8 – Harry Collins – 2029
Les gardes de Stark Falls avaient reçu l’ordre strict de ne pas parler. Chaque prisonnier se promenait seul dans l’allée de la cour et l’on servait les repas dans les cellules. Les cellules étaient assez confortables et, s’il n’y avait pas de télécrans, on pouvait obtenir des livres – des livres authentiques, à l’ancienne mode, qui avaient dû être conservés à partir des bibliothèques démantelées une cinquantaine d’années auparavant. Harry Collins ne découvrit aucun titre portant une date antérieure à 1976. Tous les jours à peu près, un employé passait avec un chariot sur lequel s’amoncelaient les volumes poussiéreux. Harry lisait pour passer le temps.
Au début, il attendit impatiemment son procès, mais au bout d’un certain temps, il en oublia presque la possibilité. Plus d’un an s’écoula qu’il pût raconter son histoire à quelqu’un.
Quand il eut cette chance, son auditoire n’était pas composé d’un juge, de jurés, de docteurs, d’hommes de loi ni de criminalistcs. Il ne parla qu’à Richard Wade, un autre prisonnier qui avait été mis dans la cellule voisine l’après-midi du 11 octobre 2013.
Harry parla avec hésitation, puis les mots lui vinrent avec plus de facilité, et l’émotion avait son éloquence propre. Son auditeur invisible, de l’autre côté du mur, ne l’interrompit ni ne le questionna ; il suffisait à Harry qu’il y eût quelqu’un qui pût enfin l’écouter.
— Ça n’a donc pas été du tout ce que j’attendais, conclut-il. Pas de procès, pas de publicité. Je n’ai jamais revu Leffingwell, ni Manschoff. Personne ne m’a interrogé. Lorsque j’ai repris conscience, je me trouvais en prison. Enterré vivant.
Richard Wade parla lentement et pour la première fois :
— Tu as de la chance. On aurait pu t’abattre sur place.
— C’est ça qui me turlupine, lui apprit Harry. Pourquoi ne m’a-t-on pas tué ? Pourquoi m’enfermer incommunicado de la sorte ? Il ne reste plus beaucoup de prisons, de nos jours, avec le prix de l’espace et de la nourriture.
— Il ne reste plus du tout de prisons… officiellement. De même qu’il n’existe plus de cimetières. Mais les gens importants ont droit à des enterrements privés et leurs restes sont secrètement préservés. C’est une question de prestige.
— Je n’ai aucun prestige. Je ne suis pas important. Tu ne penses pas qu’on pourrait trouver trop dangereux de me conserver en vie, dans ces circonstances ? S’il devait y avoir une enquête…
— Qui voudrait enquêter ? Sûrement pas le gouvernement.
— Mais supposons qu’il y ait un revirement politique. Supposons que le Congrès veuille tirer parti de la situation.
— Il n’y a plus de Congres.
Harry suffoqua.
— Plus de Congrès ?
— Depuis le mois dernier. Il a été dissous. Nous sommes dorénavant gouvernés par un cabinet qui délègue son autorité aux différents ministres.
— Mais c’est ridicule ! Personne n’accepterait une telle chose !
— La plupart l’ont acceptée. Après une année de préparations élaborées, d’exposés sur les pots-de-vin, la corruption et l’inefficacité du Congrès. Il s’est avéré que depuis toujours le Congrès tenait le mauvais rôle ; sénateurs et députés avaient manigancé des barrières douanières et des accords commerciaux restrictifs qui ont abaissé notre approvisionnement en nourriture. Ils s’opposaient à la Fédération internationale. En termes plus simples, on a fait un marché avec le peuple : débarrassez-vous du Congrès et vous aurez davantage de nourriture. Cela a suffi.
