CHAPITRE XXI
Oleg eut le plaisir de la rencontrer aux portes de la clinique. Il s’écarta, lui tint la porte, et fit bien, car elle allait d’un pas si fougueux, le buste légèrement penché en avant, qu’elle l’aurait bien renversé.
Il la vit toute en un clin d’œil : son béret bleu ciel sur ses cheveux brun chocolat, sa tête portée en avant comme pour fendre la bise et son manteau d’une coupe si originale – une espèce de longue jaquette invraisemblable, agrafée au ras du cou.
S’il avait su que c’était la fille de Roussanov, il serait certainement revenu sur ses pas. Mais, ne le sachant pas, il partit faire son exercice dans l’allée qu’il s’était réservée entre toutes.
Aviette avait reçu, non sans peine, l’autorisation de monter à l’étage parce que son père était trop faible et que c’était jeudi, jour de visite. Elle ôta son manteau et sur son sweater bordeaux on lui jeta une blouse blanche, si petite qu’elle n’aurait jamais pu, si ce n’est dans son enfance, en passer les manches.
Après la troisième piqûre, faite la veille, Paul Nikolaïevitch était vraiment très faible et, sauf en cas d’extrême urgence, il ne sortait plus les pieds de sous sa couverture. Il ne bougeait pas beaucoup, mangeait à contrecœur, restait sans ses lunettes et ne se mêlait plus à la conversation. La vie alentour, à laquelle il avait toujours réagi par une approbation ou une désapprobation énergiques, s’était en quelque sorte ternie et indifférenciée à ses yeux. Sa volonté persévérante avait vacillé, il se laissait aller à sa faiblesse, trouvant même à son état quelque chose d’agréable. Mais c’était un agrément de maligne nature, celui de l’homme qui gèle sans plus avoir la force de bouger. La tumeur, d’abord objet de son dépit, puis de ses craintes, était maintenant déterminante : ce n’était plus lui, c’était elle qui décidait de ce qui serait.
Paul Nikolaïevitch savait qu’Aviette, à Moscou, avait déjà pris l’avion ; il l’attendait dans la matinée. Il l’attendait, comme toujours, avec joie, mais, ce jour-là, avec en plus une certaine angoisse : il avait été décidé que Capitoline la mettrait franchement au courant de la lettre de Chinov, au courant de Roditchev et de Gouzoun. Il n’y avait jusque-là aucune raison de la prévenir, mais maintenant on avait besoin de son intelligence et de son conseil. Aviette était une femme de tête ; ses avis ne le cédaient en rien à ceux de ses parents, ils ne pouvaient être que meilleurs ; mais il fallait pourtant s’inquiéter de la façon dont elle prendrait la chose. Saurait-elle se mettre à sa place et le comprendre ? Ne resterait-elle pas indifférente au point de le condamner ?
Sur son élan, Aviette entra dans la salle comme si elle fendait le vent, quoique l’une de ses mains fût occupée par un sac lourdement chargé et que l’autre maintînt la blouse sur ses épaules. Son frais visage était rayonnant, il ne portait pas trace de cette compassion de carême avec quoi l’on s’approche du lit des grands malades et que Paul Nikolaïevitch aurait eu de la peine à voir à sa fille.
- Eh bien, papa ! Eh bien, vieux père ! Qu’est-ce qui te prend ? lança-t-elle en guise de salut ; elle s’assit sur le lit et déposa deux baisers sincères et spontanés à droite, puis à gauche, sur ses joues déjà défraîchies par la barbe. Eh bien, comment te sens-tu aujourd’hui ? Allons, explique-moi ! Explique.
Son air florissant et son ton d’exigence gaillard redonnèrent quelques forces à Paul Nikolaïevitch qui s’anima un peu.
- Eh bien, comment te dire ? fit-il lentement d’une voix faible comme s’il se concertait avec lui-même. Sans doute qu’elle n’a pas diminué, non. Mais j’ai comme l’impression que je n’ai plus autant de mal à tourner la tête. Plus autant de mal. Je ne sais pas, ça m’écrase moins.
Sa fille, sans rien lui demander, mais sans non plus lui faire aucun mal, écarta son col et regarda la tumeur en se plaçant bien en face ; elle regarda comme un médecin, qui aurait eu l’occasion de comparer jour après jour.
