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Cette fois-ci, lorsqu’il s’éveilla, il se souvenait. Il savait qui il était et ce qui s’était passé avant l’agression.

Pour en apprendre plus, il ouvrit les yeux et s’assit. Il se trouvait dans un appartement, sur un divan.

Cela suffisait pour l’instant. Sa main lui apprit le reste. En faisant courir ses doigts sur son crâne, il découvrit un point sensible. Il avait mal, mais assez peu. Ses doigts ne furent pas mouillés. On ne l’avait donc pas trop estourbi.

Très bien. Maintenant, il fallait se lever et regarder alentour. Il y parvint sans difficulté ; c’est-à-dire qu’il n’eut aucune peine à se mettre sur pied. Regarder alentour ne posa non plus aucun problème… mais il lui fut malaisé d’accepter ce qu’il vit.

La conception et les dimensions de la pièce étaient assez conventionnelles. L’éclairage indirect était fluorescent ; le mobilier, moderne, sans trop. Mais les touches secondaires du décor étaient plus difficiles à accepter.

Par exemple, les photos sur le mur au-dessus du divan. C’étaient étaient des photographies de pin-up ; des photogravures, plutôt. Rien d’anormal à cela, sinon que les pin-up en question étaient des hommes. Des hommes dans la posture habituelle de Monsieur Muscle, mais sans la peau de léopard de Monsieur Muscle. Barton eut un regard curieux en se demandant ce que faisait le propriétaire de cet appartement.

— Salut, mignon.

Barton tourna la tête. Il ne vit personne.

— Qu’est-ce qu’y a ? T’as donné ta langue au chat ?

La pièce était vide mais la voix était bien là. C’était une petite voix aiguë ; moqueuse de façon étrange en raison d’une qualité familière dont la nature lui échappait.

— Où est l’eau ? Dans le ballot ?

C’était peut-être l’endroit du couloir qui portait la pancarte : Par ici la folie. Barton ne savait trop.

Mais la voix continua :

— Fallot, boulot, salaud, Bilbo. Qui c’est, Bilbo ? Salut, mignon.

Il la vit et la reconnut alors, la chanteuse jaune vert. Elle s’était perchée sur la drôle de boîte qui était dans le coin ; c’était un mélopsitte au bec en zeste de citron et aux yeux en perles noires.

— Que je sois pendu ! lâcha Barton.

— Pendu, d’accord, opina la perruche.

Ses plumes formèrent un sillage vert lorsqu’elle décolla pour atterrir sur son épaule.

— Salut, mignon ! répéta-t-elle. Comme t’appelles-tu, ma belle ?

— Dale Barton.

Rien de plus ridicule que de parler à un oiseau. Pour qui se prenait-il, pour saint François d’Assise ? Mais l’oiseau hocha la tête comme s’il avait compris et lui répondit :

— Je m’appelle Terry. Terry, Terry, t’es joli. Où est Jerry ?

L’étreinte des ongles se resserra et l’étreinte de Barton sur ses sens se relâcha. Il se surprit à dire :

— Je ne sais pas. Tu comprends ce que je dis ?

— Comprendre ? Je comprends. Je suis Terry. Où est Jerry ?

— Je suis là.

Elle était bien là, et elle entra dans la pièce.

Au premier coup d’œil, Barton ne put être sûr de son sexe. La brosse, les épaules larges et le pantalon étaient trompeurs. Mais le décolleté du corsage apportait une confirmation. Barton avait deux bonnes raisons de croire que Jerry était du sexe féminin.

— Ça va mieux ? demanda la femme.

— Oui, merci.

— Pardon pour vous avoir assommé. Mais une fille ne peut pas courir de risques, vous savez.

Voilà, elle avait admis son sexe. Barton fut encore plus informé par son avance ondulante.

— Vous plaisez à Terry, dit-elle en posant l’oiseau sur sa propre épaule. Quel nom lui avez-vous donné ?

— Dale Barton.

— Dalebarton ? Étrange. Où c’est que vous luttez ?

— Lutter ?

Qu’est-ce qui lui avait donné cette idée ? Le slip ? Barton baissa les yeux sur sa quasi-nudité et fut embarrassé de découvrir qu’elle avait suivi son regard.

— Je ne suis pas lutteur.

— Oh ! Elle baissa les yeux. Alors, vous êtes un vrai pro.

— Pro ? Je ne comprends pas.

— Voyons, Dalebarton… Votre nom est rudement dur à prononcer, au fait…

— Vous ne le dites pas comme il faut. C’est Dale Barton. On s’arrête entre les deux. Dale est mon prénom.

— Prénom ? Mais le reste, alors, à quoi il sert ?

— Barton est mon patronyme. Votre prénom, c’est Jerry, n’est-ce pas ? Et votre patronyme, c’est…

— Voyons, qu’est-ce qui vous prend ? Je m’appelle Jerry, et puis c’est tout. J’avais entendu dire que les pros étaient bêtes, mais pas à ce point-là !