— Mais on pourrait penser que les politiciens se rendraient compte qu’ils étaient en train de se couper la gorge ! L’administration des États et les gouverneurs…
— L’administration des États a été dissoute en même temps, continua Wade. Il n’existe plus d’États ; rien que des districts gouvernementaux. Fondés sur des considérations rationnelles géographiques et nationales. Ce n’est plus l’antique économie d’expansion basée sur la mode et la consommation effrénée. Pour l’instant, le problème essentiel, c’est de survivre. D’une certaine façon, cela tient debout. Les anciens mécanismes politiques ne pouvaient plus régler la situation ; le temps manque pour les discussions lorsque les décisions instantanées sont nécessaires au salut de la nation. Tu as entendu parler de la suppression des libertés, durant les guerres d’autrefois ? Eh bien, il y a actuellement une guerre ; une guerre contre la faim, une guerre contre les forces de la fécondité. Dans une douzaine d’années, quand toute une génération issue des piqûres Leff aura grandi et qu’un tas de gens âgés seront morts, la tension se relâchera. En attendant, une action rapide s’impose. Une action arbitraire.
— Mais tu es en train de défendre la dictature !
Richard Wade émit un bruit qui accompagne généralement les haussements d’épaules moqueurs.
— Vraiment ? Eh bien, ce n’était pas le cas quand j’étais dehors. C’est d’ailleurs pour ça que je suis ici.
Harry Collins s’éclaircit la gorge.
— Qu’est-ce que tu faisais ?
— Si tu veux parler de ma profession, j’étais script. Si tu veux parler de mes prétendues activités criminelles, j’ai commis l’erreur de penser comme toi, et l’erreur encore plus grave de tenter d’insérer cette attitude dans mes scripts. Quand le Congrès a été officiellement dissous, on a eu l’idée de préparer une émission appropriée – une sorte de revue historique de cette institution utilisant de vieux extraits de films. Mes supérieurs avaient en tête une comédie d’erreurs, une cavalcade de méprises et de méfaits démontrant que mieux valait être débarrassés de ce spectacle forain politique. J’ai bien accompli ma tâche et sélectionné les extraits, mais en écrivant un commentaire succinct, j’ai commis l’erreur de présenter à la fois le pour et le contre. Rien de cela n’a naturellement pu apparaître sur les télécrans, mais mon action a été soigneusement notée. On m’a emmené aussitôt et je me suis retrouvé en ce lieu. Et je n’ai eu droit ni à une audition ni à un procès.
— On ne t’a pas exécuté. Mais… Harry hésita. Est-ce à ça que tu t’attends ?
— Et pourquoi ne t’a-t-on pas exécuté, toi ? lui répliqua Wade. Il resta silencieux encore un instant avant de continuer :
— Non. Il y a autre chose, en ce qui nous concerne, je crois. Et il y a aussi les députés et les sénateurs qui ont disparu. Je crois qu’on nous stocke.
— Qu’on nous stocke ?
— Cela fait partie d’un plan. Laisse-moi le temps d’y réfléchir. On en reparlera après. Wade gloussa de nouveau. On dirait qu’on en aura longuement l’occasion dans l’avenir.
Il était dans le vrai. Durant les mois qui suivirent, Harry parla fréquemment avec son ami de derrière le mur. Il ne le vit jamais – à Stark Falls, les prisonniers se promenaient séparément et il n’existait ni assemblée ni distraction communautaires. On leur servait dans leurs cellules étonnamment confortables des repas étonnamment équilibrés. Harry ne pouvait se plaindre quant à ses besoins. Il avait désormais quelqu’un à qui parler, qui faisait passer le temps plus rapidement.
Il en apprit beaucoup au sujet de Richard Wade durant l’année qui suivit. Wade se complaisait dans ses réminiscences du passé. Il parlait de son travail à la télévision – la télé commerciale, privée, qui florissait avant la nationalisation des media dans les années 80.
— C’est là que tu as débuté, hein ? lui demanda Harry.
— Seigneur, non ! petit ! Je suis beaucoup plus vieux que ça. Voyons, j’approche des soixante-cinq ans. Né en 1940. C’est ça, pendant la seconde guerre mondiale. Je me rappelle presque la bombe atomique, et les Spoutniks, là, je m’en souviens bien. Laisse-moi te dire que c’était une époque dingue. Les pessimistes avaient peur que les Russes nous fassent sauter et les optimistes étaient sûrs qu’on avait un avenir magnifique dans la conquête de l’espace. T’as jamais entendu la parabole des aveugles qui explorèrent un éléphant ? Eh bien, on était tous à peu près comme ça ; chacun de nous tâtonnait en essayant de faire sa propre découverte de l’avenir. Il y en a même quelques-uns comme nous qui en ont tiré un peu d’argent en écrivant de la science-fiction. C’est comme ça que j’ai débuté.