- Eh bien, ça n’est pas terrible ! décida-t-elle. C’est une glande qui a grossi, c’est tout. Maman m’avait écrit de ces choses ! Je pensais qu’en arrivant ici... Et puis voilà, tu dis que ça ne te gêne plus autant. C’est donc que les piqûres te font du bien. Que ça te fait du bien. Et elle va devenir encore plus petite. Et quand elle aura diminué de deux fois, ils ne t’embêteront plus, tu pourras sortir.
- Oui, effectivement, dit-il en soupirant. Si seulement elle était deux fois plus petite, il serait encore possible de vivre.
- Et de te faire soigner à la maison !
- Tu penses que les piqûres, à la maison, ce serait possible ?
- Pourquoi pas ? Quand tu en auras l’habitude, que tu t’y seras fait, eh bien, on pourra continuer à la maison. On en parlera, on va arranger ça !
Paul Nikolaïevitch était d’humeur plus joyeuse. Qu’on lui permît ou non de faire les piqûres chez lui, la résolution de sa fille d’emporter d’assaut cette autorisation le remplissait de fierté. Aviette était penchée au-dessus de lui et sans ses lunettes il voyait nettement son visage ouvert, honnête, franc, si énergique, si vivant, aux narines et aux sourcils mobiles qui réagissaient à la moindre injustice. Qui donc avait dit (sans doute Gorki) : « Si tes enfants ne sont pas meilleurs que toi, tu leur as donné la vie en vain et tu as vécu la tienne en vain » ? Eh bien, Paul Nikolaïevitch n’aurait pas vécu pour rien.
Il se demandait pourtant si elle savait et ce qu’elle allait dire.
Mais elle n’était pas pressée d’en arriver là ; elle s’enquit du traitement, de la valeur des médecins, elle inspecta la table de nuit, regarda ce qu’il avait mangé, ce qui s’était abîmé, et le pourvut de provisions fraîches.
- Je t’ai amené du vin fortifiant ; tu en boiras un petit verre de temps en temps. Et puis du caviar rouge ; tu en veux, hein ? Et des oranges, de Moscou.
- Oui, merci.
Cependant elle avait du regard fait le tour de la salle et de ceux qui s’y trouvaient, et d’un vif mouvement du front elle lui avait donné à entendre que, bien sûr, cette indigence était insupportable, mais qu’il fallait considérer les choses avec humour.
Quoique personne ne semblât les écouter, elle se pencha tout contre son père et ils se mirent à parler ainsi, assez bas pour qu’on ne pût les entendre.
- Oui, papa, c’est terrible (Aviette venait brusquement d’entrer dans le vif du sujet). A Moscou, ce n’est déjà plus du neuf, on ne parle que de ça. On commence une révision pour ainsi dire massive des procès.
- Massive ?
- C’est le mot. En ce moment, c’est comme une épidémie, un vent de folie. Comme si on pouvait obliger la roue de l’Histoire à tourner à l’envers ! Qui pourrait ! Qui oserait !... Soit, c’est à tort ou à raison qu’ils ont été condamnés jadis, mais pourquoi, aujourd’hui, ferait-on revenir par ici tous ces « éloignés » ? Et les réinstaller à l’heure qu’il est dans leur vie antérieure, est-ce que ce n’est pas une entreprise malsaine et cruelle, un manque de pitié, à leur endroit surtout ? Et puis certains sont morts – à quoi bon remuer leurs cendres ? Pourquoi réveiller chez les leurs des espérances sans fondement – et la soif de vengeance ?... D’ailleurs, qu’est-ce que ça veut dire « réhabilités » ? Ça ne peut tout de même pas vouloir dire qu’ils étaient complètement innocents ! Il faut bien qu’il y ait eu quelque chose, rien qu’un petit quelque chose.
Comme elle était intelligente ! Comme la certitude d’avoir raison enflammait ses discours ! Avant même d’en venir à son affaire, Paul Nikolaïevitch voyait qu’il rencontrerait toujours chez elle l’appui qu’il attendait, qu’Alla ne pouvait se détourner de lui :
- Et tu connais des cas de retour ? Même à Moscou ?
- Même à Moscou – justement. C’est Moscou qui les attire tous maintenant, comme le miel attire les mouches. Il se produit des choses d’un tragique !... Tu imagines, un homme qui vit parfaitement tranquille et qu’on fait venir tout d’un coup, là-bas, pour une confrontation ! Non, mais tu imagines ?
