CHAPITRE IX

« TUMOR CORDIS »

Eugénie Oustinovna, qui était chirurgien-assistant, n’avait presque aucune des caractéristiques d’un chirurgien : ni le coup d’œil décidé, ni la ride autoritaire barrant le front, ni les impérieuses mâchoires de fer, ni l’air de sagesse infuse émanant de toute la personne. Elle avait passé la soixantaine et pourtant, quand ses cheveux étaient relevés sous sa coiffe de médecin, les gens qui la voyaient de dos l’interpellaient avec un : « Dites donc, mademoiselle, est-ce que... » Autrement dit, elle avait une silhouette de jeune fille avec des rides de grand-mère. Ses yeux faisaient des poches et avaient l’air gonflés, son visage était toujours fatigué. Elle essayait de compenser cela par un éternel et éclatant rouge à lèvres qu’elle devait renouveler plusieurs fois par jour parce qu’il partait au contact des cigarettes.

Sans perdre un instant, sitôt sortie de la salle d’opération, ou de la salle de soins, ou des chambres des malades, elle fumait. A la première occasion, elle courait se jeter sur une cigarette comme pour la manger. Pendant les visites aux malades, il lui arrivait de porter à la bouche l’index et le majeur, en sorte qu’ensuite on pouvait discuter pour savoir si, oui ou non, elle avait fumé pendant la visite.

Ils étaient deux pour faire toutes les opérations de l’hôpital : le patron de chirurgie, Léon Léonidovitch, un homme vraiment très grand, avec de longs bras, et puis cette femme toute menue, déjà vieillie, et qui amputait des membres, pratiquait des trachéotomies, enlevait des estomacs, pénétrait dans les derniers recoins des intestins, sévissait dans le fin fond des bassins et gardait pour la fin de sa journée d’opérations, comme un travail aisé et déjà bien rodé, l’ablation d’une ou deux glandes mammaires atteintes par le cancer. Il ne se passait pas un mardi ou un vendredi sans qu’Eugénie Oustinovna procédât à plusieurs mammectomies ; et à la femme de charge qui nettoyait la salle des opérations, elle disait souvent, en tirant sur sa cigarette avec ses lèvres pâles, qu’en rassemblant tous ces seins de femmes qu’elle avait enlevés, on pourrait faire une colline.

Eugénie Oustinovna, toute sa vie, n’avait été que chirurgien. En dehors de la chirurgie, elle n’avait jamais rien été, ni rien fait. Et pourtant, elle se rappelait et comprenait les paroles que prononce Erochka, le vieux cosaque de Tolstoï, à propos des médecins européens : « Ils ne savent qu’amputer. Ce sont des ânes. Dans les montagnes, là, il y a de vrais docteurs ; eux, ils connaissent les herbes. »

Et si demain un quelconque traitement chimique, traitement aux rayons ou aux herbes, ou même encore par la lumière, les couleurs ou la télépathie, avait pu sauver ses malades en leur épargnant le scalpel et qu’ainsi la chirurgie eût été menacée de disparition, eh bien ! Eugénie Oustinovna ne l’aurait pas défendue un seul jour. Ce n’était peut-être pas par conviction, mais parce que toute sa vie, elle n’avait fait qu’amputer, amputer ; toute sa vie ç’avait été le scalpel, les chairs à nu...

Une des contraintes les plus assommantes de l’humanité, c’était que les hommes ne pouvaient pas se renouveler vers le milieu de leur vie en changeant radicalement d’occupation.

La visite se faisait ordinairement à trois ou quatre : Léon Léonidovitch, elle-même et les internes. Mais Léon Léonidovitch était parti depuis quelques jours pour Moscou à un séminaire consacré aux opérations du thorax. Ce samedi-là, le hasard fit qu’elle entra dans la salle des hommes, au premier étage, sans être accompagnée de personne : ni médecin traitant, ni même infirmière.

