû l’analyser. Et l’analyse faite, il avait remarqué qu’il semblait s’habituer à elle, sinon même se l’assimiler.

La voie la plus mauvaise de sa réflexion eût été de partir de ce qu’il perdait : combien il aurait pu être heureux, où il serait allé, ce qu’il aurait pu faire  – s’il avait vécu longtemps. La voie la plus juste partait de la statistique : il y a des gens qui doivent mourir jeunes. La revanche de celui qui meurt jeune est de rester jeune dans la mémoire des hommes, la revanche de celui qui s’est consumé dans une grande flamme avant de mourir  – c’est de resplendir éternellement. Il y avait là un fait d’importance, à première vue paradoxal, que Vadim avait su distinguer dans ses réflexions de ces dernières semaines : le talent suffit mieux que la médiocrité à comprendre et accepter la mort. Et pourtant, à mourir, le talent perd beaucoup plus que la médiocrité ! La médiocrité exige de vivre longtemps, quoiqu’on sache depuis Epicure qu’un imbécile n’aurait que faire d’une éternité.

Certes, il était tenté de croire qu’il lui suffirait de tenir trois ou quatre ans pour qu’en notre siècle de découvertes, dans cette tempête de découvrement qui bouleverse toutes les sciences, on inventât une médication du mélanoblastome. Mais Vadim avait décidé qu’il ne rêverait pas de sa vie prolongée, qu’il ne rêverait pas de sa guérison, qu’il ne consacrerait même aucun instant de ses nuits à ses pensées stériles, qu’il serrerait les dents, qu’il travaillerait, qu’il laisserait en héritage à l’humanité une nouvelle méthode de prospection des minerais.

Ayant ainsi racheté sa mort prématurée, il espérait mourir rasséréné.

Il faut dire que depuis vingt-six ans il n’avait jamais éprouvé une plus grande sensation de plénitude, de satiété et d’équilibre que lorsqu’il employait son temps utilement. Et c’est ainsi qu’il était le plus raisonnable de vivre ses derniers mois.

Tout à cet emportement créateur, quelques livres sous le bras, Vadim était donc entré dans cette salle.

Le premier ennemi qu’il s’attendait à y rencontrer était la radio, le haut-parleur  – et Vadim était prêt, pour le combattre, à user de tous les moyens, licites et illicites : d’abord la persuasion de ses voisins, puis les court-circuits (avec une épingle), enfin, l’arrachage des prises... La diffusion permanente par haut- parleur, que tout le monde chez nous considère sans raison comme le signe d’une large culture, est au contraire la marque du retard culturel. Et un encouragement à la paresse de l’esprit. Mais Vadim ne réussissait presque jamais à en convaincre personne. Ce marmonnement perpétuel, cette alternance d’informations qu’on ne souhaite pas et de musique qu’on n’a pas choisie (et qui de plus ne cadre pas avec l’humeur du moment) étaient un vol de temps et une entropie de l’âme, une dissuasion de l’âme seyant fort à l’indolence, mais intolérable à l’esprit d’initiative. Le sot dont parle Epicure, une fois gagnée son éternité, n’aurait sans doute eu pour la tuer d’autre moyen que la radio.

Or Vadim avait eu l’heureuse surprise de ne pas trouver de radio en entrant dans la salle. Il n’y en avait pas non plus au premier étage : ce manque trouvait son explication dans le fait que d’une année sur l’autre on se disposait à transférer le dispensaire dans un autre local mieux aménagé, où, bien sûr, la « radiofication » eût été en tout point assurée.

Le deuxième ennemi que redoutait Vadim était l’obscurité : la lumière éteinte trop tôt, allumée trop tard, les fenêtres trop éloignées. Mais le magnanime Diomka lui avait cédé sa place à côté de la fenêtre et, dès le premier jour, Vadim s’était organisé : il se coucherait avec tout le monde, il se réveillerait et se mettrait au travail de bonne heure, dès le jour, les premières heures étant les meilleures et les plus calmes.

Le troisième ennemi possible était le bavardage excessif de ses compagnons de salle. Du bavardage  – il y en avait bien. Mais, tout compte fait, l’équipe lui avait plu, et, avant tout, à cause de sa tranquillité.

Le plus sympathique lui semblait Eguenbourdiev ; presque toujours silencieux, il adressait à tous des sourires homériques, qui écartaient ses grosses joues et ses lèvres épaisses.

