9

 

 

 

Il s’assit et quelqu’un souleva une tasse jusqu’à ses lèvres.

— Bois ça.

Barton ouvrit les yeux. Il allait bien parce que Lee était là. Il tendit le bras et un aiguillon de douleur transperça son épaule.

— Attention à ton bras. Tu as été touché à l’aile, tu sais.

— Et Mère Veille ? Qu’est-il arrivé aux autres…

— Tout va très bien. Tout était prêt. Ton amie Mickey fut la seule surprise.

— Elle est…

— Morte. Lee opina brutalement du chef. L’une des Amazones l’a abattue une seconde après qu’elle t’eut tiré dessus. Les autres sont morts dans la foule. Il y a eu aussi des rafales dans les autres villes. Mais nous n’avons pas perdu une seule femme. Et nous avons démantelé le réseau des Renégats.

— Alors, vous vous y attendiez, vous saviez tout !

Lee hocha la tête une nouvelle fois.

— Bien sûr. Il y a des mois qu’on observait l’évolution de la révolte. On était prêtes à les avoir, et il était parfaitement évident qu’ils profiteraient de ton discours pour agir. Nous y comptions bien – ce serait plus facile d’effectuer des rafles et de capturer les chefs au moment où leur attention était détournée. De plus, ils devaient être armés et facilement reconnaissables. C’est exactement ce qui s’est passé. La moitié des salles de lutte du pays leur servaient de quartiers généraux, tu sais. Les Amazones ont fait irruption et les ont trouvés agglutinés autour des téléboîtes en train d’attendre leurs ordres. Ce fut simple. J’allais te dire à quoi t’attendre au moment de parler, mais l’amie Mickey est arrivée. Nous ne nous méfiions pas d’elle.

Barton leva les yeux sur la fille. Soudain, il lui demanda :

— Qu’est-ce que c’est que cette ecchymose sur ta joue ?

— Ce n’est rien. Dans l’excitation, je suis tombée…

— Tombée ? Elle t’a frappée avec le pistolet, tu as essayé de t’interposer.

— Oh, ce n’était rien de…

— Arrête de rougir et viens ici.

— Ton bras, fais attention.

Barton fit attention. Lorsqu’ils purent à nouveau parler, il sourit et secoua la tête.

— Tu savais donc tout à mon sujet, hein ?

— Tu veux parler de ta balade au Paillasson ? Bien sûr, qu’on était au courant. Est-ce que tu pensais vraiment que nous dirigions nos institutions de façon si inefficace ? Je peux t’assurer que les Renégats que nous avons ramassés n’iront pas rendre visite chaque nuit aux salles de lutte.

— Qu’avez-vous l’intention de faire d’eux ?

— L’opération, d’abord. Ensuite, les fermes de reconditionnement pour ceux qui sont capables de travailler. C’est la seule chose à faire, en fait. Et nous avancerons vers l’ouest et recoloniserons ces terres. Il y aura encore des troubles, mais nous avons échiné la révolte. Si nous récupérons les enfants maintenant et les plaçons dans les Crèches, le travail sera fini dans une génération.

La porte s’ouvrit et quelqu’un entra.

— Salut, les amis.

— Johnny !

— Comment vous sentez-vous ?

— Pas trop mal.

— Beau travail, mon garçon. Il faut vous accorder ça. Tout le monde en parlé.

— Ce n’est rien. N’importe qui aurait averti…

— Quel avertissement ? Je ne parlais pas de cela mais de votre discours. C’était rudement malin, de prétendre ne savoir que dire. Alors que tout était rédigé noir sur blanc ! Ce discours a fait un malheur, vous savez. Tout le monde était tout ouïe tandis que les Ams ramassaient tranquillement les Renégats. Vous n’auriez pas fait mieux si vous aviez su d’avance ce qui allait se passer.

— Vraiment ? fit Barton.

— Personne n’aurait fait mieux. Surtout lorsque vous avez dit qu’il était temps qu’hommes et femmes se décident à vivre ensemble en tant qu’égaux, que le balancier était allé trop loin dans un sens et qu’il était en train d’aller trop loin dans l’autre. C’était le bon sens même, Dale. Ça leur a fait adopter votre proposition sur les permis de reproduction permanents pour ceux qui le désirent. Il y a longtemps que les féminologistes étaient prêtes à appliquer les tests nécessaires, mais la Mère et moi avions peur que les gens ne soient pas encore mûrs pour s’embarquer là-dedans. Mais vous les avez convaincus. Un grand nombre de couples vont passer les tests s’ils savent qu’ils pourront élever leurs propres enfants. Oh, ce fut du beau travail, Dale.