Paul Nikolaïevitch grimaça comme s’il avait mordu dans un fruit rêche. Alla le remarqua, mais elle allait toujours jusqu’au bout de sa pensée, elle ne savait pas s’arrêter.
- Et on l’invite à répéter des paroles qu’il aurait dites il y a vingt ans ? Tu t’imagines un peu ? Va donc t’en souvenir ! Et si encore quelqu’un en tirait un bénéfice... Puisque l’envie vous en a pris, allez-y, réhabilitez, mais faites-nous grâce de ces confrontations, mais ne jouez pas avec les nerfs des gens ! Parce qu’en rentrant d’une confrontation comme ça, n’importe qui serait à deux doigts de se pendre !
Paul Nikolaïevitch gisait baigné de sueur. Il ne manquait plus que ça ! L’idée ne lui était pas encore venue qu’on pût, avec Roditchev, avec Eltchanski ou quelqu’un d’autre encore, lui imposer une confrontation.
- Et qui est-ce qui obligeait tous ces imbéciles à s’accuser eux-mêmes en signant des inventions ? Ils n’avaient pas besoin de signer ! (La pensée d’Alla saisissait avec souplesse tous les aspects de la question.) De toute façon, comment peut-on retourner tout ce fumier sans penser à ceux qui travaillaient à ce moment-là ? Parce que tout de même, c’est à eux qu’on aurait dû penser ! Comment est-ce qu’ils vont supporter ces changements brutaux ?
- Maman... t’a raconté ?
- Oui, mon petit papa ! Elle m’a tout dit. Et il n’y a rien là qui doive te tourmenter ! Dans ses doigts forts et sûrs elle prit les deux épaules de son père. Si tu veux, je vais te dire ma façon de penser : celui qui va signaler est un homme d’avant-garde, un homme conscient ! Il est mû par ce qu’il peut éprouver de meilleur pour la société qui est la sienne, et le peuple comprend son acte – et l’approuve. Dans certains cas, il peut arriver qu’un homme comme celui-là se trompe. Mais il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais. En revanche, la plupart du temps, il se laisse guider par son flair, son sentiment de classe – et c’est quelque chose qui ne trompe pas.
- Je te remercie, Alla ! Merci !
Paul Nikolaïevitch sentit même des larmes lui monter aux yeux, mais de bonnes larmes limpides. De sa main moite il caressa la main fraîche de sa fille.
- C’est très important que les jeunes nous comprennent et qu’ils ne nous condamnent pas. Dis-moi, à ton avis... est-ce qu’ils ne pourraient pas trouver dans les lois un article qui leur permette aujourd’hui de nous... tiens, moi, par exemple... de me faire comparaître... je ne sais pas, moi... pour faux témoignage ?
- Figure-toi – répondit-elle avec vivacité – figure- toi qu’à Moscou j’ai été par hasard témoin d’une conversation entre des gens qui discutaient d’appréhension du même ordre. Il y avait un juriste. Eh bien, il a expliqué que l’article qui a trait à ces... faux témoignages prévoit tout juste deux ans, et que, depuis, il y a déjà eu deux amnisties pour ce genre de choses, et qu’il est absolument exclu que quelqu’un dépose contre qui que ce soit une plainte pour faux témoignage ! Si bien que Roditchev ne pipera pas mot, sois tranquille !
Paul Nikolaïevitch eut l’impression que sa tumeur le gênait encore un peu moins.
- Ah, maligne que tu es ! dit-il, heureux et soulagé. Tu sais toujours tout. Tu réussis partout. Comme tu m’as redonné du courage !
Et, prenant dans ses deux mains la main de sa fille, il la baisa avec dévotion. Paul Nikolaïevitch était un homme désintéressé, l’intérêt de ses enfants avait toujours primé le sien. Il savait bien qu’il n’avait pour briller que sa fidélité, sa ponctualité et sa persévérance. Mais c’est en sa fille qu’il vivait son véritable épanouissement, c’est à sa lumière qu’il se réchauffait.
Alla en avait assez de passer son temps à retenir cette blouse de convention qui lui glissait des épaules ; elle finit, en éclatant de rire, par la jeter au pied du lit sur la feuille de température. C’était une heure où il n’entrerait ni médecins, ni infirmières.
Et Alla resta en sweater bordeaux, un nouveau sweater que son père ne lui avait encore jamais vu. D’un poignet à l’autre, un large zigzag blanc traversait gaiement les deux manches et la poitrine. Et ce zigzag énergique convenait aux mouvements énergiques d’Alla.