— Tu étais écrivain ?
— J’ai vendu ma première nouvelle quand j’avais dans les dix-huit ans. J’ai continué à écrire à intervalles irréguliers pendant près de vingt ans. Bien sûr, la formule thermo-nuc de Robertson est arrivée en 76 et après ça, tout a été fichu. Ça a annihilé tout risque de guerre, mais ça a aussi coupé tout intérêt pour la spéculation et la fiction. J’ai donc essayé la télé et j’y suis resté. Mais la vieille science-fiction était bien amusante, en son temps. Tu en as déjà lu ?
— Non, admit Harry. C’était avant mon époque. Dis-moi, au fait… est-ce que ça tenait debout ? Je veux dire : est-ce que certains de ces écrivains ont réellement prévu ce qui s’est passé ?
— Il y avait pas mal de devins à quatre sous et de Nostradamus à cinq francs, lui apprit Wade. Mais, comme je te l’ai dit, la plupart prévoyaient une guerre avec les communistes ou une nouvelle ère de voyages spatiaux. Puisque le communisme s’est écroulé et que le voyage spatial n’était qu’une balade coûteuse, une impasse menant à des mondes morts, il s’ensuit que la majorité des avenirs fictifs se fondait sur des raisonnements fallacieux. Et tout le reste des extrapolations ne traitait que de manifestations sociales superficielles.
» Par exemple, ils ont écrit quelque chose sur les civilisations dominées par la publicité et les techniques de motivation des masses. Il est vrai que pendant mon enfance, cela paraissait un courant très logique… mais une fois que la demande a dépassé l’offre, tout le mécanisme de la stimulation de la demande, qui était la fonction essentielle de la publicité, s’est alors embourbé. Et les techniques de motivation des masses se consacrent aujourd’hui presque entièrement au maintien d’une résistance minimale à un système qui assure notre survie.
» Une autre idée courante se basait sur l’expansion du matriarcat… d’un gérontomatriarcat, plutôt, où les femmes âgées prendraient le pouvoir. À une époque où les femmes vivaient nettement plus longtemps que les hommes, cela semblait possible. Maintenant, naturellement, les heures de travail plus courtes et les progrès médicaux ont compensé cette inégalité. Puisque la propriété privée est devenue de moins en moins facteur de domination de nos destinées collectives, peu importe en fait qui a le dessus.
» Il y avait aussi la théorie habituelle selon laquelle les progrès technologiques aboutiraient à l’établissement d’une société où l’on n’aurait plus qu’à pousser des boutons, où des automates feraient tout le travail. Ce serait bien le cas… si nous avions des réserves illimitées de matériaux bruts pour produire des robots, et des sources d’énergie illimitées pour les activer. Nous nous sommes désormais rendu compte que l’énergie atomique ne peut être utilisée que sur une échelle minuscule.
» Enfin et surtout, il y avait le concept d’un système orienté vers la médecine, avec une insistance particulière sur la psychothérapie, la neurochirurgie et la parapsychologie. Le monde devait être dirigé par des télépathes, la psychose éliminée par le lavage de cerveau, l’intellect développé par la suggestion hypnotique. Ça avait l’air magnifique… mais c’est la défaite des maladies physiques qui a presque exclusivement occupé la Faculté.
