26

— Rien que l’existence, dit Barbara comme nous étions au lit ce soir-là, rien que cette saleté d’existence, j’ai toujours détesté ça, ça me donne envie de dégobiller. Les gosses, l’école, les odeurs, papa qui travaille pour le conseil municipal, les repas à heures fixes, la télé le soir – à quoi bon ? Et le temps de vivre, qu’est-ce que tu en as fait ? Bah, il s’est envolé, mais avant de comprendre, tu n’es plus qu’une machine à laver et à tricoter, à bout de souffle. Et puis quand il est trop tard, que tu as cinquante ans, et la ménopause, tu te déshabilles un soir et tu vois que ce qui reste de toi, c’est peau de balle, à part une paire de vieux nichons flasques qui débordent de tous les côtés et auxquels personne ne s’intéresse. Même tes gosses ne veulent plus te connaître ; ils sont grands, ils sont dans le coup, ils ont leurs affaires de leur côté. Quant à papa, il est au bistrot à reluquer la petite pute du coin, à se soûler, prêt à faire une scène en rentrant parce qu’il sent qu’il s’est fait avoir – et c’est normal – ce vieux con.

Elle étendit les jambes dans le lit d’un mouvement brutal.

— Moi, je ne veux pas de ça, dit-elle, c’est simple, je n’en veux pas.

Dehors il s’était mis à pleuvoir. C’était le même genre de pluie froide que le soir où nous avions trouvé Staniland ; le vent s’acharnait contre la fenêtre à encadrement métallique, puis il changea de direction si brusquement que les murs tremblèrent.

— Pourtant, dis-je, il faut bien arriver entre deux âges un jour ou l’autre. On ne peut pas arrêter le temps.

— Si, on peut. On peut mourir.

— Plus facile à dire qu’à faire.

J’avais vu ça trop souvent lorsque j’étais agent, à faire des rondes, ou au poste, ou dans les hôpitaux : des gens qui avaient essayé de se zigouiller et qui avaient saboté leur affaire, et qui pouvaient s’en tirer ou passer de l’autre côté, et qui revenaient paralysés, quand ils en revenaient.

— Non, dit-elle, il faut avoir une attitude pratique devant la mort, c’est tout. Il s’agit de se décider et puis d’adopter une attitude pratique.

— Peut-être que c’est la façon dont j’ai été élevé, mais je crois que c’est mal.

— Mal ? fit-elle. Qui a le culot de dire que c’est mal ? Ces vieux salauds tout contents d’eux qui te font trimer à mort ? Leur idée de ce qui est mal, ce n’est pas la mienne. Ta vie t’appartient – ce n’est pas l’affaire des autres, qui viennent y fourrer leur nez. Enfin moi, j’ai toujours fait le mal, je n’ai jamais changé. (Je regardai son visage et vis l’ombre qui le couvrait.) Faire le mal, ce n’est pas pire que faire des sermons aux gens. Que dire aux gens qui n’ont pas d’argent ce qui est bien et mal, quand, soi, on en a. Ça, c’est vraiment mal. Et ça vient toujours des gens qui ne devraient pas. Je suis bien placée pour le savoir, fit-elle amèrement. J’ai eu ça à l’orphelinat, puis à l’école, et j’en ai eu encore une bonne dose en cabane.

— Je ne nous vois pas vieillir ensemble, tous les deux.

— Oh, je ne sais pas. (Elle fixa les yeux au plafond, les mains derrière la tête. Elle cambra le dos ; ça mit en valeur ses bras puissants et la courbe de son sein.) Je ne me suis jamais trouvée dans une situation comme celle-ci, entre toi et moi. (Elle ferma les yeux.) Je ne sais pas si je pourrai la supporter ou pas.

— Pourquoi est-ce que tu ne pourrais pas la supporter ?

— Je n’aime pas les choses qui durent trop longtemps.

— Tu veux dire que tu veux tout dans tes rapports avec quelqu’un, mais pas les responsabilités.

— Je vais te donner le fond de ma pensée. Ce que je trouve, c’est que tu poses trop de questions, bordel !

— Ne me déçois pas en n’y répondant pas.

— Tu as la manie de poser des questions.

— J’ai un cerveau, et je m’en sers.

Tout d’un coup la tension monta entre nous. Le vent gémissait tout autour de la maison et s’engouffrait avec une note plaintive à travers une fente dans la fenêtre. Juste avant qu’elle ne serre le poing et ne me frappe au visage, je remarquai, pour je ne sais quelle raison stupide, que le réveil à côté d’elle indiquait minuit deux.

— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?

Je sortis du lit. Je sentais déjà l’ecchymose se former au coin de ma bouche et j’aspirai du sang qu’elle avait fait couler à cause d’une bague qu’elle portait.

— Je pars, dis-je. C’est mieux pour nous deux comme ça.

— Plus facile, tu veux dire.

— Plus honnête. (Je commençai à m’habiller.)

— Et voilà l’amour, fit-elle. Je n’ai jamais pensé qu’il durait longtemps, mais cette fois-ci ça doit être un record.

— Ce n’est pas l’amour qui t’intéresse, répondis-je, seulement la haine. Tu en es bourré à craquer, je ne m’en étais pas rendu compte.

— Ce n’est pas vraiment de la haine, dit-elle, c’est de la peur. Dès que quelqu’un commence à me sonder, je prends peur, je deviens teigne, et dangereuse. Tu es le premier homme qui m’a fait réagir au pieu, tu es le premier homme qui a pénétré en moi si profondément. Et tu pars.

— Présenté comme ça, partir ça fait effectivement minable.

— Pourquoi est-ce qu’on ne prend pas un verre d’adieu en réfléchissant à tout ça ? Le whisky est dans le salon.