Son père ne grognait jamais quand l’argent servait l’élégance de sa fille. Tous ses vêtements étaient d’occasion, ou d’importation, aussi, fièrement et hardiment habillée, Alla mettait-elle parfaitement en valeur sa nette et solide féminité qui cadrait si bien avec son esprit solide et net.
- Ecoute – demandait-il maintenant à voix basse – tu te rappelles ? je t’avais demandé de te renseigner : cette expression bizarre qu’on rencontre par-ci par-là dans les discours et les articles de certaines gens – le « culte de la personnalité »... Ils ne font tout de même pas allusion à...
Le souffle lui manqua pour finir sa phrase.
- J’ai peur que si, papa... J’ai bien peur que si... Au congrès des écrivains, par exemple, on a plusieurs fois parlé dans ce sens. Et ce qui est encore plus significatif, c’est que personne ne parle franchement et que tout le monde prend un air entendu.
- Dis-moi, mais c’est tout simplement du sacrilège !... Comment osent-ils, dis ?
- Une honte, une abomination ! Quelqu’un a lancé ça et ça se répand, ça se répand... Papa, vois-tu, il faut comprendre. Il faut saisir ce que l’époque exige. Je vais te faire de la peine, mais, que ça nous plaise ou non, nous devons nous adapter à tous les changements d’époque. Je viens de m’y faire, là-bas. J’ai fréquenté le milieu des gens de lettres, beaucoup, — eh bien, crois-tu que les écrivains n’ont pas eu du mal ces deux dernières années à se mettre au goût du jour ? Beaucoup de mal ! Par contre, quelle expérience, quel tact ! C’est fou ce qu’on peut apprendre parmi eux !
Durant ce quart d’heure qu’Aviette avait passé, assise devant lui, à terrasser de ses répliques rapides et précises les monstres ténébreux du passé, à ouvrir devant lui des étendues radieuses, Paul Nikolaïevitch avait à vue d’œil recouvré une partie de sa forme et de son entrain ; il n’avait plus envie de parler de son odieuse tumeur ; il lui semblait désormais inutile d’essayer d’obtenir son transfert dans une autre clinique ; il n’avait plus qu’une seule envie, entendre les joyeux récits de sa fille, et respirer la bourrasque qui venait d’elle.
- Eh bien, raconte, raconte, demanda-t-il. Qu’est-ce qui se passe là-bas ? qu’est-ce qui se passe à Moscou ? Et ton voyage ?
- Ah ! Alla se mit à agiter la tête comme un cheval qu’importune un frelon. Est-ce qu’on peut rendre Moscou ? Moscou, il faut y vivre ! Moscou, c’est un autre monde ! Aller à Moscou, c’est faire un bond de cinquante ans en avant ! Voyons, d’abord, à Moscou, tout le monde est assis à regarder la télévision...
- Nous l’aurons bientôt, nous aussi.
Bientôt !... Mais ça ne sera pas le programme de Moscou, tu parles d’une télévision !... Là-bas, c’est la vie à la Wells : on est assis, on regarde l’écran. Mais pour ne pas entrer dans les détails, je te dirai simplement qu’à mon avis – et je saisis assez vite ce genre de choses – notre vie va bientôt changer profondément : nous approchons d’une révolution complète du way of life. Je ne parle même pas du frigidaire ou de la machine à laver, la transformation sera encore beaucoup plus radicale. Partout des grands halls tout vitrés — Dans les hôtels, des tables basses, si basses... comme en Amérique, comme ça... la première fois, on ne sait même pas comment s’y asseoir. Les abat-jour en étoffe, comme chez nous, ça n’est plus montrable, ça fait petit- bourgeois. On ne voit plus que des abat-jour en verre. Et ce qui se fait le plus, c’est encore les lampadaires, parce que ça se déplace comme on veut. Et les lits à dossiers ! Aujourd’hui, il y aurait de quoi mourir de honte ! Non, les gens ont simplement un sofa ou un divan, large, bas... La chambre prend tout de suite une autre allure. En un mot, c’est tout le style de vie qui est en train de changer. Tu ne peux pas t’en faire une idée. Mais j’ai déjà parlé avec maman ; il ne faudra pas hésiter à changer bien des choses. Le problème est que par chez nous on ne trouve rien et qu’il faudra tout faire venir de Moscou... Bien sûr, il y a aussi des modes tout à fait pernicieuses, et qu’on doit condamner. Le rock’n’roll, par exemple... C’est une danse contre nature, je ne peux même pas la décrire. Et puis les coiffures à la chien fou, avec des mèches hirsutes, volontairement hirsutes, comme si les femmes venaient de sortir du lit.