— Sans nul doute.

Il se retourna pour regarder Lee, mais ses yeux étaient posés sur la fenêtre. Johnny avança et la prit par la taille.

— Et vous, dit-il. Vous avez été magnifique. Arracher le pistolet à Mickey, avancer devant les caméras et calmer la foule. Dire que Dale n’avait rien et que vous alliez lire son discours ! Johnny se retourna vers Dale Barton : Vous auriez dû l’entendre. Elle le leur a effectivement lu. On aurait dit qu’elle le connaissait par cœur.

— C’est peut-être le cas, repartit Barton. Après tout, nous sommes très proches l’un de l’autre. Nous allons demander un permis, vous savez – permanent, si nous réussissons les tests. N’est-ce pas, chérie ?

Lee hocha la tête. Elle avança jusqu’au lit et mit le bras autour de son épaule.

Johnny se dirigea vers la porte.

— Bon, je m’en vais. Je voulais seulement me renseigner pour parler ensuite à la Mère. Je lui dirai que tout va bien.

— Tout est parfait, fit Barton.

— Quelle soirée ! Le petit homme passa la main dans ses cheveux grisonnants. Dites, il y a un truc curieux que j’ai remarqué, Dale. Vous êtes venu faire votre discours, mais vous ne l’aviez pas sur vous. C’est Lee qui l’avait dans les mains quand elle s’est avancée devant les caméras. Qu’en pensez-vous ?

Dale Barton considéra Johnny. Puis Lee. Mais, durant ce long instant, c’est lui-même qu’il considéra. C’était le moment ou jamais. Il pouvait dire à Johnny ce qui s’était vraiment passé, que Lee avait écrit le discours et que le meilleur des mondes à venir serait toujours dirigé par les femelles de l’espèce. Soit cela, soit il acceptait les choses telles qu’elles étaient.

Ce ne fut qu’un instant, mais il sembla englober toute l’éternité – une éternité où il se vit comme Johnny, support secret de la Secrétaire à la Féminologie, portant ses pantalons ornés d’hermine à la table de bridge tandis que son épouse besognait au bureau.

Mais il existait un second terme à l’alternative ; il le vit simultanément. Lui à la tête d’une équipe d’hommes déterminés, apprivoisant les mégères et reprenant le dessus. Les femmes se soumettraient peut-être une nouvelle fois au processus de conquête sexuelle ; Lee le ferait peut-être, car elle l’aimait.

Encore une fois : la conquête sexuelle, l’ancienne idée d’une bataille éternelle, la tactique de tigre du mâle.

Telle était la vraie question. À qui la victoire : à la femme ou au tigre ?

— Qu’est-ce qu’il y a, Dale ? Tu n’as pas entendu Johnny ? Et le discours ? l’encouragea Lee.

Barton les regarda et sourit. L’expression de Johnny était patiente. Lee était énigmatique. Ils attendaient.

Il haussa les épaules. Peut-être que ça lui paraîtrait bizarre au premier abord, de porter des pantalons ornés d’hermine. Mais il fallait quand même essayer. Les hommes avaient eu leur chance – un million de chances – et ils avaient tout gâché. Pourquoi ne pas rester en paix tandis que les femmes essayaient de mieux s’en tirer ? Du moins, ne pas s’en faire en attendant que le balancier revienne, et essayer de trouver un juste milieu permanent.

Le regard de Lee glissa sur son visage, méfiant, toujours muet. Puis elle parla :

— Voyons, Johnny, je crois que Dale est encore sous l’effet du choc. Vous feriez mieux de partir. Vous parlerez…

— Non, attendez ! fit Dale. Pour ce discours : Lee l’a écrit sous ma dictée après mon entretien avec vous. Elle l’avait pour me souffler ce que je risquais d’oublier. Je lui en serai éternellement reconnaissant.

Lee pencha la tête sans mot dire. Non sans que Dale aperçoive dans ses yeux un éclair merveilleux de compréhension. Quelque chose vint alors à l’esprit de Dale Barton. Appelons ça intuition masculine.

Son regard rencontra celui de Johnny par-dessus le visage penché de Lee. Johnny avait joint les mains au-dessus de sa tête en un geste d’approbation totale.