Ou plutôt, elle n’entra pas, mais s’arrêta dans l’embrasure de la porte, s’appuya contre le jambage. C’était une attitude de jeune fille. Seule une très jeune fille peut ainsi s’appuyer à un mur, car elle sait que c’est d’un effet agréable, que c’est mieux que de rester toute droite, avec un dos bien droit, des épaules bien droites et une tête bien droite.

Arrêtée dans cette attitude, Eugénie Oustinovna observait pensivement le jeu auquel se livrait Dioma. Dioma avait allongé sa jambe malade et ramené sous lui l’autre jambe, de façon à l’utiliser comme table en y posant un livre et, au-dessus de ce livre, il faisait une construction à l’aide de quatre grands crayons qu’il tenait des deux mains. Il était absorbé dans la contemplation de cette figure et le serait resté longtemps, s’il n’avait pas été interpellé. Il releva la tête et rassembla les crayons.

  • Qu’est-ce que tu construis là, Dioma ? demanda tristement Eugénie Oustinovna.
  • Un théorème ! répondit Dioma crânement, plus fort que nécessaire.

Tels furent les mots échangés, mais en même temps leurs yeux se scrutaient mutuellement, et il était clair que l’essentiel n’était pas les mots échangés.

  • C’est que le temps file, expliqua encore Diomka, moins crânement et moins fort.

Elle hocha la tête.

Elle garda un instant le silence, toujours appuyée au jambage de la porte  – non, ce n’était plus par coquetterie de jeune fille, mais par fatigue.

  • Bon, je vais t’examiner.

Diomka, toujours raisonneur, répliqua avec plus de vivacité que d’ordinaire :

  • Lioudmila Afanassievna m’a examiné hier ! Elle a dit qu’on continuerait les rayons.

Eugénie Oustinovna hochait la tête. Une sorte de beauté mélancolique émanait d’elle.

  • C’est parfait, mais je vais quand même t’examiner.

Diomka se renfrogna. Il écarta son manuel de stéréométrie, se remonta sur son séant pour faire de la place sur son lit, et dénuda, jusqu’au genou, sa jambe malade.

Eugénie Oustinovna s’assit à côté de lui. Elle retroussa d’un seul geste les manches de sa robe et de sa blouse au-dessus du coude. Ses mains délicates et souples se mirent à parcourir la jambe de Diomka, comme deux êtres vivants.

  • Ça fait mal ? Ça fait mal ? demandait-elle seulement.
  • Oui, oui, confirmait Diomka en se renfrognant toujours plus fort.
  • La nuit, tu sens ta jambe ?
  • Oui... Mais Lioudmila Afanassievna...

Eugénie Oustinovna hocha la tête d’un air compréhensif et elle lui dit avec une gentille tape à l’épaule :

  • C’est bien, mon ami. Continue les rayons.

Et ils se regardèrent une fois encore, droit dans les yeux.

Dans la chambre, tout était devenu silencieux et l’on entendait chaque mot qu’ils disaient.

Cependant, Eugénie Oustinovna se leva et se tourna du côté du poêle : Prochka aurait dû être là, mais il avait changé de lit la veille au soir (bien qu’il fût de mauvais augure d’occuper le lit d’un malade qu’on a renvoyé mourir ailleurs.) Le lit près du poêle avait maintenant un autre occupant : c’était Friedrich Federau, un petit blondin paisible qui n’était pas tout à fait un nouveau puisqu’il avait passé trois nuits dans l’escalier. Federau s’était levé, au garde-à-vous, et il regardait Eugénie Oustinovna d’un air affable et respectueux. Il était plus petit qu’elle.

Lui, au moins, était en bonne santé ! Lui n’avait mal nulle part !

