CHAPITRE XI
Malgré tout, le répit du samedi soir, imperceptiblement, était ressenti. Même dans les chambres du pavillon des cancéreux, où pourtant, il n’y avait guère de raisons à cela : les malades ne bénéficiaient d’aucune trêve dominicale avec leurs maladies, et moins encore avec les pensées obsédantes qu’elles leur inspiraient. Mais ils étaient affranchis des conversations avec les médecins, ainsi que de la majeure partie du traitement, et c’était cela qui, de toute évidence, faisait vibrer en eux je ne sais quelle fibre de joie enfantine et impérissable.
Après sa conversation avec Assia, Diomka gravit avec peine l’escalier ; il prenait le moins possible appui sur sa jambe malade, qui lui faisait de plus en plus mal ; lorsqu’il pénétra dans la chambre, l’animation y était à son comble. Il y avait là, réunis, non seulement tous les occupants de la chambre, plus Sigbatov, mais aussi des hôtes venus du rez-de-chaussée ; parmi eux, il y avait des connaissances comme le vieux Coréen Ni, enfin libéré de la chambre spéciale de radiologie (tant qu’il avait gardé dans la langue des aiguilles radioactives, on l’avait tenu sous clé comme une valeur bancaire) et puis aussi des visages tout à fait nouveaux.
Un de ces nouveaux était un Russe ; c’était un homme d’aspect imposant, avec une abondante chevelure grise ; il était atteint au gosier et parlait dans un murmure ; il était justement assis sur le lit de Diomka, dont il occupait une moitié. Et tous écoutaient, même Moursalimov et Eguenbourdiev qui ne comprenaient pas le russe.
L’orateur était Kostoglotov. Il était assis non sur le lit, mais plus haut, sur le rebord de sa fenêtre, et ce simple détail ajoutait, lui aussi, à l’importance du moment. (S’il y avait eu aujourd’hui des infirmières à cheval sur le règlement, elles ne l’auraient pas laissé trôner ainsi ; mais le tour de garde était assuré par l’infirmier Tourgoun, qui était copain avec les malades et comprenait parfaitement que la médecine n’en mourrait pas.) Kostoglotov était en chaussettes ; il avait posé le pied gauche sur son lit et ramené le pied droit sur le genou de la jambe gauche, comme une guitare ; il se balançait légèrement, et, très excité, à voix haute, il tenait discours à toute la chambrée.
- Il y a eu un philosophe qui s’appelait Descartes. Eh bien, il disait : « Soumets toujours tout au doute ! »
- Oui, mais ça ne s’applique pas à notre réalité soviétique, dit Roussanov en guise de rappel à l’ordre, en levant un index sévère.
Bien sûr que non ! répliqua Kostoglotov, qui parut même étonné par cette objection. Tout ce que je veux dire, c’est que nous ne devons pas nous confier comme des cobayes aux médecins. Tenez, je suis en train de lire ce livre (il prit sur le rebord de la fenêtre un livre épais, de grand format, qu’il brandit devant l’assistance). « Abrikossov et Stroukov : Traité d’Anatomie Pathologique, manuel à l’usage des facultés. » Eh bien, ils disent que le lien entre l’évolution de la tumeur et l’activité des centres nerveux est encore très mal étudié. Or, ce lien va vous étonner ! Il est écrit noir sur blanc (Kostoglotov retrouva la ligne en question) que « dans certains cas, assez rares, on assiste à des guérisons spontanées ». Vous vous rendez bien compte ? Des guérisons spontanées !...
Un remous parcourut la chambre. Il semblait que, de ce bouquin ouvert à la page fatale, venait de s’envoler, tel un papillon bigarré, l’espoir palpable de cette guérison spontanée, et chacun tendait le front et la joue pour que le papillon bienfaiteur l’effleurât dans son vol.
- Spontanée ! — reprit Kostoglotov ; il avait reposé le livre et scandait ses paroles en battant l’air de ses mains grandes ouvertes ; sa jambe droite était toujours ramenée sur le genou gauche, comme une guitare. — Ça veut dire qu’un beau jour, sans rime ni raison, la tumeur se met à régresser. Elle diminue, s’étiole et finalement, plus de tumeur ! Hein ? Qu’en dites-vous ?
Ils restaient tous bouche bée, médusés par ce conte de fées, qu’une tumeur, que leur tumeur, cette tumeur maléfique qui avait gâché toute leur vie, tout à coup, d’elle-même, s’en aille, se rétracte, s’épuise, et disparaisse ?
Tous restaient muets, le visage offert à ce merveilleux papillon, et seul Poddouiev, dont on entendit crisser le lit, prononça de sa voix enrouée, en tendant son cou de taureau :
- Pour ça, faut sûrement... avoir la conscience propre !
Etait-ce une façon d’intervenir dans la conversation, ou bien une simple réflexion, sans rapport avec le débat ? La chose n’était pas claire, mais Roussanov qui, pour une fois, avait écouté son voisin Kostoglotov non seulement avec attention, mais presque avec sympathie, se retourna nerveusement vers Poddouïev et le chapitra :
- Mais c’est du délire idéaliste ! Qu’est-ce que la conscience a à voir ici ? Vous devriez avoir honte, camarade Poddouïev !
Cependant Kostoglotov avait déjà repris à son compte les paroles d’Ephrem :
- Bien envoyé, Ephrem ! Bravo ! Tout est possible et nous sommes tous dans le cirage. Tiens, par exemple, j’ai lu après la guerre, dans la revue Zvezda, une chose drôlement intéressante. Figurez-vous que la tête de l’homme est protégée par une barrière cervicale, et tant que les substances ou microbes nocifs pour l’homme n’ont pas franchi ce barrage, eh bien ! l’homme est sauf. Et savez-vous pourquoi ?
Le jeune géologue qui était plongé dans ses bouquins depuis son arrivée dans la chambre était présentement assis sur son lit, près de la fenêtre qui faisait pendant à celle de Kostoglotov ; il tenait un livre à la main, mais il lui arrivait de relever la tête à certains épisodes du débat. A la question posée par Kostoglotov, il releva la tête. Tous écoutaient, intrus et habitués de la chambre. Quant à Federau, dont le cou était encore intact et blanc, mais déjà condamné, il était pelotonné sur son lit, près du poêle, la tête enfouie dans l’oreiller, mais il écoutait quand même...
Eh bien, figurez-vous que tout, dans cette barrière, dépend de la combinaison entre les sels de sodium et les sels de calcium. Il y a certains de ces sels, je ne sais plus lesquels, disons ceux de sodium, s’ils prédominent, tout va bien, l’homme n’attrape rien, rien ne franchit la barrière et il ne meurt pas. Mais si, au contraire, ce sont les sels de calcium, alors la barrière ne protège plus, et l’homme meurt. Et de quoi dépendent le calcium et le sodium ? C’est là le point le plus intéressant ! Leur combinaison dépend de l’humeur de l’homme ! Vous vous rendez compte ? Ça veut dire que, si l’homme est en bonne forme, s’il est moralement fort, c’est le sodium qui va prédominer dans la barrière et pas de maladie qui tienne ! aucune n’est mortelle ! Seulement il suffit que le même homme se laisse aller moralement, et voilà le calcium qui prend le dessus ! il reste plus qu’à commander le cercueil !