» Non, ce qu’ils ont généralement paru oublier, à quelques exceptions près, c’est le problème de la population. On ne peut pas diriger le monde par la publicité lorsqu’il y a tant de gens et si peu de marchandises. On ne peut pas le refiler aux grosses sociétés quand un gros gouvernement a virtuellement digéré toutes les fonctions commerciales et industrielles, ne serait-ce que pour absorber une demande de plus en plus croissante. Le matriarcat perd sa signification quand l’unité familiale individuelle change de caractère sous la pression de la croissance de la population qui élimine le foyer traditionnel, le cercle de famille et la structure sociale. Et plus nous devons conserver les ressources naturelles pour les humains, moins nous pouvons dépenser pour les expériences sur les robots et les mécaniques. Quant à la société dominée par la psychologie, nous avons trop de malades et pas assez de médecins. Je n’ai pas à te rappeler que la caste militaire a perdu ses chances de prise de contrôle quand la guerre a disparu, et que la religion perd chaque jour du terrain. Les différences de classes tendent à disparaître et les distinctions raciales suivront le mouvement. L’ancienne idée d’une Fédération mondiale se fait de moins en moins utopique. Une fois les barrières politiques abattues, le mélange des races finira le travail. Mais personne n’a semblé prévoir cet avenir-ci. Ils ont tous commis l’erreur de s’inquiéter de la bombe à hydrogène au lieu de la bombe à sperme.
Harry opina songeusement du chef, quoique Wade ne pût voir cette réaction.
— Mais, n’est-il pas vrai qu’il y a dans notre situation une parcelle de toutes ces idées ? demanda-t-il. Je veux dire que le gouvernement et les entreprises ne font qu’un, et ils utilisent des techniques de propagande pour contrôler tous les media. Quant à la recherche scientifique, regarde comment nous avons rebâti nos villes et développé des ersatz de nourriture, de carburant, de vêtement et de logement. Si on en vient à la médecine, il y a Leffingwell et ses injections. Est-ce que ça ne suit pas les tendances de ta science-fiction primitive ?
— Où est ta Résistance ? lui demanda avec force Richard Wade.
— Ma quoi ?
— Ta Résistance, lui répéta Wade. Merde ! toutes les histoires de science-fiction concernant une société future contiennent des résistants ! C’est vraiment le truc classique de toutes les intrigues. Le héros était un conformiste qui se trouvait aux prises avec l’ordre social – en y réfléchissant, c’est ce que tu as fait, il y a des années. Mais au lieu de devenir une victime impuissante du système, il se ralliait au mouvement de Résistance. Pas des aigris comme ton ami Ritchie qui a tenté d’agir de son propre chef sans plan ni organisation réels, mais une organisation complètement secrète visant à la révolution et à la prise du pouvoir. Il y avait de vieux prêtres sages, de vieux escrocs sages, de vieux officiers sages et de vieux fonctionnaires sages qui jouaient tous un double jeu et préparaient un coup d’État. Des espions dans tous les coins, tu vois ? Et en un rien de temps, notre héros jouait à s’attraper avec les gros bonnets du gouvernement. Voilà comment ça fonctionnait, dans ces histoires.
» Mais qu’est-ce qui se passe dans la vie réelle ? Qu’est-ce qui s’est passé pour toi, par exemple ? Tu t’es fait avoir par des trucs idiots amenés bêtement… parce que les autorités sont des gens normaux et non le genre de super-intellects synthétiques imaginés par des fabricants d’illusions frustrés. Tu as trouvé que les candidats logiques au rôle de résistants, c’étaient les Naturalistes ; encore une fois, ce n’étaient que des individus ordinaires sans génie pour l’organisation. Quant à entrer en contact avec des personnalités clés, tu étais là quand Leffingwell a terminé ses expériences. Et tu es revenu l’abattre des années plus tard. Bien dans la tradition du héros, je dois l’admettre. Mais tu ne l’as jamais vu autrement que dans le télescope de ton fusil. Ce fut alors la fin. Aucun nouveau Machiavel ne t’a saisi pour jouer au chat et à la souris, aucun Freud futuriste ne s’est donné la peine de te laver le cerveau ni de te savonner l’inconscient. Tu n’es pas assez important pour ça, Collins.
— Mais on m’a mis dans une prison spéciale. Pourquoi ?
— Qui sait ? Moi aussi, on m’a mis ici.
— Tu as déjà dit qu’on nous avait stockés. Qu’est-ce que tu voulais dire ?
