CHAPITRE XXXIV

UN PEU MOINS BIEN

 

Comme le vieillard qui voit autour de lui les gens de son âge mourir les uns après les autres et qui en ressent probablement un vide nostalgique — « il est temps, il est temps que je m’en aille moi aussi » — de même Kostoglotov, ce soir-là, n’y tenait plus dans la salle ; les lits pourtant étaient tous de nouveau occupés et les hommes, c’est toujours des hommes, et, comme si elles avaient été nouvelles, les mêmes questions avaient recommencé de se poser : est-ce le cancer ou non ? Est-ce guérissable ou non ? Y a-t-il d’autres moyens de le soigner ?

Vers la fin de la journée, le dernier à partir fut Vadim : l’or étant arrivé, on l’avait transféré au pavillon de radiologie.

Oleg n’eut plus rien d’autre à faire qu’à contempler les lits, l’un après l’autre, se remémorant ceux qui les avaient occupés depuis le début et combien d’entre eux étaient morts. Tout compte fait, il en était mort, semblait-il, assez peu.

Il faisait tellement étouffant dans la salle et tellement bon dehors que Kostoglotov se coucha avec sa fenêtre entrouverte. L’air printanier se déversait sur lui par-dessus le rebord de la fenêtre. Une animation printanière parvenait des courettes de méchantes petites maisons qui se pressaient contre l’enceinte extérieure de la cité hospitalière. On ne les voyait pas vivre, ces cours, de l’autre côté du mur de brique qui les séparait de la cité, mais on entendait très bien, à cette heure, les claquements de porte, les cris d’enfant, un hoquètement d’ivrogne, un disque nasillard et encore, fort tard après le couvre-feu, une voix de femme, basse et forte, qui chantait un air traînant plein de désespoir ou de délectation :

Et le jeu-eu-eune mi-i-neur

Chez elle, elle l’a-amena...

Toutes les chansons ne parlaient que de ça. Tout le monde ne pensait qu’à ça. Et Oleg, lui, devait penser à autre chose...

Et cette nuit-là justement, alors qu’il devait ménager ses forces pour se lever tôt le lendemain, Oleg n’arrivait absolument pas à s’endormir. Il lui passait par la tête toutes sortes de choses importantes ou inutiles : ce qui était resté en suspens dans ses discussions avec Roussanov ; ce que Chouloubine n’avait pas dit ; et puis les arguments qu’il aurait encore fallu opposer à Vadim ; et la tête écrasée de Jouk ; et les visages animés des Kadmine à la clarté de la lampe à pétrole, lorsqu’il leur raconterait toutes ses impressions citadines, tandis que, de leur côté, ils lui donneraient les nouvelles du village et lui diraient quelles émissions de musique ils avaient entendues entre-temps  – et la masure toute aplatie leur paraîtrait à tous trois contenir l’univers entier ; puis aussi l’expression distraitement hautaine d’Inna Stroehm qui le regarderait du haut de ses dix-huit ans et dont Oleg maintenant n’oserait même plus s’approcher ; et puis encore ces deux invitations de femmes qui lui proposaient de l’héberger. Là encore, il y avait de quoi se casser la tête. Comment fallait-il les comprendre au juste ?

Dans ce monde glacial qui avait façonné, marqué l’âme d’Oleg, il n’y avait pas de phénomène appelé « bonté désintéressée ». Et Oleg en avait tout simplement oublié l’existence. Et à présent, la bonté pure et simple était bien la dernière explication qu’il eût trouvée à cette invitation.

Que voulaient-elles dire et qu’aurait-il dû faire ? Cela lui échappait.

D’un côté sur l’autre, d’un côté sur l’autre et ses doigts roulaient une cigarette invisible.

Oleg se leva et s’en fut faire un tour.

Dans la pénombre du vestibule, tout de suite après la porte, assis comme d’habitude dans son bassin posé par terre, Sigbatov s’occupait à sauver son sacrum, sans plus rien de cet espoir patient de naguère mais dans l’hébétude du désespoir.

Assise à la table de l’infirmière de garde, tournant le dos à Sigbatov, une femme, pas très grande, aux épaules étroites, en blouse blanche, était penchée près de la lampe. Ce n’était pas une infirmière, mais Tour- goun qui était de garde aujourd’hui, et sans doute dormait-il déjà dans la salle des conférences médicales. C’était Elizabeth Anatolievna, cette fille de salle en lunettes, d’une culture ahurissante. Elle avait terminé tout son travail dans la soirée et elle était maintenant en train de lire.

