12 – Littlejohn – 2065
L’hélicoptère atterrit sur le toit et les assistants le firent rouler sur le côté. Ils érigèrent l’échelle et Littlejohn descendit lentement en haletant.
Une chaise roulante l’attendait, dans laquelle il s’affala, heureux de pouvoir se reposer. Des gars solides, ces assistants, mais il faut dire qu’ils mesuraient près de 90 cm. Plus d’énergie, voilà le secret. De souche vulgaire, bien sûr, mais ils avaient leur utilité. Il fallait bien que quelqu’un exécute les ordres.
Lorsqu’ils eurent fait rouler la chaise jusqu’à l’ascenseur, Littlejohn descendit. L’ascenseur s’arrêta au rez-de-chaussée et Littlejohn lâcha un soupir de soulagement. Les hauteurs l’affaiblissaient, lui donnaient le vertige, et il devait payer le prix de sa petite balade en hélicoptère – la seule pensée de flotter à soixante mètres au-dessus du sol suffisait à le paralyser.
Mais ce voyage était d’importance vitale. Thurmon l’attendait.
Oui, Thurmon l’attendait dans la chambre du Conseil.
La chaise roulante pénétra dans la pièce et Littlejohn ressentit un nouveau pincement d’appréhension. La salle était vaste… trop pour qu’on s’y sentît à l’aise. Elle devait bien avoir quinze mètres de long sur trois mètres de haut. Comment Thurmon pouvait-il supporter de travailler là-dedans ?
Mais il lui fallait l’endurer, se rappela Littlejohn. Il était à la tête du Conseil.
Thurmon était allongé sur un divan lorsque Littlejohn entra. Il s’assit et lui sourit.
— Je te salue, dit-il.
— Je te salue, lui répondit Littlejohn. Non, ne te donne pas la peine de t’asseoir. Inutile de faire des salamalecs, n’est-ce pas ?
Thurmon dressa l’oreille à ce terme inusité. Ce n’était pas un érudit comme Littlejohn. Mais il appréciait le savoir de Littlejohn et connaissait son importance auprès du Conseil. On avait aujourd’hui besoin d’érudits et d’antiquomanes. Pour rebâtir le monde, on devait jeter un regard sur le passé.
— Tu m’as fait mander ? demanda Littlejohn.
La question était purement rhétorique, mais il désirait rompre le silence. Thurmon eut l’air embarrassé en lui répondant.
— Oui. C’est une question confidentielle entre toi et moi.
— Qu’il en soit ainsi. Tu peux parler en toute confiance.
Thurmon regarda rapidement la porte.
— Approche-toi, dit-il.
Littlejohn appuya sur un levier et roula jusqu’au chevet du divan. Les yeux de Thurmon le fixaient à travers les verres de contact épais. Littlejohn remarqua les rides profondes autour de la bouche, mais sans surprise. Après tout, Thurmon était un homme âgé : il devait avoir au moins trente ans.
— J’ai beaucoup réfléchi, déclara soudain Thurmon. Nous avons échoué.
— Échoué ?
Thurmon hocha la tête.
Dois-je m’expliquer ? Tu es proche du Conseil depuis de nombreuses années. Tu as vu ce que nous avons tenté depuis la fin des guerres naturalistes.
— Un effort magnifique, répondit poliment Littlejohn. En moins de trente ans, un monde entièrement nouveau a surgi des ruines de l’ancien. La civilisation a été restaurée, arrachée à la quasi-barbarie qui menaçait de nous engloutir.
— Absurde, murmura Thurmon.
— Quoi ?
— Absurde au plus haut point, Littlejohn. Tu parles comme un pédant.