— Eh bien, disons que c’était une vieille idée de science-fiction. Je t’en parlerai demain, va.
La question – de même que Harry Collins – resta en suspens pendant la nuit.
Le lendemain, Richard Wade avait disparu.
Harry l’appela et n’obtint aucune réponse. Il cria, il jura, arpenta sa cellule, marcha seul dans la cour, supplia les gardes de lui donner des renseignements, il sua, se parla, compta les jours et perdit le compte des jours.
Et soudain, il y eut dans la cellule voisine un nouveau prisonnier : William Chang, biologiste. Il se montra très discret quant au crime qu’il avait commis, mais fort loquace à propos des crimes commis par autrui dans le monde extérieur. La majeure partie de ce qu’il racontait au sujet de gènes, de chromosomes, de caractères récessifs et de mutations, semblait incompréhensible. Mais durant ces conversations, une chose apparut clairement : Chang s’inquiétait de l’avenir de la race.
— Leffingwell aurait dû attendre, dit-il. C’est la deuxième génération qui a de l’importance. Comme j’ai essayé de l’expliquer à mes…
— C’est pour ça que tu es ici ?
Chang soupira.
— Je suppose. Naturellement, on n’a pas voulu m’écouter. La surpopulation a toujours été la plaie de l’Asie et ceci semblait une solution tellement évidente ! Mais qui sait ? Le temps viendra peut-être où on aura besoin de gens comme moi.
— Toi aussi, on a dû te stocker.
— Comment ça ?
Harry lui parla des remarques de Richard Wade et ils tentèrent ensemble de reconstituer la théorie sous-jacente.
Mais pas pendant longtemps. Car au matin, Harry Collins se retrouva une nouvelle fois sans voisin et fut à nouveau seul pendant une longue période.
Un nouvel arrivant fit enfin son apparition. Il s’appelait Lars Neilstrom. Neilstrom lui parla de bateaux, de chaussures, de cire à cacheter et des mille et une choses dont peuvent parler des hommes solitaires et frustrés, y compris, inévitablement, leurs raisons de se trouver en ce lieu.
Neilstrom avait été instructeur en Aptitude pro et il avait peine à expliquer sa présence à Stark Falls. Quand Harry lui parla de la théorie du stockage, son voisin de geôle formula des objections.
— C’est plus du Kafka que de la science-fiction. Mais je suppose que tu n’as jamais lu Kafka.
— Si, lui répondit Harry. Depuis que je suis ici, je n’ai fait que lire de vieux livres. Ces derniers temps, on m’a donné des microfilms. J’étudie la biologie et la génétique ; mes conversations avec Chang ont éveillé mon intérêt. En fait, je me lance dans l’auto-éducation. Il n’y a rien d’autre à faire.
— L’auto-éducation ! Voilà la seule méthode qui nous reste, de nos jours. Neilstrom avait l’air amer. J’ignore ce qu’il adviendra de notre héritage de savoir, dans l’avenir. Je ne parle pas des connaissances technologiques ; la prétendue connaissance scientifique est soigneusement conservée. Mais les « humanités » sont pratiquement perdues. L’idée de l’individu à la tête bien faite est tombée dans l’oubli. Et quand je pense à la crise qui va survenir…
— Quelle crise ?
— Une nouvelle génération est en train de grandir. Dans dix ou quinze ans, on sera parvenu à supprimer toutes les divisions politiques, raciales et religieuses. Mais il existera une différenciation nouvelle et plus dangereuse ; elle sera de nature physique. Que penses-tu qui va arriver quand la moitié des gens mesureront à peu près 1,80 m et le reste 90 cm ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Eh bien, moi si. L’ennui, c’est que la plupart des gens ne se rendent pas compte du problème. Les choses sont allées trop vite. Voyons, il y a eu plus de changements dans les cent dernières années que dans les mille précédentes ! Et le taux d’accélération augmente. Jusqu’à présent, nous nous sommes inquiétés du développement trop rapide des techniques. Mais ce dont il faut se soucier, c’est du développement social.
— La plupart des gens ont été conditionnés.