La première opération l’avait complètement guéri. Et s’il était revenu au pavillon des cancéreux, ce n’était pas pour se plaindre de quelque chose, mais par simple scrupule : sur son précédent bulletin de sortie, il était écrit qu’il devrait se présenter le 1er février 1955 pour vérification. Et il était revenu de bien loin, par des chemins difficiles, avec de nombreuses étapes, d’abord dans la benne d’un camion, chaudement calfeutré dans sa pelisse de mouton et dans ses bottes de feutre, puis en train, de la gare la plus proche jusqu’ici, cette fois-ci vêtu d’un manteau et chaussé de souliers, et il ne s’était présenté ni le 31 janvier ni le 2 février, mais aussi ponctuellement que la lune pour les éclipses qui lui sont fixées.

Et l’éclipsé avait eu lieu ; son visage s’était obscurci : on l’avait à nouveau hospitalisé. Dieu sait pourquoi. Il espérait beaucoup être renvoyé aujourd’hui.

Marie, l’infirmière grande et sèche, aux yeux éteints, entra. Elle apportait une serviette. Eugénie Oustinovna s’essuya les mains, leva ses bras, toujours découverts jusqu’au coude, et, dans le même silence complet, elle palpa longuement le cou de Federau. Puis elle lui dit de se dégrafer et l’examina encore au creux derrière la clavicule, puis sous les aisselles.

Enfin, elle dit :

  • Tout va bien, Federau, tout va très bien pour vous.

Il s’illumina comme un homme qui reçoit une décoration.

  • Tout va bien, reprit-elle ; son ton était affectueux, elle étirait les mots, tout en le palpant encore sous la mâchoire inférieure. Nous vous ferons encore une petite opération, et c’est tout.

Federau s’affaissa presque.

  • Comment ça ? Pourquoi une opération si tout va bien, Eugénie Oustinovna ?
  • Pour que tout aille mieux encore, dit-elle avec un pauvre sourire.
  • Ça sera ici ? dit-il, et la paume de la main faisait le geste de trancher son cou par le milieu. Son visage doux prit une expression implorante. Il avait les sourcils lourds, presque blancs.
  • Oui, ici. Mais ne vous faites pas de soucis, chez vous, tout est pris à temps. Si vous voulez bien, on va vous préparer pour mardi prochain (Marie inscrivit dans son cahier). Fin février, vous rentrerez chez vous et qu’on ne vous voie plus revenir ici !
  • Et est-ce qu’il y aura encore une vérification, dit Federau qui esquissa un sourire, sans succès d’ailleurs.
  • Euh ! peut-être une vérification, mais c’est tout, dit-elle ; et son sourire voulut être une excuse : qu’avait- elle d’autre pour le réconforter, à part ce sourire fatigué ?

Elle le laissa donc à méditer, debout à côté de son lit, puis assis sur ce même lit, tandis qu’elle-même poursuivait sa visite. Au passage, elle eut un sourire imperceptible pour Akhmadjan, qu’elle avait opéré à l’aine, trois semaines auparavant, et elle s’arrêta au chevet d’Ephrem.

Ephrem avait posé le petit livre bleu à côté de lui et attendait qu’elle s’approchât. Il était assis dans son lit, les jambes ramenées contre la poitrine : avec sa large tête, avec ce pansement qui lui grossissait incroyablement le cou, avec ses larges épaules, on eût dit quelque gnome sorti des contes. Il la regardait par en dessous, comme sur la défensive.

Elle s’accouda au montant de son lit et porta deux doigts à ses lèvres, comme si elle fumait.

  • Eh bien ? Comment va le moral, Poddouïev ?

Le moral, le moral !... Ils n’avaient que ça à la bouche ! Elle, tout ce qu’elle avait à faire, c’était de parler un peu et puis de s’en aller, son numéro serait fini !...

  • J’en ai assez d’être opéré, fit Ephrem.

Elle leva le sourcil comme si elle s’étonnait qu’on pût en avoir assez d’être opéré.

Elle ne répondit rien.

Et lui, il avait dit tout ce qu’il avait à dire.

Ils restaient silencieux, comme on fait après une brouille. Comme avant une séparation.

  • C’est toujours au même endroit ?