— Mais je suis un pédant. Littlejohn hocha la tête. Et c’est la vérité. Lorsque les Naturalistes furent exterminés, cette nation et les autres étaient littéralement détruites. Pis que la destruction physique, il existait la menace d’un écroulement mental et moral. Mais les conseils de Minus prirent les rênes en main. Le concept de petit gouvernement apparut, qui nous sauva. Nous nous mîmes à rebâtir sur une échelle rationnelle, sous contrôle local limité. La petite communauté apparut…
— Épargne-moi cette leçon d’histoire, dit sèchement Thurmon. Nous avons rebâti, oui. Nous avons survécu. En un certain sens, peut-être, nous avons même progressé. Il n’existe plus ni rivalités économiques, ni distinctions sociales, ni pressions extérieures. Je crois pouvoir présumer qu’en tout état de cause, tout danger de guerre a été écarté pour toujours. L’équilibre des puissances a disparu. L’équilibre de la Nature a été parallèlement restauré. Un seul problème demeure, qui afflige l’humanité.
— Quel est-il ?
— L’extinction nous guette.
— Mais ce n’est pas vrai, l’interrompit Littlejohn. Considère l’histoire et…
— Considère-nous. Thurmon soupira. Ne t’occupe pas de l’histoire. La réponse est inscrite sur notre visage, dans notre corps même. J’ai effectué assez peu de recherches dans le passé, par rapport à ton érudition, mais suffisamment pour savoir que les choses étaient différentes dans le temps. Les Naturalistes, entre autres choses, étaient des hommes robustes, ils marchaient librement à la surface de la terre, ils vivaient complètement et longtemps.
» Sais-tu quelle est actuellement notre espérance de vie, Littlejohn ? Un peu moins de quarante ans. Et cela, seulement si l’on est assez fortuné pour mener une existence confinée comme la nôtre. Dans les mines, dans les champs, dans les zones radioactives, on meurt avant l’âge de trente ans.
Littlejohn se pencha en avant.
— Schuyler aborde ce point dans La Psychologie du Temps, se hâta-t-il de déclarer. Il pose comme principe la relation entre la taille et la durée. Le temps est relatif, tu sais. Notre vie, si courte qu’elle soit en termes de chronologie comparée, n’en possède pas moins une durée subjective égale à celle des Naturalistes à leur apogée.
— Absurde, répéta Thurmon. Crois-tu que ce soit là ce qui m’inquiète ? Que nous trouvions notre vie courte ou longue ?
— De quoi s’agit-il, alors ?
— Je veux parler des éléments de base essentiels à la survie. Je veux parler de la force, de l’énergie, de l’endurance, de la capacité à fonctionner. C’est cela que nous perdons, en même temps que la durée normale de notre vie. Ce monde est mou et flasque. Les enfants minus, nous dit-on, étaient en bonne santé, à l’origine. Mais leurs enfants sont plus faibles. Et leurs petits-enfants encore plus faibles. Les effets des guerres, les ravages des radiations et de la malnutrition ont coûté très cher. Aujourd’hui, le monde est mou et flasque. Les gens ne savent plus marcher, et encore moins courir. Nous trouvons difficile de soulever, de tordre, de travailler quelque chose…
— Mais nous n’aurons bientôt plus besoin de nous inquiéter de tout cela, avança Littlejohn. Pense à ce que nous avons accompli dans le domaine de la robotique. Les expériences les plus récentes semblent prouver que…
— Je sais. Thurmon secoua la tête. Nous pouvons créer des robots, sans aucun doute. Nous avons une quantité limitée de matériaux consacrée au projet, et si nous parvenons à perfectionner ces automates, ils fonctionneront parfaitement. Et ils seront virtuellement indestructibles, si j’ai bien compris. Je suppose qu’ils pourront encore marcher correctement dans cent et quelques années… s’ils apprennent à se graisser et à se réparer. Parce que, d’ici là, l’humanité aura disparu.
— Voyons, ce n’est pas si grave…
— Oh, mais si ! Thurmon se releva péniblement. Tes études historiques devraient t’avoir appris une chose entre toutes. Le rythme s’accélère. Alors qu’il a fallu à l’humanité des milliers d’années pour passer de l’arc au fusil, il ne lui en a fallu que quelques centaines pour passer du fusil à l’arme thermonucléaire. Il a fallu des millénaires pour que l’homme apprenne à voler et, en deux générations, il a fabriqué des satellites ; en trois, il a atteint la Lune et Mars.
— Mais nous parlons de développements physiques.