Durant les deux mois qu’Oleg avait passés ici, cette fille de salle, travailleuse, au visage empreint d’une vive compréhension, avait plus d’une fois rampé sous les lits où ils étaient déjà couchés pour laver les planchers ; elle y déplaçait les bottes que Kostoglotov cachait, sans jamais rouspéter. C’était encore elle qui armée d’un chiffon, nettoyait les panneaux muraux, vidait les crachoirs et les faisait reluire ; elle distribuait aussi les bocaux étiquetés aux malades ; et tout ce qui était lourd, déplaisant, malpropre et qu’il ne convenait pas aux infirmières de prendre dans leurs mains, elle l’apportait et l’emportait.

Et moins elle rechignait en exécutant ce travail, moins on la remarquait dans le pavillon. Cela fait bien deux mille ans qu’il a été dit qu’on peut avoir des yeux et ne rien voir.

Pourtant une vie difficile développe les facultés visuelles. Et il y en avait ici, dans le pavillon, qui se reconnaissaient sans peine. Bien qu’il ne leur fût prescrit de porter, pour les distinguer des autres, ni épaulettes, ni uniformes, ni brassards, ils se reconnaissaient néanmoins comme s’ils avaient porté quelque signal lumineux au front, comme s’ils avaient été marqués de stigmates sur les os des mains et des chevilles (en fait, il y avait une foule de signes particuliers : un mot, un seul, lâché par mégarde ; le ton avec lequel avait été prononcé ce mot ; un mouvement des lèvres entre les mots ; un sourire lorsque les autres étaient sérieux ; du sérieux lorsque les autres riaient). Tout comme les Ouzbeks et les Karakalpaks se reconnaissaient sans peine dans la clinique, de même ceux-là sur qui est tombée ne serait-ce qu’une fois l’ombre des barbelés.

C’est ainsi que Kostoglotov et Elizabeth Anatolievna s’étaient reconnus depuis longtemps. Depuis longtemps ils se saluaient d’un air entendu. Mais ils n’avaient encore jamais eu l’occasion d’avoir une conversation.

A présent, Oleg s’approcha de sa table, faisant à dessein traîner ses savates pour ne pas l’effrayer.

— Bonsoir, Elizabeth Anatolievna !

Elle lisait sans lunettes. Elle tourna la tête, et ce mouvement même, par quelque chose d’inexprimable, se distinguait déjà du mouvement de tête empressé par lequel elle répondait toujours lorsque le service l’appelait.

  • Bonsoir, dit-elle en souriant avec toute la dignité qui sied à une dame d’un certain âge qui, sous son toit solide, accueille un visiteur bienvenu.

Avec bienveillance, sans hâte, ils se regardèrent l’un l’autre. Ce qui s’exprimait par-là, c’était leur empressement à se venir en aide et la conscience de leur impuissance mutuelle.

Oleg pencha sa tête hirsute pour mieux voir le livre.

  • Encore du français ? Qu’est-ce que c’est ?

L’étrange fille de salle répondit, prononçant un « l » très doux :

  • Claude Farrère.
  • Et où les prenez-vous, tous ces livres en français ?
  • Il y a en ville une bibliothèque de livres étrangers. J’en prends aussi chez une vieille dame.

Kostoglotov louchait sur le livre comme un chien sur un épouvantail à oiseaux.

  • Et pourquoi toujours du français ?

Des rides en patte d’oie au coin des yeux et des lèvres disaient son âge, son épuisement et son intelligence.

  • Ça fait moins mal, répondit-elle. Elle parlait constamment à voix basse et sa prononciation était douce.
  • Et pourquoi avoir peur de la douleur ? répliqua Oleg.

Il avait peine à rester debout longtemps. Elle le remarqua et approcha une chaise.

  • Chez nous, en Russie, ça fait combien, quelque chose comme deux cents ans sûrement, qu’on entend des gens s’extasier sur Paris ! Paris ! De quoi avoir les oreilles qui bourdonnent. Il faudrait leur citer le nom de chaque rue, de chaque bistrot. Et bien moi, exprès, je n’ai pas du tout envie de voir Paris !
  • Pas du tout ? fit-elle en riant et il fit de même. C’est mieux d’être sous la surveillance de la Sûreté ?

