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Je parcourus des yeux la cohue de l’heure du déjeuner, au Quadrant. Les publicitaires, vêtus de leurs costumes de flanelle, portant cheveux en brosse et mallettes de cadre, se trouvaient au bar élégant ; à côté d’eux, mais sans leur adresser la parole, se tenait le contingent des gens de la confection de Great Portland Street. Les deux armées étaient assistées de secrétaires qui pépiaient d’une voix stridente par-dessus les verres de gin chaud et de tonie. Elles recevaient des tapes sur leur derrière unisexe, de temps en temps ; sinon, on les laissait faire leurs propres projets de mariage. Parfois, le visage enthousiaste d’un producteur ou d’une productrice surgissait, comme mû par un ressort, par la porte du bar ; il s’agissait des gens d’ITV, au coin de Wells Street. Ou encore, un présentateur du journal télévisé traversait la scène d’un air lointain, trop absorbé dans les catastrophes mondiales pour qu’on le voie parler à qui que ce soit. Pourtant, si ces gens-là restaient, ils commandaient des demi-pintes démocratiques de Lager et parlaient boutique, avec des gestes et des sourires bien mis au point, singeant « La Haute Bourgeoisie », nouveau feuilleton télévisé que passait la société dans laquelle Lord Grunte, le nouveau Ministre des Affaires Étrangères, avait une participation majoritaire.

Moi, j’étais du côté le moins reluisant, où se trouvaient les machines à sous, les juke-boxes et les voyous. C’était bourré en ce moment de chauffeurs de chez Planet, en face, qui descendaient de la Guinness et mangeaient des saucisses, de la purée et des petits pois sur le comptoir-déjeuner. Un jeune qui, je le savais par hasard, avait fait huit ans pour meurtre (ç’aurait dû être la perpétuité) était seul sous la fenêtre près d’un jeu vidéo ; il ne buvait pas, il ne faisait rien. Il avait le visage blanc ; il avait les cheveux coupés ras et était entièrement vêtu de noir. Il avait même ciré ses baskets en noir. Non seulement c’était un assassin, mais il en avait l’air, ce que, en tant que policier, je trouvais plutôt stupide de sa part. Au majeur de sa main droite il portait une grosse bague d’argent en forme de crâne avec deux rubis en strass à la place des yeux, au cas où on n’aurait pas saisi l’allusion du premier coup ; tous les autres doigts de la main, ainsi que le pouce, étaient inclinés vers cette bague. Son regard glissa sur moi, sur tous les consommateurs ; il ne se fixait sur aucun, il les traversait sans s’attarder. J’imaginais son expression inchangée, qu’il commande une bière ou presse sur la détente ; les deux moitiés de sa personnalité ne pouvaient pas, et n’avaient jamais pu, se rencontrer. Je remarquai aussi deux célèbres escrocs qui passaient en jugement la semaine prochaine devant la Cour de Knightsbridge Crown. Ils bavardaient avec l’homosexuel vieillissant de la cité ouvrière de Gosfield Street, qui élevait des Doberman Pinschberg. Le plus petit des deux escrocs s’était fait méchamment taillader la figure, et pérorait, ivre, en pleurnichant. Les entailles étaient récentes et portaient des points de suture ; elles évoquaient une bouteille brisée. Selon toute vraisemblance il avait balancé quelqu’un, et la vengeance avait tout juste eu le temps de se faire sentir avant qu’on ne le fourre en prison.

Barbara entra tout à coup. Ce qu’elle portait n’aurait pas parlé en sa faveur auprès de la clique dans le vent de la télé, encore moins de leurs secrétaires. Mais il y eut tout de même un moment d’attention quand elle entra ; même l’assassin tourna les yeux vers elle. Sa robe orange détonnait sur cette rive de la Tamise, et ses escarpins à hauts talons auraient détonné partout ailleurs qu’au Club 84. Elle y était allée un peu trop fort, et ça se voyait. Mais ça ne semblait déranger personne ; elle en jetait.