- C’est l’Occident ! Ils veulent nous voir dégénérer.
- Oui, bien sûr, la décadence des mœurs. Mais cela se répercute immédiatement dans la sphère de la culture, par exemple, dans la poésie. Qu’il apparaisse un inconnu sans rime ni raison, un Evtouchenko qui braille n’importe quoi en agitant les bras et en se dégingandant, voilà toutes les petites filles qui se pâment !
A mesure qu’Aviette passait des problèmes intimes aux questions d’intérêt plus général, elle élevait la voix sans plus se gêner et toute la salle l’entendait. Mais, seul de tous, Diomka avait abandonné ses occupations ; faisant abstraction de la douleur lancinante qui, avec de plus en plus de constance, le poussait vers la table d’opération, il ouvrait grandes ses oreilles pour écouter Aviette. Les autres (certains malades étaient d’ailleurs absents), les autres ne manifestaient pas leur attention.
Vadim Zatsyrko, pourtant, quittait parfois son livre des yeux pour regarder Aviette qui lui tournait le dos. Tout son dos, courbé comme l’arche solide d’un pont, fermement moulé dans ce sweater qu’elle semblait étrenner, était uniformément bordeaux sombre, sauf une épaule sur laquelle tombait une tache de lumière réfléchie – non pas un rayon de soleil, mais le reflet de quelque fenêtre ouverte – une épaule de pourpre lumineuse.
- Parle-moi plutôt de toi ! demanda son père.
- Eh bien, papa, j’ai fait un voyage – très réussi. On me promet d’inclure mon recueil de vers dans le plan d’édition ! A vrai dire, dans celui de l’année prochaine. Mais plus vite, ça n’arrive jamais. C’est ce qu’on fait de mieux comme rapidité !
- Alla, qu’est-ce que tu me chantes là ? Est-il possible que dans un an nous tenions dans nos mains...
- Dans un an ou à la rigueur dans deux...
Sa fille l’inondait ce jour-là d’un torrent de joie. Il savait qu’elle avait emporté à Moscou des vers, mais de ces feuillets dactylographiés au livre qui porterait sur la couverture ALLA ROUSSANOVA, il semblait y avoir des distances infranchissables.
- Mais comment as-tu fait ?
Satisfaite de soi, Alla souriait elle aussi. Elle avait de ces sourires dont on gratifie ceux qui vous entourent.
- Bien sûr, il ne suffit pas d’aller comme ça te présenter aux éditions et d’y faire l’offre de tes vers – on ne te parlerait même pas. C’est la lutte pour le beefsteak. Anne Evguenievna m’a présentée à X, elle m’a présentée à Y, je leur ai lu deux ou trois vers, ça leur a plu – alors ils ont téléphoné ici et là, ils ont envoyé des mots à qui de droit, tout s’est fait très simplement.
C’est formidable ! Paul Nikolaïevitch était tout bonnement rayonnant. A tâtons, il trouva ses lunettes sur la table de nuit et il les mit comme s’il allait tantôt devoir considérer le fameux livre.
Diomka, pour la première fois de sa vie, voyait un poète en chair et en os, mieux qu’un poète, une poétesse. Il en restait bouche bée.
- Je me suis délectée à les regarder vivre. Comme leurs rapports sont simples ! Des gens qui ont reçu des prix, ils s’appellent par leur petit nom. Et sans pédanterie, directs. On se figure qu’un écrivain, c’est quelqu’un qui siège quelque part, très loin, dans les nuages, avec un grand front pâle — « surtout ne m’approchez pas ! » — eh bien, pas du tout ! Ils ne se refusent aucune des joies de l’existence. Ils aiment les bons coups, la bonne chère, la voiture, et tout ça en bonne compagnie. Ils se moquent les uns des autres, et quels fous rires ! Je dirais volontiers qu’ils vivent dans la gaieté, c’est le terme. Et quand le moment est venu d’écrire un roman, ils s’enferment dans leur maison de campagne, deux, trois mois, et l’affaire est dans le sac ! Ah, que cette vie me plaît ! cette indépendance ! cette liberté ! cette dignité ! Non, je vais faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour entrer à l’Union !