Ils avaient un rire identique : ils commençaient, eût- on dit, et ne pouvaient pas continuer.

  • Non mais c’est vrai, disait Kostoglotov avec dédain, ce gazouillis c’est quoi ? une manière de s’en faire tout un monde, de s’exciter, d’échanger des idées à la légère. Ah ! cette envie qu’on a alors de leur clouer le bec : Holà, mes amis, et pour ce qui est d’en mettre un coup, hein ? Qu’est-ce que vous en pensez ? et au pain sec avec ça ? hein ?
  • Vous êtes injuste. C’est qu’ils ont dépassé le stade du pain sec. C’est qu’ils l’ont mérité.
  • D’accord, c’est peut-être vrai. Peut-être que je dis ça par envie. Pourtant, on a tout de même envie de leur clouer le bec !

Assis sur sa chaise, Kostoglotov se balançait d’un côté sur l’autre comme si son buste, inutilement haut, le gênait. Sans transition, il demanda carrément et tout naturellement :

  • Vous, c’était à cause de votre mari ? Ou bien personnellement ?

Elle répondit tout aussi carrément, tout aussi naturellement, comme s’il l’avait interrogée sur son service.

  • On a pris toute la famille, impossible de savoir à cause de qui.
  • Et maintenant vous êtes tous ensemble ?
  • Oh non ! Ma fille est morte en déportation. Après la guerre nous sommes venus ici. C’est qu’on a repris mon mari pour le deuxième tour. On l’a mis dans un camp.
  • Et vous êtes seule maintenant ?
  • J’ai un petit garçon. Huit ans.

Oleg regardait son visage. Pas le moindre frémissement qui appelât la commisération. Bien sûr, ils parlaient affaires.

  • Le second tour, en 49 ?
  • Oui.
  • C’est dans l’ordre des choses. Quel camp ?
  • La station Taïchet.

Oleg hocha de nouveau la tête.

  • Je vois. A Ozerlag. Il est peut-être sur les rives de la Léna et c’est sa boîte postale qui est Taïchet.
  • Vous y avez été, vous ? (L’espoir, ça, elle n’avait pu le contenir ! )
  • Non, mais je le sais comme ça. C’est que, malgré tout, il y a des recoupements.
  • Douzarski ? Vous ne l’auriez pas rencontré ? Nulle part ?

Elle espérait malgré tout ! Il l’avait rencontré, il allait raconter...

  • Douzarski ? dit Oleg, en faisant claquer sa langue. Non, je ne l’ai pas rencontré. On ne peut pas rencontrer tout le monde.
  • Deux lettres par an, se plaignait-elle. Oleg hochait la tête. Tout cela était dans l’ordre des choses.
  • Et l’année dernière, j’en ai reçu une seule, en mai. Et depuis, rien...
  • Et tremblante, elle ne tenait plus qu’à un fil, un seul fil. Oh, femmes !...
  • N’y attachez pas d’importance ! expliquait Kostoglotov. Si chacun envoie deux lettres par an, vous savez combien de milliers ça en fait ? Et la censure est paresseuse. Une fois, en été, dans le camp de Spasskoïe, un détenu est allé contrôler les poêles et dans le poêle du bureau de la censure il a trouvé deux cents lettres non expédiées. On avait oublié de les brûler.

Avec quels ménagements il lui expliquait cela et combien elle devait être habituée à tout depuis longtemps, et pourtant voilà qu’elle le regardait avec des yeux hébétés de stupeur.

Est-ce possible que l’homme soit ainsi fait qu’il ne puisse désapprendre à s’étonner !

  • Alors le petit est né en déportation ?

Elle fit signe que oui.

  • Et maintenant vous n’avez que votre salaire pour le mettre sur pied ? Et on ne veut pas de vous pour un poste plus important ? Partout on vous reproche votre mari ? Et vous vivez dans un taudis ?

C’était comme s’il l’interrogeait, mais ses questions n’étaient pas vraiment des questions. Et tout cela était clair à en avoir un goût amer dans la bouche.

Elizabeth Anatolievna avait posé ses mains petites, délavées par les lessives, les serpillières, l’eau chaude, couvertes de bleus et d’égratignures, sur le volume épais, broché, d’un petit format élégant, d’un papier étranger et dont les pages, coupées il y a longtemps, faisaient une tranche légèrement dentelée.