— Voyons, ma petite, je ne sais pas de quoi vous parlez ! Il se fait que je m’appelle Dale Barton, je ne suis pas un lutteur, ou un pro en quoi que ce soit. Pro pour professionnel, bien sûr.

— Hein ! Jerry secoua la tête. Pas de cette timidité masculine avec moi. Pro pour professionnel ! Vous savez très bien ce qu’est un pro, va !

— Pro ! lança soudain la perruche. Pro, pro, prostitué. Tuer ?

— Pour sûr, il est tuant, Terry. La fille lissa les plumes de l’oiseau. Mais ça ne prend pas, hein ? Essayer de prétendre qu’il ne sait pas de quoi il est question. Pourquoi…

Barton rougit.

— Je ne prétends rien du tout ! Je m’appelle Dale – autre mot – Barton ; je ne suis pas lutteur et je n’ai rien à voir avec la traite des blanches. Et, grand Dieu, pour l’instant, je n’y vois goutte !

Jerry le considéra longuement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? vous êtes malade ? Ce coup sur la tête vous a-t-il fait perdre la mémoire ?

— Ce n’est pas ce coup-là, si vous faites allusion à la caresse que vous m’avez administrée. Mais j’ai effectivement perdu une partie de ma mémoire. Au début de la journée, je crois.

— Asseyez-vous.

Barton choisit le divan et Jerry s’avança jusqu’à une table. Elle décrocha de sa ceinture une bourse en cuir et continua à parler en la vidant.

— Des bracelets et des colliers, bien. Au début de la journée, hein ? À quoi je pensais quand j’ai pris ça ? Personne ne veut plus de boucles d’oreilles. Mais vous vous rappelez votre nom. Ah, un bracelet de cheville en diamant, c’est mieux. D’où êtes-vous ?

Barton fixait les joyaux qui tombaient du sac en cascade ; il répondit :

— Indianapolis est le dernier endroit dont je me souvienne.

— Bien, fit Jerry. On est à Indianapolis, vous savez. Elle souleva un collier de perles qu’elle examina d’un œil critique. Mais où êtes-vous né ?

— À San Francisco.

Les perles glissèrent sur la table.

— Oh, pour l’amour de Marie ! C’est reparti, hein ? On ne naît plus à San Francisco.

— Pardon. C’est ma faute.

— C’est la faute de quelqu’un, pour sûr. Et je suppose que vous ne connaissez pas la date d’aujourd’hui.

— Non, je ne crois pas. Il ferma les yeux. Si vous me la donniez ?

— 17 juillet 2121.

— Ça alors, c’est mon anniversaire ! commença Barton. Puis il s’arrêta. Quelle année avez-vous dit ?

— 2121 ; ça porte deux fois bonheur.

— Ouais. Deux fois.

Barton prit sa tête entre ses mains. Il avait eu peur, l’espace d’un instant, qu’elle ne quitte ses épaules. 2121, hein ? Ça lui faisait alors, voyons un peu, 186 ans. À cet âge-là, la tête ne tient plus tellement sur les épaules. Bon anniversaire. Dale Barton, et à la prochaine !

— Écoutez, ma petite, je suis malade. Ce n’est pas le moment de plaisanter.

— Vous ne m’avez pas du tout l’air malade. Et qui a parlé de plaisanter ?

— Pourquoi m’avoir amené ici ? demanda tranquillement Barton.

— Parce que les Ams vous poursuivaient. De même qu’elles sont toujours après moi.

— Les Ams ?

— Les Amazones, idiot ! les flics, la Loi Jane. Je suppose que vous n’en avez pas entendu parler et que vous n’avez pas compris que je suis une malfrat.

— Une malfrat ? Une pickpocket ?

— Mais non, les pickpockets, ça n’existe pas, je suis plutôt une pique-bourse, en l’occurrence, je suis une malfrat – je vole à la tire. Ces trucs (elle fit un geste pour désigner les fanfreluches brillantes sur la table) arrivent d’une bijouterie. De la vitrine. Je revenais quand j’ai entendu les coups de sifflets. Et vous couriez vers moi. J’ai tapé d’abord et j’ai regardé ensuite. J’ai pensé que vous aviez des ennuis et je vous ai amené ici pour ça. Jerry soupira. Voilà l’histoire. Maintenant, vous allez dire la vérité ?

— Je dis la vérité. La moitié de ce que vous racontez ne veut rien dire. Je ne connais ni les Ams, ni les pros ; je ne me souviens pas. Mais je ne suis pas un esc… je ne suis pas recherché par les flics.

— Elles étaient à vos trousses.

— Oui, mais…

— Oh, la barbe ! Jerry se leva. À boire ?