Moursalimov et Akhmadjan étaient, eux aussi, des gens agréables et faciles à vivre. Quand ils parlaient en ouzbek, ils ne le gênaient pas du tout ; d’ailleurs, ils parlaient calmement, en hommes de bon sens. Moursalimov avait l’air d’un vieux sage, comme Vadim en avait rencontré dans les montagnes. Une seule fois il s’était emporté contre Akhmadjan au point de discuter avec passablement d’humeur. Vadim ayant demandé qu’on lui traduisît de quoi il s’agissait, il avait appris que Moursalimov protestait contre les prénoms nouveaux qu’on fabrique en soudant des mots. Il affirmait qu’il n’existe que quarante noms véritables légués par le Prophète et que tous les autres sont faux.

Akhmadjan, lui non plus, n’était pas un mauvais bougre. Quand on lui demandait de baisser le ton, il ne manquait jamais de le faire. Vadim avait frappé son imagination en lui parlant de la vie des Evenks. Pendant deux jours, Akhmadjan avait médité, songeant à cette vie parfaitement invraisemblable, puis il avait posé à Vadim des questions inattendues :

  • Dis donc, comme équipement, qu’est-ce qu’ils ont, les Evenks ?

Vadim répondait en quelques mots et pendant plusieurs heures Akhmadjan restait plongé dans ses méditations. Puis il revenait trouver Vadim en boitillant :

  • Et comme service, les Evenks, qu’est-ce qu’ils ont ?

Et le lendemain matin :

  • Dis donc, et comme objectif, qu’est-ce qu’ils ont ?

Il n’admettait pas que les Evenks puissent tout bonnement vivre « comme ça ».

Il y avait encore quelqu’un d’agréable et de poli, Sigbatov, qui venait souvent jouer aux dames avec Akhmadjan. Evidemment, il n’avait pas reçu d’éducation, mais il comprenait qu’il n’est pas convenable de parler trop fort et qu’en conséquence, il ne faut pas le faire. Et s’il engageait quelque dispute avec Akhmadjan, c’était toujours sur un ton apaisant :

  • Tu ne vas tout de même pas me dire que le raisin qu’on a par ici est du vrai raisin ? Tu ne vas pas me dire qu’on a des vrais melons ?
  • Et où est-ce qu’il y en a des vrais, alors ? disait Akhmadjan en s’échauffant.
  • En Crimée, voyons... Je voudrais que tu voies ça.

Diomka aussi était un brave garçon ; Vadim devinait qu’il avait du fond. Diomka réfléchissait, s’occupait, voulait tout comprendre. Sans doute son visage ne portait-il pas le sceau lumineux du talent ; il avait l’air plutôt maussade quand il appréhendait une pensée inattendue : la voie des études et des occupations intellectuelles lui serait difficile ; mais les lambins de ce genre font souvent les gens solides.

Quant à Roussanov, Vadim le supportait sans s’irriter. C’était quelqu’un qui avait derrière lui toute une vie de travail honnête, mais qui n’avait pas inventé la poudre. Ses jugements étaient au fond plutôt justes, mais il ne savait pas les exprimer avec souplesse, il utilisait des formules apprises par cœur.

Kostoglotov, lui, avait commencé par lui déplaire, il lui semblait trop mal embouché. Mais Vadim s’était rendu compte qu’il était autre en profondeur, qu’il n’avait pas d’arrogance, qu’il était même compréhensif. Seulement, sa vie n’avait été qu’une longue suite de malheurs et cela l’aigrissait. C’est son caractère plutôt difficile qui devait être la cause de ses échecs. Sa maladie s’arrangeait, il aurait encore pu arranger sa vie tout entière s’il avait été plus raisonnable, s’il avait su ce qu’il voulait. Ce qui avant tout lui manquait, c’était justement un peu de plomb dans la tête : c’était visible à sa façon de perdre son temps, d’aller et venir, tantôt fumant, tantôt errant sans but au-dehors, de s’emparer d’un livre pour l’abandonner sitôt après, à sa façon aussi d’accrocher les jupons. On n’avait pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’il y avait quelque chose entre lui et Zoé, quelque chose entre Gangart et lui.