Le géologue écoutait de l’air serein d’un homme qui pèse le pour et le contre, comme un étudiant chevronné qui devine à peu près ce qui va apparaître sur le tableau noir, à la ligne suivante. Il approuva :
- C’est une physiologie de l’optimisme. L’idée est bonne. Très bonne.
Et comme s’il craignait de perdre du temps, il se replongea dans son livre.
Roussanov lui-même ne trouva rien à répliquer : en l’occurrence « Grandegueule » raisonnait tout à fait scientifiquement. D’ailleurs, Kostoglotov poursuivait son développement :
- Alors, moi je ne trouverais rien d’étonnant à ce que, dans cent ans, on découvre encore que je ne sais quel sel de césium apparaît dans notre organisme lorsqu’on a bonne conscience, et fait défaut lorsqu’on a la conscience chargée. Et que de ce sel de césium dépend soit que les cellules se développent en tumeur, soit que les tumeurs se résorbent.
Ephrem poussa un soupir enroué.
- Moi, j’ai trompé beaucoup de femmes. Je les ai plaquées avec leurs gosses. Elles chialaient... Pour moi, elle ne se résorbera pas...
- Qu’est-ce que cela a à voir ? cria Roussanov hors de lui, c’est de l’obscurantisme de pope ! A force de lire des fadaises, camarade Poddouiev, vous en êtes arrivé à une vraie démission idéologique ! Il ne nous manquait plus que votre prêchi-prêcha sur le perfectionnement moral et autres sornettes !
- Qu’est-ce que vous avez à vous en prendre au perfectionnement moral ? répliqua Kostoglotov avec hargne. Pourquoi donc le perfectionnement moral vous courrouce-t-il tant ? A qui fait-il du mal ? Il n’y a que les dégénérés moraux pour s’en plaindre.
Les lunettes de Roussanov étincelèrent, leur monture jeta des éclairs et lui-même, en cet instant, rejeta si sévèrement la tête en arrière qu’on aurait pu croire qu’aucune tumeur ne le gênait sous la mâchoire droite.
- Vous !... prenez garde à ce que vous dites ! Il y a des questions pour lesquelles les réponses sont maintenant bien établies. Et ce n’est plus à vous d’en juger !
- Et pourquoi on ne pourrait pas en juger ? (Kostoglotov fixait Roussanov de ses énormes yeux noirs.)
- Bon, ça va, ça va... dirent les malades qui commençaient à s’agiter et voulaient les réconcilier.
- Dites voir, camarade, murmura le type aphone qui occupait le lit de Diomka, vous aviez commencé à nous parler de ce champignon qui pousse sur les peupliers...
Mais ni Roussanov, ni Kostoglotov ne voulaient céder. Ils ne voulaient rien savoir et se dévoraient des yeux.
- Pour dire son opinion, il faut avoir un minimum d’éducation ! Roussanov articulait chaque mot comme pour mieux l’envoyer à la face de l’adversaire qu’il voulait rabrouer. Pour ce qui est du perfectionnement moral de Léon Tolstoï et Cie, Lénine a dit une fois pour toutes ce qu’il faut en penser ! Et puis Staline aussi ! et Gorki !
- Pardon ! pardon ! répondit Kostoglotov en faisant effort pour se contenir, la main tendue comme pour répondre aux arguments. Une fois pour toutes ! personne sur terre ne peut dire quelque chose une fois pour toutes ! Parce qu’alors, la vie s’arrêterait. Et les générations suivantes n’auraient plus rien à dire !
Paul Roussanov demeura interdit. On vit rougir les lobes de ses oreilles blanches et sensibles, ses joues se parsemèrent de taches cramoisies.
(En l’occurrence il ne s’agissait plus de répliquer, ni de poursuivre cette dispute comme on fait aux réunions du samedi soir ; tout ce qu’il restait à faire, c’était de vérifier l’origine et l’appartenance de cet homme, et de s’assurer que la fausseté criante de ses opinions n’était pas nocive dans l’emploi qu’il occupait.)
— Je ne veux pas dire, se hâta d’ajouter Kostoglotov, que je m’y connaisse en sciences sociales, j’ai eu peu d’occasions de les étudier. Mais il me suffit de ma petite comprenette pour voir que si Lénine a reproché à Tolstoï son idée de perfectionnement moral, c’est parce qu’alors cette idée détournait la société du combat avec l’arbitraire, et l’éloignait de la révolution qui mûrissait. D’accord ! Mais alors, pourquoi fermer la bouche à un homme (ses deux bras tendus indiquaient Poddouiev) qui s’est mis à réfléchir sur le sens de la vie, alors qu’il se trouve à la frontière de la mort ? Pourquoi êtes-vous si agacé qu’il lise Tolstoï ? A qui cela fait-il du mal ? Ou bien, il faut peut-être brûler Tolstoï sur un bûcher ? Peut-être que le Synode gouvernemental n’a pas assez bien fait les choses{7} ?
(Kostoglotov qui ne s’y connaissait pas en sciences sociales, avait changé « Saint Synode » en « Synode gouvernemental ».)
A présent, les deux oreilles de Paul Roussanov piquèrent un véritable fard. Cette sortie directement dirigée contre une institution gouvernementale (Roussanov n’avait pas bien saisi, à vrai dire, de quelle institution il s’agissait) et, qui plus est, en présence d’un auditoire de circonstance, qui n’avait pas été trié sur le volet, rendait la situation à ce point critique que le mieux était d’effectuer une retraite tactique : pour l’instant, cesser toute discussion, mais par la suite, vérifier le dossier de Kostoglotov dès la première occasion. Aussi Paul Nikolaïevitch s’abstint d’élever le débat au niveau des grands principes, et se contenta de dire, à l’adresse de Poddouïev :
- Qu’il lise de l’Ostrovski ! Ça lui fera plus de bien.
Mais Kostoglotov ne sut pas apprécier ce retrait tactique de Roussanov ; il n’écoutait plus rien, ne faisait plus attention à rien, et poursuivait ses démonstrations devant un auditoire désarmé :
- Pourquoi empêcher un homme de réfléchir ? Finalement, à quoi se ramène notre philosophie de la vie ? Ah ! comme c’est bon la vie ! Comme je l’aime, la vie ! La vie est faite pour le bonheur ! Pour être profond, ça c’est profond ! N’importe quel animal pourrait en dire autant, qu’il soit poule, chat ou chien !