La question avait été dite par Ephrem presque sans qu’il le veuille. (Il voulait dire : mais alors, comment vous y êtes-vous prise la dernière fois où vous m’avez opéré ? Qu’est-ce que vous croyez ? Mais lui qui n’avait jamais épargné les supérieurs, lui qui avait toujours lancé leurs quatre vérités aux gens, il ménageait Eugénie Oustinovna. Elle devinerait bien toute seule.)

  • C’est tout à côté, répondit-elle.

(A quoi bon te dire, malheureux, que le cancer de la langue, ça n’est pas la même chose que le cancer de la lèvre inférieure ? Si on enlève les ganglions submaxillaires, on découvre tout à coup que les chaînes lymphatiques profondes sont atteintes... On ne pouvait pas te les enlever plus tôt.)

Ephrem eut une sorte de râle, comme quelqu’un qui manque d’air.

  • C’est pas la peine. Je ne veux plus rien.

Et elle, curieusement, ne faisait guère d’efforts pour le convaincre.

  • Je ne veux plus d’opération. Je ne veux plus rien.

Elle restait, sans rien dire, à le regarder.

  • Laissez-moi repartir !

Elle le regardait droit dans ses yeux rougeâtres, que tant de perturbations semblaient avoir maintenant rendus imperturbables, et elle se disait, elle aussi : à quoi bon ? A quoi bon le tourmenter, puisque le scalpel ne rattrapait pas les métastases ?

  • Lundi, on défera ton pansement, Poddouïev, et on verra. Ça va comme ça ?

(Il avait exigé qu’on le laisse repartir, mais au fond, il espérait encore qu’elle dirait : « Tu es fou, Poddouïev ? Comment ça, te laisser repartir ? Nous allons te soigner. Et te guérir ! »

Mais non, elle était d’accord.

Autrement dit, il était bon pour aller chez les taupes...

Il eut une inclination de tout son corps qui indiquait une acceptation. Il ne pouvait plus hocher simplement la tête.

Elle passa à Prochka. Prochka se leva et lui sourit. Sans l’examiner, elle demanda :

  • Eh bien, comment vous sentez-vous ?

Le sourire de Prochka s’élargit encore.

  • Ça va... ces comprimés m’ont beaucoup aidé.

Il montra un flacon de vitamines. Il ne savait pas comment s’y prendre pour la disposer au mieux à son égard. Pour la convaincre d’écarter toute idée d’opération.

Elle hocha la tête comme pour approuver les comprimés. Elle palpa de la main le côté gauche de sa poitrine.

  • Ici, est-ce que ça fait des élancements ?
  • Un peu, oui.
  • Aujourd’hui vous pourrez sortir de l’hôpital.

C’est pour le coup qu’il se réjouit, Prochka ! Et ses sourcils noirs se haussèrent, étonnés.

  • Qu’est-ce que vous dites ? Et l’opération ? Y en aura pas ?

Elle secouait la tête, avec ce même sourire triste.

Ça faisait une semaine qu’on le palpait, quatre fois on l’avait envoyé à la radio, et tantôt on le faisait asseoir, tantôt on le couchait, puis on le relevait ; on l’avait emmené voir des vieillards en blouses blanches — Bref, il s’attendait à quelque maladie épouvantable et voilà qu’on le renvoyait sans opération !

  • Alors, je vais bien ?
  • Pas tout à fait...
  • Ces comprimés font drôlement du bien, n’est-ce pas ?

Ses yeux noirs étincelaient de gratitude, de compréhension. Il lui était agréable de lui faire plaisir, à elle aussi, par cette guérison si aisée.

  • Ces comprimés, vous en achèterez vous-même dans les pharmacies. Mais je vais vous ordonner encore autre chose, vous le prendrez, avec un peu d’eau.

Elle tourna la tête vers l’infirmière et ajouta :

  • Vitamine antiscorbutique.

Marie inclina la tête d’un air sévère, et prit note dans son cahier.

  • Seulement, il faudra vous ménager, dit encore Eugénie Oustinovna avec douceur. Vous ne devez pas marcher vite. Ne pas soulever de poids lourds et faire très attention pour vous baisser.