Elles avaient beau, toutes les deux, être charmantes, pour rien au monde, Vadim, qui était aux portes de la mort, n’aurait voulu perdre son temps avec des femmes. Il avait Galka, qui l’attendait à l’expédition, qui rêvait de devenir sa femme, cela même était quelque chose où il n’avait plus aucun droit ; il n’aurait été que très peu à elle.

Il ne serait plus à personne.

Tel était le prix qu’il fallait payer ; la passion qui s’empare de nous expulse toutes les autres.

Si quelqu’un dans la salle exaspérait Vadim, c’était Poddouïev. Poddouïev, jadis fort et brutal, soudainement aveuli, qui se laissait aller à des élucubrations dignes d’un curé ou d’un tolstoïen. Vadim ne pouvait le supporter ; il était agacé par ses petites fables incendiaires sur l’humilité et l’amour du prochain, la nécessité du renoncement à soi-même et l’attente, bouche ouverte, du service qu’on peut rendre au hasard d’une rencontre. L’homme du hasard pouvant aussi bien être un fainéant crasseux qu’un fieffé gredin ! Cette petite justice pâlichonne et trop claire s’opposait à l’emportement juvénile, à l’ardente impatience qui faisaient tout Vadim, à son besoin d’éclater comme un coup de feu, d’éclater et de se donner. Lui aussi se préparait et s’était engagé à ne pas prendre, mais à donner  – non point à céder peu à peu, sous la pression des circonstances, mais à donner tout, d’un coup, dans l’embrasement d’un haut fait, au peuple et à l’humanité !

Il était heureux depuis que Poddouïev avait reçu son bon de sortie et que Federau, aux sourcils blond-blanc, avait quitté son coin pour prendre sa place. Un être calme s’il en fut, ce Federau ; personne dans la salle ne l’était plus que lui : il pouvait rester une journée, couché là sans dire un mot, à regarder de ses yeux tristes. Un petit bonhomme bien bizarre. C’était pour Vadim le voisin idéal  – mais deux jours plus tard, un vendredi, il devait quitter la salle pour se faire opérer.

Ils étaient d’abord restés longtemps sans se parler, mais ce jour-là une conversation avait fini par s’engager entre eux, sur leurs maladies. Federau disait qu’il avait eu une méningite dont il avait failli mourir.

  • Oho ! vous vous étiez cogné ?
  • Non, j’ai pris froid. J’avais pris un coup de chaleur et on m’a ramené de l’usine à la maison en voiture, alors je me suis refroidi le cerveau, j’ai eu une inflammation des méninges ; je voyais plus clair.

Il racontait cela calmement, avec un pâle sourire, sans donner à entendre qu’il s’agissait d’une catastrophe, d’une tragédie.

  • Comment ça un coup de chaleur ? demanda Vadim tout en ramenant les yeux vers son livre, car le temps passait. Mais, dans une salle d’hôpital, quelqu’un qui veut parler de maladie trouve toujours des amateurs : Federau aperçut, posé sur lui de l’autre bout de la salle, le regard de Roussanov, aujourd’hui tout radouci, et, pour lui aussi, il raconta :
  • Y avait eu une avarie dans une chaudière et il fallait faire une soudure pas facile. Evacuer la vapeur, refroidir la chaudière, la remettre en marche, c’était l’affaire de vingt-quatre heures. Alors le directeur m’a envoyé chercher en voiture au beau milieu de la nuit. Il m’a dit : « Federau, pour pas arrêter le travail, tu mets un costume de protection et tu fonces dans la vapeur, d’accord ? » — « Bah ! que je dis, s’il faut y aller, allons-y ! » C’était pas longtemps avant la guerre, le calendrier était chargé, je pouvais pas faire autrement. Je suis entré et j’ai fait le boulot. J’ai mis une heure et demie... Puis je pouvais pas refuser : j’avais toujours été le premier au tableau d’honneur de l’usine.

Roussanov écoutait et regardait d’un air approbateur. Il eut cet éloge :

  • Une action... digne... je dirais presque : digne d’un bolchevique.
  • Mais... je suis membre du Parti. La voix et le sourire de Federau étaient devenus encore plus doux et plus modestes.
  • Vous... l’avez été ? corrigea Roussanov (le moindre compliment et les voilà qui croient que c’est arrivé ! )
  • Je le suis, dit Federau sans élever la voix.