— Je sais. Physiquement, la race humaine s’est énormément transformée en un temps extrêmement court. Au XIXe siècle, l’incidence des maladies était mille fois plus importante qu’aujourd’hui. La vie était courte, alors. Au XXe siècle, les épidémies se sont réduites et l’espérance de vie a doublé dans certaines régions. La taille et le poids se sont accrus perceptiblement à chaque décennie. Survint Leffingwell avec ses injections. La taille, le poids et l’espérance de vie ont, depuis, diminué perceptiblement à chaque décennie. La guerre n’a fait qu’accélérer ce processus.
— Tu parais avoir consacré beaucoup de temps à étudier cette question, remarqua Littlejohn.
— Oui, répondit l’homme âgé. Et ce n’est pas une question. C’est un fait. Le seul fait qui nous fasse échec. Si nous continuons sur cette voie, l’extinction nous guette dans un proche avenir. La race s’affaiblit constamment, sa vitalité s’épuise. Nous avons cherché à vaincre la nature… mais les Naturalistes avaient raison, à leur façon.
— Et la solution ?
Thurmon resta un instant silencieux.
— Je n’en ai aucune, répondit-il.
— Tu as consulté les autorités médicales ?
— Naturellement. Et des expériences ont eu lieu. On a mis en route des conditionnements physiques, des systèmes d’exercice et des expériences de chimiothérapie. Les volontaires ne manquent pas, ce sont les résultats qui manquent. Non, la réponse n’est pas dans ce sens.
— Mais que reste-t-il donc ?
— C’est la question que j’attendais de toi. J’attends aussi de toi la réponse. Tu es un érudit. Tu connais le passé. Tu parles souvent des leçons de l’histoire…
Littlejohn hocha la tête, mais pas pour acquiescer. Il essayait de réfléchir. Car il en était désormais bien convaincu : Thurmon avait raison. Cela s’était passé, cela se passait en plein sous leur nez. Le monde s’affaiblissait. Il ralentissait, et les courses sont pour ceux qui sont rapides.
Il se morigéna intérieurement pour son habitude de penser par citations et platitudes, mais les longues années d’études l’empêchaient d’employer une phraséologie plus prosaïque. Si seulement il était plus terre à terre…
Terre à terre.
— Thurmon ! dit-il. Il y a un moyen. Un moyen si évident que nous l’avons tous laissé échapper… oui, échapper.
— Et c’est… ?
— Arrêter les injections Leff !
— Mais…
— Je sais ce que tu vas dire. Il s’est produit des mutations génétiques. C’est vrai, mais ce genre de mutations ne peut être universelle. Un certain pourcentage d’enfants sera en bonne santé et capable d’atteindre une taille complète. Et nous n’avons plus à régler le problème de la surpopulation. Il y a de la place pour tout le monde. Pourquoi ne pas essayer ? Arrêtons les injections et laissons les bébés grandir comme avant. Littlejohn hésita avant d’ajouter un dernier mot, mais il savait qu’il lui fallait l’ajouter ; il le savait désormais. Normalement, dit-il.
Thurmon hocha la tête.
— Voilà donc ta réponse.
— Oui. Je… je crois que ça marchera.
— Les biologistes aussi, lui apprit Thurmon. Une génération d’enfants normaux ayant atteint la maturité redonnera à l’humanité sa stature précédente, dans tous les sens du terme. Connaissant les leçons du passé, nous pourrions nous préparer pour les changements à venir. Nous pourrions rebâtir le monde dans lequel ils vivraient, physiquement et psychologiquement. Nous éliminerions toute rivalité entre petits et grands, forts et faibles. Ce ne serait pas difficile, car il y a de tout pour tout le monde. Il n’y aurait pas de troubles comme par le passé. Nous avons appris la flexibilité psychologique.
Littlejohn sourit.
— C’est donc ça la solution ?
— Oui. L’élimination des injections Leff nous redonnerait une bonne proportion d’enfants normaux. Mais où trouver les femmes normales qui les mettront au monde ?
— Les femmes normales ?