  • S’il n’y avait que le taudis ! disait-elle. Le malheur c’est que le gamin pousse, il n’est pas bête, il veut tout savoir, et comment donc faut-il l’élever ? Lui infliger toute la vérité ? Vous savez bien qu’il y a de quoi faire couler même un adulte, qu’il y a de quoi devenir fou ! Lui cacher la vérité ? Le réconcilier avec la vie ? Est-ce juste ? Qu’aurait dit son père ? Et encore faudrait-il y arriver ! Il a des yeux... ce gosse, il voit bien...
  • Le charger de toute la vérité ! dit Oleg et, avec assurance, il plaqua sa paume contre le dessus de table en verre. Il avait déclaré cela comme si lui-même avait mené à bien l’éducation de dizaines de marmots sans en rater une seule.

Elle appuya ses tempes, cachées par son fichu, contre les poignets de ses mains ouvertes et regarda Oleg avec inquiétude. On avait touché son point sensible ?

Comme il est difficile d’élever un enfant sans père ! C’est qu’il faut avoir un axe constant dans la vie, un compas, et où le prendre ? On s’égare sans cesse, quand ce n’est pas d’un côté c’est de l’autre.

Oleg se taisait. Il avait déjà entendu dire qu’il en était ainsi, mais il n’arrivait pas à le comprendre.

  • Et voilà pourquoi je lis les vieux romans français. Seulement pendant mes gardes de nuit, d’ailleurs. Je ne sais s’ils ont passé sous silence quelque chose de plus important, si, en ce temps-là, il y avait derrière les murs une vie aussi cruelle, je ne le sais pas et je lis en paix.
  • C’est un narcotique alors ?
  • Non, un bienfait, dit-elle en secouant sa tête de nonne. Il n’y a pas de livres que je connaisse d’assez près qui ne m’irritent. Dans les uns, on prend le lecteur pour un imbécile, dans les autres, il n’y a pas de mensonge et les auteurs en sont très fiers. Avec beaucoup de gravité ils vous établissent par quel chemin de traverse est passé un grand poète en 18..., quelle dame il évoque à telle ou telle page. Je veux bien que cela ait été difficile à tirer au clair, mais combien aussi est-ce sans danger ! Ils ont choisi la meilleure part ! Et les vivants, ceux qui souffrent aujourd’hui, ce n’est pas leur affaire. On l’appelait peut-être Lili dans sa jeunesse. Le haut du nez ne prévoyait pas encore ce renfoncement que les lunettes y avaient ensuite creusé. La jeune fille faisait les yeux doux, pouffait, riait. Dans sa vie, il y avait eu du lilas et des dentelles et les vers des symbolistes, et aucune gitane ne lui avait jamais prédit qu’elle finirait sa vie comme fille de salle quelque part en Asie.
  • Toutes les tragédies littéraires me semblent comiques comparées à ce que nous vivons, insistait Elizabeth Anatolievna. Aida, on lui avait permis de descendre voir l’homme qu’elle aimait et de mourir avec lui... Tandis que nous, nous n’avons même pas le droit d’avoir de ses nouvelles. Et si j’allais à Ozerlag...
  • N’y allez pas. Ce serait pour rien !
  • ... les enfants dans les écoles font des dissertations sur Anna Karénine, sur sa vie malheureuse, tragique, perdue et je ne sais quoi encore. Peut-on dire pourtant qu’Anna était malheureuse ? Elle a choisi la passion et elle a payé cette passion. Mais c’est le bonheur ! C’était quelqu’un de libre, de fier ! Mais quand, dans la maison où vous êtes né et où vous vivez depuis, pénètrent, en temps de paix, uniformes et casquettes avec ordre à toute la famille de quitter cette maison, cette ville, dans les vingt-quatre heures, en emportant seulement ce que peuvent contenir vos faibles bras ?

Tout ce que ces yeux pouvaient verser de larmes, ils l’avaient fait depuis longtemps et il était improbable qu’ils en eussent encore à verser. Et ce n’est peut-être que pour l’anathème ultime que pouvait encore y jaillir une intense petite flamme sèche.