Roussanov, ce jour-là, n’avait pas la tête à s’occuper des affaires des autres, à discutailler avec eux, à les remettre à leur place ; il était lui-même la proie de circonstances extrêmement tragiques. Mais il ne pouvait pas laisser passer d’aussi évidentes calembredaines. Le géologue s’était replongé dans ses livres. D’une voix faible, avec une netteté sereine (il savait qu’on tendrait l’oreille pour l’entendre), Roussanov dit :

  • C’est impossible. Vous êtes bien Allemand ?
  • Oui, fit-il avec un signe de tête quasiment affligé.
  • Eh bien ?

Tout semblait clair ; pourtant ce Federau ne semblait pas en convenir.

  • Quand on vous a relégué, on a dû vous reprendre votre carte du Parti ?
  • On me l’a pas prise, dit-il tout en faisant non de la tête.

Roussanov grimaça ; il avait du mal à parler :

  • Ça ne peut être qu’une omission : ils n’avaient pas le temps, ils se dépêchaient, ils ont commis une erreur. C’est à vous de la rendre, de vous-même.
  • Vous y êtes pas ! Malgré toute sa timidité, Federau s’entêtait. Ça fait treize ans que j’ai ma carte, y a pas eu d’erreur ! On nous a même convoqués au comité de district, on nous a expliqué : « Vous restez membres du Parti. On vous confond pas avec les autres. » Le tampon de la Sûreté, c’est une chose, les cotisations au Parti, c’en est une autre. On peut pas occuper des fonctions importantes, mais dans les fonctions subalternes  – on doit montrer l’exemple. Voilà.
  • Ouais... je ne sais pas, soupira Roussanov. Il avait envie de laisser retomber les paupières, il avait beaucoup de peine à parler.

La piqûre qu’on lui avait faite trois jours plus tôt ne l’avait aucunement soulagé. Sa tumeur n’avait ni diminué de volume, ni ramolli ; elle lui écrasait toujours le dessous de la mâchoire comme une boule de fer. Aujourd’hui, affaibli, de nouveau anxieux du délire qui allait le torturer, il gisait dans l’attente de sa troisième piqûre. Après la troisième, ils étaient convenus, Capitoline et lui, d’aller à Moscou  – mais Paul Nikolaïevitch avait désormais perdu toute volonté de combattre ; il venait de sentir ce que veut dire « être condamné » : que ce fût la troisième ou la dixième, ici ou à Moscou, si la tumeur résistait à la médication, elle résisterait jusqu’au bout. Une tumeur, à vrai dire, n’était pas la mort : elle pouvait ne pas disparaître, en faire un invalide, un monstre, un malade  – mais jusqu’à la veille de ce jour, Paul Nikolaïevitch n’avait pas discerné le lien qui unissait cette tumeur et la mort ; la veille il avait entendu Kostoglotov, toujours lui, expliquer à quelqu’un qu’une tumeur diffuse des poisons dans tout le corps et que, par conséquent, elle ne peut être tolérée dans un organisme.

Et Paul Nikolaïevitch avait eu un pincement au cœur ; il avait compris qu’il ne pouvait plus éluder la mort totalement. La mort, bien sûr, demeurait impossible  – elle devenait néanmoins un sujet de réflexion à ne pas écarter. La veille, au rez-de-chaussée, il avait de ses yeux vu un opéré qu’on avait complètement recouvert d’un drap. Il saisissait maintenant le sens de cette expression qu’avaient employée devant lui des infirmières : « Il sera bientôt sous le drap ». C’était donc ça ! La mort semblait noire, mais noires étaient seulement les approches de la mort. La mort, elle, était blanche.

Bien sûr, Roussanov savait que, tous les hommes étant mortels, il devrait un jour y passer lui aussi. Un jour... mais  – tout de suite ? Il n’est pas affreux de mourir  – un jour ; ce qui est terrible, c’est de mourir tout de suite. Pourquoi ? Mais parce que : « Et comment ? Et après ? Et sans moi ?... »

Il éprouvait pour lui-même de la pitié. Une vraie pitié d’imaginer une vie aussi bien orientée, aussi offensive et, l’on pouvait dire, aussi belle que la sienne, jetée bas par cette tumeur étrangère, que son esprit refusait en fin de compte de tenir pour inéluctable. La blanche mort indifférente, sous l’aspect d’un drap qui ne moule aucune silhouette que du vide, s’approchait de lui prudemment, sans bruit, en pantoufles, et Roussanov, paralysé par sa marche feutrée, non seulement ne pouvait se battre contre elle, mais n’était même plus capable de rien penser, rien décider, rien dire à son propos.