- Je vous en prie ! je vous en prie ! (Ce n’était plus par vigilance de bon citoyen, ni même en tant que sujet de l’histoire, c’était en tant qu’objet de l’histoire que Roussanov, à présent, implorait). Je vous en prie ! assez parlé de la mort ! N’y pensons même plus !
- Inutile de m’implorer ! dit Kostoglotov avec un geste d’énervement de sa main grande ouverte. Si on ne parle pas de la mort ici, où donc en parlera-t-on ? « Ah ! nous vivrons éternellement ! »
- Et alors ? Eh bien ? reprenait Roussanov. Qu’est-ce que vous proposez ? de penser et parler continuellement de la mort ? Pour que les sels de sodium deviennent prédominants !
Non, pas tout le temps... répondit Kostoglotov en baissant le ton, car il voyait qu’il se contredisait lui- même. Pas tout le temps, mais de temps à autre. C’est utile. Sinon, on passe toute la vie à répéter aux hommes : « Tu fais partie du groupe ! Tu fais partie du groupe ! » Et c’est vrai. Seulement, ça n’est vrai qu’autant qu’on vit. Et quand vient l’heure de mourir, nous renvoyons l’intéressé hors du groupe. Groupe ou pas groupe, mais mourir est son affaire à lui. Tenez... vous- même ! Vous-même ! (Kostoglotov pointait sans ménagement l’index en direction de Roussanov). Qu’est-ce que vous craignez le plus au monde, en ce moment, hein ? C’est de mourir ! Et de quoi avez-vous le plus peur de parler ? C’est de la mort ! Eh bien, vous savez comment ça s’appelle, ça ? C’est de l’hypocrisie !
- Dans le cadre de la raison, c’est vrai, dit à voix basse, mais audible, le géologue sympathique. Nous redoutons tellement la mort que nous évitons même de penser à ceux qui sont déjà morts. Nous négligeons même les tombes.
- Ça c’est juste, concéda Roussanov. Les monuments des héros doivent être préservés, les journaux eux- mêmes l’écrivent.
- Pas seulement des héros, mais de tous, reprit le géologue de cette voix douce et qui semblait incapable de hausser le ton. (Lui-même était fluet, sa carrure d’épaules faisait assez piètre impression.) Chez nous, il y a beaucoup de cimetières à l’abandon. C’est honteux, j’en ai vu dans l’Altaï et du côté de Novossibirsk. Pas de clôture, le bétail y vagabonde, les cochons y fouissent... Qu’est-ce à dire ? Est-ce là un trait de caractère de notre nation ? Pas du tout, chez nous, on a toujours respecté les tombes...
- Et même vénéré ! lança Kostoglotov à la rescousse.
Roussanov n’écoutait plus ; il avait perdu tout intérêt pour la discussion. Dans son excitation, il avait fait un mouvement imprudent et une telle douleur s’était propagée de sa tumeur au cou et du cou à la tête qu’il ne restait plus trace de son envie récente de faire la leçon à ces crétins, et de dissiper leurs billevesées. En fin de compte, s’il était dans cet hôpital, c’était par hasard et il ne pouvait pas partager avec eux les minutes importantes que lui faisait vivre la maladie. L’essentiel cependant, et l’épouvantable, c’était que la tumeur n’avait en rien diminué et ne s’était pas le moins du monde ramollie depuis la piqûre d’hier. A cette seule pensée, il se sentait comme un froid de glace dans le ventre. Kostoglotov avait beau jeu de discourir sur la mort, lui qui était en train de guérir !...
L’inconnu assis sur le lit de Diomka, un homme assez gros et privé de voix qui se tenait la gorge à deux mains, tant il avait mal, avait tenté, à plusieurs reprises, soit d’intervenir et de dire son opinion, soit d’interrompre la dispute quand elle tournait mal, mais personne n’avait entendu son chuchotement ; il était impuissant à forcer la voix, et tout ce qu’il pouvait faire, c’était appuyer deux doigts contre sa gorge pour diminuer la douleur et aider le son à sortir. Les maladies de la langue et de la gorge, par l’incapacité à parler dont elles nous frappent, sont particulièrement accablantes ; et le visage ne devient plus alors que le reflet de cet accablement. L’instant d’avant, cet homme avait essayé d’arrêter la dispute par de grandes gesticulations des bras, mais maintenant, en dépit de sa faible voix, il devint plus audible ; d’ailleurs il s’était avancé dans le couloir entre les lits :
— Camarades, camarades ! disait-il d’une voix rauque et qui faisait mal pour lui. Plus de ces horreurs ! Nous sommes assez anéantis par nos maladies ! Mais vous, camarade... — et il s’avança encore entre les lits, tendant une main presque implorante (l’autre était pressée contre sa gorge) vers Kostoglotov ébouriffé et juché sur son rebord de fenêtre, comme vers une divinité – vous, camarade vous aviez commencé à nous dire des choses si intéressantes sur ce champignon des peupliers. Continuez donc, s’il vous plaît !
— Vas-y, Oleg, continue ton histoire de champignon, demanda Sigbatov en se joignant à cette prière.
Même le Coréen Ni, à la peau cuivrée, et qui avait tant de peine à remuer sa langue, dont une partie avait disparu avec le précédent traitement, tandis que le reste était maintenant tuméfié, même Ni joignit ses balbutiements informes à cette prière.
Et les autres aussi imploraient.
Kostoglotov ressentait une satisfaction maligne : ça faisait tant d’années qu’il avait l’habitude de la boucler en face des hommes libres, tant d’années qu’il gardait les mains dans le dos et qu’il baissait la tête ! C’était entré en lui comme une habitude congénitale, comme s’il était né avec ce dos courbé (et dont il n’avait pas su se défaire tout à fait en un an de vie d’exil). Encore maintenant, lorsqu’il se promenait dans les allées de la cité hospitalière, le geste le plus naturel et le plus simple pour lui était de se croiser les mains dans le dos. Et voilà que les hommes libres qui, pendant tant d’années, s’étaient vu interdire de parler avec eux comme avec des égaux, et plus généralement de discuter sérieusement avec eux de quoi que ce fût, ou même de leur tendre la main, ou de recevoir une lettre d’eux, voilà que maintenant, les hommes libres, sans rien soupçonner, étaient assis devant lui, et lui était négligemment juché sur un rebord de fenêtre et jouait au pontife, tandis qu’eux attendaient de lui une confirmation à leurs espoirs. Et Oleg remarquait maintenant à part soi que lui non plus ne s’opposait plus à eux, les hommes libres, comme auparavant, mais que, dans leur misère commune, il se joignait à eux.
S’il y avait une chose dont il avait perdu l’habitude, c’était bien de prendre la parole devant un public, et en règle générale, à quelque réunion, session ou meeting que ce fût... et puis, soudain, il était promu orateur !...
Ça lui semblait fou, c’était comme un rêve dérisoire... Mais comme un homme lancé sur la glace et qui ne peut plus s’arrêter et qui fonce – arrive que pourra ! — lui, sur la lancée joyeuse de sa guérison, une guérison inattendue, mais, semblait-il, une guérison quand même, il poursuivait sa glissade folle...