  • ... Quand vous ouvrez toute grande la porte et appelez les passants dans la rue pour voir si peut-être ils pourraient vous acheter quelque chose, que dis-je, vous jeter quelques sous, de quoi vous procurer un peu de pain ! Et qu’entrent alors des trafiquants au flair exercé, ces hommes qui savent tout au monde, sauf que la foudre tombera aussi un jour sur leur tête, et que, pour le piano de votre mère, ils vous offrent sans scrupule le centième de son prix, et que votre petite fille qui porte un nœud dans les cheveux se met une dernière fois au piano pour jouer Mozart mais fond en larmes et s’enfuit... qu’ai-je besoin de relire Anna Karénine ? Peut- être que j’en ai déjà assez comme ça ?... Où puis-je lire notre histoire, la nôtre ? Seulement dans cent ans ?

Et bien qu’elle fût presque passée au cri, l’entraînement de nombreuses années ne la trahit pas : elle ne criait pas ; ce n’était pas un cri. Seul Kostoglotov l’entendait.

Peut-être aussi Sigbatov sur son bassin.

Il n’y avait guère d’indications précises dans son récit et pourtant cela suffisait.

  • Leningrad ? En 35 ? avait reconnu Oleg.
  • Vous avez reconnu ?
  • Vous habitiez dans quelle rue ?
  • Rue du Train-des-Equipages, gémit-elle d’une voix traînante avec une pointe de joie aussi. Et vous ?
  • Rue Zakhariev. A côté, quoi...
  • A côté... Et vous aviez quel âge ?
  • Quatorze ans.
  • Et vous ne vous rappelez rien ?
  • Pas grand-chose.
  • Vous ne vous rappelez pas ? On aurait dit un tremblement de terre. Les appartements grands ouverts, des gens qui entraient, prenaient, s’en allaient. Personne ne demandait rien à personne. Voyons donc, on a expulsé un quart de la ville. Et vous ne vous rappelez pas ?
  • Si, je me rappelle ! Mais voilà ce qui est ignoble, c’est que ça ne semblait pas être l’essentiel. A l’école, on nous expliquait pourquoi c’était nécessaire, à quoi ça servait.

Comme une jument étroitement entravée, cette femme vieillissante hochait la tête de haut en bas :

  • Le blocus, tout le monde en parlera. On écrit des poèmes sur le blocus. Ça, c’est permis. Mais avant le blocus, c’est absolument comme s’il n’y avait rien eu.
  • Oui, oui. Sigbatov, comme aujourd’hui, chauffait son sacrum dans le bassin ; Zoé était là, en face, Oleg ici, à cette même place et à cette même table, à la lumière de cette même lampe, ils avaient parlé... mais du blocus voyons... eh oui !

Avant le blocus, bien sûr, il n’était rien arrivé dans cette ville.

Oleg soupira, pencha sa tête et l’appuyant contre son coude replié, il regardait Elizabeth Anatolievna d’un air accablé.

  • C’est honteux, dit-il doucement. Pourquoi nous tenons-nous tranquilles tant que ça ne nous tombe pas dessus sur nous et sur les nôtres. Pourquoi l’homme est-il ainsi fait ?

Et il eut honte aussi d’avoir placé plus haut que les monts du Pamir son propre tourment : qu’est-ce qu’une femme attend de l’homme ? pas moins que quoi ? Comme si en dehors de ça il n’y avait eu dans sa patrie ni tourment ni bonheur.

Il eut honte, mais il se sentit beaucoup plus calme. La misère d’autrui, l’ayant submergé, le lavait de la sienne.

  • Et quelques années avant cela, se remémorait Elizabeth Anatolievna, c’était les nobles qu’on expulsait de Leningrad. Là encore il y en a eu une bonne centaine de milliers. Et croyez-vous que nous l’ayons beaucoup remarqué ? Pourtant, qu’en était-il resté de ces noblaillons ? des petits vieux, ratatinés et inoffensifs. Et pourtant nous le savions, nous le voyions, et rien ! c’est qu’on ne touchait pas à nous.
  • Et on leur achetait les pianos ?
  • Peut-être qu’on les leur achetait. On devait sûrement les leur acheter.

Oleg voyait bien maintenant que cette femme n’avait pas encore cinquante ans. Et déjà, son visage était celui d’une vieille. De sous son fichu blanc sortait une mèche de cheveux tout raides, impuissants à boucler.