- Mais alors tu ne travailleras plus dans ta spécialité ? dit Paul Nikolaïevitch, saisi d’une légère inquiétude.
- Papa ! (Aviette baissa la voix) le journalisme, tout ce que tu veux, mais c’est un métier de larbin. On te donne quelque chose à faire, c’est ça et pas autre chose, aucune latitude ; ça revient toujours à interviewer l’un ou l’autre de ces messieurs-dames. Enfin, est-ce que ça peut se comparer !... Tu sais, il y a un écrivain, dès qu’il a eu commencé, il a appris comment faire à sa femme et à sa nièce ! Et maintenant ils écrivent tous les trois.
- Bien joué.
- Parce que c’est avantageux !
- Alla, j’ai tout de même peur : si ça allait tomber à l’eau ?
- Mais comment veux-tu que ça tombe à l’eau ? Tu es naïf. Gorki disait : « N’importe qui peut devenir écrivain. » Avec du travail on arrive à tout ! A la rigueur je ferai de la littérature pour enfants ; ça, en tout cas, c’est à la portée de tout le monde.
- Au fond, c’est très bien, dit-il méditatif. Au fond, c’est parfait. Bien sûr ! il faut que la littérature soit aux mains des gens moralement sains.
- Mon nom de famille est bien, il sonne très bien ! Je n’aurai pas besoin de prendre un pseudonyme. Et puis extérieurement, pour le métier littéraire, je suis plutôt exceptionnelle.
- Ma petite Alla, et si ça ne donnait rien ? Il s’agit là, tu le sais, de décrire tout un chacun, et qu’il y ait de la ressemblance.
- Justement, j’ai une idée ! Je ne vais pas perdre mon temps à traiter chaque personnage en particulier, ça n’en vaut pas la peine ! Le principe novateur que j’imagine est le suivant : je décrirai des collectifs entiers en bloc, à gros traits. Parce que la vie, en définitive, elle est tout entière dans le collectif, elle n’est pas dans la personne prise individuellement.
- Oui, peut-être, dut avouer Paul Nikolaïevitch ; mais il y avait encore un danger que dans son enthousiasme sa fille pouvait sous-estimer : as-tu imaginé que la critique pourrait s’en prendre à toi ? Chez nous, c’est pour ainsi dire une condamnation de la société tout entière ; c’est dangereux, ça !
Mais, ses longs cheveux chocolat intrépidement rejetés en arrière comme ceux d’une amazone, Aviette avait le regard plongé dans l’avenir.
- Le fait est qu’on ne s’en prendra jamais bien sérieusement à moi, parce que je ne ferai pas d’entourloupettes idéologiques. Quant aux critiques artistiques,
- Seigneur ! À qui ne s’en prend-on pas ? Tiens, Babaïevski, il n’y avait pas mieux – maintenant, c’est le dernier des derniers, tous l’ont abandonné, jusqu’à ses derniers fidèles. Mais c’est un phénomène momentané, les gens se raviseront, ils y reviendront. Ça fait partie des tournants difficiles dont la vie est pleine. Un autre exemple : est-ce qu’on ne disait pas : « Pas de conflit ! » Et maintenant, on parle de la « théorie mensongère de l’absence de conflit ». Mais si tout le monde ne s’entendait pas, si certains tenaient un langage périmé alors que d’autres tiennent un langage nouveau, on remarquerait que quelque chose a changé. Tout le monde change de langage en même temps, sans transition – et on ne remarque pas le tournant ! Aussi moi, je dis que le principal, c’est d’avoir du doigté et de vivre avec son temps. Avec ça, personne ne donne prise à la critique... Ah oui ! Tu m’avais demandé des livres, mon petit papa, je t’en ai apporté. Profites-en pour lire, c’est le moment ou jamais.
Et elle se mit à sortir des livres de son sac.
- Tiens, voilà Le printemps balte, Tue-le ! Ce sont des vers, il est vrai. Tu veux les lire ?
- Tue-le ! Laisse-moi ça. D’accord.
- Déjà le matin, Une lumière au-dessus de la Terre, Les travailleurs de la paix, Montagnes en fleurs...
- Attends un peu. Montagnes en fleurs, j’ai déjà lu quelque chose comme ça...