— Eh bien… Barton avait soif, mais il avait encore plus faim. Vous avez à manger ? demanda-t-il. J’ai une faim terrible.

— Bien sûr. Tant qu’on y est, allons-y jusqu’au bout, je dis toujours. Venez.

Elle le conduisit dans la pièce d’à côté. C’était une cuisine, mais la chose n’était pas évidente. Rien n’était plus évident aux yeux de Barton. Si l’on était en 2121 (mais cela ne pouvait être, être ou ne pas être), la cuisine en apportait la preuve de façon déconcertante. Four électrique, réfrigérateur et machine à laver la vaisselle étaient encastrés dans le mur. Le mobilier était assez conventionnel (les meubles ne changent pas tellement avec le temps, se dit Barton, et, en post-scriptum, il ajouta qu’il était dingue de penser de la sorte) et les appareils étaient reconnaissables, à leur manière.

Mais lorsque Jerry eut mis les steaks dans un récipient qui ressemblait à un moule à gaufre, introduit le tout dans un trou du four pour le retirer au bout de trente secondes, Barton cessa de se parler.

Il n’avait plus qu’un désir : manger. Il fut largement satisfait. Jerry sortit une salade, fit quelque chose avec des légumes (elle les mit dans un récipient rond, les introduisit dans le four et les retira rapidement) et couronna le tout par un gâteau glacé au chocolat.

Barton vida rapidement les assiettes en plastique. Son appétit était certes digne de celui d’un homme qui avait dormi huit fois plus que Rip Van Winkle. Il se sentait plus que Rip. Ou plus que Winkle. Mais comment dormir et pourquoi n’était-il ni vieux ni barbu ? Comment ceci pouvait-il être, être ou ne pas être…

— Ne restez pas ainsi assis à me regarder. Je vous ai demandé ce que vous vouliez boire, maintenant.

— Pardon.

Barton sourit. Au premier abord, le mouvement de ses muscles fut forcé, mais une fois lancé, le sourire continua de son propre accord. Il se sentait mieux se sentait en pleine forme, en fait, tant qu’il ne songeait pas aux circonstances.

— J’ai du vivo, de la crème et du rumancoke. Qu’est-ce que ça sera ?

Vino devait être du vin, la crème du sirop de menthe.

— Rumancoke, répondit Barton.

— Bon.

Jerry se leva, introduisit les couverts dans une fente du lave-vaisselle et appuya sur un bouton. Elle leva les bras vers un placard, la partie supérieure de son anatomie suivit le mouvement et les yeux de Barton se ruèrent dans cette direction.

— Je veux un verre, je veux un verre, je veux un verre !

Terry entrait maintenant en scène en voletant autour de la tête en brosse. Barton trouvait encore difficile d’accepter l’épidémie de cette coiffure, mais il existait des traits qui compensaient.

Assis ensuite face à Jerry dans la grande pièce, il se sentit très détendu. Il buvait effectivement du rhum et du coca à parts égales.

— Comment ça va, maintenant, Dalebarton ?

— Dale.

— Hein ? Oh, bien sûr. Dale.

— Ça va bien, merci.

— Tu te rappelles autre chose ?

Il sourit.

— Pour l’instant, je n’essaie pas. C’est déjà assez agréable d’être en vie.

Était-ce vrai ou était-ce la voix du troisième rumancoke ? Il l’ignorait. Eh bien, in vivo veritas. Il était agréable de se sentir à nouveau rassasié.

— C’est agréable d’être en vie ? Jerry soupira. C’est peut-être le cas pour vous, les hommes. Vous ne devez pas travailler, et il y a toujours une femme prête à vous protéger…

Voilà que ça recommençait ; le souvenir d’un monde qu’il n’avait nullement fabriqué. Barton secoua la tête.

— N’y pense plus, dit-il. Détends-toi. Jouis de la vie.

Jerry secoua des boucles inexistantes.

— Ah, c’est bien d’un homme ! Je suppose que parce que tu as vu mon butin de ce soir, tu t’imagines…

— Ta gueule ! fit Barton.

— Quoi ?

— Tu m’as entendu. Ta gueule.

— On ne peut pas me parler comme ça ! Homme ou pas, j’ai bien envie de te filer une bonne raclée.

— Essaye un peu !

Tous deux étaient maintenant debout. Barton s’approcha d’elle.

— Vas-y, essaye !

Elle essaya.

Quand la lutte cessa exactement, Barton l’ignora… et il ne sut pas plus qui avait gagné. Tous deux avaient eu de quoi piller à volonté.

Ce fut plus tard, bien plus tard, que Jerry reprit la parole. À son côté, sa voix ensommeillée se fit entendre dans les ténèbres, et elle murmura :

— Ne me dis pas que tu ne l’es pas.

— Pas quoi ?

— Pas pro.

Barton se rendormit.