Et, inhabituellement volubile, il reprit :
- Amis ! c’est une histoire étonnante. Elle m’a été racontée par un malade qui venait à la consultation quand j’attendais mon admission ici. Alors moi, ça ne me coûtait rien, j’ai écrit une carte postale en donnant mon adresse à l’hôpital. Et voilà qu’aujourd’hui, j’ai reçu la réponse ! Ça fait à peine douze jours et déjà une réponse ! Et figurez-vous que le docteur Maslennikov va même jusqu’à s’excuser pour le retard, parce que, voyez- vous, il répond à dix lettres en moyenne chaque jour. Or, à moins d’une demi-heure par lettre, impossible de rien écrire de sensé ! Ça fait qu’il passe cinq heures par jour rien qu’à écrire des lettres ! Et ça ne lui rapporte rien !
- Au contraire, interrompit Diomka, ça lui fait dépenser quatre roubles par jour en timbres.
- Oui. Ça fait quatre roubles par jour. Et par conséquent, cent vingt par mois ! Et il n’y est pas obligé, ce n’est pas son métier, c’est simplement pour faire une bonne action ! Ou bien peut-être qu’il faut dire autrement ? (Kostoglotov se tourna d’un air rancunier vers Roussanov). Par humanisme, pas vrai ?
Mais Roussanov, qui achevait la lecture du compte rendu du budget, feignit de ne rien entendre.
Pas la moindre main-d’œuvre ! ni aides, ni secrétaires ! Il fait tout ça en dehors de ses heures de travail. Et pas de gloire à attendre non plus ! Vous savez bien que pour nous, malades, le médecin est comme un passeur : on en a besoin un moment et puis après, ni vu. ni connu ! Et celui qui aura été guéri, il met la lettre au panier. A la fin de sa lettre, le docteur se plaint que les malades, surtout ceux qu’il soulage, ne lui écrivent plus. Ils ne lui disent ni les doses qu’ils ont prises, ni les résultats obtenus. Et, pour comble, il me prie, vous entendez, c’est lui qui me prie de lui répondre ponctuellement ! Alors que c’est nous qui devrions plutôt nous prosterner devant lui !
Kostoglotov essayait de se persuader lui-même que le désintéressement et la persévérance du docteur Maslennikov l’émouvaient ; il avait envie de parler du docteur et de faire l’éloge de sa bonté. Autrement dit, lui-même n’était donc pas si perverti que ça ! Mais il l’était quand même assez pour ne plus pouvoir, comme Maslennikov, trimer jour après jour pour les autres.
— Raconte tout dans l’ordre, Oleg ! demanda Sigbatov avec un pauvre sourire d’espoir.
Quelle envie il avait de guérir ; en dépit d’un traitement accablant, qui durait des mois et des années et qui, de toute évidence, était sans espoir – guérir ! Guérir comme ça, tout à coup, et définitivement ! Guérir cette plaie dans le dos, se redresser, marcher d’un pas décidé, se sentir à nouveau viril et jeune ! Bonjour, docteur Dontsova ! Vous voyez, je suis guéri !
Comme tous les autres, il avait envie d’entendre parler du médecin-miracle et de son remède, inconnu des médecins d’ici.
Qu’ils en conviennent, ou qu’ils le nient, tous, tant qu’ils étaient, croyaient au fond de leurs âmes que le médecin-miracle ou quelque rebouteux, ou encore quelque bonne femme guérisseuse, existait bel et bien quelque part et qu’il suffisait de savoir où, de se procurer leur remède, et ils seraient sauvés...
C’était impossible, ça n’était vraiment pas possible que leur vie fût condamnée !
Nous avons beau nous moquer des miracles tant que nous sommes en bonne santé, en pleine force et en pleine prospérité, en fait, dès que la vie se grippe, dès que quelque chose l’écrase et qu’il ne reste plus que le miracle pour nous sauver – eh bien ce miracle unique, exceptionnel, nous y croyons !
Et Kostoglotov, qui faisait sienne l’interrogation avide de ses camarades qui l’écoutaient, tendus de tout leur être, se mit à parler avec emportement et même, il croyait davantage à ce qu’il disait en cet instant qu’il n’avait cru à la lettre lorsqu’il l’avait lue pour lui- même.
- Si tu veux tout savoir depuis le début, Charaf, eh bien, voilà ! Du docteur Maslennikov, je savais par le malade dont je vous ai parlé que c’était un ancien médecin de zemstvo, du district d’Aleksandrov, près de Moscou. Que pendant des dizaines d’années, il avait exercé dans le même hôpital (c’était la coutume, autrefois). Et qu’il avait remarqué que, bien qu’on parlât de plus en plus du cancer dans les revues de médecine, lui, il n’avait jamais de cancers chez les paysans qu’il soignait. Pourquoi donc ?
(Oui, pourquoi donc ? Qui d’entre nous, depuis l’enfance, n’a frissonné au contact du Mystérieux ? Au contact de cette paroi impénétrable mais flexible, au travers de laquelle, à chaque instant, peut apparaître l’épaule ou la hanche d’un visiteur inconnu ? Et alors dans notre vie quotidienne, publique, rationnelle, où il n’y a pas de place pour le mystérieux, cette présence tout à coup, jaillit pour nous : c’est moi, ne m’oublie pas !)
Il se mit à chercher, il se mit à chercher, répétait Kostoglotov qui, ordinairement ne répétait rien, mais y trouvait maintenant du plaisir, et il découvrit la chose suivante : c’est que dans sa localité, les paysans, pour faire des économies sur le thé, avaient coutume de faire infuser non du thé, mais un champignon de bouleau appelé « tchaga ».
- Ah oui ! interrompit Poddouïev, c’est le mousseron des bouleaux. (Car même le désespoir auquel il s’était lui-même condamné et dans lequel il s’était enfermé ces jours derniers, même un tel désespoir ne résistait pas à cette lumière qu’était la promesse d’un remède si simple et si accessible).
Ici, tous ceux qui les entouraient étaient des méridionaux. Non seulement ils n’avaient jamais vu de mousseron, mais encore jamais aperçu de vrai bouleau, et par conséquent, ils étaient bien incapables de comprendre ce dont parlait Kostoglotov.
- Non, Ephrem. Ce n’est pas le mousseron. D’ailleurs ce n’est même pas un champignon, c’est le cancer des bouleaux. Si tu te rappelles, on trouve sur les vieux bouleaux des sortes de... on appelle ça des verrues ; ce sont d’horribles excroissances, on dirait des sortes d’échinés, c’est noir par-dessus et marron à l’intérieur.
- Alors, c’est l’amadouvier ? reprenait Ephrem. Autrefois c’est avec lui qu’on faisait du feu.
- Peut-être bien. En tout cas, Maslennikov eut l’idée suivante : est-ce que ce n’était pas cette « tchaga » qui depuis des siècles immunisait les paysans russes contre le cancer, sans qu’eux-mêmes le sachent ?