  • Et vous, lorsqu’on vous a expulsés, c’était pour quoi ? Ça tombait sous quel article ?
  • Eléments socialement nuisibles, bien sûr. Ou éléments socialement dangereux. Les décrets spéciaux, sans jugement, c’était plus commode.
  • Votre mari, que faisait-il ?
  • Rien, il était flûtiste dans un orchestre philarmonique. Entre deux vins il aimait à discuter.

Oleg se rappela sa mère défunte : exactement le même genre de femme vieille avant l’âge, d’intellectuelle affairée, désemparée sans son mari.

S’ils avaient vécu dans la même ville, il l’aurait aidée d’une façon ou d’une autre. A diriger son fils...

Mais comme des insectes cloués dans des cases séparées, chacun d’eux avait la sienne.

Dans une famille de nos connaissances, n’en finissait plus maintenant de raconter cette femme dont l’âme rompait les digues d’un trop long silence, il y avait de grands enfants, un garçon, une fille, tous deux komsomols ardents. Et soudain, on signifie l’exil à tous les membres de la famille. Les enfants se précipitent au Comité régional des komsomols « Défendez-nous ! » — « On vous défendra, leur dit-on là-bas. Prenez du papier, écrivez : je demande qu’à compter de cette date on ne me considère plus comme fils, fille, d’un tel ou d’une telle ; je les renie en tant qu’éléments socialement dangereux et je promets, à l’avenir, de n’avoir rien de commun avec eux et de n’entretenir aucun lien avec eux. »

Oleg se voûta, ses épaules osseuses saillirent, sa tête retomba.

  • Et il y en avait beaucoup qui le faisaient...
  • Oui. Mais ce frère et sa sœur dirent : nous allons y réfléchir. Ils rentrèrent à la maison, jetèrent au feu leur carte de komsomol et commencèrent à se préparer pour le départ en exil.

Sigbatov bougea. Se retenant à son lit, il se relevait de son bassin.

La fille de salle se précipita pour prendre le bassin et l’emporter.

Oleg se leva lui aussi et avant d’aller se coucher, il prit le sempiternel escalier pour se rendre en bas.

Dans le couloir du bas, il lui fallait passer devant la porte de la salle où l’on avait mis Diomka avec un autre opéré qui, lui, était mort lundi, et à la place duquel on avait ensuite couché Chouloubine après son opération.

Cette porte fermait bien, mais se trouvait pour l’instant entrouverte et dans la pièce il faisait sombre. Dans l’obscurité, on entendait un râle pesant. Il n’y avait pas d’infirmières en vue ; sans doute étaient-elles au chevet d’autres malades, ou bien dormaient-elles.

Oleg ouvrit un peu plus la porte et se glissa dans la pièce.

Diomka dormait. C’était Chouloubine qui râlait en gémissant.

  • Alexis Filipovitch !

Le râle cessa.

  • Alexis Filipovitch... Ça ne va pas ?
  • Hein ? laissa échapper celui-ci et c’était encore un râle.
  • Ça ne va pas ?... Vous avez besoin de quelque chose ?... Vous voulez que j’allume ?
  • Qui est-ce ? c’était là une expiration effrayée qui s’achevait en toux, suivie d’un nouveau gémissement, parce que tousser faisait mal.
  • Kostoglotov. Oleg. Il était déjà à ses côtés, penché sur lui et il commençait à distinguer sur l’oreiller la grosse tête de Chouloubine. Que faut-il vous donner ? J’appelle l’infirmière ?
  • Ri-ien, fit Chouloubine entre deux expirations.

Il ne toussait plus, ne gémissait plus. Oleg distinguait maintenant jusqu’aux petites boucles de ses cheveux sur l’oreiller.

  • Je ne mourrai pas tout entier, chuchota Chouloubine, pas tout entier.

Il avait donc le délire.

Kostoglotov trouva, à tâtons, la main brûlante posée sur la couverture, la serra doucement...

  • Alexis Filipovitch, vous vivrez ! Courage, Alexis Filipovitch !
  • Un éclat, hein ?... Un éclat ?... chuchota le malade poursuivant son idée.

Et Oleg comprit que Chouloubine ne délirait pas. Qu’il l’avait même reconnu et lui rappelait leur dernière conversation avant l’opération. Il avait dit alors : « Et parfois je sens avec tant de clarté que ce qu’il y a en moi n’est pas encore tout moi. Il y a quelque chose de très très indestructible, quelque chose de très très haut ! Quelque chose comme un éclat de l’Esprit Universel. Vous ne le ressentez pas, cela ? »