Prochka rit à l’idée que même Eugénie Oustinovna pouvait ne pas tout comprendre sur terre.

  • Comment ça, pas soulever de poids ? C’est que je conduis des tracteurs, moi !
  • Pour l’instant, vous ne pouvez pas travailler.
  • Comment ça ? Vous me ferez un arrêt de travail ?
  • Non. Vous allez recevoir une pension d’invalidité.
  • D’invalidité ?

Prochka la regardait avec des yeux effarés.

  • Qu’est-ce que j’ai à fiche d’une invalidité ? Comment que je vivrai avec une invalidité ? Je suis jeune encore, je veux travailler.

Et il montra, comme pour appuyer ses dires, ses mains solides, aux doigts épais, et qui ne demandaient qu’à travailler.

Mais rien ne pouvait dissuader Eugénie Oustinovna.

  • Vous descendrez à la salle de soins dans une demi-heure. Votre certificat sera prêt et je vous expliquerai tout.

Elle sortit et, avec elle, Marie, toujours maigre et raide.

Aussitôt toutes les langues se délièrent dans la chambrée. Prochka parlait de son invalidité  – il n’avait rien à foutre de cette invalidité et il faudrait en parler avec les gars, mais les autres commentaient plutôt le cas de Federau. C’était pour tous quelque chose d’extraordinaire : voilà un cou intact, blanc, net, rien ne fait mal, et une opération !

Poddouïev, toujours assis sur son lit avec les jambes ramenées contre la poitrine, pivota de tout son corps en s’aidant des bras (un peu comme un cul-de-jatte) et il lança avec colère, presque cramoisi :

  • Ne te laisse pas faire, Friedrich ! Fais pas l’imbécile ! Si tu te laisses faire, ils auront ta peau, comme pour moi.

Mais il y avait aussi Akhmadjan qui avait son mot à dire :

  • Faut les laisser opérer, Federau. S’ils le disent, c’est pas pour rien.
  • Pourquoi l’opérer, si rien ne fait mal ? dit Diomka tout indigné. La voix de basse de Kostoglotov intervint :
  • Qu’est-ce que tu nous chantes, mon vieux ? Si on se met à charcuter les cous en bonne santé, y a de quoi devenir fou !

Roussanov se renfrogna en entendant ces cris, mais s’abstint de toute remarque. La veille, après la piqûre, il s’était beaucoup réjoui de l’avoir bien supportée. Mais tout restait exactement comme avant, la tumeur de son cou l’avait empêché toute la nuit et tout le matin de bouger la tête, et aujourd’hui il se sentait tout à fait malheureux : visiblement, elle n’avait pas diminué.

Bien sûr, il avait eu la visite du docteur Gangart. Elle l’avait soumis à un interrogatoire très détaillé pour savoir chaque nuance de ce qu’il avait ressenti la veille au soir, la nuit et ce matin, elle l’avait longuement questionné sur son degré de faiblesse, puis elle lui avait expliqué que la tumeur ne devait pas nécessairement céder à la première piqûre, et que c’était même tout ce qu’il y avait de plus normal. Elle avait réussi, en partie, à le calmer. A la bien regarder, il s’était dit qu’elle n’avait pas l’air sotte, son nom bien sûr, était suspect. En fin de compte, les médecins de cet hôpital n’étaient pas les derniers des derniers, ils avaient de l’expérience, il fallait seulement savoir être exigeant avec eux.

Mais ce calme n’avait pas duré longtemps. Le docteur Gangart était partie et la tumeur avait continué à lui étouffer le cou, les malades avaient continué à l’agacer, et voilà qu’on proposait à quelqu’un d’autre de l’opérer au cou, alors qu’il n’y avait absolument rien. Roussanov, lui, avait un vrai goitre et on ne l’opérait pas, on ne lui proposait même pas de l’opérer ! Est-ce qu’il allait vraiment si mal ?

L’avant-veille, en pénétrant dans cette chambre, Paul Nikolaïevitch n’aurait jamais pu imaginer qu’il se sentirait si vite comme lié à tous ces gens.