- Autrement dit, ils font eux-mêmes leur propre prophylaxie, lança le jeune géologue, avec un hochement de tête approbateur. On l’empêchait de lire depuis le début de la soirée, mais c’était une conversation qui en valait la peine.
- Seulement, c’était pas suffisant de deviner, vous comprenez, il fallait tout vérifier. Il fallait passer encore des années et des années à observer ceux qui buvaient cet ersatz de thé et ceux qui n’en buvaient pas. Et puis il fallait aussi faire boire la drogue à ceux qui avaient des débuts de tumeur, autrement dit, prendre sur soi de les priver des autres remèdes. Et puis encore décider, à l’aveuglette, à quelle température faire infuser la drogue, à quelle dose l’administrer, s’il fallait faire bouillir ou non, combien de verres en boire, et s’il n’y aurait pas des conséquences néfastes, et à quel genre de tumeur cela convenait davantage... Tout cela lui a demandé...
- Mais maintenant ? maintenant ? s’inquiétait Sigbatov.
Diomka se demandait : est-il vraiment possible que cette drogue soulage ma jambe ? Est-ce que vraiment ça pourrait la sauver ?
- Maintenant ? Eh bien ! il répond à ma lettre et il m’indique comment appliquer le traitement.
- Et alors, vous avez l’adresse ? demanda avidement l’homme sans voix. (Il continuait à soutenir d’une main sa pauvre gorge enrouée, tandis que, de l’autre main, il sortait déjà d’une poche de sa veste de pyjama carnet et stylo.) Et vous avez le mode d’emploi exact ? Et est-ce que ça guérit les tumeurs de la gorge, il ne dit rien là-dessus ?
Roussanov s’était promis d’être inflexible, il avait décidé de punir son voisin en lui manifestant un mépris complet, mais il avait beau faire... laisser passer une telle information, négliger une pareille circonstance, ça n’était pas possible ! Impossible de s’absorber plus avant dans les chiffres et la signification du budget de l’Etat pour 1955, présenté au Soviet suprême ! Déjà le journal lui avait visiblement glissé des mains ; insensiblement il avait tourné vers Kostoglotov son visage, incapable de dissimuler l’espoir que, lui aussi, qui était fils du peuple, serait sauvé par ce remède si simple, si populaire et si russe. D’une voix où il n’y avait plus trace d’hostilité, car il tenait à ne pas irriter Kostoglotov, Roussanov ne put s’empêcher de demander par mesure de précaution :
- Mais, est-ce que ce traitement est reconnu ? A-t-il été approuvé par une quelconque instance ?
Du haut de son rebord de fenêtre, Kostoglotov répondit avec un sourire :
- Pour ce qui est des instances, je n’en sais rien. La lettre (il agita dans l’air une petite feuille jaunâtre, couverte d’une écriture serrée, à l’encre verte), la lettre est du genre précis : comment s’y prendre pour piler et dissoudre le produit. Mais, à mon avis, si la chose était déjà reconnue par les différentes instances, les infirmières nous auraient déjà distribué nos rations du breuvage. Il y aurait un tonneau dans l’escalier. Et ça ne serait pas la peine d’écrire à Aleksandrov.
- Ville d’Aleksandrov, disait l’homme sans voix en notant dans son carnet. Mais quelle rue ? quel numéro postal ? — il était avide de renseignements.
Akhmadjan, lui aussi, écoutait avec intérêt et il réussissait même à traduire l’essentiel à voix basse pour Moursalimov et Eguenbourdiev. Pour lui-même, Akhmadjan n’avait pas besoin de ce champignon des bouleaux, puisqu’il était déjà en voie de guérison. Mais il y avait quand même quelque chose qu’il ne comprenait pas.
- Si ce champignon fait du bien, pourquoi les médecins ne le mettent-ils pas en service ? Pourquoi n’est-il pas adopté ?
C’est une affaire de longue haleine, Akhmadjan. Il y a des gens qui n’y croient pas, il y en a qui ne veulent pas se recycler et qui mettent des bâtons dans les roues ; et puis, il y en a d’autres qui mettent des bâtons dans les roues pour mieux mettre en avant leur propre découverte. Quant à nous, nous n’avons guère le choix, Kostoglotov avait donc répondu à Roussanov, il avait répondu à Akhmadjan, mais à l’homme sans voix il ne répondit rien et ne révéla pas l’adresse. Et la raison, c’était qu’il y avait quelque chose d’irritant dans l’insistance de cet homme sans voix, parfaitement respectable au demeurant – il avait l’aspect et la tête d’un directeur de banque, et même, si ç’avait été dans un petit pays d’Amérique Latine, il eût été parfait comme Premier ministre. Oleg avait eu pitié du vieil et honnête docteur Maslennikov, à la pensée que cet homme sans voix allait bombarder de questions le pauvre docteur qui passait ses nuits à répondre aux lettres. Par ailleurs, comment ne pas avoir pitié de cette gorge enrouée, privée de sa sonorité humaine, privée de cette voix dont nous faisons si peu de cas quand nous l’avons ? Mais il y avait un troisième point de vue : Kostoglotov, en somme, n’était pas un simple malade, il avait su devenir un malade spécialiste, un malade dévoué à sa maladie ; n’avait-il pas lu un cours d’anatomie pathologique ? n’avait-il pas exigé en toute circonstance que Dontsova et Gangart lui fournissent tous éclaircissements ? Enfin, n’avait-il pas obtenu cette réponse du docteur Maslennikov ? Pourquoi aurait-il fallu que lui, qu’on avait privé de tout droit pendant tant d’années, apprenne à des hommes libres la façon de se dégager quand on a un bloc de terre qui vous est tombé dessus ? Là-bas, où son caractère s’était trempé, il y avait une loi qui disait : « Trésor dégoté ne se montre pas, secret trouvé ne se partage pas. » Si tous se précipitaient pour écrire à Maslennikov, alors ce ne serait plus la peine que Kostoglotov attende une réponse à sa seconde lettre !
Rien de tout cela ne fut conscient, tout se résuma à une volte-face du menton balafré de Kostoglotov : de Roussanov à Akhmadjan, par-dessus l’homme sans voix...
- Et le mode d’emploi ? est-ce qu’il en parle ? demanda le géologue, qui n’avait pas eu besoin de sortir son carnet ou crayon, puisqu’il les avait toujours avec lui quand il lisait un livre.
- Le mode d’emploi ? d’accord, d’accord... prenez vos crayons, je dicte, déclara Kostoglotov.
Il y eut un remue-ménage, on se demandait l’un à l’autre crayon et papier. Roussanov se trouva démuni de tout (il avait laissé à la maison le stylo à plume capotée, dernier modèle ! ) et il emprunta un crayon à Diomka. Sigbatov, Federau, et même Ni voulurent prendre note. Quand tous furent prêts, Kostoglotov se mit à dicter lentement des passages de la lettre en y ajoutant ses propres commentaires : comment faire sécher la « tchaga » sans la dessécher tout à fait, comment la réduire en poudre, avec quelle eau faire cuire et infuser, comment filtrer, comment doser...
