4 – Harry Collins – 2000
Harry ne posa aucune question. Il se contenta de garder la bouche cousue et d’attendre. Le Dr Manschoff avait peut-être des soupçons, mais Harry n’en était pas sûr. Aucun ennui, de toute façon. Harry en conclut qu’il n’en aurait aucun tant qu’il resterait dans le rang et accomplirait les actions voulues. Ce n’était qu’une question d’apparence de conformité, d’apparence d’acceptation, d’apparence de crédulité.
Il regardait donc où il mettait les pieds… sauf dans ses rêves où il tombait toujours dans des abysses béants.
Il ne mettait pas son nez là où il ne fallait pas… mais, dans ses rêves, il sentait le sang et le soufre de l’abîme.
Il parvenait à arborer sans cesse un sourire joyeux… bien que, dans ses rêves, il poussât des cris.
Il finit même par rencontrer Myrna. C’était bien la jolie petite brune qu’avait mentionnée Ritchie, et elle fit de son mieux pour le consoler… seulement, dans ses rêves, lorsqu’il l’enlaçait, elle se transformait en volutes tourbillonnantes de fumée visqueuse.
Il se pourrait bien que Harry Collins devînt un peu fou en prétendant être sain d’esprit. Mais il apprit à se débrouiller. Il conserva sa folie (mais n’était-ce pas la réalité ?) pour ses rêves.
Cependant, il attendait en se taisant.
Il se tut, lorsque, au bout de trois mois, Myrna fut soudain « transférée » sans avertissement.
Il se tut, lorsqu’il alla bavarder avec le Dr Manschoff environ une fois par semaine.
Il se tut, lorsque Manschoff lui apprit tranquillement que Ritchie avait également été « transféré », ou suggéra qu’il vaudrait mieux qu’il continue « le même genre de thérapeutique ».
Et il se tut lorsque la troisième infirmière vint à lui, une femme rusée, complaisante et nymphomane au point d’en être répugnante.
L’important était de demeurer en vie. De demeurer en vie et d’apprendre ce qu’il désirait.
Il lui fallut presque un an de plus pour découvrir ce qu’il voulait. Plus de huit mois s’écoulèrent avant qu’il ne trouvât un moyen de quitter subrepticement sa chambre pendant la nuit, ainsi qu’un moyen de pénétrer dans la fameuse Unité 3 par une porte de service qui restait parfois ouverte par négligence.
Même alors, il ne fit qu’apprendre que les malades du sexe féminin résidaient bel et bien en ce lieu, de même que les membres du personnel – et vraisemblablement – le Dr Leffingwell. La plupart des femmes étaient effectivement des malades et non des infirmières, ainsi qu’on le prétendait, et bon nombre d’entre elles se trouvaient à des stades variés de grossesse, mais cela ne prouvait rien.
À plusieurs reprises, Harry pesa la sagesse de partager son secret avec l’un des autres hommes de son Unité. Il se remémora alors ce qui était arrivé à Arnold Ritchie et décida d’éviter d’agir de la sorte. Le risque était trop grand. Il lui fallait continuer seul.
Ce n’est que lorsque Harry parvint à pénétrer dans l’Unité 4 qu’il apprit ce qu’il désirait (ce qu’il ne désirait pas) et sut alors que rêves et réalité ne faisaient qu’un.
Une nuit, plus d’un an après son arrivée au centre de traitement, il s’introduisit enfin dans les caves et découvrit les incinérateurs. Les incinérateurs le menèrent au laboratoire, le laboratoire le mena aux incubateurs, et les incubateurs le menèrent au cauchemar.
Dans ce cauchemar, Harry se retrouva en train de contempler les erreurs, les échecs, et ils les reconnut comme tels ; et il sut alors pour quelle raison les incinérateurs fonctionnaient sans cesse et pourquoi la fumée noire se déversait à flots.
Dans ce cauchemar, il vit les unités spéciales qui contenaient ceux qui n’étaient ni des erreurs ni des échecs ; et, d’une certaine manière, ils étaient encore pires. Ils étaient rouges et se contorsionnaient sous le verre, et, sur le verre, se trouvaient fixés les diagrammes qui fournissaient toutes les données. Harry vit alors les noms, il vit son nom répété à deux reprises… une fois avec Sue, l’autre avec Myrna. Il se rendit alors compte qu’il avait contribué à la réussite de ces expériences (une réussite ? ces horreurs !) et que c’était pour cela que Manschoff avait dû choisir de le garder en vie. Parce qu’il était l’un des bons cobayes, qu’il avait engendré des abominations vivantes et miaulantes.
Il avait rêvé de ces choses-là et il s’apercevait maintenant qu’elles étaient réelles, à tel point que le cauchemar se mêlait désormais au réel ; il le contemplait les yeux grands ouverts et hurla la bouche grande ouverte.
Naturellement, un infirmier arriva alors en courant (mais il avait l’air d’avancer très lentement, parce que tout avance très lentement dans un rêve). Harry le vit arriver, souleva une cornue, l’abattit sur la tête de l’homme (lentement, toujours très lentement), entendit les autres qui arrivaient, passa par la fenêtre et se mit à courir.
Les projecteurs balayèrent les cours, les gorges métalliques des sirènes vomirent leur hystérie et la nuit s’emplit d’ombres chasseresses.
Mais Harry savait où il devait courir. Il traversa tout droit le cauchemar, les circonvolutions fantastiques mais familières de visions et de sons, parvint à la rivière et plongea dedans.
Le cauchemar ne fut plus ni visions ni sonorités, mais uniquement sensations. Un froid glacial et des ténèbres distillées ; des rides qui glissaient puis couraient, tourbillonnaient et grondaient. Le cauchemar devait posséder une sortie, le cañon devait avoir une sortie, et ce devait être la rivière.
Apparemment, personne n’avait songé à la rivière ; peut-être y avait-on pensé en tant que voie d’évasion, puis l’on avait rejeté cette idée en voyant la façon dont elle faisait rage parmi les roches avant de finir par plonger par l’entrée du cañon. De toute évidence, personne ne pouvait espérer survivre au combat avec le courant.
Mais d’étranges choses se produisent dans les rêves. On combat l’engourdissement et les ténèbres, on s’accroche, on se contorsionne, on se tortille, on se tourne, on se démène, on vole sur les crêtes de folie et l’on plonge dans le creux – de la panique et du désespoir, on vire et on vire, on s’enfonce dans le néant jusqu’à la liberté qui n’arrive qu’avec l’oubli.
Au-delà des mâchoires vrombissantes du cañon, Harry Collins trouva cette liberté et cet oubli. Il échappa au cauchemar en échappant à la rivière.
La rivière continua de gronder sans lui.
Et le cauchemar continua de son côté…