— Tu es en retard, dis-je.

— Oui, oui, mais ne commençons pas cette belle journée de travers.

— Qu’est-ce que tu prends ?

— Tu ne me fais pas un bisou ?

— Pas ici.

— Bon. Je vais prendre un Martini doux.

— Tu es folle de boire ça. Les femmes ont le foie trop fragile.

— Dis donc, tu me donnes des ordres ?

— Oui, si tu es ma petite amie.

— Je ne suis la petite amie de personne.

— Parfait, eh bien dans ce cas, je n’irai rien te chercher. À quoi bon ?

Elle pâlit de rage.

— Tu as un foutu culot, siffla-t-elle entre ses dents.

Elle sortit en coup de vent, suivie du regard par tous les producteurs et les confectionneurs. Un des producteurs me fit observer :

— Dites donc, mon vieux, vous ne devriez pas la fiche en pétard, une nana roulée comme ça.

— Essayez de garder vos réflexions pour vous, dis-je, et bouclez-la.

Je bus ma bière, attendant de voir si elle reviendrait ; j’étais sûr que oui ; comédie, sans plus. Néanmoins, derrière, il y avait son corps que seuls la violence et l’asservissement faisaient réagir ; il lui jouerait toujours des tours.

Elle revint au bout de dix minutes, bouillant de colère sous le maquillage qu’elle s’était refait.

— Pourquoi tu m’as traitée comme ça, salaud ? dit-elle.

— C’est la seule façon avec toi. Si je te laissais la moindre liberté d’action, tu m’écraserais, et là, je ne marche pas.

— Continue.

— Plus tard, au déjeuner. Maintenant je reprends : qu’est-ce que tu veux ?

Elle éclata de rire :

— Tu me sidères… Eh bien, je ne prendrai pas de Martini doux, en tout cas !

— Parfait, alors partageons une bouteille de champagne. J’ai envie de fêter ça, et avec de la bière c’est impossible. Tu y connais quelque chose, au champagne ?

— C’est juste du champagne.

— Ah ça non. J’ai lu ça dans le Sunday Times, mais c’est tout ce que je me rappelle.

— C’est vraiment tout ce que tu sais sur le champagne ?

— Comment veux-tu que je connaisse quelque chose que je n’ai bu que deux fois ? En tout cas, ajoutai-je, tu ne sais rien sur les hommes.

— Comment veux-tu ? Je suis une femme.

Ce à quoi je ne pus trouver de réponse : aussi dis-je à la fille derrière le bar :

— Une bouteille de champagne. Une bonne.

— Vous voulez dire le Cliquot ? fit-elle, sidérée. Mais c’est cher, ça va vous coûter huit livres vingt.

— Eh bien c’est ça.

L’arrivée du champagne introduisit entre nous une note artificielle, presque innocente – comme si, un instant, nous étions, en définitive un couple de jeunes mariés qui se portaient un toast. Elle m’embrassa au-dessus de nos verres ; je me crispai furieusement en dedans. Je lui rendis son baiser, mais c’était un baiser chaste ; j’eus ce sentiment cauchemardesque que n’importe quel condé de l’usine, observant les gens d’un coin de la salle, pourrait fort bien me reconnaître.

— Tu n’es pas aussi ardent le jour que la nuit, dit Barbara, si je peux me permettre.

— Je me débrouille mieux sans public.

— C’est drôle, pour la plupart des hommes, c’est le contraire. (Elle but un peu de champagne.) Tu n’as pas honte qu’on te voie avec moi, ou je ne sais quoi ? Tu te prends pour qui ?

— Un amoureux, et je n’ai jamais eu honte de rien dans ma vie. J’ai eu une enfance très heureuse.

— Pourquoi tu ne t’es jamais marié alors ?

— Je l’ai été une fois, lui rappelai-je. Mais c’est absurde de vouloir changer d’habitudes, on est toujours déçu.