Les lignes s’allongeaient, ici rapidement tracées, là gauchement gribouillées ; on priait de répéter les phrases, on sentait dans la chambre une atmosphère particulièrement cordiale et amicale. Et pourtant, avec quelle animosité ils se répondaient parfois l’un à l’autre ! Mais voilà, qu’ils le voulussent ou non, ils n’avaient qu’un seul et même adversaire : la mort... et quelle force pourrait séparer sur terre les êtres humains, si contre eux tous la mort a une bonne fois pour toutes été établie ?
Après avoir fini de noter, Diomka dit d’une voix rauque avec cette façon lente de parler qui n’était pas de son âge :
- Bon... Mais où prendre des bouleaux, quand il n’y en a pas ?
Ils soupirèrent. Devant eux, ceux qui depuis longtemps avaient quitté la Russie (quelques-uns même volontairement), ceux qui n’avaient jamais été là-bas, passa la vision de ce pays modeste et tempéré, que le soleil ne brûlait pas, de cette région arrosée par le fin rideau d’une averse ensoleillée, ou bien baignée par les hautes eaux printanières, layons et chemins tout fangeux d’humidité, douce contrée où l’arbre des forêts, serviteur fidèle, est si utile à l’homme... Les habitants de ce pays ne comprenaient pas toujours leur patrie, ils avaient la nostalgie d’une mer azurée et de bananiers, alors que ce qu’il faut à l’homme est si simple : la noire, la monstrueuse verrue, la tumeur maligne au flanc d’un blanc bouleau !
Seuls Moursalimov et Eguenbourdiev se disaient eux- mêmes qu’ici aussi, dans la steppe et dans les montagnes, il y avait sûrement ce qu’il leur fallait, parce qu’il n’est pas un endroit de la terre sans que tout n’y soit prévu pour l’homme – il suffit de savoir s’y prendre.
— Il faut s’adresser à quelqu’un, lui demander d’aller les cueillir et de les envoyer, répondit à Diomka le jeune géologue (visiblement, cette histoire de « tchaga » lui avait plu).
Kostoglotov lui-même, qui était à l’origine de tout cela, n’avait, néanmoins, personne à qui s’adresser en Russie pour chercher ce champignon. Les uns étaient déjà morts, les autres dispersés ; il y en avait d’autres encore à qui il était délicat de s’adresser ; et puis d’autres qui étaient des citadins bornés, qui ne sauraient jamais trouver cette sorte de bouleau et encore moins la tchaga sur le bouleau. La plus grande joie qu’il pût imaginer à présent, c’était de partir lui-même, comme un chien malade qui va en quête de l’herbe inconnue qui le sauvera, de partir pour plusieurs mois dans le fond des forêts, d’arracher cette « tchaga » des troncs, de la piler, de la faire cuire sur des braseros, de la boire et de guérir comme un simple animal. Errer des mois entiers dans la forêt et ne pas connaître d’autre souci que celui-ci : guérir.
Mais le chemin de la Russie lui était interdit.
Quant aux autres ici présents, ceux à qui ce chemin restait accessible, ils n’étaient pas passés par l’école des grands renoncements, ils n’avaient pas appris la façon de tout faire tomber de soi, hormis l’essentiel. Ils voyaient des obstacles là où il n’y en avait pas : comment obtenir un arrêt de travail, ou un congé, pour se lancer dans cette recherche ? Comment enfreindre le mode de vie habituel et se séparer de la famille ? où dénicher l’argent ? Comment s’habiller et quoi emporter dans un tel voyage ? à quelle gare descendre et comment se débrouiller pour la suite ?
Kostoglotov replia bruyamment la lettre et ajouta :
- Il mentionne aussi qu’il existe de soi-disant préparateurs de « tchaga », tout bonnement des gens entreprenants qui en font la cueillette, la sèchent et l’expédient contre paiement. Seulement, ils prennent cher : quinze roubles le kilo et il en faut six kilos par mois.
- Et de quel droit font-ils ça ? s’indigna Roussanov, dont le visage prit un air si sévère et si impérieux que n’importe quel préparateur de « tchaga » aurait eu la pétoche et en aurait fait dans son froc... Comment n’ont-ils pas honte de rançonner les gens pour ce que la nature nous offre gratis ?
- T’as pas besoin de « hourler » ! lui lança Ephrem de sa voix sifflante. (Il mutilait les mots de façon déplaisante, soit qu’il le fît exprès, soit que la langue lui fourchait.) Tu crois qu’il suffit d’y aller et de prendre ? C’est qu’il faut marcher en pleine forêt, avec un sac et une hache !... Et à ski, pendant l’hiver.
- Mais quand même ! pas quinze roubles le kilo, espèces de spéculateurs maudits ! (Roussanov était incapable de la moindre concession et son visage se couvrit à nouveau de taches cramoisies.)
C’était vraiment une question de principe. Avec les années, Roussanov s’était persuadé de plus en plus que toutes nos insuffisances, imperfections et lacunes, que tous nos déficits provenaient de la spéculation. La petite spéculation d’abord, c’est-à-dire la vente d’oignons, de radis et de fleurs dans les rues, par on ne savait quelles personnes incontrôlées, ou encore la vente d’œufs et de lait au marché par Dieu sait quelles bonnes femmes, ou encore, dans les gares, la vente de lait caillé, de pommes, de chaussettes de laine et même de poisson frit. Mais aussi la spéculation à grande échelle, quand, par exemple, les camions des entrepôts d’Etat se débinaient en douce et allaient se planquer ailleurs. Et si l’on arrivait à extirper radicalement ces deux genres de spéculation, eh bien ! Toutes nos affaires seraient vite redressées et nos succès seraient encore plus étonnants... Il n’y avait rien de mal à ce qu’un homme arrondît sa situation matérielle par le moyen d’un salaire ou d’une pension d’Etat élevés (Paul Nikolaïevitch ne rêvait-il pas lui-même d’obtenir une pension hors catégorie ?). Dans ce cas, automobile, résidence secondaire et petit pavillon principal n’avaient rien que de très prolétaire. Mais que la même automobile, de même marque, et que la même datcha, construite sur le même plan standard fussent achetées avec les bénéfices de la spéculation, ils acquéraient une tout autre signification, une signification criminelle. Et Paul Nikolaïevitch de rêver (c’était de vrais rêves) à l’introduction de supplices publics pour les spéculateurs... Des supplices publics pourraient rapidement et radicalement assainir notre société.
— Ça va, ça va, dit Ephrem qui, lui aussi, était en colère, pas la peine de gueuler ! t’as qu’à y aller toi- même et à organiser la cueillette. A l’échelon national, si tu veux. Sous forme de coopérative, si ça te chante. Et puis, si tu trouves que quinze roubles c’est trop cher, n’en commande pas.