Thurmon soupira puis tendit la main et plaça un rouleau sur la visionneuse.
— J’ai déjà étudié la question avec des techniciens de la recherche, dit-il. Et voilà les chiffres.
Il actionna la visionneuse et se mit à lire.
— La femme nubile, de treize à vingt et un ans, mesure en moyenne 85 cm et pèse 22 kilos. Thurmon donna un petit coup au commutateur et leva les yeux. Je ne vais pas m’inquiéter des dimensions du bassin. Tu vois déjà que donner naissance à un bébé de six à sept livres est en l’occurrence une impossibilité physiologique. Cela ne peut peut se faire.
— Mais il doit bien y avoir des femmes plus grandes ! Peut-être qu’un système de reproduction sélectif, graduellement…
— Tu parles en termes de générations. Nous ne disposons pas d’assez de temps. Thurmon secoua la tête. Non, nous sommes coincés. On ne peut avoir de bébés normaux sans femmes normales, et les seules femmes normales sont celles qui étaient, à leur naissance, des bébés normaux.
— Qu’est-ce qui vient en premier ? murmura Littlejohn. La poule ou l’œuf ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Rien. Un vieux dicton. Historique.
Thurmon fronça les sourcils.
— Apparemment, alors, c’est tout ce que tu peux nous offrir en tant qu’historien. De vieux dictons… Il poussa un soupir. Dommage que tu ne connaisses pas de vieilles prières. Parce que nous en avons besoin.
Il baissa la tête pour signifier que l’entretien était terminé.
Littlejohn quitta la pièce.
Son hélico le ramena à son logement, de l’autre côté des toits de New Chicagee. Ordinairement, Littlejohn évitait de regarder en bas. Il craignait les hauteurs, et l’immensité même de la ville avait quelque chose de terrifiant. Mais, cette fois-ci, il fixa la capitale et le centre de la civilisation avec une certaine affection morbide.
New Chicagee s’était élevée sur les cendres de l’ancienne Chicagee, après la fin de la guerre. L’utilisation des thermonucs avait été heureusement limitée, d’où une radioactivité minime, et les vastes cratères creusés par les engins classiques s’étaient en partie remplis de détritus et de débris. Le comblement artificiel avait fait de New Chicagee une prairie semblable à ce qu’elle devait être des centaines d’années auparavant – une prairie où la ville avait ressuscité. Il y avait près de cinquante mille habitants dans la capitale – le plus grand rassemblement d’êtres humains de tout le continent. Ils avaient bâti solidement, cette fois-ci, bâti pour la sécurité et la certitude des siècles à venir.
Littlejohn soupira. Il était dur d’accepter le fait qu’ils avaient eu tort ; que tout ceci finirait par le néant. Ils avaient éliminé la guerre, éliminé la maladie, éliminé la famine, éliminé l’inégalité, l’injustice, les désordres externes et internes… et, ce faisant, ils s’étaient éliminés.
Le soleil était en train de se coucher et des ombres allongées se glissaient sur la ville. Oui, le soleil se couchait à l’occident et les ombres s’assemblaient ; la nuit venait récupérer son dû. Les ténèbres tombaient ; les ténèbres éternelles.
Les ténèbres étaient totales lorsque l’hélico de Littlejohn atterrit sur le toit de son logement ; si totales qu’il ne vit pas immédiatement l’étrange véhicule qui s’y trouvait déjà. Ce n’est que lorsqu’il se fut installé dans sa chaise roulante qu’il remarqua la présence de l’autre hélico, et il était alors trop tard. Trop tard pour faire quoi que ce fût, sinon rester assis à contempler l’ombre gigantesque qui se profilait sur le ciel maintenant étoilé.
L’ombre se traîna en avant et Littlejohn resta bouche bée, bouche bée de terreur devant le titan. Il voulut parler, mais les mots ne vinrent pas ; aucun mot ne pouvait venir, car comment s’adresse-t-on à une apparition ?
C’est l’apparition qui lui adressa la parole.
— Je vous attendais, dit-elle.
— Ou… oui…
— Je veux vous parler.