- Tu as lu La Terre en fleur, et ça, c’est Montagnes en fleurs. Et puis La Jeunesse avec nous. Ça, il faut absolument que tu le lises, tu vas même commencer par ça. Ce sont tous des titres qui donnent du cœur, j’ai fait exprès de les choisir comme ça.
- Bien, bien. Pose-les là, dit-il avec satisfaction.
Une pile de livres en tout point semblable à celle de Zatsyrko était ainsi apparue sur la table de nuit.
Aviette était maintenant prête à partir.
Mais Diomka, qui souffrait depuis longtemps, renfrogné dans son coin, peut-être à cause de sa jambe constamment douloureuse, peut-être parce qu’il était trop timide pour faire la conversation à une demoiselle, et une poétesse, aussi brillante, Diomka s’enhardit enfin à demander sans s’éclaircir d’abord la voix (si bien qu’il dut se racler la gorge au milieu de sa phrase) :
- S’il vous plaît, dites-moi... Quelle attitude est-ce que vous avez par rapport à la nécessité de la sincérité dans la littérature ?
- Quoi ? Quoi ? fit Aviette en se tournant vivement vers lui, mais en le gratifiant d’un demi-sourire, car la raucité de sa voix démontrait suffisamment la timidité de Diomka.
- Cette « sincérité » est donc parvenue à s’infiltrer jusqu’ici ? A cause de cette « sincérité » on a déjà mis dehors toute une rédaction et la voilà qui réapparaît !
Aviette jeta un regard sur le visage fruste, inculte de Diomka et soupira. Elle soupira parce qu’il ne lui restait plus assez de temps pour faire une conférence et qu’elle ne pouvait pas non plus abandonner ce gosse à ses mauvaises influences.
- Ecoutez, mon petit ! déclara-t-elle de la voix forte et sonore du professeur en chaire. Celui qui a écrit cet article ou bien a tout mis à l’envers, ou bien n’a réfléchi qu’à demi. La sincérité ne saurait être le premier critère d’un livre. Quand la pensée est fausse, que les états d’esprit sont étrangers, elle ne fait que renforcer l’effet pernicieux de l’œuvre ; la sincérité est nuisible ! il arrive même que la sincérité subjective puisse aller contre la véracité de la peinture de la vie. Vous comprenez cette dialectique ?
Ces pensées faisaient difficilement leur chemin jusqu’à l’esprit de Diomka ; il avait le front tout plissé.
- Pas bien, dit-il.
- Bon, je vais vous expliquer. Aviette avait les bras écartés et le zigzag blanc courait comme un éclair d’un poignet à l’autre en lui barrant la poitrine. Rien de plus facile que de prendre, tel qu’il est, un fait déprimant et de le décrire. Mais il faut labourer profond pour faire sortir les germes du futur qu’on ne voit pas encore.
- Les germes...
- Quoi, les germes ?
- Les germes, il faut les laisser sortir tout seuls, se hâta-t-il de dire, parce que, si on les laboure, ils sortiront pas.
- Oui... bon... il n’est pas question d’agriculture. Vois-tu, mon petit, dire au peuple la vérité, ça ne signifie pas qu’on lui dit des choses désagréables, qu’on lui fait toucher du doigt tout ce qui ne va pas. On peut sans peur lui parler de ce qui va bien pour que ça aille encore mieux ! D’où nous vient donc cette fallacieuse exigence d’une prétendue « vérité austère » ? Pourquoi faudrait-il soudain que la vérité soit devenue austère ? Pourquoi ne serait-elle pas rayonnante, captivante, optimiste ? Notre littérature tout entière doit devenir une littérature en liesse. En fin de compte, c’est offenser les gens que de dépeindre leur vie sous des couleurs sombres. Ils aiment qu’en la décrivant, on l’embellisse.
- En gros, c’est quelque chose sur quoi on peut se mettre d’accord. Derrière elle venait de retentir, agréable et pure sans être trop haute, une voix masculine. C’est vrai, à quoi bon donner le cafard aux gens ?
Aviette n’avait, bien sûr, aucun besoin du moindre allié, mais confiante en sa chance, elle savait que si quelqu’un intervenait, ce ne pouvait être qu’en sa faveur. Elle se retourna, lançant vers la fenêtre à la rencontre du rayon de lumière l’éclair de son zigzag blanc.