C’était là le côté faible de sa propre argumentation, Roussanov le comprenait très bien. Il avait beau haïr les spéculateurs, avant que ce nouveau remède n’ait l’approbation de l’Académie de Médecine, et qu’une coopérative des districts de Russie centrale ne se forme pour organiser la récolte et la préparation régulière du produit, sa propre tumeur aurait le temps de grandir.
Le nouveau venu à la voix éteinte, armé de son carnet, assaillait le lit de Kostoglotov comme s’il avait été correspondant d’un journal influent et son chuchotement éraillé poursuivait Kostoglotov :
— Mais l’adresse des préparateurs ? Est-ce qu’il n’y a pas l’adresse des préparateurs ?
Même Roussanov s’apprêtait, lui aussi, à noter l’adresse. Mais Kostoglotov, curieusement, ne répondait pas. Que la lettre contînt ou non une telle adresse, toujours est-il qu’il ne répondit rien, descendit de son rebord de fenêtre et se mit à farfouiller sous son lit, à la recherche de ses bottes. Contrairement à tous les règlements hospitaliers, il les tenait cachées, et les gardait pour la promenade.
Quant à Diomka, il mit le mode d’emploi de la « tchaga » dans sa table de nuit, et, sans plus s’enquérir de rien, allongea le plus précautionneusement possible sa jambe malade sur son lit. Une somme pareille, ça n’était pas pour lui et ça ne le serait jamais.
Le bouleau avait peut-être des propriétés curatives, mais pas pour tous.
Roussanov, lui, se sentait mal à l’aise à la pensée qu’après sa prise de bec avec Kostoglotov – et ce n’était pas la première depuis trois jours – il avait manifesté un tel intérêt pour cette histoire de « tchaga » et que maintenant il dépendait de son adversaire en ce qui concernait l’adresse. Et, sans doute parce qu’il désirait inconsciemment amadouer Kostoglotov, Paul Nikolaïevitch mit instinctivement l’accent sur ce qui les unissait, et il dit avec un ton de profonde sincérité :
- Eh oui ! Que peut-il y avoir de pire au monde que... (il allait dire « le cancer », mais, lui, n’est-ce pas, ce n’était pas le cancer qu’il avait ?) quoi de pire que ces... néoplasmes... et plus généralement, ce cancer ?
Mais Kostoglotov n’était nullement touché par ce ton de confidence d’un homme qui était son aîné par l’âge, le rang et l’expérience. Il enroulait autour de sa jambe ses bandes molletières rougeâtres, toutes desséchées à hauteur du mollet, et il enfilait une botte de simili-cuir, repoussante et délabrée, toute rapiécée au pli de la cheville. Bougon, il lâcha :
- Quoi de pire que le cancer ? la lèpre !
La lèpre... Pesant, menaçant, le mot, avec sa consonance abrupte, retentit dans la pièce comme un coup de canon.
Roussanov fronça le sourcil d’un air soucieux et compréhensif :
- Euh... que voulez-vous dire ? Pourquoi, au juste, serait-ce pire ? Le processus est plus lent.
Kostoglotov plongea son regard sombre et hostile dans les lunettes claires et les yeux clairs de Roussanov.
- C’est pire, parce qu’on vous exclut vivant du monde des humains. On vous arrache à votre famille, on vous enferme derrière un barbelé. Vous croyez que c’est mieux qu’une tumeur ?
Roussanov se sentait mal à l’aise et désarmé devant la proximité du regard enflammé et pesant de cet homme mal élevé, mal dégrossi.
- Tout ce que je veux dire... en général toutes ces maudites maladies...
N’importe qui de civilisé aurait compris aussitôt qu’il convenait de faire un pas vers la conciliation.
Mais Kostoglotov était incapable de rien comprendre. Il ne sut pas apprécier le tact de Paul Nikolaïevitch. Déjà il s’était relevé de toute sa hauteur de grande perche, et, enfilant une blouse de femme, une de ces blouses de futaine sale et ample qui lui retombait presque sur les bottes et lui servait de manteau pour les promenades, il déclara d’un ton satisfait, croyant se rendre intéressant :
- Un philosophe a dit : si l’homme n’était pas sujet à la maladie, il ne connaîtrait pas ses limites.
De la poche de son peignoir, il extirpa un ceinturon militaire roulé, large comme quatre doigts, avec une boucle en forme d’étoile à cinq branches. Il ceintura son peignoir qui bâillait en prenant soin de ne pets comprimer l’endroit de la tumeur. Et il se dirigea vers la sortie en mâchonnant une minable cigarette filiforme, une cibiche du genre de celles qui s’éteignent toujours avant la fin.
L’interviewer à la gorge éraillée reculait dans le couloir entre les lits au fur et à mesure qu’avançait Kostoglotov et, malgré son air mi-banquier, mi-ministre, il avait une façon si implorante de questionner Kostoglotov qu’on aurait pu croire que celui-ci était une sommité mondiale de la cancérologie, mais une sommité qui les quittait à tout jamais...
- Mais, dites-nous, approximativement, quel est le pourcentage des cas de tumeurs à la gorge qui se révèlent de vrais cancers ?
Il est honteux de rire d’une maladie ou de se moquer d’un malheur, mais la maladie et le malheur doivent être supportés de façon à ne pas éveiller le rire. Kostoglotov contempla le visage éperdu, épouvanté de cet homme, dont l’apparition dans la chambre, aujourd’hui, avait été si grotesque, de cet homme qui, avant sa tumeur, avait dû être d’une telle suffisance... Même cette façon qu’il avait de tenir sa gorge malade dans ses doigts pendant qu’il parlait, quoique parfaitement compréhensible, était en quelque sorte, ridicule.
- Trente-quatre pour cent, répondit Kostoglotov avec un sourire et en s’écartant.
Lui-même n’avait-il pas un peu trop fait le coq aujourd’hui ? N’avait-il pas un peu trop parlé ? n’avait-il pas dit ce qu’il ne faut pas dire ?
L’interviewer fébrile, cependant, ne le lâchait pas. Il emboîtait le pas à Oleg et descendait rapidement l’escalier à sa suite. Et se penchant à cause de son embonpoint, il chuintait à l’oreille d’Oleg de sa voix éraillée :
- Et quel est votre avis, camarade ? si ma tumeur ne me fait pas mal, est-ce bon ou mauvais signe ? Ça prouve quoi ?
Oh ! Ces hommes fatigants et si désarmés !
- Qui êtes-vous ? demanda Kostoglotov en s’arrêtant.
- Conférencier. (L’homme avait de grandes oreilles, une chevelure grise soignée, et il regardait Kostoglotov avec espoir, comme on regarde un médecin.)
- Conférencier en quoi ? quelle spécialité ?