La voix était grave, menaçante.
Littlejohn changea de position. Il ne pouvait fuir. Il leva les yeux sur la silhouette. Il finit par trouver une réponse :
— Entrons, voulez-vous ?
La silhouette secoua la tête.
— Où ? Dans cette maison de poupées ? Elle n’est pas assez grande. J’y suis déjà allé. Ce que j’ai à vous dire, vous pouvez l’entendre ici même.
— Q… qui êtes-vous ?
La silhouette s’avança et son visage fut illuminé par la fluorescence qui s’échappait de la porte s’ouvrant sur la rampe qui descendait chez Littlejohn.
Littlejohn vit alors le visage… le visage gigantesque, ridé, couturé, brûlé, ravaudé. C’était un visage humain, mais entièrement étranger à l’humanité que connaissait Littlejohn. Les visages pareils à celui-ci avaient disparu de la terre depuis une génération. C’est du moins ce que lui avait appris l’histoire. L’histoire ne l’avait pas préparé à l’existence d’un…
— Naturaliste ! haleta Littlejohn. Vous êtes un Naturaliste ! Oui, c’est ça !
L’apparition se renfrogna.
— Je ne suis pas un Naturaliste. Je suis un homme.
— Mais c’est impossible ! La guerre…
— Je suis très âgé. J’ai survécu à votre guerre. J’ai survécu à votre paix. Je vais bientôt mourir. Mais avant cela, il faut que quelque chose soit accompli.
— Vous êtes venu me tuer ?
— Peut-être. La silhouette s’approcha et baissa les yeux. Non, n’essayez pas d’obtenir du secours. Quand vos serviteurs m’ont vu, ils se sont enfuis. Vous êtes désormais seul, Littlejohn.
— Vous connaissez mon nom ?
— Oui, je connais votre nom. Je connais le nom de chaque membre du Conseil. Chacun d’eux reçoit ce soir un visiteur.
— Alors, c’est bien un complot, une conspiration ?
— Nous avons combiné ceci très soigneusement, durant ces longues années. C’est tout ce pour quoi nous avons vécu, nous qui avons subsisté après la guerre.
— Mais le Conseil n’est pas responsable de la guerre ! La plupart d’entre nous n’étaient même pas nés à l’époque. Croyez-moi, ce n’est pas nous qui devons…
— Je sais. Le visage gigantesque se tordit en un sénile simulacre de sourire. Il ne faut en vouloir à personne, personne n’est jamais responsable. C’est ce qu’on m’a toujours dit. Je ne dois pas haïr l’humanité si elle se multiplie, même si la population crée des pressions et si les pressions créent une panique qui rend fou. Je ne dois pas en vouloir à Leffingwell s’il a résolu le problème de la surpopulation, même s’il m’a utilisé comme cobaye au cours de ses expériences. Je ne dois pas en vouloir aux Minus s’ils m’ont enfermé en prison jusqu’à la révolution, et je ne dois pas en vouloir aux Naturalistes qui ont bombardé l’endroit où je m’étais réfugié. À qui la faute, alors, si j’ai vécu quatre-vingts ans d’enfer varié ? Pourquoi Harry Collins a-t-il été marqué par une vie de misères et de malheurs ? Le vieillard gigantesque se pencha sur la forme rabougrie de Littlejohn. Peut-être que c’était un moyen d’arriver à une fin. Un moyen de m’amener jusqu’ici, à cet instant, pour faire ce que je dois faire.
— Ne me faites pas de mal… vous ne vous sentez pas bien, vous êtes…
— Fou ? Le vieil homme secoua la tête. Non, je ne suis pas fou. Pas en ce moment. Mais je l’ai été à plusieurs reprises, durant ma vie. Peut-être le sommes-nous tous, lorsque nous nous efforçons de faire face aux complications de l’existence, lorsque nous essayons d’affronter des problèmes qui sont trop vastes pour qu’une seule vie puisse suffire à les régler. J’ai été fou dans une ville, fou dans l’isolement d’une cellule et fou dans le désordre de la guerre. Le pire fut peut-être quand j’ai perdu mon fils.