Elle était venue illicitement ; il n’était point de règlement, point d’instruction qui en protégeât Paul Nikolaïevitch.

Il était tellement affaibli qu’il avait renoncé au civisme pétulant qui le poussait à se mêler de tout ce qui se faisait dans leur salle. Ce jour-là, leur laborantine était venue établir les listes électorales, — car on les préparait aussi aux élections. Elle avait ramassé tous les passeports ; tout le monde avait donné le sien ou, à défaut, un certificat de son kolkhoze, — tout le monde, sauf Kostoglotov qui n’avait rien. Evidemment, la laborantine s’était étonnée et avait exigé un passeport, mais ce malotru avait encore osé tempêter, criant qu’elle aurait dû connaître son catéchisme politique, qu’il y avait plusieurs sortes de relégations, qu’elle n’avait qu’à téléphoner à tel numéro, qu’il avait (à ce qu’il prétendait) le droit de voter et qu’il n’en démordrait pas, mais qu’il pourrait, à la rigueur, s’abstenir. Paul Nikolaïevitch réalisait enfin dans quel repaire il était tombé en entrant dans cette clinique ! Au milieu de qui il était couché ! Et cette canaille refusait encore d’éteindre la lumière, il ouvrait le vasistas à son gré, il se faisait passer aux yeux du médecin-chef pour un homme des terres vierges... Il essayait même de déplier avant Paul Nikolaïevitch le journal qu’on venait d’apporter, vierge et pur de tout contact ! L’instinct de Paul Nikolaïevitch ne l’avait pas trompé : ce Kostoglotov était un drôle de coco !

Mais Roussanov sombrait déjà dans une trouble indifférence ; il n’était plus tenté de démasquer « Grandegueule » et même ce repaire ne l’indignait pour ainsi dire plus.

Il distinguait, très loin, le rabat de son drap.

Cependant, du vestibule, parvint la voix perçante de Nelly, la seule de ce timbre dans toute la clinique. Sans même vouloir crier, elle demandait à quelqu’un qui se trouvait à vingt mètres de là :

  • Dis donc ! Tes escarpins vernis, combien qu’ils coûtent ?

Ce que l’autre répondit fut indistinct. Nelly reprit :

  • Ben mon vieux, je voudrais bien en avoir des comme ça ! J’en aurais une bande d’étalons à mes trousses !

L’autre émit une objection et Nelly convint qu’elle avait en partie raison :

  • C’est vrai ! Quand j’ai mis des nylon pour la première fois, je me tenais plus de joie, y a Serge qu’a jeté une allumette et qui les a brûlés du premier coup, la salope !

Ici, elle entra dans la salle avec une brosse et demanda :

  • Alors, mes gamins, il paraît qu’hier on a lavé- raclé- ragrainé, ce qui fait qu’aujourd’hui on peut y aller mollo ?... Ah, oui ! Une nouvelle à vous annoncer ! — Elle venait de se rappeler et, montrant Federau, elle déclara joyeusement : — Votre type, à cette place-là, il est ratiboisé ! Fini pour lui !

En dépit de sa retenue, Heinrich Iakobovitch Federau haussa les épaules ; il était mal à l’aise.

On n’avait pas compris Nelly, elle expliqua :

Ben quoi, le type avec les taches de son ! Qu’était tout emmailloté ! Hier à la gare, à côté du guichet... il vient d’arriver à l’autopsie.

  • Seigneur Dieu ! — dit Roussanov plaintivement. — Comme vous manquez de tact, camarade balayeuse ! A quoi bon colporter les nouvelles tristes ? Vous pourriez trouver quelque chose d’un peu plus gai à nous apprendre.

Dans la salle, tout le monde était maintenant pensif. Ephrem parlait beaucoup de la mort et semblait condamné, c’était vrai. Il se plantait au milieu de l’allée et, entre ses dents, cherchait à les convaincre qu’en somme, leur affaire était foutue. Cependant, les derniers instants d’Ephrem leur avaient échappé. A cause de son départ, il demeurait vivant dans leur souvenir. Or il fallait admettre désormais que celui qui l’avant- veille posait ses pieds là où ils continuaient tous de poser les leurs, était allongé à la morgue, le ventre ouvert de pet en chef comme une sardine en boîte.