Maintenant, n’est-ce pas, c’était le cou qui était l’essentiel. Ils étaient trois, trois pour qui tout dépendait du cou...

Federau était tout démoralisé. Il écoutait tous les conseils avec un sourire désemparé. Tous lui disaient avec assurance ce qu’il devait faire, lui seul n’arrivait pas à y voir clair dans sa propre affaire. (Eux aussi, d’ailleurs, n’y voyaient pas clair dès qu’il s’agissait d’eux- mêmes.) Opérer était dangereux, ne pas opérer était aussi dangereux. Il avait déjà fait le tour de la question à son dernier séjour à l’hôpital, quand on avait soigné sa lèvre inférieure aux rayons, exactement comme on faisait maintenant pour Eguenbourdiev. Depuis, l’escarre avait grossi, puis s’était desséchée et finalement était tombée, mais Federau comprenait pourquoi il fallait opérer les glandes du cou : c’était pour empêcher le cancer de progresser.

Cependant il y avait le cas de Poddouïev ! Il avait eu deux opérations et pour quel résultat ?... D’ailleurs, le cancer avait peut-être renoncé à s’infiltrer ? Peut-être n’y en avait-il plus de trace ? De toute façon, il faudrait aviser avec sa femme et surtout avec sa fille Henriette, qui était la plus instruite et la plus vaillante de la famille... Cependant Federau savait qu’il occupait ici un lit et que l’hôpital n’attendrait pas qu’il ait échangé des lettres avec sa famille (dire que depuis la gare jusque chez eux, au fond de la steppe, les lettres ne voyageaient que deux fois par semaine, et encore, quand les chemins étaient praticables !) Quant à quitter l’hôpital pour aller consulter les siens, c’était chose difficile, bien plus difficile que ne le pensaient les médecins et tous les malades qui lui prodiguaient tant de conseils. Pour ça, il fallait aller à la Sûreté locale faire annuler le permis de séjour provisoire obtenu au prix de tant de démarches, se faire rayer du registre, et partir... d’abord en train, jusqu’à la petite gare, puis là-bas récupérer pelisse et bottes de feutre confiées à la garde des bonnes gens de rencontre (c’est que là-bas le temps n’était pas le même qu’ici, c’était encore l’hiver avec des vents déchaînés) et puis se trimbaler encore cahin-caha sur plus de cent cinquante kilomètres, dans une cabine ou peut-être une benne de camion, jusqu’à la Station de Machines Agricoles ; et aussitôt arrivé, il faudrait écrire à la Sûreté pour solliciter une nouvelle autorisation de voyage et attendre deux, trois, quatre semaines ; et quand l’autorisation arriverait, demander à nouveau un congé  – sûrement ça tomberait au moment de la fonte des neiges, les chemins seraient impraticables, les camions immobilisés ; et une fois revenu à la petite gare où les deux trains quotidiens s’arrêtaient chacun une minute, il faudrait encore courir comme un fou d’un wagon à l’autre pour demander une place au chef de wagon ; et de retour à la ville, retourner à la Sûreté, se faire à nouveau enregistrer et puis attendre son tour, Dieu sait combien de jours, avant d’avoir une place à l’hôpital...

Cependant, toute la chambrée commentait les affaires de Prochka. Après ça, va donc croire aux mauvais présages ! Comme s’il y avait vraiment des lits qui portent la guigne ! Tous le félicitaient et lui conseillaient de se soumettre à sa nouvelle invalidité, puisqu’on la lui donnait. Puisqu’on te la donne, prends-la ! Si on te la donne, c’est qu’il le faut ! Ils auront toujours le temps de te la supprimer ! Prochka rétorquait qu’il avait envie de travailler. Mais imbécile, qu’on lui disait, t’auras toujours le temps de travailler, la vie est assez longue.