» Oui, j’avais un fils, Littlejohn. C’était l’un des premiers Minus, l’un des mutants primitifs de Leffingwell, et je ne l’ai jamais vraiment connu avant la révolution et notre départ ensemble. Mon garçon était médecin, et bon médecin. On a passé près de cinq ans ensemble, et j’ai beaucoup appris grâce à lui. Sur la médecine, mais ça n’avait alors aucune importance. Je pense à ce qu’il m’a appris sur l’amour. J’ai toujours détesté les Minus, mais mon fils en était un et je suis parvenu à l’aimer. On avait des plans pour rebâtir le monde, lui, moi et les autres. Nous voulions attendre la fin de la révolution pour aider à la restauration de la civilisation.
» Mais les Naturalistes sont venus larguer leur bombe et mon garçon est mort. Plus de quatre cents hommes du groupe sont morts dans le cañon… quatre cents hommes qui auraient pu changer le destin du monde. Croyez-vous que je puisse oublier ça ? Croyez-vous que moi et les autres survivants puissions jamais oublier ? Pouvez-vous nous en vouloir si nous sommes devenus fou ? Si nous nous sommes terrés dans la solitude, à l’écart du monde qui ne nous avait offert que mort et destruction, pour viser à apporter en retour mort et destruction à ce monde ?
» Réfléchissez-y un instant, Littlejohn. Nous étions tous des vieillards et le monde ne nous avait apporté que misère durant notre existence. Le monde que nous voulions sauver se détruisit-il lui-même ; pourquoi nous inquiéter de son destin ou de son avenir ?
» Nous avons donc changé nos plans, Littlejohn. Le choc avait peut-être été trop fort. Au lieu de viser à rebâtir ce monde, nous avons tourné nos pensées vers la destruction. Nos instruments et nos livres avaient disparu, ensevelis dans les décombres en compagnie de nos braves petits gars. Mais nous possédions encore nos cerveaux. Des cerveaux affolés, allez-vous dire… mais conscients des réalités. Les dures réalités des années postrévolutionnaires.
» Nous nous sommes terrés dans le désert. Nous avons conçu et rêvé. De temps en temps, nous envoyions des espions. Nous savions ce qui se passait. Nous savions que les Naturalistes avaient disparu et que les gens de 1,80 m n’existaient plus dans ce monde de Minus. Nous savions que des projets de remise en œuvre étaient en cours. Nous avons observé votre peuple qui a développé graduellement de nouveaux modes de vie et d’étude. Une partie du savoir d’antan fut sauvée, mais pas la totalité. Notre petit groupe avait plus de connaissance que vous ne pourriez l’imaginer. Cinquante d’entre nous auraient pu surpasser tous vos savants dans n’importe quel domaine.
» Mais nous avons observé et attendu. Quelques-uns des nôtres sont morts suite aux privations, d’autres de vieillesse. Il a fini par ne plus rester qu’une douzaine d’entre nous pour partager ce rêve. Ce rêve de destruction. Nous savions qu’il nous fallait agir promptement ou pas du tout.
» Nous nous sommes donc aventurés dans ce monde, prudemment et précautionneusement, en agissant subrepticement et discrètement. Nous voulions contempler la corruption et déceler les faiblesses de votre civilisation dégénérée. Nous les avons découvertes immédiatement. Ces faiblesses apparaissent facilement, car elles sont d’ordre physique. Vous appartenez à une race mourante, Littlejohn. Les jours de l’humanité sont comptés. Inutile pour nous de chercher à réactiver les missiles ensevelis, inutile de lancer des thermonucs sur ce monde. Nous pouvons atteindre l’objectif en nous contentant de détruire le Conseil central de New Chicagee. Une douzaine d’hommes meurent et il ne reste plus d’initiative suffisante pour les remplacer. C’est aussi simple que cela. Et aussi compliqué.
Harry Collins secoua la tête.
— Oui, aussi compliqué. Parce que les seules faiblesses que nous ayons observées sont de nature physique seulement. Nous connaissons assez cette civilisation pour l’avoir remarqué.