  • J’ai aussi des histoires drôles. Si je vous les raconte, vous crèverez tous de rire. Seulement ça sera pas convenable.
  • Ça fait rien, vas-y ! — demanda Akhmadjan. — Vas-y !
  • Oui ! — C’était encore un souvenir qui lui revenait. — Toi, mon goret, on te demande à la radio ! Toi, toi. — Elle désignait Vadim.

Vadim déposa son livre sur le rebord de la fenêtre. Prudemment, en s’aidant de ses bras, il posa par terre sa jambe malade, puis l’autre. Et, tourné comme un danseur (abstraction faite de cette jambe grossière qu’il devait ménager), il se dirigea vers la sortie.

Il avait entendu ce qu’on venait de dire de Poddouïev sans en éprouver de pitié. Poddouïev n’était pas précieux pour la société, ni plus ni moins que cette fille de salle avec sa désinvolture. C’est que l’humanité tirait son prix, non de sa masse en perpétuelle multiplication, mais de ses élites qui arrivent à maturité.

Une laborantine entra avec le journal.

Elle était suivie de Grandegueule. Il ne pouvait plus vivre sans journal, celui-là.

  • Donnez ! Donnez ! — dit faiblement Paul Nikolaïevitch et il étendit un bras.

C’est lui qui l’obtint.

Même sans ses lunettes, il voyait qu’une série de photographies et des gros titres occupaient toute la largeur de la première page. Une fois redressé dans son lit, quand il eut mis ses lunettes, il vit qu’il s’agissait bien de la séance de clôture du Soviet Suprême : photographies du présidium et de l’assemblée  – ultimes grandes décisions imprimées en gros caractères.

Si gros qu’il n’était pas besoin de feuilleter pour chercher Dieu sait où la remarque d’importance imprimée en petits caractères.

  • Quoi ? Quoi ? — Paul Nikolaïevitch ne put retenir ces exclamations qui n’étaient adressées à personne, quoiqu’il fût malséant d’exprimer ainsi son étonnement et sa perplexité devant un journal ouvert.

La première colonne, en grosses lettres, annonçait que le président du Conseil des ministres G.M. Malenkov avait demandé à être libéré de ses fonctions pour convenance personnelle et que le Soviet Suprême avait à l’unanimité accédé à son désir.

C’est donc ainsi que se terminait une session dont Roussanov n’attendait que le vote du budget !...

Il se sentit faiblir et ses mains laissèrent échapper le journal. Il ne pouvait plus lire. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? Il ne comprenait plus ce communiqué diffusé dans un style à tous compréhensible, il ne comprenait plus qu’une chose : que c’était dur, trop dur

C’était comme si quelque part, à une très très grande profondeur, les couches géologiques s’étaient mises en grondant à trembler dans leur assise, faisant ainsi trembler la ville, l’hôpital et le lit de Paul Nikolaïevitch.

Cependant, indifférente aux oscillations de la pièce et du sol, vêtue d’une blouse frais repassée, le docteur Gangart passa la porte et vint vers lui d’un pas égal et doux, avec son sourire engageant et une seringue dans la main.

— Alors, on la fait cette piqûre ? — L’invitation était aimable.

Kostoglotov tira le journal posé sur les jambes de Roussanov. Il vit, lui aussi, immédiatement, et lut.

Ayant lu, il se dressa. Impossible de rester assis !

Lui non plus ne comprenait pas exactement la portée de la nouvelle. Mais si, l’avant-veille, on avait renouvelé tout le Tribunal Suprême, si maintenant on remplaçait le Premier ministre, c’est que l’Histoire était en marche !

L’Histoire en marche ! Comment penser, comment imaginer qu’elle pût conduire à quelque chose de pire ?

Quelques jours plus tôt, il retenait son cœur bondissant, il s’interdisait de croire, il se défendait d’espérer !

Deux jours avaient suffi  – et les quatre coups beethovéniens, les quatre coups avertisseurs, avaient fait résonner le ciel comme un tympan.

Et les malades, calmes-calmes dans leurs lits, les malades n’avaient rien entendu.

Et Vera Gangart, calme-calme, injectait dans leurs veines de l’embychine.

Oleg bondit.

Il s’enfuit dehors  – se promener !

Au large !