— Oui. C’est notre travail, à l’Aptitude pro. Mais le système ne fonctionne qu’avec un seul critère de conformisme. Dans quelques années, il y en aura deux, basés sur la taille. Qu’arrivera-t-il alors ?
Harry voulait quelque temps pour réfléchir, mais la question ne reçut jamais de réponse. Car Lars Neilstrom s’en alla durant la nuit, comme tous ses prédécesseurs. Harry en vint à connaître à la suite une demi-douzaine d’autres occupants passagers de la cellule voisine de la sienne. Ils venaient d’un peu partout et ils discutaient de tas de choses, mais demeurait toujours le problème de savoir pourquoi ils se trouvaient en ce lieu… et le souvenir des prévisions de Richard Wade concernant le stockage.
Il vint un temps où le souvenir de Richard Wade se mêla à celui d’Arnold Ritchie. Le passé était un montage trouble de sa vie à l’agence, au centre de traitement, au ranch, et de femmes sur la berge de la rivière tandis qu’il était allongé en des postures opisthotoniques, ou avec un fusil en appui contre les rochers.
En un endroit apparaissait l’image de grands yeux d’enfant et une voix qui disait : « Je m’appelle Harry Collins. » Mais cela semblait terriblement lointain. Ce qui était réel, c’était la cellule, les années de conversations, de lecture de microfilms et d’efforts en vue de découvrir un sens à tout cela.
Harry se retrouva ainsi en train de tout décrire à un nouveau venu qui s’appelait Austin – un homme à la voix douce qui vint occuper la cellule voisine un beau jour de 2029. Il en arriva à la théorie de Wade.
— Il y en avait peut-être qui ont prévu une crise prochaine, conclut-il. Ils ont pu deviner qu’ils auraient un jour besoin de quelques non-conformistes. Des gens comme nous qui ne se sont avérés ni passifs ni persuadés. Nous sommes peut-être une assurance pour le gouvernement. Si une crise survient, nous serons libérés.
— Et qu’est-ce que tu feras, toi ? lui demanda soudain Austin. Tu es contre le système, n’est-ce pas ?
— Oui. Mais je suis pour la survie. Harry Collins parlait lentement, prudemment. Tu vois, j’ai appris quelque chose grâce à des années d’étude et de contacts. Se rebeller n’est pas la solution.
— Tu haïssais Leffingwell.
— Oui, mais jusqu’à ce que je me rende compte que tout cela était inévitable. Leffingwell n’a pas le rôle du méchant, ni aucun individu, membre ou non du gouvernement. La route qui mène à l’enfer a été pavée des meilleures des intentions. Tuer ingénieurs et entrepreneurs ne nous fera pas dérailler et nous sommes tous dans le même train. Il va nous falloir trouver une façon de changer de voie. Les jeunes seront bien trop pressés de se ruer aveuglément en avant. Ma génération suivra en général le reste du troupeau à cause de son conditionnement. Seuls les vieux rebelles comme nous pourront chercher une nouvelle direction. Une direction pour tous.
— Et ton fils ? lui demanda Austin.
— Je pense à lui. À lui et aux autres. Peut-être qu’il n’a pas besoin de moi. Peut-être qu’aucun d’eux n’a besoin de moi. Peut-être que tout ça n’est qu’illusion. Mais si le moment arrive, je serai prêt. En attendant, je peux toujours espérer.
— Le moment est venu, lui dit calmement Austin.
Il se tenait presque miraculeusement devant la porte de la cellule de Harry, et la porte s’ouvrait. Une nouvelle fois, Harry plongea les yeux dans ceux qu’il se rappelait si bien… les mêmes grands yeux, dans le visage d’un homme adulte. Un homme adulte de 90 cm. Il se leva en tremblant lorsque l’homme lui tendit la main en disant :
— Salut, papa.
— Mais je ne comprends pas…
— Il y a longtemps que j’attends cet instant. Il fallait que je te parle, que je sache ce que tu ressentais, pour être sûr. Tu es maintenant prêt à te joindre à nous.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu veux de moi ?
— On en parlera après. Le fils de Harry eut un sourire. Pour l’instant, je t’emmène à la maison.