- Philosophie ! répondit le directeur de banque en se reprenant et en cambrant la taille. (A quoi bon faire le sourcilleux ? il avait déjà pardonné à Kostoglotov ses citations maladroites et inopportunes de philosophes anciens. Il ne lui reprocherait rien, oh non ! tout ce dont il avait besoin, c’était d’avoir les adresses des préparateurs de « tchaga ».)
- Conférencier !... avec votre gorge !
Kostoglotov hochait la tête. Il n’avait nul remords de ne pas avoir publiquement donné les adresses devant toute la chambrée. Selon les règles du milieu qui, comme un laminoir, l’avait laminé sept ans durant, c’eût été se conduire comme un minable freluquet : tous se seraient précipités pour écrire à ces préparateurs, les prix auraient monté en flèche et il n’y aurait plus eu moyen d’avoir de la « tchaga ». Mais, individuellement, à des gens bien, c’était son devoir de les donner. Il y avait ce géologue, avec qui Oleg n’avait pas encore échangé dix mots, mais à lui, il savait déjà qu’il donnerait les adresses, parce que sa gueule lui plaisait, et parce qu’il avait parlé pour défendre les cimetières. A Diomka aussi, bien sûr ; seulement Diomka n’avait pas d’argent. (D’ailleurs Oleg lui-même n’en avait pas et n’aurait aucun moyen de se payer cette « tchaga ».) A Federau aussi on pouvait les donner, et puis à Ni et à Sigbatov – en tant que compagnons d’infortune. Mais chacun n’avait qu’à le lui demander séparément, et s’ils ne le demandaient pas, eh bien, ils se passeraient de lui ! Or, ce conférencier-philosophe, dans l’idée d’Oleg, était un homme creux ; et qu’est-ce qu’il pouvait bien raconter dans ses conférences ? Peut-être bien qu’il emberlificotait son monde et voilà tout ? Et d’ailleurs, à quoi bon toute sa philosophie puisqu’il était si décontenancé par la maladie ?
Seulement, quand même, quelle coïncidence ! Précisément à la gorge !
— Ecrivez l’adresse du préparateur, dit Kostoglotov d’un ton de commandement. Pour vous et pour vous seul.
Avec une hâte reconnaissante, le philosophe se pencha pour écrire.
Oleg dicta l’adresse puis s’échappa au plus vite, de peur de trouver la porte d’en bas fermée, et il sortit faire sa promenade.
Sur le perron, dehors, il n’y avait personne.
Rempli de bonheur, Oleg respira une bouffée d’air froid, humide, immobile ; puis, sans prendre le temps de se purifier vraiment, il alluma une cigarette ; sans elle, de toute façon, il aurait manqué quelque chose à la plénitude de son bonheur. (Cependant, il n’y avait pas que Dontsova à présent, Maslennikov, lui aussi, avait trouvé moyen de mentionner dans sa lettre qu’il ne fallait plus fumer.)
Il n’y avait pas de vent du tout ; il ne gelait pas. Dans un reflet de fenêtre, on apercevait une flaque proche ; l’eau faisait une tache noire, sans glace. On n’était qu’au 5 février mais déjà c’était le printemps : étrange ! Une sorte de brouillard, non, plutôt une très légère brume, était suspendue dans l’air à ce point légère qu’elle ne recouvrait pas, mais seulement adoucissait, rendait moins violentes les lointaines lumières des réverbères et des fenêtres.
A gauche d’Oleg, s’élançaient côte à côte, par-dessus le toit, quatre peupliers pyramidaux, comme quatre frères. De l’autre côté se dressait un peuplier solitaire, mais touffu, qui valait à mi seul les quatre autres. Immédiatement derrière lui se pressaient les autres arbres et commençait une partie du parc.
Le perron de pierre, sans balustrade, du pavillon n° 13 descendait en quelques marches jusqu’à une allée asphaltée, en pente douce, délimitée des deux côtés par une haie vive infranchissable. Tout cela était sans feuilles pour l’instant mais témoignait, par la densité, de sa vie.
Oleg était sorti pour se promener – marcher par les allées du parc en percevant à chaque pas, à chaque enjambée, la joie de ses membres à marcher droit, la joie d’être les membres vivants d’un homme pas encore mort. Mais la vue qu’il avait du perron le retint et c’est là qu’il acheva de fumer.
Comme voilés, brillaient les réverbères et fenêtres espacés des pavillons d’en face. Presque plus personne ne marchait dans les allées. Et quand ne parvenait pas de derrière le grondement de la voie fer rée toute proche, on sentait parvenir jusqu’ici la rumeur faible et égale du fleuve qui se ruait et écumait en contrebas, au-delà des pavillons d’en face, dans le ravin.
Et puis plus loin encore, de l’autre côté du ravin, il y avait un autre parc, le parc de la ville ; était-ce de ce parc-là (malgré le froid) ou bien des fenêtres ouvertes d’un club que parvenait un air de danse joué par des instruments à vent ? C’était samedi soir, on dansait... Des hommes dansaient avec des femmes...
Oleg était excité – excité d’avoir tant parlé et d’avoir été écouté. Brusquement il s’était senti submergé, entraîné par la sensation de la vie retrouvée, cette vie dont, il y avait tout juste quinze jours, il s’était cru congédié. Bien sûr, cette vie ne lui promettait rien de bon, de ce qu’on appelle ainsi du moins, et pour quoi se battaient les habitants de cette grande ville : ni appartement, ni biens matériels, ni succès social, ni argent – mais il y avait d’autres joies intrinsèques, des joies que lui n’avait pas désapprises, dont il savait toujours le prix : le droit de marcher sur cette terre sans obéir à un ordre ; le droit d’être seul ; le droit de regarder les étoiles sans être aveuglé par les projecteurs du camp ; le droit d’éteindre la lumière pendant la nuit et de dormir dans l’obscurité ; le droit de jeter des lettres dans les boîtes aux lettres ; le droit de se reposer le dimanche ; le droit de se baigner dans la rivière. Oui, des droits de ce genre, il y en avait beaucoup, beaucoup.
Et parmi eux, le droit de bavarder avec les femmes.
Et tous ces droits, merveilleux et innombrables, sa propre guérison les lui rendait !
Sans bouger, il fumait et il exultait.
Il percevait des bribes de musique venues du parc ; ou plutôt non, ce n’était pas cela qu’entendait Oleg, c’était la Quatrième symphonie de Tchaïkovski qui résonnait au fond de lui-même, c’était ce difficile et fiévreux premier mouvement, cette étonnante mélodie du début. Cette mélodie où le héros... (Oleg avait son interprétation toute personnelle, et peut-être fausse...) où le héros enfin revenu à la vie, ou bien encore ayant recouvré la vue après avoir été aveugle, avait l’air de palper quelque chose, de promener sa main sur un objet ou un visage cher ; il palpait et n’osait pas encore croire à son bonheur : les objets existaient bel et bien, et ses yeux recommençaient à voir...