Prochka partit donc chercher ses certificats. La chambrée commença à retrouver le calme. Ephrem rouvrit son livre, mais il avait beau lire les lignes, il ne les comprenait pas ; et bientôt il s’en aperçut.

Il ne les comprenait pas parce qu’il était tout agité, parcouru de frissons, et qu’il observait ce qui se passait dans la chambre et dans le couloir. Pour bien comprendre, il aurait fallu qu’il n’oublie pas que, pour lui, le temps était compté, qu’il ne changerait plus rien, qu’il ne convaincrait plus personne, et que lui-même n’avait plus que quelques jours pour mettre de l’ordre en lui-même.

Et ce n’était qu’à cette condition qu’il aurait accès aux lignes de ce livre. C’était des petites lettres noires très ordinaires, alignées sur du papier blanc. Mais pour les lire à fond, il ne suffisait pas de savoir lire.

Prochka remonta bientôt avec ses certificats et il rencontra Kostoglotov sur le palier du premier. Il lui montra les papiers :

  • Y a même les tampons tout ronds, tiens, regarde !

Le premier certificat était pour la gare : prière de délivrer sans attente un billet au malade Untel qui vient de subir une opération. (Si on ne parlait pas d’opération, à la gare, on renvoyait les malades dans la queue et ils ne pouvaient pas partir avant deux ou trois jours.)

Le deuxième était pour l’autorité médicale du lieu de domicile de Prochka : « Tumor cordis, casus inoperabilis. »

Prochka dit, en montrant l’endroit du doigt :

  • J’y pige rien ! Qu’est-ce qu’il y a d’écrit ici ?

Kostoglotov plissa les yeux avec une grimace de mécontentement.

  • Laisse-moi réfléchir... Tiens, tu peux le reprendre ; je vais y réfléchir.

Prochka reprit ses précieux papiers et alla se préparer.

Kostoglotov s’appuya à la balustrade et resta longuement penché au-dessus de la cage d’escalier ; sa mèche de cheveux pendait dans le vide.

Le latin, il n’y connaissait, pour ainsi dire, rien ; d’ailleurs, en règle générale, il ne savait bien aucune langue étrangère, non plus qu’aucune science, excepté la topographie, et encore ne s’agissait-il que de la topographie militaire niveau sous-officier. Partout et toujours il dénigrait violemment l’instruction et pourtant, il était perpétuellement aux aguets et ne laissait pas perdre une seule miette de tout ce qui pouvait élargir ses propres connaissances. En 1938, il avait pu suivre un cours de géographie physique, et puis, pendant l’hiver 46-47, il avait eu un cours incomplet de géodésie. Entre les deux, ç’avait été l’armée et la guerre, qui sont peu propices au développement des connaissances. Mais jamais Kostoglotov n’oubliait le proverbe de son grand- père préféré : « Le sot aime à faire la leçon, le malin préfère la recevoir », et même à l’armée, il avait toujours saisi au passage ce qu’il est utile de savoir, prêtant l’oreille à tout discours sensé, qu’il vînt d’un officier d’un autre régiment ou d’un soldat de sa propre section. Bien sûr, pour que son amour-propre n’ait pas à souffrir, il tendait l’oreille sans en avoir l’air, comme si rien de tout ça ne lui était bien utile. En revanche, lorsqu’il faisait la connaissance d’un homme, Kostoglotov ne se dépêchait jamais de se présenter, n’essayait jamais de poser, mais au contraire il cherchait aussitôt à savoir qui était cette nouvelle connaissance, de quel bord, de quel endroit, de quel genre. Grâce à cela, il parvenait à entendre et apprendre beaucoup de choses. Et s’il y avait eu un endroit où il avait pu se rassasier à souhait, c’était bien les geôles surpeuplées de la banlieue moscovite pendant les années d’après- guerre. Là, chaque soir, on organisait des conférences que faisaient des professeurs de facultés, des agrégés, et plus généralement les gens compétents ; les sujets étaient aussi bien la physique atomique, l’architecture occidentale ou la génétique, que la poétique ou l’apiculture  – et Kostoglotov était l’auditeur le plus assidu de toutes ces conférences. Que ce fût sous les châlits de la prison de Krasnaïa Presnia, ou sur les bat-flanc grossiers des wagons à bestiaux aménagés, ou encore aux étapes lorsqu’on les faisait asseoir cul contre terre, ou bien encore dans sa vie de déporté au camp, partout il se conformait au proverbe de son grand-père et cherchait à absorber ce qu’il n’avait pas eu le temps d’apprendre sur les bancs des facultés.