» Toutes les choses que j’ai détestées durant ma vie ont désormais disparu : les foules, la compétition, l’égoïsme sordide, le fanatisme, l’intolérance, les préjugés. Les aspects antisociaux de la société ont disparu. Il ne reste que la race humaine, vivant de façon aussi proche que possible de la notion d’Utopie que j’imaginais. Vous et les autres vous en êtes bien tirés, Littlejohn.
— Et vous êtes venus nous tuer…
— Nous étions venus dans ce but. Parce que nous, nous possédions encore les défauts et les imperfections de cette culture d’antan. Nous avons cherché des cibles à attaquer, des méchants à détester et à détruire. Et nous avons découvert ces réalités.
» Non, je ne suis pas fou, Littlejohn. Mes compagnons et moi ne sommes pas ici pour nous venger. Nous sommes revenus au plan primitif ; le plan de Leffingwell, de mon fils et de tous ceux qui ont travaillé à leur façon pour réaliser ce rêve d’un monde meilleur. Nous sommes venus vous aider. Vous aider avant votre mort… avant notre mort.
Littlejohn leva les yeux et soupira.
— Pourquoi cela ne s’est-il pas produit plus tôt ? murmura-t-il. Il est trop tard maintenant.
— Non, il n’est pas trop tard. Mes amis sont là. Ils sont en train de prononcer les mêmes paroles auprès des autres conseillers. Nous sommes peut-être vieux, mais nous pouvons toujours vous transmettre ce que nous avons appris. Il faut développer certaines techniques. Nous pouvons vous permettre d’augmenter votre utilisation de l’énergie atomique. Certains projets d’amendement des sols et d’irrigation, des techniques biologiques…
— Vous l’avez dit vous-même, chuchota Littlejohn, nous sommes une race mourante. C’est le problème primordial. Il est insoluble. Cet après-midi même…
Et il raconta son entrevue avec Thurmon.
— Vous ne comprenez pas ? conclut Littlejohn. Nous n’avons aucune solution pour notre survie. Nous payons maintenant le prix pour ne pas avoir écouté les leçons de l’histoire. Nous avons essayé de vaincre la nature et, en fin de compte, c’est la nature qui nous a vaincus. Parce que nous n’avons pas voulu rendre à César…
Harry sourit.
— C’est cela, dit-il.
— Quoi ?
— César. C’est la réponse qu’il vous faut. Même vos médecins doivent avoir des dossiers là-dessus. Je le sais, parce que mon fils m’a appris la médecine. Il y avait jadis une opération, que l’on appelait une césarienne, qu’on pratiquait sur les femmes normales et aussi sur les naines, au moment de l’accouchement. Si votre problème est la mise au monde normale d’enfants normaux, on pourra remettre cette intervention à l’honneur. Choisissez certains de vos savants. Qu’ils voient ce qu’ils savent à cet égard. Je serai heureux de leur fournir des instructions…
Beaucoup d’excitation s’ensuivit. Beaucoup trop pour Littlejohn. Lorsque le Conseil se fut réuni en assemblée extraordinaire, lorsqu’on eut formulé des plans et qu’on l’eut ramené chez lui en hélicoptère, il était complètement épuisé. Seul un reste d’enivrement lui permettait encore de tenir ; on avait trouvé une solution.
Il s’enfonça dans le sommeil en sachant qu’il allait faire le tour du cadran.
Harry Collins fit de même. Le vieillard et ses compagnons, hôtes du Conseil, se trouvaient temporairement logés dans les salles du Conseil. C’était la seule bâtisse assez grande pour les abriter, et ils durent dormir sur le plancher. Mais cela leur suffisait pour l’instant.
Le réveil de Harry Collins fut automatique, car le minuscule télécran à l’autre bout de la salle s’alluma soudain et la voix traditionnelle gazouilla pour interrompre ses songes.
— Bonjour, fit cette voix. Une belle journée à New Chicagee !
Harry fixa l’écran, puis il sourit.
— Oui, murmura-t-il. Mais demain sera encore plus beau.
Des presses de marabout s.a.
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