Un jeune homme fort sympathique, de son âge, tapait contre ses dents du bout de son porte-mine noir hexagonal.
- La littérature, à quoi doit-elle servir ? (Pour qui soliloquait-il, pour Diomka, pour Alla ?) La littérature est faite pour nous distraire quand nous sommes de mauvaise humeur.
- La littérature est l’école de la vie, lança Diomka, qui, conscient d’avoir dit une incongruité, devint tout rouge.
La tête de Vadim bascula sur sa nuque.
- Tu parles d’une école ! On réussira bien à se débrouiller sans elle. Est-ce que par hasard les écrivains seraient plus intelligents que nous, les gens de la pratique ?
Alla et lui se mesuraient du regard. Ils avaient des regards différents. Quoique leurs âges fussent en rapport, même si physiquement ils ne pouvaient pas ne pas se plaire, ils étaient tous les deux si dévoués à la voie où ils avaient choisi d’engager leur vie qu’ils n’auraient pu trouver dans un regard fortuit le prétexte à débuter une aventure.
- Le rôle de la littérature est, tout compte fait, fortement grossi. Vadim poursuivait son raisonnement. On porte aux nues des livres qui ne le méritent pas. Prenez « Gargantua et Pantagruel ». Tant qu’on ne l’a pas lu, on se dit que ça doit être grandiose. On le lit, et ce n’est que gauloiseries et temps perdu.
- Le moment érotique existe aussi bien chez les auteurs contemporains. Il n’est pas superflu, rétorqua sévèrement Aviette. Allié à l’idéologie la plus progressiste, c’est un excellent piment. Par exemple, chez...
Vadim écarta fermement l’argument :
- Il est superflu. La littérature ne doit pas servir à titiller les passions. Les aphrodisiaques se vendent dans les pharmacies.
Et, sans plus regarder l’amazone au sweater bordeaux, assuré qu’elle ne le rangerait pas à son avis, il remit le nez dans son livre.
Aviette était toujours chagrine quand les idées des gens ne se divisaient pas d’elles-mêmes bien distincte, ment en idées justes et en idées fausses, mais se répartissaient, fuyantes, entre un certain nombre de catégories aux subtilités inattendues qui n’avaient d’autre résultat que de brouiller vos propres idées. En ce moment même, elle était incapable de démêler ce qu’il en était de ce jeune homme : était-il pour ou contre elle ? Devait-elle argumenter ou en rester là ? Elle en resta là et – pour Diomka – épilogua :
- Donc, mon petit, il faut bien que tu comprennes : décrire ce qui est est beaucoup plus facile que décrire ce qui n’est pas. Mais que tu sais qui sera. Ce que nous voyons aujourd’hui à l’œil nu, ce n’est pas forcément la vérité. La vérité, c’est ce qui doit être, ce qui sera demain. Or c’est justement demain, nos merveilleux lendemains, qu’il faut décrire !...
- Et demain alors, qu’est-ce qu’on décrira ? dit le déraisonnable gamin en plissant le front.
- Demain ?... Eh bien, demain on décrira après- demain. Par anticipation...
Elle était tombée sur un petit gars vraiment peu futé ; il était inutile de perdre sa salive pour lui. Ce n’est donc que pour l’amour de la vérité qu’il faut instaurer dans les masses qu’elle dit pour en finir :
- Ce petit article est pernicieux. En bloc, de façon diffamatoire, il accuse les écrivains de manquer de sincérité. Seuls les petits-bourgeois peuvent professer un tel mépris des gens de lettres. Il s’agit au contraire d’apprécier les écrivains à leur juste valeur, ce sont de véritables hommes de peine ! Si on en est à accuser quelqu’un de manquer de sincérité, qu’on s’en prenne aux écrivains occidentaux : ceux-là sont des vendus. Sinon, le lecteur achèterait-il leurs livres ? Là-bas, tout se fait pour de l’argent.
Elle s’était mise debout dans l’allée ; c’était bien la race svelte, saine et solide des Roussanov. Paul Nikolaïevitch avait entendu avec plaisir la leçon faite à Diomka.
Son père embrassé, Alla, pleine d’entrain, leva encore une fois une main aux cinq doigts écartés :
— Allez, papa, combats pour ta santé. Lutte, guéris, rejette cette tumeur – et ne te fais aucun souci – dit-elle en y mettant un sous-entendu évident, absolument tout, tout, tout ira pour le mieux.