C’est ainsi qu’une fois, au camp, il avait questionné l’aide médical ; c’était un vieil homme timoré qui était chargé des écritures à l’infirmerie, quand il ne devait pas courir chercher l’eau bouillie... Or, en fait, il s’agissait d’un professeur de philologie classique et de littérature antique à la faculté de Leningrad. Kostoglotov s’était mis dans la tête de lui demander des leçons de latin. Pour ce faire, ils devaient aller et venir à l’intérieur de leur zone, malgré le gel, sans le moindre crayon ni papier ; de temps à autre, l’aide médical enlevait son gant et écrivait avec un doigt dans la neige. (L’aide médical donnait ces leçons de façon absolument désintéressée : sa seule récompense était de se sentir à nouveau, pour un bref instant, redevenu homme. D’ailleurs Kostoglotov eût été incapable de le payer. Mais l’affaire faillit leur coûter cher à tous deux : le sous-off de garde les avait convoqués séparément et soumis à un long interrogatoire, car il les soupçonnait de préparer une fuite et de tracer sur la neige un plan des lieux. L’explication des leçons de latin le laissa sceptique et les leçons durent cesser.)

De ces leçons, Kostoglotov avait retenu que « casus » signifiait un cas, que « in » était la particule de négation et il savait ou, à tout le moins, pouvait aisément deviner que « cordis » était de la même racine que cardiogramme. Or, le mot se rencontrait à chaque page du manuel d’Anatomie pathologique qu’il avait pris à Zoé{5}.

C’est ainsi qu’il avait compris sans peine le diagnostic en latin concernant Prochka : « Cancer du cœur, cas non opérable ». Ni une opération, ni même aucun traitement ne pouvait rien y faire, puisqu’on lui prescrivait seulement de la vitamine antiscorbutique.

Penché au-dessus de la cage d’escalier, Kostoglotov ne pensait donc pas à la traduction du latin, mais plutôt à son principe favori, et qu’hier encore il avait exposé à Lioudmila Afanassievna, selon lequel le malade doit tout savoir.

Seulement voilà, c’était un principe valable pour les hommes qui en avaient vu de toutes les couleurs, comme lui-même.

Mais était-il valable pour Prochka ?

Prochka n’avait presque pas de bagages à porter : ses effets personnels se réduisaient à rien. Il était accompagné par Sigbatov, Diomka, Akhmadjan. Tous trois marchaient précautionneusement : l’un ménageait son dos, l’autre sa jambe, le troisième marchait avec une béquille. Quant à Prochka, il avançait joyeusement en découvrant ses dents blanches, étincelantes.

Là-bas, n’est-ce pas, une fois de temps en temps, on avait aussi l’occasion d’accompagner un camarade qui allait être libéré...

Et est-ce qu’on lui disait, à ce camarade, qu’à peine il aurait passé les portes, on l’arrêterait à nouveau ?

  • Alors, qu’est-ce qu’il y a d’écrit ? demanda Prochka au passage, d’un air insouciant...

Kostoglotov fit une grimace, sa balafre aussi grimaça :

  • Du diable si j’y pige quoi que ce soit, dit-il. Les médecins sont devenus si malins qu’y a rien à comprendre.
  • Eh bien bonne chance ! Guérissez bien, les gars ! Retrouvez vite maison et femme !

Prochka leur serra la main à tous et, une fois dans l’escalier, il se retourna encore et leur fit un signe de la main.

Il descendait l’escalier avec assurance.

Il descendait vers la mort.