Lorsque je revins avec les verres, elle était sortie du lit.

Elle posa ses mains sur mon visage et tâta l’ecchymose avec des doigts maladroits, peu habitués à ça.

— Je n’ai encore jamais fait ça à un homme. Je te fais mal ?

— Non.

— Je vais mettre quelque chose dessus.

— Du whisky fera l’affaire. Ça agit tout aussi vite que l’iode.

Elle rit et se rallongea sur le lit ; plus tard nous fîmes l’amour.

Après, lorsque notre étreinte eut pris fin, lorsqu’elle m’eut éjecté brusquement, je me rappelai ce que Staniland avait écrit : « Aucun effort n’est payant avec Barbara. Aucun des efforts que je fais avec elle ne compte le moins du monde pour elle, et pourtant je dois continuer à en faire, comme un prisonnier dans une chaîne de forçats. Ne m’étouffe pas, Barbara ! Écoute, ne…»

Barbara avait éteint la lumière. Je ne dormais pas et je tâtai l’ecchymose sur ma figure ; je sentis la pesanteur de plomb de mon corps, et, le visage dirigé vers le plafond, mes pensées se mirent à tourner en rond, dans l’obscurité que mesurait sa respiration.

Je la regardai dormir, son corps illuminé un bref instant par les phares d’une voiture qui passait. Son visage était aussi dur que la pierre dans le faisceau blanc, et soudain j’en fus certain : elle sait qui je suis et pourquoi je suis là.

Je ne pouvais dormir. C’était une nuit chaude et l’atmosphère de la pièce était oppressante. Je tentai en vain de dormir, mais, comme d’habitude, je me remis à penser à Staniland. Il avait écrit : « Je veux mourir, mais j’en ai peur. Je dois accepter l’idée que, lorsque je serai mort, je vais me mettre à enfler et à puer – je ne peux imaginer cela de ce corps auquel je suis tant habitué. Mais au cours de mon dernier été à Duéjouls, la mort est arrivée au village pendant la canicule ; le cadet des gens du château est mort d’une congestion en se baignant dans l’eau glacée du Tarn, lors d’une vague de chaleur. Il avait dix-sept ans. En dépit de notre différence d’âge, c’était un ami à moi ; ensemble nous retirions les crottes de mouton des côtes voûtées en dessous du château, nous en remplissions la remorque de son père et nous allions les étaler sur les champs en guise d’engrais. Il ne me questionnait jamais. Il était trop intelligent pour poser des questions.

« Le jour où il est mort, je suis monté le soir même. Je ne tenais pas à monter au château seulement trois heures après qu’on l’eût ramené de la rivière, mais son frère me l’avait demandé. J’ai gravi l’escalier ; ses parents et des membres de la famille étaient debout dans le petit salon de pierre. Ils pleuraient dans la pénombre suffocante, derrière les fenêtres et les volets bien clos. Ils ont allumé la lumière pour que je puisse le voir un instant ; il était étendu sur une bière, sous un voile de mousseline, vêtu d’une chemise et d’un pantalon, les mains croisées sur la poitrine. Ses mains, son visage étaient pointus et anguleux, ils étaient devenus bleus. Puis ils ont éteint la lumière. Sa mère et son père se sont jetés rudement dans mes bras, et nous sommes restés serrés les uns contre les autres, et nous nous sommes embrassés, et nous avons pleuré. « Pourquoi Dieu m’a-t-il laissé l’avoir », chuchota sa mère, « si c’était pour si peu de temps seulement ? » Et un moment plus tard : « Il n’a pas bougé, il n’a toujours pas bougé. » Elle n’avait pas encore accepté qu’il ne bouge plus jamais. Pendant ce temps, on entendait dans le noir des chuchotements aigres de paysans. Une femme marmonna en un occitan guttural : « Il n’enfle pas encore, mais ça ne va pas tarder avec cette chaleur – il fait cinquante dehors au soleil. » « Ils vont l’enterrer dès que les papiers seront remplis », dit un homme dans un murmure et rassurant. « Après-demain, c’est sûr. » Cependant le père du garçon geignait doucement dans l’obscurité. Je n’avais encore jamais entendu un tel son dans la bouche d’un homme aussi solide que lui, et j’espère ne plus jamais l’entendre.

« Je travaillais de temps en temps au cimetière à cette époque-là ; le fossoyeur habituel était malade. C’est un rude travail de creuser, surtout pendant l’été quand la terre est dure comme du ciment, ce n’est pas le genre de travail pour lequel il y a beaucoup de candidats. Mais cette fois-ci nous n’avons pas eu besoin de creuser. Pour enterrer le garçon dans le caveau de sa famille, nous n’avons eu qu’à déplacer un cercueil assez récent, parce qu’il ne restait pas beaucoup de place à l’intérieur. Ce cercueil avait gonflé sous l’effet du gaz et la pression était si forte qu’elle avait brisé plusieurs des planches. Et c’étaient des planches solides, en plus – du chêne de la montagne qu’Espinasse, mon voisin, avait coupé, avait fait sécher et avait ensuite descendu à la scierie de Vayssière – puis nous les avions taillées et rabotées. Ç’a été pour nous le travail le plus horrible, changer ce cercueil de place, mais bien sûr, nous y sommes parvenus.

« Bien entendu, je puerai quand je mourrai. Je gonflerai comme tout le monde et il ne restera rien de moi. Seulement, comme toutes les vérités qui vous concernent, elle est très dure à croire, et pendant dix ans, je n’ai pas pu. Mais maintenant je vais bien de nouveau et j’ai recouvré la force d’écrire ça. »

Il avait conclu : « Celui qui conçoit l’écriture comme un agréable passe-temps permettant d’accéder à un mode de vie bourgeois n’écrira jamais que de la merde. »